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Sébastien Sauvageau est compositeur et guitariste. Sa musique est établie au confluent de la musique de création contemporaine, du jazz et de la musique traditionnelle québécoise. Depuis 2015, il dirige le groupe jazz et « avant-trad » l’Oumigmag et, en 2020, il cofonde Corne de brume, un organisme lanaudois voué aux musiques de création. Cet entretien aborde la parution d’Habitant (2019), plus récent disque de l’Oumigmag, et la fondation de Corne de brume.

Paul Bazin (p. b.) : Plusieurs pratiques associées à des traditions musicales distinctes se mêlent dans ta musique, parfois se confrontent, toujours se côtoient. En guise d’introduction, j’aimerais connaître les impulsions et les forces qui t’ont motivé à l’exploration de telles mises en relation.

Sébastien Sauvageau (s. s.) : J’ai toujours nourri un intérêt pour les musiques traditionnelles, le jazz et les musiques dites « contemporaines ». Chemin faisant, l’idée de me former parallèlement dans ces trois champs est devenue un idéal créatif et intellectuel. Ces traditions ont peu à peu transformé mes modes d’écoute, infléchi ma pensée et forgé ma pratique de la composition. Si je me conçois d’abord comme compositeur de musique contemporaine par mon rapport à l’écriture, à la conceptualisation et à la recherche, le son d’ensemble et le type d’interactions que je souhaite générer entre les interprètes, quant à eux, doivent beaucoup au jazz de chambre. Dans cette perspective « dialogale », la découverte de la maison de disques ecm a été un catalyseur important, me révélant avec quel degré de raffinement et de liberté certains musiciens arrivent à embrasser plusieurs styles en un même horizon créatif[1].

La fondation de mon ensemble, l’Oumigmag, a été capitale dans la réalisation de ces idées musicales. Il était important pour moi de travailler avec les mêmes musiciens sur le long terme et dans la précision, et de plus en plus de mettre les pratiques en dialogue. La formation actuelle, en sextuor, est riche en possibilités timbrales et contient, en soi, une variété de pratiques qui se prolongent et rencontrent parfois des limites à dépasser dans la compréhension de l’idiome de l’autre, ce qui est fascinant et très enrichissant[2].

p. b. : Quels défis se sont posés à toi dans la réalisation d’un projet tel qu’Habitant, qui fait appel à des sources traditionnelles ?

s. s. : Quelques-unes des questions centrales qui m’ont occupé (et continuent de m’occuper) sont : « Comment, de façon honnête et entière, mettre en lien mon bagage de compositeur et mon esthétique personnelle avec des éléments de la musique traditionnelle ? » ; « Comment prolonger cette musique en respectant son essence ? » ; « Quelles passerelles peuvent être jetées entre cet idiome, le jazz et la musique contemporaine, des points de vue rythmique, timbral, harmonique, mélodique ou encore de l’intonation ? » D’une part, j’ai cherché une certaine ouverture des éléments du langage traditionnel en faisant appel à divers procédés contemporains. D’autre part, j’ai réfléchi à la mise en musique de différents rapports à la musique traditionnelle : rapport de folklorisation, de décalage, d’étrangeté, aussi, bien que cette musique constitue mon propre bagage culturel. Il y a de nombreux écueils possibles dans le travail avec des sources. La prudence et le doute sont de mise, puisqu’il y a une dimension éthique et relationnelle à considérer. Si on trace un continuum des porteurs de tradition aux ouvreurs de tradition, l’Oumigmag s’inscrit résolument dans cette dernière catégorie. Un jour, le musicien David Simard a proposé l’étiquette « avant-trad » avec un brin de malice, et je la trouve à la fois éloquente et représentative de la liberté de notre approche.

p. b. : Cette démarche hybride et décomplexée est d’ailleurs caractéristique de la musique qui se retrouve sur Habitant. On y entend des pièces dont le caractère est proche de celui des répertoires traditionnels, et d’autres qui témoignent de tes recherches en lien avec certaines pratiques des musiques de création.

s. s. : Habitant est un album double écrit pour sextuor, où apparaissent aussi six pièces soli dédiées à chacun des instrumentistes de l’Oumigmag. Les quatorze compositions posent autant de regards sur des répertoires[3], des matériaux, des caractéristiques ou des formes – brandy, grondeuse et grande gigue simple, entre autres – liés au traditionnel, ainsi que sur des sujets tels que la recherche timbrale, les tempéraments alternatifs, les cycles rythmiques et le maillage écrit/improvisé. Habitant est aussi traversé par une réflexion sur la mise en musique du territoire qui croise différents modes de représentation de la nature, de l’intégration à la sublimation, en passant par l’imitation et l’évocation. Ma recherche d’une géopoétique musicale doit beaucoup à la pensée et aux oeuvres de Pierre Perrault et de Toru Takemitsu.

p. b. : Dans la pièce « Migrations », des cris d’outardes font l’objet d’un traitement numérique. Une relation hétérophonique me semble aussi s’y établir entre l’enregistrement d’archive d’une complainte et les musiciens de l’Oumigmag – tout particulièrement avec le saxophoniste Alex Dodier. Selon toi, est-ce qu’il serait juste d’avancer que cette pièce illustre éloquemment le dialogue entre un matériau traditionnel, d’une part, et, d’autre part, des pratiques contemporaines ?

s. s. : À mon avis, « Migrations » représente un sommet d’éloignement et d’intimité avec la tradition dans le projet Habitant. Aussi, sans que je l’aie réfléchi en ces termes, je serais d’accord avec l’idée d’hétérophonie, puisqu’elle exprime, en quelque sorte, dans la pièce, le paradoxe de proximité et d’infranchissable distance entre notre propre vécu et celui d’un voyageur beauceron, Valère Vachon. Dans cette magnifique complainte collectée par l’ethnomusicologue Marc Gagné en octobre 1970, celui-ci exprime sa gratitude envers la grâce divine qui l’a sauvé d’un accident mortel. La mélodie chantée n’étant pas tout à fait tempérée, les tempéraments se confrontant ou se complétant, l’intonation est devenue une possibilité additionnelle d’expression de ce rapport proximité/distance.

Suivant la forme du texte, j’ai aussi cherché à mettre en scène la grand-messe souhaitée par Vachon[4]. Parmi les moyens déployés pour y parvenir, on retrouve, d’un côté, l’usage de l’électronique, de boucles et de manipulations en studio – notamment les outardes, qui ont effectivement été traitées avec un délai granulaire développé au Groupe de recherche musicale (grm). D’un autre côté, on rencontre l’harmonium, des bruits de pieds frottés au caractère processionnel et l’enregistrement d’archive, qui sont autant de sonorités évoquant l’ancien. La pièce migre ainsi du niveau le plus littéral – l’intégration d’une archive dans une oeuvre nouvelle – vers des niveaux métaphoriques : jouer-outarde pour libérer une parole

p. b. : Un autre exemple de travail sur l’intonation se trouve par ailleurs dans « Écorces », où tu élabores une musique très lyrique à partir… d’écorce de bouleau !

s. s. : Je suis heureux que tu trouves un caractère lyrique à « Écorces ». J’ai conçu chaque fragment de cette pièce comme un chant déchiffré à même des fragments d’écorce, comme autant de partitions graphiques. L’écorce de bouleau blanc s’est imposée comme une partition idéale : contrastes de rugosité, variations de teintes de l’argenté au doré, en passant par le blanc franc ou un noir fuligineux. Après avoir constitué une composition visuellement intéressante en agençant quinze fragments, j’ai entrepris de « transcrire » les aspérités, les traits ascendants ou descendants, les noeuds tantôt en timbres, tantôt en traits mélodiques ou autres variations sur des paramètres préétablis.

Après des séances d’essai et de recherche avec David Simard à la viole d’amour, j’ai concentré mon écriture sur des états liminaux, sur des seuils d’ambiguïtés entre timbres bruités et passages mélodiques, ainsi que sur des pivots entre différentes évocations de traditions. La pièce s’inspire notamment du jeu de viole de Jasser Haj Youssef (Tunisie) et de Mats Edén (Suède), les techniques instrumentales et certains aspects timbraux de leurs approches, le jeu en harmoniques et l’intervalle très expressif de trois quarts de ton, point commun de ces deux traditions.

Deux autres pièces d’Habitant, « Ajour(s) » – solo de contrebasse avec dispositif de résonance – et « Bellechasse », font d’ailleurs appel à l’intonation juste.

p. b. : La démarche de mise en relation qui caractérise ta musique se rencontre également dans ta participation à la cofondation de Corne de brume (cdb), un centre de création musicale qui rassemble des musiciens de tous les horizons[5].

s. s. : Oui ! cdb est né du désir de repenser les liens entre les artistes, leurs oeuvres, les partenaires et le public en proposant un modèle innovant pour les musiques de création dans Lanaudière. On souhaite favoriser un environnement qui misera sur le partage de ressources, la production et la diffusion de ces musiques. Pour cdb, ces dernières se retrouvent au-delà des balises stylistiques (contemporaine, jazz, improvisée, de scène, électronique, traditionnelle, etc.). Les oeuvres seront ainsi présentées dans un esprit de rencontre, de médiation.

p. b. : Même si l’organisme en est encore à ses débuts, pourrais-tu nous donner un avant-goût des premiers projets qui y seront développés ? 

s. s. : Avec plaisir ! Pour sa première saison, cdb organise plusieurs résidences de création et des concerts. Avec le Centre d’expérimentation musicale de Chicoutimi, nous réaliserons la série balado Pour la suite de l’onde, qui s’intéresse au processus de quatre créateurs et créatrices du réseau Excentrés[6]. cdb soutiendra également les projets des membres qui se joindront au cours de l’année. 

cdb étant doublé d’une étiquette de disques, au moins quatre enregistrements seront par ailleurs lancés en 2021 : Unearthed, d’Eyevin Nonet, rendant hommage au compositeur Thomas Chapin ; Souvenance, oeuvre solo de David Simard pour synthétiseur modulaire ; Mexihcah Bones de la chanteuse et compositrice Géraldine Eguiluz ; et Les Anses résonantes, projet collaboratif de recherche-création où composition, lutherie et prise de son créative dialoguent autour de résonances à la contrebasse. Je porte cette initiative avec le contrebassiste Stéphane Diamantakiou. Inspirés par le violon norvégien de Hardanger, nous avons conçu, avec le luthier Benoit Lavoie, un système de cordes sympathiques pour lequel je compose un répertoire solo. Au moment d’écrire ces lignes, je suis plongé dans l’écriture de deux oeuvres pour ce système : l’une explore les microrythmes, et j’y recours à différentes tierces en intonation juste en parallèle de passages « reelés » ; l’autre, en intonation juste, est inspirée du Viderunt Omnes de Pérotin et des bourrées d’Auvergne.

p. b. : Plus j’y songe, et plus ton travail m’apparaît comme un projet d’ethnographie créative, porteur d’une tradition vivante. Un ramage qui poursuit sa croissance, des racines aux devenirs.

s. s. : J’aime cette idée, qui me rappelle d’ailleurs ce que le poète Michel Collot écrit au sujet de la relation que la création artistique entretient avec le paysage : « si l’artiste doit peindre “ce qu’il rêve”, ce n’est pas en se détournant de ce qu’il voit, mais en le prolongeant par l’acte de cette seconde vue qu’est l’imagination, en une sorte de rêver-voir[7] ». Cette conception me semble s’appliquer aux rapports que je cultive personnellement avec nos traditions. En ce sens, je suis bien d’accord avec l’idée d’une ethnographie créative prenant pleinement acte du regard qu’elle pose sur la tradition, terrain privilégié d’explorations que j’entends continuer d’arpenter bien au-delà d’Habitant.