Corps de l’article

Rares sont les notions issues des études sur le cinéma à avoir rencontré dans d’autres champs la fortune qu’a connue en sémiologie, en narratologie ou en poétique celle de « diégèse », comprise dans l’acception spécifique (c’est-à-dire distincte de la diegesis platonicienne et aristotélicienne à propos desquelles André Gaudreault a fourni une mise au point éclairante) [1] qu’Étienne Souriau — peut-être à la suite d’une suggestion de sa fille Anne [2] — proposa en 1951 dans un article de la Revue internationale de filmologie (RIF). En effet, l’usage de cette notion semble avoir satisfait à l’exigence du décloisonnement des disciplines cher aux membres de l’Institut de filmologie, même s’il a conduit, pour un temps du moins, à une relative occultation de son lieu originel d’émergence.

Le qualificatif « diégétique », peu présent dans les textes sur le cinéma parus entre les années 1950 et le milieu des années 1960 [3], doit principalement sa popularité à l’approche structuraliste de la littérature élaborée par Gérard Genette, qui, dans son entreprise taxinomique, lui accorde une position nodale et une valeur structurante grâce à l’adjonction de nombreux préfixes (intra-, extra-, homo-, hétéro-, auto-, méta-) (Genette 1972, voir « Index des matières »). De la sorte, Genette créa autour de la seule notion de « diégèse » un ensemble hiérarchisé de concepts qui, comme l’a noté Frank Kessler (2007, p. 12), s’est en quelque sorte substitué aux autres termes du vocabulaire des filmologues au sein duquel la notion de « diégèse » endossait une fonction descriptive distincte. Extraite de son contexte d’origine, l’épithète « diégétique » devint alors un topos de l’analyse narratologique des textes littéraires, l’emblème d’une terminologie spécifique à valeur instrumentale. Or, lorsque Genette (1969, p. 56) parle à la fin des années 1960 de « diégèse », il ne fait mention ni du cinéma ni de Souriau, et se contente, dans son ouvrage suivant, de préciser en note que ce terme « nous vient des théoriciens du récit cinématographique » (Genette 1972, p. 72), sans citer aucun auteur précisément.

Notons que cette absence de référence à Souriau (qui n’apparaît pas non plus dans la bibliographie de Figures III) était en partie (mais involontairement) légitime, dans la mesure où l’auteur des Figures galvaudait l’acception du filmologue en instrumentalisant le terme « diégétique ». En effet, cette expression ne constitue, dans ses textes comme chez la plupart de ses épigones (à l’instar de Jean Ricardou) [4], qu’un moyen pratique d’évoquer ce qui se rapporte à l’« histoire » (au sens de « contenu narratif ») sans avoir à recourir au dérivé « historique », trop fortement associé à l’usage courant. D’ailleurs, lorsque Genette évoque dans une brève remarque infrapaginale les « théoriciens du récit cinématographique », il pense probablement plus au premier tome des Essais sur la signification au cinéma de Christian Metz qu’à Souriau, la réflexion de ce dernier ne s’inscrivant pas à proprement parler dans la démarche (pré)narratologique qui caractérise par exemple à la même époque les articles d’Albert Laffay.

Si je propose de revenir sur cette notion et sur les principes du découpage épistémique dont elle résulte, c’est non seulement pour l’aborder, en me restreignant à l’espace francophone [5], dans une optique historiographique qui a été quelquefois escamotée au profit de la seule référence à la typologie genettienne — même si aujourd’hui l’origine « cinématographique » (sinon filmologique) est communément attestée, ainsi qu’en témoigne le dictionnaire Le Petit Robert [6] —, mais aussi pour souligner indirectement l’intérêt du cadre théorique dans lequel elle prend place. Un tel état des lieux historiographique me semble pertinent dans la mesure où les narratologues ont souvent tendance à sous-estimer les particularités envisagées par les filmologues en raison, d’une part, des fâcheuses réductions occasionnées par les réappropriations successives du réseau conceptuel en question, d’autre part de la soumission quasi généralisée du terme « diégèse » aux impératifs de productivité pédagogique ba(na)lisés par l’exercice de l’analyse textuelle. Afin de saisir les enjeux qu’engage une réflexion sur (et à partir de) cette notion, je me limiterai par conséquent à l’examen de textes qui proposent une véritable ambition théorique et écarterai les ouvrages de synthèse à vocation pédagogique ou les lexiques qui recensent les définitions proposées par d’autres — on notera toutefois l’importance accordée par Aumont et Marie aux concepts de la filmologie dans leur Dictionnaire théorique et critique du cinéma (2001).

En m’en tenant à cette seule notion, j’aimerais évoquer de façon circonstanciée les usages et les significations dont on l’a investie. Il ne s’agit certes pas de tomber dans l’excès qui consisterait à inclure dans la conception de Souriau tout ce à quoi le terme de « diégèse », véritable « petit coup de génie » selon Metz (1980, p. 157), a pu lointainement donner lieu. Dans un article récent, Frank Kessler (2007, p. 11 ; je traduis) met implicitement l’historien en garde contre cette volonté d’associer ce concept à « toute une série de problèmes qui n’étaient pas soulevés par la compréhension initiale », concluant sur le fait que la notion de Souriau est, « à de nombreux égards, bien plus “modeste” que les théories qui en furent ultérieurement dérivées, principalement dans le domaine de la narratologie » (p. 15 ; je traduis). Si je ne suis pas certain que les développements plus tardifs dans cette discipline aient enrichi de façon décisive cette notion, je souscris pleinement à la proposition de Kessler de faire le départ entre l’acception originelle et les apports ultérieurs, ces derniers n’étant d’ailleurs pas toujours dus à des « continuateurs », mais issus de cadres théoriques conçus parallèlement et sur des fondements parfois totalement distincts. Sans tomber dans le téléologisme, je postulerai toutefois que les propositions du filmologue ont ouvert la voie à des potentialités théoriques que les narratologues ont, dans la foulée de Genette, provisoirement contribué à appauvrir. Je pense en effet que, bien qu’étant formulés sur un mode presque intuitif et de façon fort concise comparativement aux avancées théoriques ultérieures, les principes sur lesquels Souriau a élaboré le concept de « réalité » diégétique méritent de revenir sur le devant d’une scène placée désormais sous l’éclairage des acquis de la sémiologie ou des théories de la fiction. À l’heure où la théorie du cinéma serait en crise (Odin 2008), du moins dans l’espace français où elle est en quelque sorte dissoute dans une critique « impressionniste » qui répugne à utiliser des termes « scientifiques » jugés verbeux — ou alors cantonnée dans un milieu universitaire à l’approche dite « esthétique » (pour ne pas dire « figurale »), qui n’a malheureusement guère à voir avec la démarche interdisciplinaire homonyme envisagée par Souriau —, un rappel de la rigueur dont firent preuve les filmologues est sans doute bénéfique. Car si Christian Metz évoquait au milieu des années 1970 les avancées opérées dans une « discipline si longtemps livrée aux pures intuitions de l’impressionnisme esthétisant » (Collet et al. 1980, p. 8), force est de constater la domination actuelle d’une valorisation des « intuitions » en question (sauf lorsqu’elles deviennent elles-mêmes l’objet de l’analyse). Quand cette mode sera passée, il se peut fort bien que le vocabulaire et la méthodologie des filmologues soient remis à l’honneur. D’où l’intérêt selon nous de nous attarder sur une telle question terminologique.

Premières définitions

Étienne Souriau propose pour la première fois une définition de la diégèse dans un article intitulé « La structure de l’univers filmique et le vocabulaire de la filmologie », version écrite d’un cours qu’il donna à l’Institut de filmologie. C’est à ce texte, paru en 1951 dans les numéros 7-8 de la RIF, que l’auteur renverra dans sa préface à L’univers filmique (Souriau 1953), où il propose une définition plus succincte. Il faut préciser que le besoin exprimé par Souriau de fixer des termes spécifiques afin de garantir la scientificité et la cohérence de son approche se manifeste d’entrée de jeu [7]. Soulignant la nécessité d’une terminologie ad hoc, il propose un ensemble raisonné de huit notions, chacune se rapportant à un plan de réalité déterminé. Cet ensemble constitue ce qu’il nomme « l’univers filmique », auquel ses successeurs substitueront parfois la diégèse elle-même, alors qu’elle n’est pour lui que l’une des composantes de ce dernier.

La démarche visant à établir une stratification de ces notions selon différents niveaux semble résulter du constat de la complexité des phénomènes liés, au cinéma, à ce que l’on a coutume d’appeler, précisément depuis l’avènement de la filmologie, « l’impression de réalité », à laquelle s’intéressèrent vivement plusieurs contributeurs de la RIF (voir les articles de Jean-Jacques Riniéri, Gilbert Cohen-Séat, Albert Michotte Van Den Berck, Roman Ingarden, etc.). Ce contexte explique qu’Étienne Souriau ait voulu concevoir des outils permettant d’appréhender les types de « réalité » auxquels l’analyste peut être confronté. Pour légitimer ce découpage fort utile lorsqu’il s’agit de sérier certains types de problèmes, il commence, dans son cours, par évoquer deux exemples, opposant tout d’abord l’espace écranique à l’espace diégétique — « espace reconstitué par la pensée du spectateur » (Souriau 1951, p. 233), puis la durée effective du film lors de la projection (durée « filmophanique ») au temps diégétique, soit au « temps de l’histoire ». On reconnaît là le principe dichotomique récit vs histoire qui sera l’une des pierres de touche de l’analyse genettienne de la temporalité romanesque qu’Étienne Souriau préfigure à de nombreux égards en raison de l’attention qu’il porte aux questions de « rythme [8] ». Le filmologue est donc loin de limiter son étude à la seule immanence du texte (filmique) qui caractérisera l’approche structuraliste des années 1960-1970 puisque, dans le contexte des tentatives de théorisation et des expériences relatives à l’intellection filmique effectuées au sein de l’Institut de filmologie, il ne cesse de faire référence au destinataire de la représentation. Ainsi, le niveau diégétique se caractérise-t-il non seulement par « tout ce qu’on prend en considération comme représenté par le film », mais aussi par « le genre de réalité supposé par la signification du film » (Souriau 1951, p. 237). Il affine cette définition dans le lexique de L’univers filmique, où la diégèse est assimilée à « tout ce qui appartient, “dans l’intelligibilité” (comme le dit M. Cohen-Séat) à l’histoire racontée, au monde supposé ou proposé par la fiction du film » (Souriau 1953, p. 7). Souriau illustre ensuite ce que le « tout » de sa définition est susceptible d’inclure en mentionnant trois aspects qui furent abordés ultérieurement dans des études qui se sont bien souvent appuyées sur la notion de diégèse sans systématiquement se réclamer de ses travaux : le temps, l’espace et le personnage. Le renvoi non référencé à Cohen-Séat, sorte d’hommage à l’auteur de l’Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma [9] et fondateur de l’Association française pour la recherche filmologique, permet à Souriau de mettre l’accent sur la lecture que le spectateur fait du film, qui implique une actualisation de ce qu’il « suppose » (selon des modalités qu’un David Bordwell [1985] entreprendra d’examiner). C’est pourquoi, ainsi que je l’ai montré dans un ouvrage où je proposais de recourir à l’ensemble de la structure relationnelle de l’univers filmique selon Souriau, et cela également pour le cinéma documentaire (Boillat 2001, p. 26-30) [10], il est indispensable de ne pas amputer cette définition de sa seconde partie, sous peine de réduire la diégèse, comme cela fut souvent le cas (j’y reviendrai ci-dessous), à la seule « histoire racontée » (p. 121-124).

Étienne Souriau et la narratologie. Les étapes d’une réhabilitation partielle chez Genette

Dans son texte « Frontières du récit » paru en 1966, Genette revient sur la diegesis classique, qu’il traduit par « diégèse », et utilise l’épithète dérivée « diégétique ». Il n’envisage toutefois ce concept qu’au sein d’une théorie du récit, sans référence aucune ni à Souriau ni à l’idée d’un « monde » produit par la représentation. Tandis que la formule « au sein même de la diégèse » (Genette 1969, p. 56) laisse planer le doute quant à une éventuelle influence de l’acception filmologique, l’usage ultérieur qui est fait dans le même article de l’adjectif lève toute ambiguïté, les « fonctions diégétiques » y étant explicitement associées au « rôle joué […] dans l’économie générale du récit » (p. 58). L’équivalence supposée par Genette entre récit et diégèse oblitère la valeur opératoire du concept d’Anne et Étienne Souriau, car il est précisément question dans ce passage de la distinction entre description et narration.

Comme on l’a dit, c’est à la partie « Discours du récit » de Figures III que le terme français « diégèse » doit sa notoriété. Or les nombreux qualificatifs que Gérard Genette dérive de ce terme souffrent d’un problème initial de définition : comme il le dit lui-même en note, la « diégèse » constitue pour lui un strict équivalent de « l’histoire » racontée (Genette 1972, p. 72, note 1), si bien qu’il peut ensuite proposer un axe d’analyse basé sur l’examen des « relations temporelles entre récit et diégèse » (p. 75), ou dire qu’une scène est « censée être venue avant dans la diégèse » (p. 79). De telles formulations ne sont pas en complète contradiction avec l’acception d’Anne et Étienne Souriau (qui mirent également l’accent sur la question de la temporalité), mais restreignent la notion à l’attribution des caractéristiques d’un récit minimal, alors que chez les Souriau le niveau diégétique ne les implique pas nécessairement. De plus, le critère de l’extériorité (signifié par le préfixe « extra- ») prend un sens différent selon que l’on se rapporte à une ligne d’action ou à un monde. Or certains néologismes comme « intradiégétique » ou « extradiégétique » postulent un rapport d’inclusion ou d’exclusion, tendant ainsi à suggérer une compréhension (la diégèse comme « monde ») qui n’a pas cours ailleurs dans Figures III, si ce n’est dans la brève description de l’adjectif « diégétique » donnée dans l’index de l’ouvrage (Genette 1972, p. 280). Dix ans après la parution de Figures III, Genette, toujours prêt à l’autocritique et à l’amendement de ses propres modèles, prend conscience de cette incohérence et du caractère limitatif de son acception du terme lorsqu’il avance la notion de « transposition diégétique » (ou « changement de diégèse »), qui l’incite à revenir de façon décisive sur le sens de « diégèse » :

Cette distinction entre diégèse et action peut surprendre, car il arrive fréquemment qu’on tienne ces deux termes pour synonymes : c’est ce que faisait encore, au moins de facto, l’index terminologique de Figures III, où […] diégèse renvoyait à histoire et où histoire comportait la mention « (ou diégèse) ». En revanche, à l’adjectif diégétique, j’indiquais d’une manière plus précise : « dans l’usage courant, la diégèse est l’univers spatio-temporel désigné par le récit ». Usage courant était un peu optimiste, mais la précision univers spatio-temporel me semble aujourd’hui fort utile. L’histoire racontée […] est […] une succession d’événements et/ou d’actions ; la diégèse, au sens où l’a proposé l’inventeur du terme (Étienne Souriau si je ne m’abuse) et où je l’utiliserai ici, c’est l’univers où advient cette histoire.

Genette 1982, p. 419

L’usage prétendument « courant » auquel se référait Genette dans l’index de Figures III — mais non dans l’argumentation de son essai — était précisément celui qu’avait conçu Souriau, auteur auquel il se réfère ici pour la première fois et en quelque sorte du bout des lèvres, comme s’il s’agissait d’un prédécesseur dont il n’avait qu’une très vague connaissance (il ne donne d’ailleurs aucune référence à ses textes). Dans la parenthèse dédiée à « l’inventeur du terme », le narratologue opte pour une posture qui légitime implicitement le fait qu’il n’ait jamais mentionné Souriau jusque-là. Dans le contexte particulier d’une typologie des transpositions — c’est-à-dire d’une systématisation des cas où, par exemple, l’histoire d’une oeuvre ancienne est racontée par une oeuvre ultérieure dans un cadre spatial ou temporel différent — qui le conduit à considérer également la dimension référentielle du récit, Genette prend acte de l’acception filmologique du concept. Auparavant rapportée à l’organisation syntagmatique (les anachronies par rapport au « récit premier ») ou à une hiérarchisation des niveaux énonciatifs (la question de l’extradiégéticité appartient à la catégorie de la « voix narrative »), la notion de « diégèse » correspond désormais chez Genette au « cadre historico-géographique » (Genette 1982, p. 420) dans lequel se déroule l’histoire, et non au développement même de cette dernière. En faisant, à l’instar des Souriau, la distinction entre les constituants du monde proposé par l’oeuvre et le récit qu’elle met en place, Genette ouvre la voie à une prise en compte de ce double mouvement entre diégèse et récit au cours duquel, ainsi que l’a bien montré Dominique Chateau (1983, p. 128), la cohérence diégétique est évaluée par rapport au récit, alors que celui-ci se voit à son tour sans cesse redéfini par les données diégétiques. Notons que Chateau aborde ces questions dans un texte où lui aussi revenait sur sa propre définition de la diégèse, qui lui avait valu les critiques de Michel Colin (1989, p. 22).

L’exemple de Genette montre combien la notion de « diégèse » fut l’objet de discussions et de polémiques, et confirme l’intérêt d’une histoire de la réception de ce terme, non seulement à travers ses diverses acceptions, mais également en ce qui concerne la façon dont les « continuateurs » de la filmologie (qui parfois s’ignorent) se sont référés (ou non) à ce mouvement. Ne faisant aucune mention en 1969 d’un usage antérieur du terme en français, Genette évoque dans une note de son texte de 1972 les « théoriciens du récit cinématographique », avant d’associer en 1982, avec la réserve factice du dilettante, l’invention du concept à Étienne Souriau. Cette réhabilitation progressive du filmologue connaît une dernière étape dans Nouveau discours du récit, où Genette (1983, p. 13) discute l’emploi de la notion de « diégèse » en renvoyant « au sens où Souriau a proposé ce terme en 1948 ». Cette fois, la connotation dubitative fait place à un ton assertif, et un ancrage historique est indiqué. Il ne correspond néanmoins à aucune date de parution, Genette se contentant donc, contrairement à ce qu’il fait d’habitude, d’une mention imprécise car non référencée. Moins légitimé que les autres auteurs dont Genette se réclame et associé à un champ dont le narratologue est moins familier, Souriau et son Univers filmique n’ont droit à aucune mention dans Nouveau discours du récit, même si désormais le sens fixé par les filmologues est reconnu, en quelque sorte indépendamment de ces derniers.

Les sémiologues et l’héritage filmologique

Dans un texte intitulé « Sur un profil d’Étienne Souriau », Christian Metz (1980, p. 144-145) reconnaissait une filiation entre les travaux filmologiques et le mouvement ultérieur, à la fois plus pérenne et plus légitimé, de la sémiologie : « La filmologie, dans le fond, fut à certains égards une préfiguration de la sémiologie du cinéma. » Alors que Metz modalise passablement son affirmation — il écrit « dans le fond » comme s’il n’y avait pas songé en dehors de cet hommage à Souriau, et relativise le propos avec les expressions « à certains égards » et « assez directe » —, ses premiers écrits témoignent à l’évidence de l’influence qu’ont exercée sur lui plusieurs auteurs de la RIF. Aussi dans « Le cinéma : langue ou langage ? », article-clé dans l’historiographie de la sémiologie du cinéma, renoue-t-il explicitement avec les constats d’expériences effectuées par les filmologues, et plus encore avec les hypothèses de Cohen-Séat quant à l’éventualité d’une nature langagière du cinéma [11]. Dans ce texte initialement paru en 1964 dans le numéro 4 de Communications — publication qui joue en quelque sorte un rôle de relais pour les rédacteurs à orientation sémiologique de la RIF, qui cesse de paraître en 1962 —, Metz (1964, p. 54, note 1, relative au « profilmique ») ne manque par ailleurs pas de se référer à Souriau et utilise l’expression « diégèse » dans un contexte où il ne la considère pas comme un simple synonyme d’« intrigue » ou d’« histoire », mais l’entend dans l’acception de Souriau (il y est question de « l’intrigue du film et l’univers de la diégèse » [p. 59]). Or ce même numéro de Communications, qui est censé faire état de l’avancée des recherches sémiologiques et promouvoir cette discipline (voir la préface de Barthes), comprend également le célèbre article de Roland Barthes « Rhétorique de l’image », qui, en s’achevant sur la nature des messages « qui est celle du récit, de la diégèse, du syntagme » (Barthes 1964, p. 51), témoigne de l’intégration du vocable « diégèse » dans le lexique des sémiologues (même si Barthes est un cas particulier, puisqu’il fut lié aux filmologues en faisant paraître deux textes dans la RIF en 1960 [1960 et 1960a]). Lorsque, dans « Rhétorique de l’image », Barthes distingue deux modalités de liens entre le texte et l’image dans les messages verbo-iconiques (« l’ancrage » et le « relais »), il rend compte du rapport de complémentarité qui est susceptible de s’instaurer entre eux en citant l’exemple de certaines bandes dessinées dans lesquelles « la diégèse est surtout confiée à la parole » (Barthes 1964, p. 45). Cette occurrence est révélatrice à la fois de l’extension de la notion à différents médias (ici la bande dessinée), et d’une attention accordée au partage de l’élaboration diégétique entre diverses « matières de l’expression » (ce dont il est souvent question au cinéma à propos de la musique ou de la voix over). Affirmant que « la diégèse doit être traitée comme un système autonome », Barthes (1964, p. 45) semble entendre le terme dans le sens de « monde ». Toutefois, l’usage qu’il en fait demeure ambigu, puisque l’appel de note renvoie à l’article de Claude Bremond (« Le message narratif ») intégré à la même livraison de Communications, alors que Bremond, proposant de revenir sur les thèses encore méconnues de Vladimir Propp, n’utilise pas une seule fois le terme « diégèse » et ne se préoccupe aucunement du monde de l’oeuvre narrative, mais se concentre sur la structure du récit. Par conséquent, le terme « diégèse » s’est peut-être insinué chez Barthes comme une référence inconsciente à Souriau, ou alors comme une simple traduction française du terme « diegesis ».

C’est sans aucun doute Christian Metz qui a recouru au terme de « diégèse » de la façon la plus systématique et la plus proche de son origine filmologique, ainsi qu’on l’observe dans ses Essais sur la signification au cinéma. En ce qui concerne cette notion, la référence à Souriau vaut principalement pour le second tome car, si le sémiologue se réfère dès le premier article du premier tome consacré à « l’impression de réalité » (initialement paru en 1965) à certains contributeurs de la RIF (tels que Henri Wallon, Roland Barthes, Edgar Morin ou A. Michotte), il n’associe pas le terme « diégèse » à Souriau, comme si cette notion appartenait au vocabulaire usuel de la théorie du cinéma. Cette absence de référence contraste avec l’usage qui y est fait de la notion de « profilmique » appartenant au même ensemble conceptuel, puisque, dans ce cas, Metz (1968, p. 41 et 103) prend soin de préciser en note qu’il entend ce terme au sens défini par Souriau. Reprenant le concept de « ségrégation des espaces » avancé par Michotte (1948) dans la RIF, Metz propose une définition qui s’appuie sur une distinction entre « l’espace de la diégèse et celui de la salle » (p. 20). Or on constate que Michotte (1948, p. 256) n’utilise quant à lui jamais le terme « diégèse » dans l’article cité, mais qu’il se contente de mentionner, de façon peut-être périphrastique, l’espace « où vivent et se meuvent les acteurs », expression qui n’est pas sans présenter une certaine ambiguïté — la distinction entre l’acteur et le personnage n’est pas anodine dans ce contexte — et que la formulation metzienne vient résorber. À plusieurs reprises, Metz revient sur les propositions théoriques de prédécesseurs en introduisant la notion de diégèse qui, dans une certaine mesure, permet une réinterprétation d’hypothèses antérieures.

Dans certains articles rassemblés dans le second tome de ses Essais paru en 1972 — cette fois après que le terme « diégèse » a commencé à être diffusé par l’entremise de Genette —, Christian Metz fait ouvertement référence à la filmologie, notamment dans l’article « Une étape dans la réflexion sur le cinéma » consacré à Jean Mitry :

On se souvient que Marcel Martin conservait le terme « diégèse » dans son ouvrage Le langage cinématographique. Plus généralement, il faut noter que les termes techniques forgés par la filmologie sont en petit nombre et ont été définis avec beaucoup de rigueur par Étienne Souriau. On a tout intérêt à les garder.

Metz 1972, p. 22

Metz fait référence à Marcel Martin (1977, p. 7), qui, à bien des égards, fait figure d’intermédiaire entre la filmologie et la sémiologie, ainsi qu’il le souligne lui-même dans la préface de la réédition de son ouvrage en 1977, où il précise que son travail prend son origine dans un « diplôme d’Etudes Supérieures de philosophie sous la direction du Professeur Étienne Souriau », réalisé à une époque où « la filmologie avait conquis droit de cité à l’université ». Il faut toutefois noter que, contrairement à ce qu’on laisse souvent entendre, les occurrences du terme « diégèse » sont fort rares dans Le langage cinématographique : dans un premier temps, Martin n’y a pas recours lorsqu’il oppose la temporalité dans le film à la temporalité du film (p. 230), lui préférant le plus souvent la formule « univers filmique », mais il utilise à un stade plus avancé de sa réflexion l’adjectif dérivé dans l’expression « durée diégétique de l’histoire racontée »… qu’il mentionne entre parenthèses, sans référence à Souriau et, qui plus est, dans un paragraphe où il se réclame de Béla Balázs (p. 245-246).

Metz plaide quant à lui pour la prise en compte de l’ensemble des catégories proposées par les filmologues. Cette résolution, qui aurait impliqué qu’il s’en tienne à une définition précise de la diégèse, semble toutefois être restée un voeu pieux chez Metz, qui opte à l’époque pour un sens très général du terme. Ainsi que le notait Michel Cegarra en 1970 (p. 32) : « Ce que Metz appelle diégèse (après Marcel Martin), c’est la narration. » Metz compte néanmoins parmi les théoriciens du cinéma à avoir le plus fréquemment recouru à la notion de « diégèse », et en quelque sorte promu son utilisation en sémiologie (d’autant que, dans le champ des études sur le cinéma, cette dernière tendait à se réduire à la narratologie). Ainsi, dans le même paragraphe que l’extrait cité ci-dessus, il fait remarquer à propos de Jean Mitry, dont il se conçoit un peu comme le continuateur (avec la rigueur du linguiste en plus), qu’« il aurait […] besoin tout le premier de la notion et du mot de diégèse » (Metz 1972, p. 22). Dans un article ultérieur consacré au second tome d’Esthétique et psychologie du cinéma, Metz (1972, p. 67) fait un constat similaire en observant qu’il « faudrait s’attaquer à définir strictement les notions de décor et de diégèse ». Cette fois, le sémiologue évoque « la notion de diégèse telle qu’elle a été définie en filmologie », et mentionne en note la référence aux deux textes d’Étienne Souriau. Dès lors que l’on se penche sur des discussions de détail, on constate donc que le concept de « diégèse » et les questions soulevées par sa définition prennent place parmi les préoccupations originelles de la sémiologie du cinéma, que la filmologie semble bien avoir « préfigurée », même si cette filiation est parfois quelque peu sous-estimée par les thuriféraires de Metz [12].

Les frontières de la diégèse

La définition d’une notion vise à circonscrire ce qu’elle recouvre. Dans la théorie du cinéma, l’établissement d’une frontière entre ce qui appartient à la diégèse et ce qui n’y ressortit pas — en dépit de la fonction majeure de cette dernière, qui consiste généralement à « unifier en un tout cohérent et homogène les données éparses, discontinues et […] matériellement hétérogènes qui constituent le tissu textuel », comme le disent Gardies et Bessalel (1992, p. 59) — s’est presque invariablement assorti d’une prise en compte de la dimension sonore, et plus précisément de l’accessibilité de certains sons aux personnages (voir par exemple Branigan 1992, p. 35). On peut remarquer cette tendance chez Souriau qui, accordant selon Metz (1980, p. 154) « la plus grande importance à la pluralité sensorielle des matériaux signifiants que combine le film », constatait déjà que certains types de sons n’étaient pas « topiquement homogènes » (Souriau 1953a, p. 21), c’est-à-dire qu’ils ne se laissaient pas (en quelque sorte « machinalement ») rapporter à la diégèse. Il mentionnait à ce propos les « sons musicaux », soit cette musique que les analystes du film ont coutume de qualifier depuis Genette d’« extra-diégétique » — notion dont j’ai contesté ailleurs la pertinence dans son usage genettien au cinéma, pour des raisons qui tiennent à l’équivalence regrettable posée par le narratologue entre récit et diégèse (voir Boillat 2007, p. 346-358) [13] —, ainsi que certaines manifestations vocales : « une voix n’est pas nécessairement rapportée à un personnage de la diégèse : elle peut rester atmosphérique, être celle d’un récitant, d’un speaker » (Souriau 1953a, p. 22). Cette « voix de récitant », comme l’appelait à la même époque Albert Laffay (dans un texte où il élargissait l’origine de la voix à celle du discours filmique, esquissant avant l’heure des questions d’énonciation qu’abordera Genette à l’aide de ses dérivés de « diégétique ») [14], n’est pas pour Souriau la « Voix-je » dont Michel Chion fera l’étude, mais celle d’une instance s’exprimant à la troisième personne (« narrateur hétérodiégétique » au sens de Genette).

Dans l’explication du filmologue s’insinue une ambiguïté que les théoriciens (Sarah Kozloff, Jean Châteauvert, etc.) abordant ce que l’on appelle habituellement en France la « voix-off » (et dans le domaine anglo-saxon la « voice over ») n’auront de cesse de discuter : contrairement au cas spécifique évoqué par Souriau, on peut également rencontrer des films dans lesquels la voix, bien que rapportée à un personnage de la diégèse, demeure invisible au moment de la profération over, ou, au contraire, dans lesquels le locuteur s’exprime au « je » sans donner lieu à un ancrage dans une source visualisée. On ne s’étonnera donc pas que l’examen de ces différents cas de figure ait donné lieu à l’un des premiers articles qui, tout en étant contemporains de l’institutionnalisation de la sémiologie, « travaillent » explicitement dans le champ du cinéma la notion de Souriau (sans pour autant mentionner ce dernier). Dans ce texte de 1973 significativement intitulé « Le son au cinéma dans ses rapports à l’image et à la diégèse », Daniel Percheron, qui signera un peu plus tard la rubrique « Diégèse » de Lectures du film (Collet et al., 1980), ouvrage collectif dont la visée n’est au fond pas si différente du Vocabulaire des filmologues [15], propose une typologie des différentes configurations existant au cinéma entre la voix, le personnage et le spectateur. Usant de néologismes qu’aurait enviés Genette (« para-diégétique », notamment), Percheron propose des critères définitoires qui attestent la productivité de la notion de « diégèse », même désolidarisée du réseau conceptuel au sein duquel elle a été forgée [16].

Les considérations sémiologiques relatives aux constituants filmiques susceptibles d’échapper à l’appartenance à la diégèse ont également porté sur un autre aspect bien particulier de l’image et du montage : il s’agit des effets optiques réalisés en post-production pour segmenter le flux filmique, comparable au découpage en chapitres dans les récits romanesques. Christian Metz a consacré à cette question un article célèbre, paru dans les Cahiers du cinéma entre décembre 1971 et février 1972 : « Ponctuations et démarcations dans le film de diégèse » (repris dans Metz 1972, p. 111-137). Or qu’entend-il par cette dénomination liminaire « film de diégèse », ou, pour le dire autrement, que serait pour Metz un film dépourvu de diégèse ? Dans ce contexte, on peut d’abord penser que « film de diégèse » signifie une oeuvre figurative susceptible de créer un monde grâce à ses référents iconiques. Metz (1968, p. 80) avait en effet relevé dans un article précédent l’intérêt des implications de la distinction proposée par Souriau entre arts représentatifs et non-représentatifs. Toutefois, une lecture plus précise révèle que le film « de diégèse » est simplement associé au film narratif traditionnel, l’expression faisant dès lors office, comme chez Genette, d’équivalent de « récit ». Christian Metz s’écarte donc parfois bien plus de la définition proposée dans L’univers filmique que son souci de respecter le vocabulaire des filmologues ne le laisserait penser. Cette relative négligence caractérise également la façon assez aléatoire dont il se réfère à Souriau. À lire Metz, on comprend à la fois la profonde influence qu’exercèrent les catégories de Souriau sur la réflexion en sémiologie du cinéma, et combien cette source d’inspiration fut parfois occultée, peut-être en raison d’une assimilation devenue inconsciente chez le sémiologue. On peut supposer qu’il s’agit plus d’une convergence de vues fortuite que d’une filiation proprement dite.

La diégèse comme lieu de l’immersion spectatorielle

Si l’on considère les développements ultérieurs de la sémiologie du cinéma, force est de constater l’importance du rôle qu’a joué la notion de Souriau dans la réflexion de l’un des principaux théoriciens francophones du cinéma des années 1980-1990, Roger Odin. Sans se réclamer spécifiquement des travaux des filmologues, Odin a développé une approche « sémio-pragmatique » qui est redevable, ainsi que l’a noté André Chaperon (1993, p. 132), de certaines remarques émises par Étienne Souriau, qui ne concevait pas la diégèse en dehors d’une prise en compte de la participation spectatorielle. Rappelons à cet égard le début du troisième paragraphe de l’article « Les grands caractères de l’univers filmique » : « Une porte : le rectangle de l’écran. […] Je dis une porte, et non une fenêtre. Par l’esprit, par le sens, nous entrons dans cet univers » (Souriau 1953a, p. 11). Cette formulation anti-bazinienne ainsi que les « phénomènes psycho-moteurs [17] » étudiés par les filmologues sont au centre de la réflexion d’Odin (1980) sur « l’entrée du spectateur dans la fiction », comme ils innervent d’ailleurs de nombreuses études ultérieures sur les débuts de films (voir par exemple Boillat 2001, p. 60-72 ou Hartmann 2007, p. 53-57). Cette question de l’immersion du spectateur dans la diégèse filmique qui caractériserait le cinéma dit « classique » ou dominant constitue l’un des grands paradigmes qui ont régi les considérations sur le « langage cinématographique » et même, si l’on inverse la perspective (c’est-à-dire pour mettre en question la naturalité de ce dernier), les études historico-théoriques portant sur le cinéma dit « des premiers temps ». Ainsi, pour Noël Burch (1990, p. 41), « la pénétration du spectateur à l’intérieur de l’espace diégétique […] est le geste majeur autour duquel se constituera l’Institution », cette dernière étant située aux antipodes du Mode de Représentation Primitif qu’il tente de définir. Rapportant les principes traditionnels d’élaboration d’une diégèse à une visée qui relève d’un mode de représentation « bourgeois » (sous-tendu par les codes du cinéma hollywoodien), Burch n’aura de cesse de s’intéresser à des pratiques alternatives qui minent, notamment par le truchement de l’interpellation du spectateur, les fondements de la cohérence et de l’autonomie de l’univers diégétique propre au cinéma « illusionniste » dominant, qu’il condamne au nom de la distanciation brechtienne. Alors que le cinéma des premiers temps connaît une figure du spectacle qui n’est aucunement intégrée à la diégèse filmique (à un degré infiniment supérieur au « narrateur extra-diégétique » de Genette), le bonimenteur, que Burch (1990, p. 149) considère comme la source de production d’un « effet de “non-clôture”, de distanciation qui contrecarre la recherche d’une présence diégétique », il en va de même du cinéma japonais — autre objet auquel Burch a consacré un ouvrage — jusqu’au milieu des années 1930, période où officiait le benshi qui, selon Burch (1982, p. 84), « supprimait jusqu’à la possibilité qu’elles [les images] aboutissent à un effet diégétique univoque et homogène ». Qu’il s’agisse de l’héritage de spectacles vivants ou des particularités du montage chez Yasujiro Ozu [18], Burch revient constamment sur la question de la diégèse qu’il conçoit en termes d’effets (néfastes) propres au cinéma de la « transparence ». Les références au niveau diégétique servent ainsi de repoussoir destiné à prôner une conception anti-illusionniste de la représentation. Peut-être la notion de diégèse doit-elle sa pérennité à cette évaluation négative qui a fait d’elle un instrument commode pour rejeter un certain type de cinéma. D’ailleurs, la fortune que le qualificatif des filmologues doit au couple oppositionnel « confrontation exhibitionniste » vs « absorption diégétique » proposé par Tom Gunning (1986, p. 66) dans le contexte du cinéma des premiers temps trouve également son origine dans une valorisation implicite du terme antagonique, Gunning s’intéressant par ailleurs au cinéma d’avant-garde caractérisé par un même enraiement de l’immersion du spectateur dans la diégèse. C’est toutefois dans le contexte moins partial du modèle narratologique développé par André Gaudreault (1999, p. 32-34) à partir de ces prémisses autour de la dichotomie attraction vs narration que la notion de diégèse a acquis une place centrale dans les réflexions historico-théoriques sur le cinéma des premiers temps [19].

En outre, la dichotomie diégétique vs non-diégétique (dont il est encore question aujourd’hui, par exemple chez Fuxjäger [2007, p. 24-31]), et plus précisément les modalités du processus d’élaboration de la diégèse — opération que Roger Odin (2000) nommera « diégétisation » — sont au coeur de la plupart des études inspirées de la « sémio-pragmatique ». Roger Odin (1981) a par exemple observé en quoi l’univers sonore constituait un facteur décisif de création d’une diégèse dans le cas particulier du film La jetée de Marker. Dans la somme que constitue De la fiction, Odin (2000, p. 22) effectue une mise au point liminaire en réfutant l’acception genettienne, précisant que la diégèse « ne saurait se confondre avec l’histoire » et qu’elle « fournit les éléments descriptifs dont l’histoire a besoin pour se manifester ». Ce partage entre description (diégèse) et narration (récit), déjà commenté en ce sens par Dominique Chateau (1983), me paraît constituer un axe productif pour appréhender cette notion (voir Boillat 2007, p. 347-366). À l’heure où il y a inflation des représentations de « réalités virtuelles » dans des films qui sont eux-mêmes hybrides (l’image de synthèse impliquant une éviction de la réalité profilmique) ou dans d’autres médias comme les jeux vidéo (dont les « environnements » sont autant d’univers diégétiques), on ne doute pas que cette notion a encore un bel avenir devant elle [20]. Ce n’est pas un hasard si la revue allemande Montage AV lui consacre un numéro entier en 2007 et si certains contributeurs y abordent le champ de la « théorie des mondes possibles », lieu de prolongements contemporains et futurs que j’aimerais brièvement évoquer en guise de conclusion.

Ouverture à d’autres (mondes) possibles

La définition filmologique de la diégèse résulte d’une prise en considération des niveaux de réalité convoqués par le film, de sa matérialité filmographique à son actualisation filmophanique en tant que projection. Ce contexte originaire explique la rencontre qui s’est parfois produite, notamment dans les écrits de Roger Odin, entre les usages de ce terme et les théories de la fiction. Dans sa définition, Souriau (1953, p. 7) utilise d’ailleurs le terme « fiction » et met en exergue le rapport d’appartenance entre la notion englobante de « diégèse » et ses divers constituants possibles qui, dans une certaine mesure, correspondent à ces éléments qui permettent, selon Umberto Eco (1985a, p. 26-28), de « meubler un monde ». En dépit de différences considérables, il faut noter certaines parentés entre le cadre conceptuel de Souriau et celui, plus tardif, qu’adoptèrent certains narratologues — dont justement Gérard Genette (dans Fiction et diction [1991]) — qui se sont employés à définir le fonctionnement de la fiction littéraire en recourant à la linguistique (les actes de langage selon Searle), à la poétique (Käte Hamburger) et à la sémantique des mondes possibles (Lubomír Doležel). Le fait qu’une approche de ce type fasse lointainement écho à la notion forgée par Souriau s’explique par l’intérêt de ce dernier pour la dimension « mondaine » du récit, c’est-à-dire pour le fait que la narration produise un monde offert au lecteur/spectateur (qui sera complété mentalement par ce dernier). Ainsi, si l’on observe certes une veine pré-structuraliste dans Les deux cent mille situations dramatiques (1950) — les « fonctions dramaturgiques » de Souriau sont similaires aux actants greimasiens —, cet ouvrage dédié au récit scénique est empreint d’une fascination pour la cosmogonie qui incite Souriau (1950, p. 29) à considérer les éléments narratifs comme les constituants d’un « monde », ce qui le conduit par exemple à concevoir l’unité « situation » au sein d’un « dispositif stellaire, avec les forces qu’il organise, et qui doivent symboliser ou communiquer avec tout l’ensemble de l’univers posé ».

Actualisée selon Souriau « dans l’intelligibilité » par le spectateur qui émet des suppositions, la diégèse est à la fois le lieu d’exercice et le résultat de ce qu’Umberto Eco nomme, dans Lector in fabula, la « coopération textuelle » du lecteur. Le destinataire du message recourt ainsi à son « encyclopédie » pour compléter mentalement un univers qui, au cinéma, n’est que partiellement le résultat d’une (audio)visualisation. Eco est l’un des principaux représentants de l’application au récit littéraire de la conception des « mondes possibles », concept transposé de la théodicée leibnizienne dans le champ de la logique. Or il ne faut pas oublier qu’Étienne Souriau entamait son cours de 1951 par une référence identique, certes de façon fort brève pour ne pas lasser ses étudiants :

Faisons une incursion (elle sera brève, et purement introductive, je vous le promets) du côté de la logique et des logiciens. Pensons à ce qu’ils appellent « Univers du discours ». […] À ce compte, tout film, dès qu’on le projette, pose un univers ».

Souriau 1951, p. 231-232

Cette comparaison, même concise, entre l’univers filmique et l’objet de la logique me semble éclairante, car Souriau expose ici un cadre théorique qui sous-tend à mon sens sa conception de la diégèse. Dans sa contribution à L’univers filmique, il enjoint également son lecteur à « imagine[r] l’univers leibnizien (celui dont chaque monade est le miroir) tel qu’il serait s’il était animé d’une finalité générale, l’incitant à donner une monade privilégiée » (Souriau 1953a, p. 13). Certes, le mode hypothétique pour lequel opte Souriau révèle bien un certain décentrement, les chercheurs qui abordent la fiction recourant d’ailleurs à une version « possible » de la conception des mondes possibles. C’est là une réserve que l’on peut avancer non pas en ce qui concerne le rapprochement entre la diégèse des filmologues et l’étude sémantique de la fiction littéraire (à cet égard il s’agit au contraire d’un point commun), mais concernant la filiation de cette dernière avec la logique. De nombreux commentateurs, Umberto Eco (1992, p. 212-213) y compris, ont noté une certaine inadéquation entre la notion de « mondes possibles » telle qu’elle est considérée par les logiciens et l’usage qu’en font les théoriciens de la littérature [21]. Ces différences tiennent principalement au fait que la création littéraire présente un monde incomplet et ne s’effectue pas à l’intérieur d’un cadre initial contraignant. Il est vrai que le « monde possible » de la logique modale correspond quant à lui à un ensemble maximal de propositions, alors que les fictions, où prime en général la pertinence narrative, ne nous livrent qu’un nombre restreint d’informations sur les « états de choses » qui les composent. Sans entrer dans les détails de cette polémique, on peut remarquer que les théories qu’Umberto Eco (1985, p. 169) qualifie de « constructivistes » présentent quelques analogies avec la façon dont les filmologues considéraient la diégèse. Or ces similitudes entre l’acception filmologique de la diégèse et l’approche issue du champ de la logique ont été passablement mésestimées par les commentateurs de Souriau, avant que de récents travaux ne les soulignent (voir les articles d’Hartmann [2007] et de Kaczmarek [2007]) [22]. Le théoricien du cinéma qui fut le plus sensible à cette dimension logique est Michel Colin, qui, dans un court article, prend à la lettre l’appartenance de la diégèse à la logique modale en appliquant cette dernière à l’usage des noms propres dans le film Les carabiniers de Godard. Bien qu’il conclue sur « le peu d’intérêt qu’il y a à considérer la diégèse comme relevant de la sémantique des mondes possibles », Colin (1992, p. 105) prolonge son analyse en abordant la diégèse en fonction d’un modèle partiel et dynamique, c’est-à-dire en proposant des adaptations qui rejoignent ce qu’Umberto Eco envisage pour la littérature.

On ne peut prétendre que des théoriciens de la littérature comme Thomas Pavel ou Lubomír Doležel, qui déplacent leur intérêt du récit vers la fiction proprement dite, recourent à la notion des filmologues, leur héritage (philosophique) et leur horizon (celui d’une poétique) se situant ailleurs [23]. Cependant, on peut dire par exemple que la question de « l’immersion fictionnelle » traitée par Jean-Marie Schaeffer, qui prend également en compte le médium cinématographique dans un ouvrage où il prône le recours à la théorie des mondes possibles, entre véritablement en dialogue, en dépit de postulats et de conclusions différents (voir Boillat 2004), avec la sémio-pragmatique de Roger Odin, discipline que l’on a dit profondément marquée par la définition et l’approche filmologiques de la diégèse. Envisagé dans le cadre des théories de la fiction (et de la non-fiction), le concept de « diégèse » n’est donc pas près de voir s’épuiser son important potentiel de modélisation. L’apport fourni par les filmologues étant resté au stade des prémices (mais aussi, précisément, des prémisses), leur démarche appelle des prolongements qui trouvent dans les réflexions actuelles sur les productions culturelles un écho certain. Lors d’une conférence récemment consacrée à la notion de « dispositif [24] », Thomas Elsaesser a proposé d’aborder les images en mouvement non plus à travers le paradigme du récit, mais à l’aide de l’idée de « monde », qu’il juge plus appropriée à l’étude des réalités virtuelles, des environnements immersifs, des installations ou des jeux vidéo. Or c’est précisément le terme « diégèse » (diegesis) qui constitue selon lui la notion-clé permettant de reconsidérer le « cinéma » dans un cadre plus large, soit en rapport avec le hic et nunc d’une expérience. Bien qu’Elsaesser ne manque pas de rapporter ce concept à Étienne Souriau, il est évident que son acception se situe à des lieues des postulats filmologiques, la « diégèse » devenant chez lui, l’englobant de presque tous les autres niveaux (notamment filmophanique). De tels déplacements ne datent pas d’aujourd’hui, ainsi que j’ai essayé de le montrer en esquissant l’histoire de la réception de la notion de « diégèse » à travers quelques références francophones majeures. Ce qui importe avant tout, c’est le constat de la productivité que cette notion a conservée, et que les représentations produites par les nouvelles technologies ne font qu’accroître.