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Né en 1955 à Hiroshima, Toshio Hosokawa est l’un des compositeurs japonais actuels les plus joués au monde. Son langage musical est profondément marqué par l’esthétique japonaise, notamment par le gagaku. L’orgue à bouche shō, caractéristique de la musique de cour japonaise, est particulièrement important dans sa démarche compositionnelle. Hosokawa a développé quelques-uns de ses concepts fondamentaux, tels que la notion de « matrice » ou de corporalité, au contact de cet instrument. Il a également composé une quinzaine d’oeuvres pour shō, seul ou avec d’autres instruments[1], en collaboration avec la joueuse de shō Mayumi Miyata (née en 1954). Ces différents aspects ont été abordés au cours d’un entretien en japonais que le compositeur nous a accordé en visioconférence le 19 février 2021.

Wataru Miyakawa (w. m.) : Comment en êtes-vous venu à intégrer le shō dans vos oeuvres musicales ?

Toshio Hosokawa (t. h.) : C’était en 1985, à travers le gagaku. Cette année-là, j’ai eu la chance de composer une oeuvre pour shōmyō et orchestre de gagaku[2] dans le cadre du projet organisé par Toshirō Kido, directeur artistique du Théâtre national du Japon. À cette occasion, j’ai rencontré la joueuse de shō Mayumi Miyata. Ça a été une rencontre décisive pour moi. Avant cela, en 1979, j’avais écrit Melodia pour accordéon, oeuvre dans laquelle j’avais essayé d’évoquer la sonorité du shō. Plus tard, je me suis rendu compte que mon shō imaginaire était très différent du véritable instrument. Mais je crois que j’ai toujours eu le son du shō en moi.

w. m. : Quelle est l’influence du gagaku et du shō dans votre musique ?

t. h. : Dans le gagaku, le shō joue en permanence à l’arrière-plan, en produisant un son aussi bien à l’inspiration qu’à l’expiration. Sur ce fond harmonique caractérisé par un mouvement circulaire, la ligne de la calligraphie[3] est tracée par le ryūteki[4] et le hichiriki[5]. Quant au taiko[6], dont le son semble venir de la terre, il marque la pulsation régulière. La structure du gagaku se résume ainsi. Moi-même, je suis particulièrement intéressé par la relation entre le premier plan et l’arrière-plan. J’appelle ce dernier « la matrice ». C’est une sorte de tourbillon en spirale duquel naît le mouvement calligraphique du ryūteki et du hichiriki.

w. m. : Dans la note du programme de Ferne Landschaft II (1997) pour orchestre, vous expliquez que ce dernier imite la sonorité du shō et symbolise « la terre, lieu d’où les coups de pinceau (ou sons) émergent ou bien ont leur épicentre[7] ». Vous parlez également du « mode de la cloche de temple[8] » qui passe au premier plan au moment de l’attaque d’un tutti, puis qui disparaît progressivement pour former l’arrière-plan. Cette conception orchestrale est-elle une constante dans votre oeuvre ?

t. h. : Oui, en effet toute ma musique est composée d’après ce principe. Elle repose entièrement sur ma conception du gagaku.

w. m. : Vous attachez une grande importance à la corporalité. Dans le cas du shō, la corporalité s’exprime- t-elle par ce jeu de respiration ?

t. h. : Oui. Mais il s’agit également du son du shō qui pénètre notre corps en remplissant l’espace. Dans la musique occidentale, particulièrement celle de l’école de Darmstadt, le son est appréhendé de manière intellectuelle. Or, dans la musique traditionnelle japonaise, on cherche davantage le son qui résonne dans notre corps. On peut élaborer une oeuvre avec une structure parfaitement logique, mais si l’on néglige cet aspect corporel, elle ne pourra pas nous toucher. Le son du shō remplit tout l’espace comme le chant des cigales et nous faisons alors partie de ce son. C’est cette expérience musicale que je cherche dans ma musique.

w. m. : Il vous arrive en effet de comparer le son du shō avec le chant des cigales dans vos écrits[9]. Pourriez-vous nous parler davantage de cette analogie ?

t. h. : Comme je vous l’ai dit, le shō est joué en permanence dans le gagaku. C’est comme si la terre résonnait. En été, j’entends continuellement le grand chant des cigales qui provient de partout. C’est exactement comme le son du shō. À ce propos, j’ai été très impressionné par le haïku de Bashō :

Ah le silence

Et vrille et vrille le roc

le cri des cigales[10]

Bashō perçoit ce son continu et bruyant comme quelque chose de silencieux, ce qui nous amène à un autre univers. En effet, il y a quelque chose de cosmique dans ce « cri des cigales » qui « vrille le roc ». Je crois que le son fort et continu n’est pas à l’opposé du silence. Au contraire, ces deux entités sont complémentaires.

w. m. : Dans un entretien que vous avez accordé à Walter-Wolfgang Sparrer, vous expliquez que vous organisez les hauteurs à la manière d’un « accord-mère[11] ». Existe-t-il un lien entre cet « accord-mère » et l’aitake[12] que joue le shō dans le répertoire classique de gagaku ?

t. h. : Oui, mon principe d’« accord-mère » s’inspire du shō. Bien entendu, je n’utilise pas directement l’aitake. Le shō laisse sans cesse entendre la quinte. En ce moment, j’appelle cela le « tunnel » du son. Quand on écoute en permanence cette quinte du shō, c’est comme si l’on entrait dans un « tunnel » où la lumière et l’ombre se croisent délicatement à la façon d’un kaléidoscope. Ce « tunnel » n’est pas quelque chose de statique, au contraire, il y a constamment de légères fluctuations. Ce « tunnel » qui résonne continuellement est l’« accord-mère ». Cela rejoint aussi le concept de « son noyau » ou de « son central ». En effet, dans ma musique, il y a toujours des sons qui résonnent tout au long de l’oeuvre.

w. m. : On ressent aussi très souvent dans votre musique une sorte de gravité ou de force attractive. Peut-on, par exemple, considérer les bourdons que l’on entend dans Sen V (1992) pour accordéon solo ou Landscape V (1993) pour shō et quatuor à cordes comme des « sons noyaux » ?

t. h. : Oui, tout à fait. Je veux donner un repère à celui qui écoute. Finalement, c’est aussi le cas de la tonique dans la musique tonale. Mais dans mon cas, il n’y a pas de modulation.

w. m. : Votre concept de « son noyau » a-t-il été également influencé par votre professeur Isang Yun ?

t. h. : Oui, l’idée vient de lui. Mais chez lui, les « sons noyaux » changent beaucoup plus vite que chez moi. Par exemple, dans une section, il peut en utiliser plusieurs, alors que moi, souvent qu’un seul.

w. m. : Quelles sont les difficultés de la composition pour shō ?

t. h. : Le plus grand problème du shō est que cet instrument est limité, aussi bien concernant le choix des notes que celui de la tessiture. Par ailleurs, sur le plan technique, certains accords ne sont pas exécutables à cause des doigtés. Il faut donc apprendre à composer à partir de ces choix assez restreints. C’est en cela que réside la difficulté.

w. m. : Vous avez écrit plusieurs oeuvres pour orchestre de gagaku, telles que Tokyo 1985 (1985), Seeds of Contemplation—Mandala (1986) ou Garden at First Light (2003). Qu’est-ce qui vous a le plus frappé dans ces expériences ?

t. h. : C’est un univers musical beaucoup moins rigoureux que celui de l’Occident. Surtout avec les moines bouddhistes ! Il y a cette expression de « moine dépravé » pour désigner par exemple ceux qui boivent. Ils sont très différents des prêtres chrétiens. Ils sont plus attirants à la fois humainement et musicalement. Sur le plan musical, j’ai surtout été frappé par la beauté qui découle d’une façon de « ne pas être ensemble ». C’est très différent de la structure rythmique stricte de la musique occidentale.

w. m. : Dans le gagaku, le shō symbolise la lumière céleste. Dans vos oeuvres également, cet instrument représente souvent le ciel ou la lumière comme dans Utsurohi (1986) pour shō et harpe, Wie ein Atmen im Lichte (2002) pour shō ou Cloud and Light (2008) pour shō et orchestre. Ce symbolisme est-il important pour vous ?

t. h. : Cela est dû à Mayumi Miyata. À l’époque où je l’ai rencontrée, elle me parlait très souvent du shō de manière métaphorique. Je me suis beaucoup intéressé à cette dimension. Utsurohi, la première pièce que j’ai composée pour Miyata, illustre parfaitement cet intérêt. Pendant l’exécution de cette oeuvre, elle se déplace de manière à décrire un demi-cercle par rapport au harpiste situé au centre. Le shō, qui représente une sphère céleste, émet de la lumière sur la harpe, puis cette dernière y réagit. C’est ainsi que j’ai conçu l’oeuvre. Depuis Utsurohi, je m’intéresse toujours à ce symbolisme du shō. En fait, j’entends réellement le shō de cette manière.

w. m. : Vous ne cachez pas votre admiration pour Tōru Takemitsu. En ce qui concerne le gagaku et le shō, son oeuvre vous a-t-elle influencé ?

t. h. : Oui, son influence est multiple. Par exemple, j’apprécie tellement In an Autumn Garden (1979) pour orchestre de gagaku que je l’ai cité dans Seeds of Contemplation—Mandala. Ou encore Birds Fragments III (1990) pour flûte basse (et piccolo) et shō (ou accordéon) est un hommage à Distance (1972) pour hautbois et shō ad libitum de Takemitsu. En reprenant la disposition de Distance dans mon oeuvre, j’ai voulu approfondir la relation entre le premier plan (flûte) et l’arrière-plan (shō) à ma manière[13].

w. m. : Aujourd’hui le répertoire pour shō s’est considérablement élargi. Il existe même des façons de l’aborder totalement étrangères au gagaku classique, par exemple en explorant la dimension rythmique ou mélodique de l’instrument. Que pensez-vous de ce type d’approche ?

t. h. : Le sheng chinois est mélodique. Mais je trouve que le shō japonais ne fonctionne pas bien dans ce sens-là. Personnellement, je n’aime pas ce type d’approche. Le shō est en train de renaître, si bien que toute sorte d’expérimentations peuvent être menées. Il y aura certainement des oeuvres intéressantes qui découleront de ces recherches. Toutefois, en ce qui me concerne, c’est le shō du gagaku classique que j’aime.

w. m. : Pour vous, que représente Mayumi Miyata ?

t. h. : Question difficile, comme on se connaît depuis longtemps… Elle est ma muse. C’est quelqu’un d’exceptionnel et de très professionnel. Lors de la création de Utsurohi-Nagi (1996) ou de Cloud and Light, elle connaissait déjà la partition par coeur. Elle a une grande capacité de concentration. C’est une chamane exceptionnelle, possédée par le shō. Elle a réveillé le shō qui s’était endormi pendant mille ans ; elle nous incite à écrire pour cet instrument. C’est extraordinaire !

w. m. : Les oeuvres que vous composez pour shō semblent forcément être rattachées à la personnalité de Miyata.

t. h. : En effet, c’est une caractéristique de la musique traditionnelle japonaise. Prenez par exemple November Steps (1967) de Takemitsu. Cette oeuvre doit beaucoup aux deux personnalités exceptionnelles que sont Kinshi Tsuruta[14] et Katsuya Yokoyawa[15]. Surtout Tsuruta qui est tellement unique ; personne ne peut la remplacer ! Si November Steps continue à être joué encore aujourd’hui, ce n’est pas pareil. Dans mon cas également, le jour où Miyata ne pourra plus jouer, ce sera la fin de mes oeuvres pour shō. Cette conception est très différente de celle de l’Occident. Takemitsu parle de la musique transportable et de la musique non transportable. Dans cet esprit, ces maîtres sont irremplaçables.

w. m. : Pourquoi n’avez-vous quasiment rien écrit pour shō depuis 2008 ?

t. h. : Je pense que j’ai réalisé tout ce que je voulais faire avec cet instrument.

w. m. : Pourtant vous venez d’écrire Meian [Ombre et lumière], un duo pour shō et saxophone créé en mars 2021 par Mayumi Miyata et Masanori Ōishi.

t. h. : Oui, j’ai composé cette oeuvre pour deux raisons. La première est que j’étais intéressé par le fait qu’il s’agissait de deux instruments à anche. La seconde, c’est que je voulais composer pour Masanori Ōishi, ce saxophoniste extraordinaire qui m’a commandé cette oeuvre. Meian est basé sur une répétition qui change légèrement tout au long de l’oeuvre, selon le principe de yin yang. Finalement, je pense que j’ai pu réaliser quelque chose d’un peu différent de ce que je faisais avant.