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A mio padre (che aveva freddo nel Sahara)

Réalisé en 1990, Un thé au Sahara est tiré du roman éponyme de Paul Bowles, d’ailleurs présent dans le film sous les traits d’un personnage narrateur [1]. Ce film, qui se déroule juste après la Seconde Guerre mondiale, raconte le voyage de trois Américains dans le désert africain [2]. Il présente un exemple éloquent et assez original de road movie interculturel, tel que Walter Moser et Pascal Gin en ont défini les règles. Les personnages s’arrachent à un espace-temps social et géographico-politique fixe : celui de l’Amérique du progrès et du spectacle qui occupe la première séquence du film ; celui de l’Amérique qui a gagné la guerre ; celui de la communauté intellectuelle et artistique évoquée par Kit comme étant leur milieu d’appartenance. Ambivalents sur le plan des valeurs, presque perdus, sans repères, les personnages errent dans un « état de contingence vécu à la fois comme précarité et comme liberté » (voir la présentation de ce numéro par Walter Moser) : au tout début du film, alors qu’il doit décliner son identité devant un officier de l’immigration, Porter prétend ne pas avoir de profession et s’amuse à déconstruire le discours de ses compagnons de voyage (celui de sa femme et de son ami) pour révéler la précarité de leur condition et l’ambiguïté des mots qui, sous des définitions sociales (« je suis homme d’affaires », « je suis artiste »), cachent une réalité existentielle moins évidente. Son jeu révèle aussi un sentiment de liberté qui serait le bon côté de la médaille : le fait de ne pas avoir de véritable profession, de ne pas avoir d’attache signifie, entre autres, la possibilité de partir, de ne plus revenir. Finalement, les trois protagonistes du film (mais il faudra établir une différence entre leurs attentes et leurs expériences respectives) partent à l’aventure (Tunner, Kit), sont en quête de quelque chose qu’eux-mêmes ne sauraient nommer (Port, Kit) et fuient un monde hanté par la mémoire récente de la guerre, soit l’Amérique de l’immédiat après-guerre, soit l’Europe qui en porte les stigmates. La fin « en relance du mouvement » qui clôt, généralement, le road movie, est ici une possibilité parmi d’autres. Kit, terrorisée et perdue, se soustrait à la rencontre avec Tunner qui, lui, est resté en deçà de l’expérience extrême du désert et pourrait la ramener… aux États-Unis ? au passé ? à la normalité ? Elle ne peut plus revenir en arrière, mais peut-elle continuer le voyage ? rester ? Tunner, par ailleurs, pourra-t-il rentrer sans elle ? Toutes ces questions demeurent ouvertes à la fin du film.

La dimension interculturelle est aussi évidente, au sens le plus large du terme « interculturel ». Le film met en rapport la culture occidentale et les cultures arabe et berbère de l’Afrique saharienne ; la culture coloniale et les cultures indigènes dans l’espace hybride de Tanger [3]. Il traite du rapport entre les cultures américaine, française et anglaise (celle-ci incarnée par les Lyles, un couple assez bizarre qui traverse le Sahara et croise le chemin des protagonistes), mais aussi du rapport entre le féminin et le masculin, entre le voyageur et le touriste, entre l’artiste et le dandy.

Le roman et le film [4]

Le film suit le livre parfois presque à la lettre, mais avec le parti pris de ne pas entrer dans la psychologie des personnages qui est centrale, au contraire, au développement du roman. Comme j’essaierai de le montrer, le film confronte le spectateur avec « l’extériorité absolue [5] » des personnages, des relations, des lieux et du temps, tandis que le roman privilégie le style indirect libre, où le discours du narrateur et celui du personnage se réunissent dans une ambivalence fondamentale, comme dans ce passage, repris, mot à mot dans le film, mais déplacé à la fin :

C’étaient les premiers moments d’une nouvelle existence, une étrange existence où elle discernait déjà qu’elle ne connaîtrait plus la notion de temps. […] Elle ne se rappelait pas les conversations qu’ils avaient eues si souvent sur l’idée de la mort, peut-être parce qu’aucune idée sur la mort n’a quoi que ce soit de commun avec la présence de la mort. […] Il ne lui vint pas non plus à l’esprit qu’elle avait pensé que, si Port mourait avant elle, elle ne croirait pas qu’il était vraiment mort […]. Elle avait complètement oublié cet après-midi d’août, un an plus tôt, quand ils s’étaient assis sur l’herbe, sous les érables, en regardant la tempête remonter vers eux la vallée du fleuve et qu’ils avaient parlé de la mort. […][6]Elle n’avait pas voulu l’écouter, parce que cette idée la déprimait alors ; et maintenant, si elle avait voulu y réfléchir, elle l’aurait trouvée en dehors du sujet. Elle était actuellement incapable de penser à la mort et, comme la mort était près d’elle, elle ne pensait à rien du tout.

Bowles 1952, p. 242-243

Les traces de la subjectivité de Kit parsèment ce passage : l’adjectif « étrange » ne révèle pas tant le point de vue objectif du narrateur que le sentiment du personnage avec qui le narrateur se confond ; la phrase « où elle discernait déjà qu’elle ne connaîtrait plus » trahit aussi cette dimension subjective ; de même, les autres passages où l’accent est mis sur des verbes indiquant les pensées et les sensations de Kit plutôt que les événements qui la concernent (« elle n’avait pas voulu l’écouter » ; « Il ne lui vint pas non plus à l’esprit qu’elle avait pensé [qu’elle] […] ne croirait », « si elle avait voulu y réfléchir »). Enfin, dans des passages tels que « les conversations qu’ils avaient eues si souvent », « cet après-midi d’août, un an plus tôt […] sous les érables », les déictiques fonctionnent comme s’il s’agissait directement d’une remémoration de Kit, et la proximité du lieu et du moment est donnée du point de vue du personnage plutôt que d’un point de vue objectif. Même les éléments physiques du milieu entourant les personnages — les mouches, les odeurs, le sable, le vent, la chaleur, le froid, la musique, les pierres, la boue, la route, les langues arabe et française —, éléments sur lesquels le roman revient avec insistance, renvoient le lecteur au monde intérieur des protagonistes. « Avant même qu’on eût aperçu Aïn Krorfa, les mouches, petites, grisâtres et tenaces, avaient fait leur apparition. […] Elles s’incrustaient et il fallait presque les arracher » (Bowles 1952, p. 112). Le style indirect libre fait de la description du phénomène la description du phénomène-pour-un-sujet qui le subit et dans le passage ci-dessous, la nature de présage que le vent acquiert aux yeux de Kit l’emporte sur sa phénoménalité : « La soudaine apparition du vent était un présage nouveau qui ne pouvait se rapporter qu’aux jours à venir. Elle entendit sous la porte sa plainte étrange, animale » (p. 211). D’une part, les indigènes, les Arabes sont comme les palmiers ou les murs, à l’exception de Belquassim qui reste néanmoins imperméable à toute interprétation ; les quelques officiers français, d’autre part, même s’ils parlent une langue que les protagonistes partagent, font aussi partie du décor : ils incarnent la dureté et les contradictions des lieux et de l’Histoire et contribuent de façon plus ou moins directe à l’élaboration du portrait des personnages principaux. Le film s’aligne plutôt sur ce que Jean-Luc Nancy (2001, p. 65) appelle « un évitement de l’intériorité » et de la psychologie :

L’intériorité est évitée, et elle est évidée : le lieu du regard n’est pas une subjectivité, c’est le lieu de la caméra comme une chambre obscure qui n’est pas, cette fois, un appareil de reproduction, mais un lieu sans dedans véritable […]. L’image alors n’est pas la projection d’un sujet, elle n’est ni sa « représentation », ni son « fantasme » : mais elle est ce dehors du monde où le regard s’en va se perdre pour se trouver comme regard, c’est-à-dire avant tout comme égard pour ce qui est là, pour ce qui a lieu et qui continue d’avoir lieu.

Cette image, qui n’est ni la projection ni la représentation d’un sujet, semble la plus appropriée à se charger de la dimension interculturelle.

Mon hypothèse est donc la suivante : alors que dans le roman, il est surtout question du parcours intérieur des protagonistes (le monde autour d’eux ne faisant que renvoyer le lecteur au drame de leur lutte pour la survie ou contre leur perte), dans le film, la monstration et la narration convergent vers la production d’une « extériorité absolue » qui révèle, paradoxalement, l’opacité des rapports humains. Cette image extériorisée appelle une explication, une interprétation tout en montrant leur impossibilité ; le film renvoie ainsi le spectateur à son besoin de transparence qu’il contrecarre en lui proposant, à la place, le vide de la question dans lequel il faut apprendre à se tenir [7], dans la vie comme au cinéma.

Passages

Dans le film, Porter, Kit et Tunner passent de New York à Tanger pour ensuite traverser le Sahara en faisant étape dans des villages de moins en moins touchés par la colonisation. Ces différents passages fournissent le terrain sur lequel se déploient les différences culturelle, sexuelle, ethnique et la rencontre avec l’Autre.

Un thé au Sahara s’ouvre par un mouvement de caméra qui remonte rapidement la façade d’une maison, avec son escalier de secours, et révèle d’autres maisons, des toits, des fenêtres et, tout au fond, des gratte-ciel. Une musique jazz accompagne en douceur toute la séquence du générique. Deux plans successifs montrent l’ensemble des gratte-ciel, la nuit, toutes lumières allumées. Un montage assez rapide présente des plans du New York d’époque (les années 1940) en noir et blanc, « réel » (comme dans les images documentaires), enneigé, rempli de monde, de lumières électriques, de musique et de mouvement. Il s’agit pour la plupart de plans d’ensemble, interrompus par d’autres qui détaillent la vie urbaine : un panneau indiquant la 5e Avenue, des poissons versés en grande quantité dans des caisses au marché, des marchandises, les enseignes lumineuses des music-halls, la course du métro, des mains tirant un sandwich d’un distributeur automatique… La séquence se clôt sur le navire qui quitte le port et laisse derrière lui les gratte-ciel, les maisons et les lumières. Un dernier plan filme en plongée le bateau déjà loin de la ville. Un fondu au noir sépare cette première séquence de la suivante qui s’ouvre sur un gros plan de la partie supérieure du visage de Porter (John Malkovich), les yeux fermés et la tête renversée. L’image est en couleur, des gouttes de sueur sur son front révèlent la chaleur africaine, la musique arabe contraste avec le jazz de la séquence précédente, il ouvre les yeux. À ce gros plan succède un plan d’ensemble dans lequel on aperçoit au fond, à gauche, le navire et tout petit, au centre du cadre, l’embarcation qui, comme on le verra plus tard, conduit les personnages à terre. Le chant arabe relie les plans de cette séquence africaine et renforce l’impression de différence extrême entre les lieux de départ et d’arrivée du navire.

Nouveau gros plan, en semi-plongée, dans le même angle que le premier : Porter se tient les yeux ouverts, une main sur la tête, le visage en sueur. Un mouvement de caméra transforme l’échelle du plan et montre le personnage allongé sur un lit, le torse nu également en sueur. Tanger : la chaleur ; la couleur, la lumière du soleil ; la musique arabe ; le quai désert ; les enfants cachés sous l’énorme grue rouillée près de la mer, qui répondent à l’appel répété de Porter en arabe ; les bagages : pendant tout le film les nombreuses, trop nombreuses valises indiquent métonymiquement l’altérité irréductible des Américains. Les vêtements, les chapeaux ; la langue. Deux univers contrapuntiques sont juxtaposés dans ces séquences initiales. Un élément dramatique vient cependant s’inscrire dans cette différence, porté par une musique grave, accompagnant l’arrivée des personnages sur le quai (il s’agit du thème du ciel, le « sheltering sky »). Cette musique se distingue en effet à la fois du jazz de la séquence initiale et du chant arabe de la séquence d’après [8].

Le café du Grand Hôtel en face du cinéma Alcazar est un espace « neutre », hybride entre l’Europe et l’Afrique. Dans ce contexte, les personnages évoluent, se précipitent vers des actions inexplicables à l’autre, au couple ou à l’ami et peut-être à eux-mêmes. Le café, qui est aussi le point de retour de Kit à la fin du film, matérialise le passage à cette autre réalité qui les attend. C’est ici que le voyage commence, c’est ici que le narrateur apparaît. Le Grand Hôtel et son café sont à la fois familiers et étranges. On y reçoit les journaux européens et américains, la radio diffuse des chansons françaises, les gens sont habillés à l’occidentale, mais ces lieux sont à la limite d’un autre monde.

La description suivante — des séquences figurant le passage de Porter de la modernité à la « préhistoire [9] » — essaie de rendre l’expérience concrète de l’évolution du personnage avec les lieux, le rythme [10] d’une expérience pour un témoin/spectateur. Quand Port quitte sa chambre d’hôtel pour sa promenade, après un échange chargé de tension avec Kit — où tous deux, à la fois proches et lointains, n’arrivent pas à communiquer —, la caméra le suit en travelling, révélant, dans la continuité du mouvement, la proximité des mondes distincts. Il sort de l’hôtel, sur la rue principale, il côtoie des marins, des militaires français, des hommes et des femmes habillés selon la mode occidentale de l’époque, il passe devant des magasins affichant des inscriptions en français — « Apéritif familial », « Vins et bières », « Tailleur » —, un tramway passe, on entend le bruit de la circulation… Port se tourne vers les fenêtres de l’hôtel dont la façade, de style occidental, indique qu’il pourrait se trouver à Paris ou à New York. Un chant (une prière ?) en arabe se fait entendre plus nettement. Porter reprend sa marche en plan d’ensemble. En contre-plongée semi-subjective du point de vue de Porter, on aperçoit Kit au balcon. C’est le regard de Kit qui dirige le plan suivant. Elle voit Port s’éloigner et s’enfoncer dans la ville arabe, loin d’elle. Dans la rue, on suit en plongée le point de vue de Kit, des femmes portent le voile, des hommes le caftan, des gens vendent des légumes à même le sol, le tailleur est installé à sa machine à coudre directement sur le trottoir. Un gros plan de Kit confirme la caméra subjective, suivi par un plan général, en légère contre-plongée, qui suggère le regard de Port et dans lequel Kit s’éloigne du bord du balcon. Le chant en arabe continue. Port se retourne une dernière fois pour regarder en direction du balcon de la chambre. Ne voyant personne, il accélère le pas et se laisse engloutir par l’inconnu. Le prochain plan le montre dans une rue contiguë, assez différente de la rue principale. Dans les plans subséquents, les traces de la modernité occidentale ont presque entièrement disparu. Des murs très hauts, sans fenêtres, des femmes voilées et des hommes en caftan, un chemin de terre, des palmiers, la voix du muezzin qui retentit tout autour. Une vue de la ville, toute blanche, typique du style architectural de l’Afrique du Nord. Porter, assis sur une marche, la contemple.

Un autre plan montre en contre-plongée les portes d’un temple derrière Port, et la figure de l’homme encapuchonné qui l’interpelle. Des chiens fouillent dans les ordures. La séquence qui suit est une sorte de descente dans les entrailles de la ville, jusqu’à la rencontre avec Marhnia, la tentative de vol et la fuite de Port pour revenir à la surface. Les deux corps, les baisers, le milieu environnant la tente où se trouve la prostituée, la nuit, les objets, les poules sur le coussin à côté du lit, le langage — Marhnia parle à Port dans une langue qu’il ne comprend pas, non pas dans le but de communiquer, de se faire comprendre, mais plutôt pour l’enchanter, l’hypnotiser —, et, d’autre part, le lit vide, non défait dans la chambre d’hôtel, l’attente de Kit… Le spectateur n’a accès qu’à l’extériorité des gestes et des choses, au ton et au timbre des voix, à une suite d’actions produisant un malaise ou un plaisir qui ne se traduisent ni en discours ni en explication, même subjective. En parlant du rythme comme d’« une configuration de l’énonciation », Meschonnic (1982, p. 72) l’identifie avec « ce qui déborde des signes » pour dire « les actions, les créations, les relations entre les corps, le montré-caché de l’inconscient, tout ce qui n’arrive pas au signe et qui fait que nous allons d’ébauche en ébauche ». Ce sont justement « ces actions, ces relations entre les corps, ce montré-caché de l’inconscient qui n’arrivent pas au signe » qui configurent l’énonciation plurielle, fragmentée, interculturelle du film de Bertolucci. Dans cette succession rythmée, on voit le différend entre Porter et Kit, l’abîme entre Port et Smaïl [11] (l’homme qui l’amène chez Marhnia), on voit la distance entre les personnes, même quand leurs bouches s’embrassent ; on voit la séparation entre l’esprit et la main qui caresse ou entre l’esprit et le corps qui reçoit la caresse ; on voit la difficulté à communiquer, on voit tout ça comme des témoins plus que des spectateurs.

Débordant des signes, le rythme comprend le langage avec tout ce qu’il peut comporter de corporel. Il oblige à passer du sens comme totalité-unité-vérité au sens qui n’est plus ni totalité, ni unité, ni vérité. Il n’y a pas d’unité de rythme. La seule unité serait un discours comme inscription d’un sujet [12]. Ou le sujet lui-même. Cette unité ne peut être que fragmentée, ouverte, indéfinie.

Meschonnic 1982, p. 73

Le développement narratif n’apporte pas de réponse à l’énigme de l’enchaînement des actions, le rythme qui s’installe dans le film crée un autre mouvement que celui qui est rattaché aux liens de cause à effet et à la logique d’ensemble du récit. Certaines actions, comme la descente de Porter dans le ventre de Tanger, semblent ne pas avoir de conséquences sur la poursuite des événements, ce qui fait du spectateur le dépositaire d’un savoir superflu. Il est plutôt le témoin de comportements qui, s’ils contribuent à cerner le personnage, restent fondamentalement énigmatiques et « gratuits ». Ils ne donnent pas accès à sa vérité et font du sujet une extériorité absolue.

Dans cette première partie, le film montre les deux réalités : New York et le désert ; et suggère l’entre-deux dans lequel Porter semble s’installer, sans pouvoir en franchir les limites. Quant à Kit, la femme, elle franchira le passage, fera le saut de l’autre côté du temps et du langage, tandis que Tunner restera toujours dans sa réalité de départ.

Extériorité

Dans L’évidence du film/The Evidence of Film, Jean-Luc Nancy introduit le concept d’« extériorité absolue » que je reprends ici. C’est l’extériorité du réel qui se communique à « un regard qui est égard », « respect pour le réel regardé ». La différence entre La vie continue, Close Up et Le vent nous emportera, qui sont analysés par Nancy, et Un thé au Sahara peut paraître incommensurable, mais cela n’empêche que les concepts que le philosophe français élabore pour parler du cinéma de Kiarostami aident à comprendre le mode opératoire qui est à l’oeuvre dans le film de Bertolucci.

Dès le moment où le narrateur apparaît, le film met en scène le dédoublement du regard dont parle Nancy et suggère que le cinéma est en fait un regard sur un réel regardé par quelqu’un d’autre (l’appareil lui-même [13]). « Dans la boîte-regard du cinéma, le regard ne fait plus d’abord face à une représentation ni à un spectacle, mais, avant tout (et sans pour autant supprimer le spectacle) il s’emboîte dans un regard : le regard du réalisateur » (Nancy 2001, p. 17). Du regard au réel [14] : le réel, dit encore Nancy, est ce que le regard « qui prend soin de ce qu’il regarde » laisse se communiquer à lui, « ce qui résiste, précisément, à l’absorption dans les visions (“visions du monde”, représentations, imaginations) » (p. 19). Mais de ce réel font partie les visions. L’une des forces du film de Bertolucci est de s’ouvrir sur un réel qui résiste aux visions et de montrer, en même temps, qu’il n’y a d’autre issue que de traverser ces visions, que le réel est aussi fait de visions. C’est entre autres par la répétition des clichés [15] que le film parvient à « arracher des véritables images » (Deleuze 1985, p. 32). Le spectateur fait alors l’expérience de l’extériorité absolue du réel, que ce soit l’extériorité de ce qui a déjà été filmé, photographié et se communique à un « regard juste » (Nancy 2001, p. 39), capable de percevoir la différence entre le cliché et le réel, ou l’extériorité à laquelle nous renvoie l’opacité irréductible de l’autre, comme chez les Touaregs, ou encore comme dans le dialogue impossible de Porter et de Kit.

Après le voyage en train avec Tunner, Kit retrouve Porter à Boussif, où il l’a précédée. Le couple part pour une balade en vélo. Dans un plan d’ensemble, ils avancent au milieu d’une route qui s’enfonce dans le désert. Porter suggère que Tunner est amoureux de Kit. Ce n’est pas une scène de jalousie, c’est une conversation mi-sérieuse, mi-ludique, qui ne révèle rien de l’état d’âme des personnages (dans le roman, par exemple, il est question du grand sentiment de culpabilité de Kit), conversation interrompue par la rencontre de deux militaires français escortant deux prisonniers arabes. La balade reprend en plan général : Kit et Porter sur leurs vélos ne sont que deux points au milieu du jaune-rose d’une terre rocheuse dans la lumière de la fin du jour, au premier plan sonore leurs voix chantent la ritournelle d’Oh Suzanna. La course en vélo et la chanson sont autant de déplacements, une façon d’éviter une conversation pénible. Le paysage change avec l’apparition de montagnes décharnées qui continuent le désert malgré des formes et des couleurs différentes. Ils s’arrêtent, laissent les vélos. Port la conduit par la main vers un endroit qu’il voulait lui montrer et d’où on n’aperçoit que l’immense plaine rocheuse sous le ciel. Kit libère sa main de celle de Porter. Il lui lance un bref regard et avance comme celui qui a finalement trouvé ce qu’il cherchait. La distance entre les deux personnages est presque tangible dans un plan où elle, de profil, les mains enfoncées dans les poches, en plan moyen, le regarde aller et contemple la plaine vide. Encore une fois suivi par les yeux de Kit, Port s’arrête en plan général et se tourne vers elle pour l’inviter à le rejoindre ; tous les deux occupent les deux extrêmes du cadre et entre eux s’étend le désert, les gestes de l’une suggèrent la résistance à ce territoire qui n’a rien de familier, les gestes de l’autre suggèrent l’ouverture et l’envie de fusion avec ce monde. Le spectateur observe la posture des corps, la façon dont les figures s’inscrivent dans l’espace du désert et du cadre, perçoit la durée dans l’immobilité ou dans l’action, fait l’expérience de la différence entre les deux protagonistes et de la complexité de leur rapport, sans que rien ne soit dit ni expliqué.

La séquence continue. Porter et Kit font l’amour au bord du désert, en plan d’ensemble, leurs corps se fondent dans le paysage, ils sont de la même couleur que la terre ; un gros plan suit, détaillant les deux visages, les yeux dans les yeux, ils s’embrassent, un bref moment de communion, interrompu par le discours de Port sur le ciel qui ferait un abri contre le néant qui les menace. Kit ne relance pas. Le film montre l’échec de la communication dans le dialogue, la distance entre les personnages au moment où ils sont aussi le plus proches. En plan moyen, encore enlacés, les deux pleurent. Port, la tête sur le ventre de Kit allongée par terre. Ils pleurent, ils se serrent, elle crie, il la caresse, il se relève légèrement à son côté, le regard dans le vide, visiblement de nouveau absorbé par ses pensées. Elle coupe court à la scène en prétendant qu’il faut partir. Assise, elle secoue longuement le sable de son chapeau, remet ses lunettes de soleil : tous les accessoires destinés à se protéger de l’environnement émotionnel et naturel ayant été remis en place, ils peuvent s’en aller.

Si, dans la séquence que je viens d’analyser, le cinéma révèle l’altérité d’un personnage pour l’autre, s’il révèle l’opacité du proche, et si l’altérité du paysage (ciel et désert) lui sert de cadre, dans la séquence que je vais considérer maintenant, c’est l’altérité absolue (de la nature, de la maladie, de la mort) qui se donne à voir, ainsi que la différence de ceux qui y sont exposés. Porter et Kit arrivent à Sbâ, ils sont accueillis dans un fort au bord d’une oasis, hors du village. L’homme est gravement malade. Le capitaine Broussard, en charge du fort, les assiste, mais il n’est capable d’aucune compassion ni d’aucune initiative. Plus impénétrable dans sa misogynie et dans sa froideur que les gens les plus éloignés par leur culture, Broussard est devenu lui-même une partie du fort, cette architecture en pierre jaune qui se dresse dans le désert, presque une excroissance, à la fois rempart contre le sable, le soleil et le vent, et habitacle du désert. Dramatique, la séquence contracte une longue durée de temps qui s’étale de l’arrivée du couple au départ de Kit. La pièce immense et nue dans laquelle ils sont installés est le lieu où se prépare le passage de Kit au désert, à l’absolument autre. Les meurtrières bouchées par une chemise de Porter et la fenêtre par un drap, le dessous de la porte calfeutré par des vêtements qui ne laissent pas pénétrer le sable quand le vent se déchaîne et attaque le fort ; les murs blancs tachés, le grabat de Porter, les visites de Zina, la femme qui leur apporte à manger, les huit valises contre le mur dénudé, font de cette pièce un lieu de transition. Après avoir donné son médicament à Porter, Kit « sort prendre l’air ». Elle marche à la limite du périmètre du fort, au bord du précipice au-delà duquel s’étendent l’oasis et, tout autour, le désert. Elle aperçoit une caravane et la suit en parallèle, le long du crêt de sable montant vers le bleu du ciel. Ce plan général silencieux annonce, en l’extériorisant, le passage de Kit au désert, de l’autre côté du langage.

Puis, c’est la nuit. En plan d’ensemble, devant la chambre qui abrite Kit et Porter, dans la cour du fort, on voit le sable soulevé par le vent. On entend son sifflement agressif. Le vent est l’une des manifestations physiques du désert, un phénomène naturel qui se donne à voir et à entendre dans sa force étrange. Il attaque de l’extérieur la communauté des humains. Un détail révèle des marches couvertes de sable, comme si le désert, aidé par le vent, recouvrait ce que les hommes avaient construit. À l’intérieur, Kit est alertée par le claquement des volets, un détail de la partie inférieure de la porte montre le sable poussé à l’intérieur, encore cette « volonté » maligne du désert d’envahir et d’effacer l’espace de l’homme. Elle a peur. Dans la désolation créée par le vent, Kit croit Porter mort. Elle l’appelle, sent le battement de son coeur et s’allonge près de lui pour le réchauffer et se réchauffer dans ses bras. Le matin, on barre la porte du fort pour le protéger du vent et du sable considérés comme des ennemis. Ce geste normal, habituel des gens qui vivent au fort, diffère des gestes effarés de Kit pour arrêter le vent qui entre par toutes les ouvertures de la pièce.

Porter, en proie à la fièvre typhoïde, ne parle plus, seulement à la toute fin avouera-t-il sa peur, dit-il être loin. Il dit être seul et essayer de revenir de là où il est, mais que c’est difficile ; il dit avoir vécu pour Kit toutes ces années et que maintenant elle s’en va… Kit proteste : « Je suis là, je suis là », mais c’est comme s’il ne pouvait pas l’entendre ou s’il voulait dire autre chose. Le spectateur est témoin de la proximité physique de Kit et Porter et perçoit pourtant en même temps l’immense distance qui les sépare. Quand Kit, accroupie contre Porter, le supplie de ne pas s’en aller et qu’il ne répond plus, il assiste à l’un des moments les plus intenses du film. Il fait noir, elle quitte la pièce pour aller chercher de l’aide, elle traverse la cour, franchit la grande porte extérieure, un camion s’arrête dans l’espace situé entre le village et le fort, des hommes en descendent. Kit, visiblement agitée, demande un médecin, mais personne ne lui prête attention ; au même moment, Porter meurt assisté par Broussard et Zina. Un travelling en contre-plongée (comme du point de vue de Kit) montre le fort avec ses meurtrières, dans une lumière bleue, le sable devant, le ciel derrière, pas de porte, pas de vie à l’intérieur, le mouvement du cadre s’arrêtant sur la lune suspendue en haut de la tour principale du bâtiment.

Ce plan d’ensemble est très significatif. Le mur que longe la caméra renvoie au caractère impénétrable des deux mondes contigus : celui à l’intérieur du fort où la mort s’est manifestée dans son altérité absolue, et celui à l’extérieur. Un détail, les yeux ouverts, mais figés, de Porter, la tête renversée, rappelle le gros plan du début du film. À côté de lui, dans un autre plan, même angle, les yeux de Kit, fermés, qui s’ouvrent comme les yeux de Porter s’étaient ouverts au début du film. Le plan d’ensemble qui suit, en plongée, montre les deux corps, allongés l’un près de l’autre, immergés dans le silence, immobiles. La durée de la scène rend visible la lente prise de conscience de la mort chez Kit ; elle se penche sur Porter, le regarde. Le plan suivant consiste en un détail de sa main qui ferme doucement les yeux de son mari, et ce geste en appelle un autre qui détourne délicatement une touffe de cheveux du front du cadavre et se transforme en une caresse répétée de sa tête blonde, désormais froide.

La caméra bouge et révèle le visage de Kit qui regarde comme quelqu’un qui sait, qui reconnaît quelque chose et en même temps essaie de comprendre et mûrit une décision : pas un mot, pas une larme… Nouveau plan qui montre sa main remplissant une valise. Puis, en gros plan toujours, Kit embrasse longuement Porter sur le front, en silence elle lui fait ses adieux. Debout, elle ferme la valise, met sa veste et, sans se retourner, quitte la pièce. Ce dont j’ai voulu témoigner, à travers la reproduction de ces séquences et extraits, c’est du rythme du film, de la configuration de l’énonciation non logique, celle qui énonce l’indicible et met en scène un sujet plus large et plus vulnérable que l’individu.

Au-delà d’un certain point…

La dernière partie du roman s’intitule Le ciel et s’ouvre par cette phrase de Kafka : « […] au-delà d’un certain point on ne peut plus revenir en arrière. C’est ce point qu’il faut atteindre ». Kit atteint le point de non-retour, hors du langage, en contact avec son être le plus profond qui lui permet une sorte de communion avec l’univers dans lequel elle baigne. Le style indirect libre présente les sentiments et les pensées de la protagoniste au lecteur. On suit son cheminement intérieur.

À la seule vue de ces deux hommes, elle comprit qu’elle allait les suivre, et cette certitude lui apporta un sentiment inattendu de puissance : désormais, au lieu de subir les présages, elle les créerait elle-même, elle les incarnerait.

Bowles 1952, p. 274

Elle ne se posait pas de problème ; elle se contentait d’être détendue et de voir se dérouler le doux paysage immuable. À vrai dire, elle s’imagina plusieurs fois que la caravane n’avançait pas, que la dune dont elle longeait le dessin aigu était celle qu’elle avait laissée depuis longtemps derrière elle, qu’il ne pouvait pas être question d’aller quelque part quand on était nulle part.

p. 275

De nouveau, elle fut heureuse, flottant à la surface du temps, ne prenant conscience de ses propres gestes d’amour qu’après les avoir accomplis.

p. 280

Mis à part son désir insatiable d’être sans cesse près de Belquassim, elle aurait eu de la peine à savoir ce qu’elle éprouvait : il y avait si longtemps qu’elle n’avait canalisé ses pensées en les exprimant tout haut, elle s’était tellement habituée à agir sans avoir conscience de participer à ses actes ! Elle ne faisait que ce qu’elle se surprenait déjà en train de faire.

p. 282

Vers la fin, quand elle se fait repérer comme étrangère, et qu’on lui parle en français, Kit se sent menacée. Toute sa vie, depuis la mort de Porter, s’est passée hors du langage. Avec la langue, la conscience revient, trop douloureuse : « Dans une minute il serait douloureux de vivre. Déjà les mots réapparaissaient et sous leur enveloppe se reformaient les pensées latentes » (p. 308) ; et un peu plus bas : « […] ils abattraient son mur de protection et l’obligeraient à regarder ce qu’elle avait enterré là » (p. 311).

Ce ne sont que quelques exemples, mais très révélateurs de la différence entre le roman et le film. Qu’arrive-t-il donc dans le film ? La dernière partie plonge le spectateur dans le désert avec Kit. Comme dans le roman, la femme a été recueillie par une caravane de Touaregs, mais, à la différence du roman, ses pensées restent secrètes. Pendant presque trente minutes, la seule langue qu’on entend est le berbère. Comme Kit, le spectateur occidental moyen ne la comprend pas ; comme elle, il regarde les gestes, les mouvements, les expressions des gens qui l’entourent, il écoute les sons des voix et pendant que la protagoniste s’enfonce dans une vie sans dialogue, le spectateur à son tour s’immerge dans un film sans dialogue. Si dans un premier temps il s’attend à des sous-titres, à des explications, peu à peu il apprend à « vivre » avec l’autre sans comprendre ni juger, il s’adapte au rythme du film.

J’examinerai ici trois aspects importants pour saisir les enjeux de ce road movie interculturel exemplaire : 1) le devenir-autre de Kit, hors de la langue (dans le roman, finalement, on reste toujours dans la langue) : autre vis-à-vis d’elle-même ; autre vis-à-vis des gens qui partagent sa culture ; 2) l’opacité de l’autre qui n’empêche pas la rencontre des corps et des esprits dans l’érotisme, dans le rire, dans l’appréciation de la nature et qui met en perspective les valeurs et les catégories par lesquelles on aborde les choses ; 3) le devenir-image du désert et l’inscription de Kit et des autres personnages dans cette image.

Après avoir demandé en anglais aux gens de la caravane de prendre sa valise, une fois que ses gestes ont été compris, qu’on lui a bien répondu et qu’elle a été invitée à monter sur le chameau de Belquassim, Kit s’enferme dans un silence naturel (personne ne la comprend), un silence qui la rend presque étrangère à elle-même. Il n’y a pas de voix hors-champ, de journal intime ou quoi que ce soit qui, par la médiation du langage, expliquerait/raconterait le personnage à lui-même et aux spectateurs. Le journal appartient au passé et elle en coupera les feuilles pour en décorer la pièce dans laquelle on l’enfermera au village. Dans le désert, Kit ne fait aucun effort pour apprendre la langue de la tribu ; au village, dans l’intimité avec Belquassim, ils échangent des mots et se comprennent, chacun parlant à l’autre dans sa propre langue. Ce ne sont que des phrases essentielles. Habituée au langage corporel de Belquassim, elle saisit le sens des mots qui signifient la séparation ; l’annonce de son départ la ramène brièvement au langage, à l’écriture dans le journal, même si elle coupera la dernière feuille aussi, cette fois, pour lui laisser un message, « ciao ».

Revenir au langage, c’est aussi revenir à elle-même. Pour la première fois depuis longtemps, elle se regarde dans le miroir, elle semble se reconnaître et son voyage reprend. Une fonctionnaire de l’ambassade américaine la retrouvera à l’hôpital, assise sur le lit, ses genoux entourés par ses bras, le regard perdu, les mains et les pieds peints à la mode berbère. La représentante du gouvernement américain, en costume gris et petit chapeau, collier de perles, gants, sac à main, rouge à lèvres, s’adresse à Kit en anglais : « Mrs. Katherine Moresby ? » Kit lève les yeux, « I am from the American Ambassy. » Le titre, le prénom officiel et le nom de famille sonnent complètement faux dans le contexte de ce que Kit est devenue. La fonctionnaire regarde les tatouages sur les pieds de Kit et lance : « You must be absolutely exhausted. I flew all the way here to take you back. » Le ton se veut amical et protecteur. Au silence de Kit, elle ajoute : « How long have you been down here ? » Ces mots portent tout le poids de la société qui les justifie. L’impossibilité à communiquer devient visible et tragique dans ce petit échange?: comment dire l’expérience vécue ? dans quelle langue ? à qui ? comment simplement dire ? Dans la voiture, la fonctionnaire continue de parler — « We are putting you in the Grand Hotel. You will be a lot more comfortable there… » —, visiblement irritée par la non-réceptivité de Kit. Au nom de Tunner, cette dernière, qui avait gardé les yeux fermés pendant tout le voyage, les ouvre, offrant à son accompagnatrice l’espoir d’avoir touché une corde sensible chez elle. Le ton de son discours change, se fait faussement tendre, et la distance entre les deux personnages devient encore plus grande, plus perceptible. Le spectateur entend et sent avec Kit, en partage la mémoire du désert.

Depuis sa sortie du langage, Kit a vécu parmi les Touaregs, le contact s’est établi par les gestes, par le simple fait de partager l’expérience du voyage : la marche sur le sable, les arrêts, le soleil et la nuit, la nourriture, le thé, la solitude et les moments collectifs. L’arrivée au village, avec le chant et les percussions rythmées et répétitives, est filmée en plan d’ensemble : pendant deux minutes on observe le rituel de l’arrivée de la caravane. En plongée, on voit les chameaux parcourir en file indienne l’étroite voie autour des maisons en terre jaune. Belquassim conduit Kit (habillée comme un homme touareg) à l’intérieur jusqu’à sa « chambre-prison » où il viendra la voir pour lui faire l’amour, cette traversée du palais dont la caméra montre les détails architecturaux laissant découvrir un monde autre, sans en donner les règles. Le spectateur entend, comme Kit derrière sa porte, les voix, la musique et ne peut qu’interpréter, chercher des explications qui ne seront jamais confirmées. Belquassim, les pratiques de sa tribu dans le désert et dans le village, les femmes du harem et, plus tard, les gens de la rue, au marché, menaçant, restent opaques. On ne peut qu’être témoins de l’extérieur d’un développement des actions.

Si la mémoire des pasoliniennes Mille et une nuits habite le film de Bertolucci, le cinéma, la peinture et la photographie constituent davantage la toile de fond de la dernière partie d’Un thé au Sahara. Les jours et les nuits se suivent dans une série d’images chargées de la mémoire d’autres images. Le plan général des chameaux et des hommes rangés dans différentes formations, le plus souvent dessinant une courbe sinueuse ou une ligne droite sur une mer de sable doré, devient tout de suite cliché, comme la caravane qui avance dans le désert à la lumière de la pleine Lune ou du croissant. Ces clichés rendent encore plus profonde la séparation entre ce que Kit a vécu, la maladie et la mort de Porter, dont le spectateur a été témoin, et cette autre vie avec les Touaregs qui ne savent pas, dans un désert dont la beauté est extrême et évidente malgré le deuil.

L’évidence dans son sens fort n’est pas ce qui tombe sous les sens, mais ce qui frappe et dont le coup ouvre une chance pour du sens. […] l’évidence garde toujours un secret ou une réserve essentielle : la réserve de sa lumière et d’où elle provient.

Nancy 2001, p. 43

La force de l’évidence impose et importe ce qui est plus qu’une vérité, une existence. […] L’évidence du cinéma est celle de l’existence d’un regard à travers lequel un monde en mouvement sur lui-même […] peut se redonner son propre réel et la vérité de son énigme.

p. 45

Ces mots de Nancy me paraissent très pertinents pour comprendre à la fois le vécu du personnage — Kit est frappée par la beauté énigmatique du désert qui devient son existence — et l’expérience du spectateur, dont le regard est confronté avec l’extériorité absolue des choses (une extériorité qui le frappe, ouvrant ainsi « une chance pour du sens ») et qui doit se mesurer au secret des images, en reconnaître le rythme. Le roman explique ce que le film donne simplement à voir. Dans la pièce du fort, allongée à côté de Porter, ayant décidé de ne pas répondre à Tunner [16] qui frappe à la porte, Kit élabore un plan de fuite et passe consciemment vers une autre existence — « C’étaient les premiers moments d’une nouvelle existence, une étrange existence où elle discernait déjà qu’elle ne connaîtrait plus la notion de temps » (Bowles, p. 242) — et plus avant, quand elle décide de se baigner dans l’étang du jardin au bord du désert, Kit réalise que « la vie était là, soudain, elle y plongeait, elle ne se contentait plus de la regarder par la fenêtre » et, toute nue, en avançant « sous la clarté de la lune se dirigea lentement dans l’eau vers le milieu de l’étang. […] En s’y enfonçant elle pensa : “je ne serai plus jamais hystérique” » (p. 252-253). Le film montre Kit dans la caravane, sur l’un des chameaux qui marchent dans le désert, elle est dans l’image du désert, peut-être cette même image qui poussait Porter à aller toujours plus loin. Kit est devenue image et le spectateur est confronté à du spectacle qui fait écran. La répétition des plans généraux — il y en a au moins huit montrant la caravane minuscule dans l’immensité du désert —, le déjà-vu des dunes mille fois médiatisées forcent le spectateur à penser au médium et, en particulier, à la médiation de l’altérité qui oscille toujours entre transparence et opacité. Paradoxalement, l’image spectaculaire qui fait écran vient déconstruire l’image et confronter le spectateur à son besoin de transparence dans le cinéma comme dans la vie.