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Après son bel ouvrage La Grande Éthiopie, une utopie africaine (1995), Alain Gascon livre ici une nouvelle réflexion sur le lien entre identité politique et relations avec le territoire en Éthiopie. Quelles sont les recompositions territoriales et identitaires engagées en Éthiopie depuis la chute de Mengistu en 1991, quelles en sont les moteurs et quelle est la genèse de ceux-ci ?

Il s’agit d’un ouvrage de géographie historique, culturelle et politique qui ne néglige pas non plus les dimensions urbaine et économique. L’ouvrage se découpe en quatre parties. La première, « Les acteurs du ‘théâtre géographique’ en Éthiopie », brosse un tableau géographique du pays sur plusieurs échelles, en insistant avec raison sur l’étagement qui structure puissamment l’Éthiopie, mais aussi sur les structures agraires, puis la géopolitique de l’État éthiopien.

La seconde partie, « Les révolutions éthiopiennes : des hommes nouveaux, de vieux territoires », analyse le conflit qui oppose l’Éthiopie des villes et des campagnes, le choc de l’irruption de la modernité dans un pays dominé par une Église fort conservatrice, la fin de l’ancien régime et l’ébranlement politique du pays avec le lancement de la réforme agraire qui mit fin à un régime de tenure ancien, mais qui permit en même temps de cimenter un pays multiethnique. En effet, en décrétant en 1975 une réforme agraire radicale, les militaires qui venaient de déposer l’empereur Hailé Sélassié visaient plus que la redistribution de la terre. Ils souhaitaient en fait rompre avec une territorialité fondée sur le mythe salomonien : les Éthiopiens sont un peuple élu de Dieu qui habitent les hautes terres, véritable Terre sainte. Afin de saper toute instabilité régionale que contenait en germe cette assise territoriale – une bonne partie des basses terres périphériques est peuplée de minorités non chrétiennes – les militaires souhaitaient donc développer une nouvelle légitimité territoriale, soit l’égalité des peuples et des cultures d’Éthiopie. Consubstantiel à ce projet de réingénierie de la structure de l’État, la junte forma le projet de brasser les populations de façon à favoriser leur fusion et l’avènement d’un peuple socialiste, d’où l’instrumentalisation des famines des années 1980 pour déplacer des populations, un projet géopolitique déjà bien démontré par Michel Foucher (1984). Cependant, les militaires ont sous-estimé les impacts de la révolution démographique, l’attachement des populations à la territorialité ancienne et leur refus des déplacements forcés comme de la collectivisation qui l’accompagnait. Or le mécontentement fut canalisé dans des mouvements de rébellion armée qui finirent par renverser le gouvernement de Mengistu en 1991 et aboutirent aussi à l’indépendance de l’Érythrée.

La troisième partie, « L’Éthiopie ethnofédérale, fin de la Grande Éthiopie ? », aborde la question de la stabilité du nouveau régime : quelle sera la légitimité d’un État dont les incarnations précédentes, l’empire puis l’État révolutionnaire, sont désormais révolues ? Comment l’Éthiopie, fondée sur un mythe religieux qui intéressait les populations chrétiennes des hauts plateaux, peut-elle maintenir sa cohésion ? Le mythe biblique des Amharas des hautes terres doit composer avec le réveil des consciences régionales des peuples des basses terres.

Malgré les catastrophes qui l’affectent, l’Éthiopie perdure : elle a résisté aux Italiens en 1896 ; elle a cédé sous la seconde tentative de conquête italienne en 1936, pour renaître en 1945. Nombreux étaient les observateurs, suite au coup d’État de 1974, à annoncer sa fin prochaine, tandis que l’avènement d’une Éthiopie fédérale et la guerre contre l’Érythrée (1998-2000) paraissaient lourds de dangers pour l’avenir du pays. Pourtant, aucune nationalité n’a demandé son indépendance suite à l’instauration du fédéralisme et à la sécession de l’Érythrée, et les difficultés alimentaires comme la guerre contre l’Érythrée n’ont pas soulevé un mouvement de révolte fatal pour le gouvernement. C’est cette résilience remarquable, la pérennité d’un mythe territorial fondateur qui ont motivé Alain Gascon à produire sa recherche. On trouve dans son ouvrage une grande érudition et une remarquable connaissance des réalités éthiopiennes, appuyées par une iconographie fort riche. On relève aussi une articulation de la réflexion autour de plusieurs axes et déclinées à plusieurs échelles, de la région de la corne africaine jusqu’à l’échelle locale de la tenure foncière.

On pourra cependant regretter quelques détails. Les transitions entre chapitres ne sont pas toujours très explicites, ce qui donne parfois l’impression d’un collage de tableaux disparates, pour intéressants qu’ils puissent être. Les objectifs de chaque partie auraient également pu être davantage explicités et la logique de la démarche rendue plus claire. L’expression Balkans et Macédoine de l’Éthiopie n’est guère heureuse, car la réalité balkanique ne saurait être comparée à celle de l’Éthiopie, malgré la mosaïque ethnique qui constitue le seul point de convergence. Enfin, la cartographie aurait mérité un meilleur traitement : on croise parfois des cartes obsolètes (anciennes circonscriptions administratives) ou des figures reproduites directement de leur source anglo-saxonne et non traduites. Certaines cartes n’ont même pas de légende, et bon nombre d’entre elles affichent un traitement cartographique sommaire qui n’est plus de mise aujourd’hui avec les logiciels de cartographie. C’est dommage, car cela gâche le plaisir de la découverte de cet intéressant ouvrage, une fort bonne recherche sur une question géopolitique rarement abordée en français.