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L’ouvrage de Caroline Zéau sur l’Office national du film du Canada (ONF)/National Film Board of Canada (NFB) a pour objectif de mettre en valeur l’esthétique propre aux films de cet organisme qu’elle tient à mettre en rapport non pas avec sa fonction publique, mais bien avec les cinéastes qui oeuvraient en son sein. Rien n’annonçait en effet une telle réussite lorsque l’ONF fut créé en 1939, dans un paysage cinématographique canadien désertique. Mis sur pied pour servir les fins propagandistes du gouvernement fédéral pendant la Seconde Guerre mondiale, l’ONF diversifia rapidement ses productions pour répondre aux besoins des divers ministères du gouvernement et de leur clientèle, comme à ceux des écoles et, dans les années 1950 et 1960, de la télévision. Une telle institution aurait dû péricliter rapidement dans un contexte nord-américain peu ouvert aux entreprises étatiques productives. Et c’est un fait que l’ONF connut bon nombre d’attaques de la part de parlementaires et d’entrepreneurs qui lui reprochaient de répondre à une demande de services que le privé pouvait — mais surtout « devait », au nom de la défense du libéralisme — prendre en charge. L’ONF sut cependant tirer son épingle du jeu en arguant de sa mission de recherche et d’expérimentation qu’elle seule pouvait assumer dans les secteurs marginaux de la production cinématographique, à savoir le documentaire et le cinéma d’animation. C’est en fait la définition de cette mission qui permit l’engagement de personnalités remarquables comme McLaren. L’histoire institutionnelle de l’Office, notamment celle de l’organisation de son secteur de production, a aussi permis de créer — dans un environnement exempt de tout autre lieu de formation — une véritable pépinière pour toute une génération de cinéastes. Ceux-ci se formèrent d’une part à travers la réalisation de films de commande et d’autre part, à travers l’expérimentation technique, tant en animation que du côté des appareillages. Le fonctionnement collégial des équipes et des studios faisait aussi passer les cinéastes par la direction de production ou par l’assistance technique et artistique sur les films de leurs collègues, ce qui ne manquait pas de créer des synergies particulièrement créatives entre les secteurs de production dont plus d’un film témoigne [1].

Ce parcours historique réalisé à l’aide d’une exploration des archives de l’ONF, d’entretiens avec les principaux protagonistes de cette histoire, ainsi que d’une relation systématique de la littérature historique sur l’Office se présente donc comme une enquête sur les origines de la « force créatrice » du cinéma canadien issu de cette institution : « Comment cet organe de propagande est-il devenu un haut lieu du renouveau esthétique dans les domaines de l’animation, et le creuset créatif du cinéma canadien ? » (p. 17). Cette force créatrice proviendrait, comme le sous-titre du livre l’indique, d’une pratique de la « frugalité » que Caroline Zéau associe aux travaux de McLaren. L’« économie créatrice » que prônait ce dernier impliquait une approche « artistique de la technique », une « conception artisanale de la production » (p. 451) qui limitait les intermédiaires entre le créateur et son oeuvre et qui trouva à s’épanouir en épousant le mode de fonctionnement « économique » de l’Office. Pourquoi contredire un zèle créateur qui ne grugeait pas le budget général de production de l’ONF et qui permettait d’accumuler un capital symbolique non négligeable sur la scène internationale [2] ? Selon l’auteure, cette pratique aurait aussi contribué au « passage à la modernité » du documentaire canadien que représente le cinéma direct. Elle aurait rendu possible l’expression du « désir de cinéma » des cinéastes québécois qui en étaient les principaux maîtres d’oeuvre.

L’ouvrage de Caroline Zéau est divisé en trois parties. La première partie retrace l’histoire de l’ONF de ses origines à nos jours et relate la maturation du cinéma canadien, de la pépinière griersonnienne à l’implantation d’une industrie canadienne du cinéma, en passant par les étapes de l’émancipation des cinéastes au sein de l’Office en plusieurs étapes. La deuxième insiste sur les liens entre le secteur de l’animation et le secteur du documentaire ; la troisième traite de tous les facteurs annonçant la fin de l’Office et le déplacement de la créativité cinématographique canadienne vers le long métrage de fiction. Cette vision téléologique a le mérite de la clarté narrative, mais aboutit à un diagnostic plutôt sévère quant au devenir de l’ONF dans le paysage canadien. Son rôle fut historique ; l’avenir appartiendrait désormais à l’industrie du cinéma et aux nombreux mécanismes décentralisés de son financement. Outre le fait que bon nombre de documentaristes canadiens et québécois se sont déjà insurgés à plusieurs reprises contre ce type d’analyse, il conviendrait de souligner que la vitalité actuelle de l’ONF — sa recherche de nouveaux mandats sur le territoire de la construction de nouvelles formes de citoyenneté médiatique et cinématographique — vient contredire les conclusions un peu hâtives de Caroline Zéau : hâtives, mais aussi inévitables au regard de sa démarche consistant à reconstruire une histoire de l’art cinématographique canadien selon des principes germinaux et unitaires quelque peu dépassés. La question de l’art est une question résolue pour elle : l’art est tout au plus une idée vague mais forte qui motive le geste des cinéastes au-delà des objectifs utilitaires des films, et tout au moins un ensemble de pratiques singulières qui instaurent une tradition, en l’occurrence pour l’ONF, une tradition de recherche et d’innovation inaugurée par Grierson, entretenue par McLaren et reconduite par Gilles Groulx.

L’évocation récurrente d’un « désir de cinéma » chez les cinéastes québécois artisans du direct permet en fait à Caroline Zéau d’évacuer toute dimension politique à la pratique artistique et d’éluder sa dimension sociologique. Or, il s’avère précisément que ce parti pris est problématique à plus d’un égard. Certes, on peut supposer que les cinéastes qui oeuvraient à l’ONF fonctionnaient en vase clos et n’avaient en tête que la qualité artistique de leur production ; mais cette hypothèse ne tient pas la route pour la bonne et simple raison que les cinéastes qui ont éclos à la fin des années 1950 — de Perrault à Groulx en passant par Brault, Dansereau et Bulbulian — avaient le souci — avant-gardiste ! — de la place de l’artiste dans la communauté. Une communauté qui, soit dit en passant, connaissait alors de profonds bouleversements cachés pudiquement sous le vocable oxymorique de « Révolution tranquille ». Aussi, il n’est guère prudent de balayer d’un revers de main, comme le fit Grierson en son temps, ce qui se tramait autour du programme Société nouvelle/Challenge for Change et qui dépassait largement les intérêts politiques qui lui avaient permis d’exister. Grierson reprochait aux cinéastes qui y oeuvraient de confondre le geste documentaire comme mise en forme créatrice de la réalité avec un geste de médiation et de solidarisation envers les communautés filmées. La réponse des cinéastes fut d’arrimer l’expérience esthétique à l’expérimentation sociale. Il s’agissait de produire une communauté de créateurs entre les filmeurs, les filmés et leur public autour d’une oeuvre commune et grâce à celle-ci, ce qui ne devait pas dépouiller pour autant les films de toute valeur esthétique. Faire et voir un film enclenchait un geste créatif qui débordait sur le social.

Caroline Zéau dit avoir voulu écarter la dimension nationale de la production onéfienne, ce qui est tout à son honneur puisque, effectivement, c’est la voie classique par laquelle on aborde ces films — et tout particulièrement les films québécois de la période 1960-1975. Mais l’autonomie de l’art, du point de vue de la motivation des artistes comme de la fonction des oeuvres, est-elle la seule voie d’accès à l’analyse esthétique de ces films ? Et pourquoi mesurer la valeur artistique des oeuvres à l’aide de critères strictement apolitiques et asociaux (ce que fait Caroline Zéau en nous parlant de la « valeur éternelle » des « chefs-d’oeuvre » de Pierre Perrault) ? C’est finalement autour de cette conception quelque peu naïve de l’art que repose l’argumentaire de l’auteure, une conception qui transparaît justement dans son modèle germinal de l’histoire du cinéma canadien :

Ainsi, sur le plan de l’innovation technique et artistique, l’ONF est devenu ce que les cinéastes, techniciens et réalisateurs, mus par le désir de cinéma, en ont fait, le plus souvent avec la complicité des producteurs. C’est pourquoi la genèse du cinéma canadien né à l’Office peut être décrite sous la forme d’une pyramide inversée : elle est initiée par les cinéastes d’animation (McLaren, Jodoin, Hébert) qui individuellement posent et perpétuent ses fondements esthétiques ; elle s’élargit avec l’afflux de films (ceux du Candid Eyes, ceux de l’équipe française) qui, réalisés collectivement, concrétisent puis consolident l’émergence d’un jeune cinéma ; et enfin, elle s’évase en dessinant ses grandes composantes distinctives (fiction issue du direct, documentaire social et politique, formats spéciaux). Ce dernier mouvement est synonyme d’éclatement, de passage de relais, et ultimement d’affaiblissement de l’ONF, au gré d’une floraison d’initiatives extérieures résultant du désir d’indépendance de ses cinéastes, et qui eut pour conséquence l’émergence des premières fondations d’une industrie privée. Dès lors, l’institution qui avait pallié le manque dans le domaine de l’activité cinématographique, et incubé les germes de cette éclosion, se trouvait démunie de sa plus vitale raison d’être.

p. 452

Mis à part cette objection de fond sur l’art et la manière de faire l’histoire du cinéma canadien, il n’en reste pas moins que le travail de Caroline Zéau est fort bien documenté et a su produire un beau récit qui en retrace l’essentiel et qui en relate avec une attention toute particulière un aspect peu étudié, à savoir le lien synergique entre le cinéma d’animation et le cinéma documentaire au sein de l’Office. À mettre donc entre les mains de ceux qui voudraient êtres initiés au cinéma canadien, mais avec les précautions d’usage concernant l’angle de vue et le parti pris de l’auteure.