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1949 : Garfinkel publie dans Social Forces son premier article, consacré à la manière dont les homicides inter ou intraraciaux sont jugés. Celui qui deviendra le chef de file de l’ethnométhodologie est alors doctorant à l’Université de Harvard. Il y travaille sous la direction de Parsons et étudie les oeuvres de Schütz, Gurwitsch, Husserl et Merleau-Ponty, d’où ses travaux tirent leur origine.

Research note on inter- and intra-racial homicides, qui intègre ces influences, apparaît comme une première esquisse du projet ethnométhodologique, un premier exemple de la posture intellectuelle qui le caractérisera. Le texte présente une recherche de sociologie compréhensive, articulée autour de ce qui constituera l’une des catégories fondamentales de l’ethnométhodologie, l’« accountability » comme possibilité de rendre compte ou raison.

Je décrirai d’abord les termes et l’articulation de la démonstration à laquelle Garfinkel se livre dans cette étude. J’expliciterai ensuite, à partir de textes postérieurs, le choix de raison où son interprétation de la différenciation raciale du travail pénal s’enracine, avant d’en tirer les implications pour l’étude du droit, du crime et de la discrimination.

1. Calculs et comptes rendus

Garfinkel travaille à partir de 673 homicides jugés entre 1930 et 1940 en Caroline du Nord, homicides qu’il a classés en quatre groupes —N-B, B-B, N-N, B-N[1] — selon la race de l’auteur et de la victime. Différents indices du traitement pénal de l’affaire — « indictment », « charge », « conviction », modalités de l’adjudication, peines requises et prononcées — sont envisagés. Il y voit autant de traces de la construction du crime et du criminel où la réalité de leur être-pour-la-justice est décrite et constituée : « From the point that murder is “recognized” until the case is finally disposed of, the offender is involved in a system of procedures of definition and redefinition of social identities and circumstances. These definitions represent the ways of attending, the “attitude” in Edmond Husserl’s sense of this term, with reference to which offender and offense mean whatever they do mean as objects of court treatment » (1949 : 376).

A. Justice distributive et distributions statistiques

À titre de résultats, Garfinkel présente plusieurs tableaux montrant les particularités du travail pénal. Un tableau compare la manière dont, au sein de chaque groupe, les définitions des homicides se redistribuent au moment de la mise en cause, du renvoi en cour et du jugement de culpabilité. Il montre que la plupart des homicides sont définis comme meurtres au premier degré lors de la mise en cause, le pourcentage étant particulièrement important dans les groupes N-B et N-N ; que la redistribution des définitions lors du renvoi devant la cour est nette dans les groupes B-B, N-N et N-B ; que si plus de 90 % des auteurs sont inculpés du chef de meurtre au premier degré quand l’affaire est portée en cour, 30 % en sont trouvés coupables dans le groupe N-B et 3 % dans le groupe N-N ; que cette qualification n’est jamais maintenue dans le groupe B-N où, d’entrée de jeu, elle est plus rarement mobilisée, etc. (1949 : 371).

À l’autre bout du processus pénal, un autre tableau établit, à propos des auteurs accusés de meurtre au premier degré, que la peine la plus fréquente est la peine de mort dans le groupe N-B, une peine de prison de 0 à 9 ans dans le groupe N-N et une peine de prison de 20 à 29 ans dans le groupe B-B. On constate également que les acquittements comptent pour plus du quart des décisions dans le groupe N-B et dans le groupe B-B, mais pour moins d’un cinquième dans le groupe N-N. On voit également que 30 % des auteurs ont été condamnés à une peine de prison de 30 ans ou à vie dans le groupe N-B, mais que c’est le cas pour seulement 12 % des auteurs dans le groupe B-B et 5 % dans le groupe N-N, etc. (1949 : 374).

B. Chromatisme et altérations pénales

Ces particularités sont associées, dans la discussion, à quatre définitions sociales du procès pénal qui tentent d’en représenter la signification pour les membres blancs de la cour. Chacune combine quatre dimensions : criminalité « intrinsèque » de l’acte, urgence que justice soit faite, caractère sacré ou séculier du rituel, fin qui oriente le travail judiciaire. Garfinkel en résume le sens dans une « summary reaction », dont voici l’essentiel : « Get the nigger ! » (Attrapons le nègre !) exprime la compulsion justicière à l’encontre des homicides N-B ; «If he is... If he isn’t... » (S’il l’est... S’il ne l’est pas...) définit la balance pénale sous l’égide de laquelle seuls les homicides B-B sont jugés ; « Another one ? » (Encore un ?) dit dans la catégorie N-N le désintérêt teinté de lassitude à l’égard de faits qui sont construits comme autant d’actualisations d’une barbarie ordinaire et qui n’accéderont jamais, au-delà du type, à la dignité du cas ; « Murder ? » (Meutre ?), enfin, indique la résistance à reconnaître le caractère homicide de l’acte lorsque l’auteur est blanc et la victime noire.

  • « Get the nigger ! » (Attrapons le nègre !) Dans le groupe N-B, la conviction s’impose, profondément sentimentale, que l’acte est « foncièrement » criminel : toute autre définition semblerait une distorsion de la réalité et de la morale. Il faut, impérieusement, que justice soit faite : le procès prend l’allure d’un rituel sacré. On en appelle aux autorités suprêmes, « Dieu », « la société ». La justice tend vers ses fins ultimes. La suite donnée à l’affaire est fonction de ce que, en âme et conscience, on estime que la justice exige.

  • « If he is... If he isn’t » (S’il l’est... S’il ne l’est pas...) Dans le groupe B-B, l’appréciation de l’acte est la même, mais des preuves sont exigées pour qu’un auteur y soit associé. La responsabilité doit être établie, justice doit être faite, au vu des éléments de la cause. Le rituel est séculier autant que sacré, l’autorité invoquée est légale autant que morale. La justice tend vers ses fins ultimes, mais elle est subordonnée à des considérations séculières.

  • « Another one ? » (Encore un ?) Dans le groupe N-N, on sait que l’acte est criminel, mais on hésite à le considérer comme tel. La responsabilité doit être établie, justice doit être faite, mais des redéfinitions tactiques de ce que cet impératif signifie sont possibles. Le rituel est séculier, peu importe l’autorité au nom de laquelle justice est rendue. L’appréciation du crime et du criminel est gouvernée par des considérations d’utilité. Le procès vise à une réaffirmation informe de la justice.

  • « Murder ? » (Meurtre ?) Dans le groupe B-N, on est peu enclin à appréhender l’acte comme un crime, du moins si l’auteur n’en dénie pas explicitement la criminalité. Nulle urgence à établir la responsabilité, nul impératif que « justice soit faite » — nul péché à expier : le procès doit montrer que s’il y a eu homicide, il y avait des raisons. L’absence de considérations morales ouvre les possibilités d’interprétation ; le travail pénal est dominé par la tactique procédurale. Peine ou pardon sont fonction des possibilités de justification de la décision.

Le devenir judiciaire du fait est commandé par ces quatre polarisations sémantiquement stables, qui déterminent les possibles et les impossibles de sa réalisation en droit. Ainsi voit-on, dans la classe B-N que caractérise la résistance à reconnaître la nature homicide de l’acte, qu’une proportion réduite de faits sont définis comme meurtres au premier degré au moment de la mise en accusation et qu’aucun des auteurs n’en est reconnu coupable. Les rares accusés qui ont été poursuivis sous ce chef ne sont punis ni par l’emprisonnement à perpétuité ni par la mort. Inversement, dans la classe N-B, 30 % des auteurs accusés de meurtre au premier degré sont condamnés à une peine de prison de 30 ans ou à vie, 37 % sont exécutés, etc.

  • Seule la qualification de meurtre au premier degré peut, dans le groupe N-B, rendre compte de l’indignation éprouvée par les membres de la cour. L’offense étant terrible, l’aperception de l’acte ne peut être que rigide. L’indignation n’ouvre d’espace ni à la négociation de degrés de culpabilité, ni à des considérations tactiques ; elle impose de ratisser large pour trouver un coupable. D’où la distribution en U des issues, l’affaire se clôturant soit par l’acquittement, soit par les châtiments les plus sévères.

  • La dispersion progressive des affaires entre les différentes qualifications dans les groupes N-N et B-B est le fruit là de l’obscurité du fait, ici du besoin d’en éclairer toutes les circonstances. Dans le groupe B-B, la cour a accès à un vocabulaire étendu des personnes, des motifs et des circonstances. De subtiles distinctions sont mises en oeuvre dans l’appréciation du cas. Circonstances atténuantes, justifications, excuses, « réaction compréhensible à une provocation prolongée », « moment d’égarement »… Ces catégories d’une justice négociée qui fait égard au principe de proportionnalité constituent l’« évidence » dont résulte la diversification des qualifications au cours du procès. Dans la classe N-N, leur mobilisation prêterait à rire : car s’il est dit que « nul ne sait jamais vraiment pourquoi un nègre en tue un autre », c’est aussi que la chose ne vaut pas qu’on s’y intéresse. Les redéfinitions de l’acte résultent dans la classe B-B de considérations dont la signification sociale est précisément codée ; elle est fondée dans la classe N-N sur des approximations, le manque de sérieux, l’étrangeté et l’équivocité de tableaux grossièrement peints dans une gamme restreinte de coloris. Qu’on les regarde comme évidentes ou qu’on ne les regarde pas, les motivations de l’auteur ne sont pas problématiques : en tant que membre de l’« out-group », il semble, comme sa victime, dépourvu d’histoire et de sentiments. Condamner l’un à mort pour le meurtre de l’autre paraîtrait excessif. « No Guilford County jury would give a nigger the chair for killing another nigger. It just doesn’t seem worth it » (1949 : 380), résume lapidairement un informateur de Garfinkel.

Dans cette perspective, l’égalité numérique n’implique pas l’égalité de traitement. Ainsi les pourcentages élevés de mises en accusation pour meurtre au premier degré dans les groupes N-B, B-B et N-N sont-ils le précipité de « raisons » diverses.

  • Dans le groupe N-B, les homicides, appréhendés comme des faits haïssables, doivent être qualifiés de meurtre au premier degré : toute autre définition paraîtrait scandaleuse. Raison qui se dit morale. Dans le groupe N-N, ils sont d’abord regardés avec circonspection, car, disent les Blancs : « You never really know why one nigger kills another » (1949 : 380). La qualification de meurtre au premier degré est choisie comme « beginning-of-the-line category » (1949 : 378) ; elle doit aussi inspirer la terreur, instrument du contrôle blanc de la criminalité noire. Raison qui se dit pratique. Dans le groupe B-B, la première définition de l’acte est expérimentale. Le fait est sérieux, et doit être pris au sérieux. Des critères précis décideront du maintien éventuel de la qualification dans la suite du procès : le meurtrier blanc doit « mériter » son inculpation et le jugement de culpabilité. Raison qui a nom prudence.

2. Un choix de raison

Nulle mention, dans cette note de recherche contre laquelle Green (1964) partira en guerre, de ces mots — préjugé, discrimination — désagréables à l’oreille de qui veut croire à une justice aux yeux bandés. Pas le moindre mot à propos du clivage racial qui structure et divise la Caroline du Nord : Garfinkel ne l’évoque qu’à travers le tri des homicides selon la race de l’auteur et de la victime, ne le mentionne que sous la forme de couples d’initiales (N-B, B-B, N-N, B-N). On pourrait dire qu’il ne le présente pas, mais l’actualise : cette structuration raciale qu’il ne nomme ni ne commente, il en manifeste la prégnance en montrant comment elle pollue la lecture, l’interprétation et la construction pénales.

Le procédé a des effets décapants, bien au-delà de la crue liberté de ton qu’il autorise. À lire les exposés où les membres de la cour décrivent leurs pratiques, il semble que de l’enceinte sacrée où le juge officie, l’on soit soudain précipité en quelque officine où des raisons diverses font la loi à la loi, font la loi telle qu’en l’espèce elle s’actualisera, et pour commencer : font scandale (N-B), intérêt (B-B), ou ennui (N-N). Les membres de la cour s’y découvrent blancs avant d’être juges ; l’auteur et la victime, membres de l’« in-group » ou de l’« out-group » avant d’être justiciables — cette fiction où le mythe de l’égalité pénale s’enracine, qui devrait vider le procès de toute imaginarisation de la justice pénale. En montrant les procédés et procédures par lesquels le travail d’institution (Quéré : 1985) s’effectue, Garfinkel non seulement déréifie le crime et le criminel, mais opère ainsi une démystification radicale de l’institution pénale. Ce qu’est ou devient un homicide n’est jamais indépendant de la manière dont, à toutes fins pratiques, les membres associés au travail pénal le perçoivent, le décrivent et le construisent : il n’y a pas, comme le voudrait l’idéologie locale, de saisie totale et totalement objective d’un fait ou d’un acte. Entre l’acte d’homicide et sa qualification, Garfinkel montre que le rapport n’est pas nécessaire : dans le travail de définition intervient forcément de l’interprétation, c’est-à-dire du sujet ou, dans la terminologie ethnométhodologique, du « membre ».

A. Penser la rationalité des conduites humaines

Il faut, pour affiner la compréhension de ce que Garfinkel propose, expliquer le choix de raison qui est le sien. L’ethnométhodologue donne, dans ses travaux, la rationalité comme la fin et le moyen de l’analyse. Qu’est-ce à dire ? Et quelle est cette raison dont la traduction française de l’« accountability » nous dit qu’elle doit être rendue ? Garfinkel s’en explique dans le dernier chapitre des Studies in ethnomethodology, intitulé The rational properties of scientific and common sense activities. Selon lui, le programme de sa discipline requiert du sociologue qu’il décrive scientifiquement un monde qui inclut comme phénomènes problématiques non seulement les actions d’autrui, mais sa connaissance du monde. Il ne peut par conséquent éviter de poser « some working decision about the various phenomena intended by the term “rationality” » (1967 : 269), un choix de raison dont il définit les termes comme suit : raison scientifique, ou ce qui fait raison dans la vie quotidienne.

Dans les espaces gouvernés par les règles de pertinence de la vie quotidienne comme dans ceux où prévalent les règles de la théorisation scientifique, les personnes classent et comparent, traitent les situations comme des cas et les individus comme des types ; dans ces deux espaces, elles évaluent des marges d’erreur et cherchent des procédures, analysent les alternatives et anticipent les conséquences, définissent des stratégies et établissent des programmes et, finalement, agissent de manière « raisonnée » ou « raisonnable » — que les raisons qu’elles donnent renvoient aux fondements des choix qu’elles opèrent ou à leurs justifications a posteriori.

La pratique raisonnée se fonde cependant sur des présuppositions différentes selon que ce qui fait raison réfère aux règles « cartésiennes » auxquelles un individu dégagé des contingences sociales se conformerait pour prendre « en toute liberté » une décision, ou aux règles « tribales » qui font du respect de solidarités interpersonnelles le critère de sa correction. Le doute systématique s’avère, pour le « théoricien pratique », limité par le respect de certaines règles plus ou moins inscrites dans la routine de l’univers social dont il est membre, qu’il ne remet pas et ne veut pas remettre en question. Ce qu’il sait définit sa compétence sociale, et la suspension du jugement « juste pour voir où ça mène » ne lui semble pas une condition nécessaire de la mise à l’épreuve de ses savoirs et de ses opinions ; il présuppose un fond de faits naturels de l’existence, qu’à son estime « chacun-de-nous » doit connaître et reconnaître. Font en dernière instance raisons pour lui, la reconnaissance qu’il attend du groupe dont il se voit comme le membre et le témoignage de loyauté qu’il lui donne — raisons pour lesquelles, ajoute malicieusement Garfinkel, les membres de la communauté scientifique respectent les règles de la théorisation scientifique dans leurs activités scientifiques.

Deux possibilités s’ouvrent dès lors au sociologue qui recourt à la rationalité comme principe d’interprétation des conduites humaines. La première consiste à construire le modèle d’un individu qui agirait conformément aux impératifs de la raison scientifique et à comparer à la norme de raison donnée par ce sujet fictif, les comportements actuels des personnes réelles. « In sum, écrit Garfinkel, the model of this rational man as a standard is used to furnish the basis of ironic comparison ; and from this one gets the familiar distinctions between rational, nonrational, irrational, and arational conduct » (1967 : 280). La seconde consiste à décrire empiriquement ces conduites et à en restituer la rationalité : « Instead of the properties of rationality being treated as a methodological principle for interpreting activity, they are to be treated only as empirically problematical material. They would have the status only of data and would have to be accounted for in the same way that the more familiar properties of conduct are accounted for » (1967 : 282).

Entre ces possibilités, le choix que Garfinkel opère est clair. La sociologie doit rendre raison des activités des membres, non leur rendre la raison.

B. Êtres de raison(s) et structure sociale

L’insistance de Garfinkel à voir dans les activités quotidiennes les méthodes des membres pour rendre ces mêmes activités « visiblement-rationnelles-et-descriptibles-à-toutes-fins-pratiques » (1967 : vii) d’une part, et l’équivoque du qualificatif « rationnel », d’autre part, dont il indique lui-même que dans l’usage commun il réfère le plus souvent à l’application des règles « cartésiennes » du raisonnement (1967 : 266), ont conduit certains auteurs à voir dans le « membre », tel que l’ethnométhodologie le définit, un jumeau du joueur de Von Neumann. Brohm (1986 : 2) lui reproche ainsi de réduire les rapports sociaux à « un pullulement d’initiatives pratiques individuelles, un agencement d’actions conscientes, libres et autonomes d’agents qui ont la possibilité de choisir entre de multiples alternatives ou variantes linguistiques ou pragmatiques… », en manière telle que « la notion même de structure et de rapport social » en serait « totalement absente ». L’ethnométhodologie serait, en somme, une cristallisation de l’idéologie moderne, paradoxale de se dire sociologique : elle se représenterait les individus comme des monades rationnelles et la société, comme une libre association de ces monades.

À l’égard d’un auteur dont tout — de l’insistance sur la nécessité d’approcher empiriquement la raison, à l’élection des activités de la vie quotidienne comme phénomène problématique — signale la volonté de dégager l’étude des êtres humains et de ce qui organise leurs conduites de l’être de raison moderne comme concept et type parfait, cette lecture me paraît témoigner d’une méprise proche du contresens. À l’extrême pointe de ce qu’ils disent de leur posture intellectuelle, l’indifférence dont les ethnométhodologues se réclament pourrait parfois donner à penser que dans leur exigence de s’en tenir au compte rendu, ils vont s’affranchissant de l’idéologie moderne jusqu’à en laisser tomber les idéaux, jusqu’à délaisser en tout cas dans l’écriture la référence aux valeurs de raison, de liberté et d’égalité qui la définissent. La notion de membre par quoi Garfinkel désigne l’agent empirique « en personne » — qu’elle renvoie dans les premières oeuvres à la « collectivity membership » de Parsons ou plus tard à l’homme comme sujet d’un discours social — suffit du reste à signifier son aperception sociologique de l’être humain, agent agi et agissant d’un ordre social particulier qui contribue à le produire et qu’il contribue à reproduire.

La réflexion de Brohm a le mérite, par contre, de soulever la question de l’articulation entre l’être humain et la société comme totalité structurée. S’il paraît inexact de voir dans le membre un avatar de l’individu autonome de l’idéologie moderne, assimiler l’ethnométhodologie aux théories supposant une structure sociale existant indépendamment des agents sociaux qu’elle déterminerait absolument procéderait semblablement d’un forçage de sa pensée — malgré son attention à ce qui, dans les manières de voir, de dire et de faire humaines, est conditionné du simple fait que l’homme est au monde et au langage. Telle que les ethnométhodologues la pensent, la structure sociale n’existe jamais indépendamment de la conscience des acteurs qui en expérimentent la puissance. Ceci, comme le remarque Pfohl, ne réduit nullement son importance :

It simply relocates it within, rather than outside, the world of human thinking and doing, talking and acting, working and playing. Social structure, in other words, is viewed as a practical accomplishment rather than a determinant of our daily social existence. From the ethnomethodological vantage point, the structures of everyday life experience are never fully independent of the interpretive work which people do in order to make sense of a particular moment or place in social life.

1985 : 293

3. La justice a ses raisons que la Raison…

Le choix de raison de Garfinkel permet de mieux saisir l’intention de son projet scientifique — celle de « rendre visibles les procédures et les opérations par lesquelles les membres d’une collectivité organisent un ordre social en construisant l’objectivité des faits sociaux, leur intelligibilité, leur analysabilité » (Quéré, 1992 : 46), et de décrire les conditionnements qui informent et règlent leur perception et leurs activités. D’une certaine manière, il s’agit d’une mise à jour des « préjugés », au sens cependant où l’homme, du simple fait qu’il est au monde et qu’il utilise le langage, ne peut en être dépourvu, mais peut ou doit s’efforcer d’en prendre conscience. Ce que l’on rapprochera de cette parole de l’un des auteurs qui, pour Garfinkel, fait référence, Merleau-Ponty, à propos de cet autre maître à penser que fut pour lui Husserl : « Il tend, par une réflexion qui soit véritablement radicale, c’est-à-dire qui nous révèle les préjugés établis en nous par le milieu et par les conditions extérieures, à transformer ce conditionnement subi en conditionnement conscient, mais il n’a jamais nié qu’il existât et fut constant » (1969 : 7).

Reste à en tirer les implications pour l’étude du droit, du crime et de la discrimination. Pour ce faire, je comparerai non plus raison scientifique et raisons de la vie quotidienne, mais raison du droit et raisons des membres de la cour, telles qu’elles se manifestent dans leurs activités.

A. Dit du droit

Il n’est peut-être pas anodin que les premiers travaux empiriques de celui qui allait devenir le chef de file de l’ethnométhodologie aient porté sur l’application de la loi pénale : nulle part sans doute mieux qu’en ce lieu dévolu à l’interprétation ne se donne à voir comment l’objectivité d’un fait est construite dans un enchaînement de procédures qui, simultanément, en construit aussi la rationalité et l’« accountability », et comment dans cet enchaînement un ordre social est accompli et signifié. Pour ceux qui s’y opposeront, l’insoutenable des propositions de Garfinkel n’est pas qu’entre l’acte d’homicide et sa qualification il y ait de l’interprétation : comme l’a écrit Bourdieu, le champ juridique est le lieu où « s’affrontent des agents investis d’une compétence inséparablement sociale et technique consistant pour l’essentiel dans la capacité socialement reconnue d’interpréter […] un corpus de textes consacrant la vision légitime, droite, du monde social » (1986 : 15). L’insoutenable est la mise en évidence de l’envers social de l’interprétation, son envers de raisons « tribales ».

Avec Garfinkel, je poserai d’abord que

[…] the processes of trial consist of activities oriented to the reinstatement of desecrated communally sanctioned values. As the locus of magic and ritual, the trial serves the long list of functions beginning with the recognition of crime and criminal and ending by providing the agencies of crime repression with the means of invoking proper authority by which to either absolve the desecrator of his stain or to require that the stain be wiped out by appropriate punishment.

1949 : 376

J’ajouterai avec Bourdieu que le droit, dans les sociétés modernes, est un système de normes et de pratiques qui doit apparaître

comme fondé a priori dans l’équité de ses principes, la cohérence de ses formulations et la rigueur de ses applications, c’est-à-dire comme participant à la fois de la logique positive de la science et de la logique normative de la morale, donc comme capable de s’imposer universellement à la reconnaissance par une nécessité inséparablement logique et éthique.

1986 : 4

À la croisée de ces propositions, je poserai que si le jugement est un « lieu de magie et de rituel », la fonction première du rituel en ce lieu est d’absoudre le droit de la brutalité des rapports sociaux et de donner à penser qu’il participerait de la science et de la morale, ou de la vérité et de la justice, « inséparablement » : cette illusion est la condition de l’oblitération des déterminations sociales du travail de construction pénale de l’acte et de son auteur, et de la désignation du crime et du criminel sur le mode dit de la « reconnaissance ». La logique est l’opérateur magique censé constituer le droit en tant que vision droite, le « machin » (Legendre, 1977 : 3) qui soutient formellement l’illusion née du désir de croire que la vérité et la justice sont l’une à l’autre coextensives, et réalisées ou réalisables dans le droit.

D’où un ensemble de rites et, dans l’idéologie locale, un ensemble de représentations relatives à l’activité juridique. D’où que « dans la représentation exaltée de l’activité juridique que proposent les théoriciens indigènes » (Bourdieu, 1986 : 7), la construction pénale de l’acte et de l’auteur se dise syllogisme juridique. Ou encore : que le juge y soit considéré comme le lecteur en raison d’un texte et d’une situation dont il reconstruirait les correspondances à la verticale du plan, comme le géomètre volant de Merleau-Ponty (1964 : 58), « toutes les questions d’affiliation sociale » étant comme il se doit traitées comme hors de propos. Ou que l’auteur et la victime y comparaissent revêtus du statut de justiciable, vêtement de cérémonie qui doit les métamorphoser en sujets de l’égalité et de la légalité.

Contre l’idéologie locale, Garfinkel fait valoir qu’entre la loi et son application, un énoncé intervient, point de rupture qui transforme l’opération logique en une interprétation socialement informée. Sur la question de la loi, il ne se prononce pas : libre au lecteur d’imaginer qu’elle serait fondée en Raison. Il montre par contre que, dès lors que la loi est appliquée, on sort du règne de la Raison et que le sujet de droit lui-même est divisé entre l’énonciation et les énoncés légaux.

Soit au départ de l’intervention des agents du système d’administration de la justice pénale, une situation problème ; dans les quatre classes d’homicides que Garfinkel distingue, elle se définit par le fait qu’il y a eu mort d’homme du fait d’un autre. Au terme du processus où la situation problème est juridiquement construite, des décisions diverses sont prises, dont certaines signifient le pardon et d’autres la répression. Entre ces deux points, un système de procédures de définitions et de redéfinitions des identités sociales et des circonstances, qui accomplissent la signification de l’auteur et de l’acte en tant qu’objets du traitement pénal : c’est là le droit, ensemble de ressources mobilisables dans un processus qui tend à terme à couler en force de chose jugée une lecture de la situation problème tributaire des affiliations sociales des parties à la situation d’interaction juridique. La décision d’acquitter ou de condamner s’adresse non à la situation problème, mais à ce qu’elle signifie pour les membres de la cour ; elle est adéquate à la réalité juridique du crime, c’est-à-dire non directement à l’acte, mais à l’acte tel qu’à travers une succession de décisions relatives à la qualification et aux procédures, il a été construit, en droit certes, mais par des membres dont l’intelligence de la situation est commandée par leur affiliation à l’« in-group ».

Le tableau présenté à la page suivante ordonne ces propositions en deux colonnes, qui décrivent la représentation de la justice pénale selon l’idéologie locale et selon Garfinkel.

B. Dit de l’ordre

Que signifie alors, dans Research note , le travail réalisé par les agences de répression du crime ? Je prendrai, pour répondre à cette question et mener plus loin l’analyse, le temps d’un détour par un texte de Mauss (1969). Il y fait l’hypothèse, comme en somme Garfinkel, que la signification de l’homicide diffère aux yeux des membres du groupe de la victime selon qu’il a été commis ou non par un membre de ce groupe. Mais il pose en outre que selon les cas, la nature même de la réaction du groupe à la mort d’un de ses membres est différente : peine d’une part, vengeance réglée d’autre part.

Selon Mauss, il ne peut en effet y avoir de droit pénal qu’interne à une collectivité d’individus, que l’on dira politique en ce que ses membres se reconnaissent sujets d’une même loi, d’une même civilisation. Parmi ces « citoyens », le crime s’entend de l’atteinte à la loi qui institue le groupe et définit la civilisation. Le crime exige, comme suite de l’indignation qu’il suscite, une réaction de type pénal à l’encontre de l’individu qui a enfreint la loi.

Tableau 1

La justice pénale : deux représentations

La justice pénale : deux représentations

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Hors les limites du groupe, qui sont légales, c’est le sang qui fait loi — et le sang (qui est indissociablement celui de la victime et du groupe dont elle était un membre) ne crie pas peine, mais vengeance. L’homicide commis par le membre d’un autre groupe ne porte pas atteinte à la loi qui institue le groupe de la victime, mais à son sang. Il n’est pas crime et, corollairement, il n’exige pas la punition du coupable. Il est coup porté au groupe de la victime tout entier, qui réclame vengeance au groupe de l’homicide. Le groupe atteint comme un seul homme exige du groupe de l’homicide comme d’un seul homme réparation du dommage subi. La vengeance ne s’adresse pas à la personne du coupable : elle se satisfait de la mort de quiconque est de son sang, pourvu que cette mort efface la dette du sang. Ce qui, en un tableau, peut s’ordonner comme présenté dans le tableau 2.

Quelque chose de cet ordre se joue dans le travail de répression décrit par Garfinkel. La compulsion justicière (« Get the nigger who is responsible for that ! ») dans la catégorie N-B et la résistance à reconnaître et à réaliser en droit la nature homicide du fait (« Murder ? ») dans la catégorie B-N peuvent se lire comme l’indication qu’il y va, dans le premier cas, d’une vendetta, dans le second, d’un fait de « bonne guerre ». Dans le groupe N-N, le désintérêt (« Another one ? ») manifeste qu’aux yeux des membres blancs de la cour, le fait tombe hors de leur juridiction. La nature de la réaction des agents chargés d’administrer la justice ne serait pénale à proprement parler que dans la catégorie B-B, quand la situation d’interaction juridique reste interne à l’« in-group ». Elle serait attestée par la formule « If he is... If he is not... », par quoi se signifie dans ce cas la nécessité, qui distingue la réponse pénale de la vengeance, de l’appréciation individualisée de la culpabilité.

Tableau 2

Réaction pénale et vengeance réglée*

Réaction pénale et vengeance réglée*

* Où A représente l’auteur et V représente la victime.

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Dès lors qu’en fonction du groupe de l’auteur et de la victime un homicide ne se réalise pas en droit de la même manière, le principe d’ordre que le procès pénal affirme est moins l’interdit du meurtre — « tu ne tueras point » — que la division raciale du monde, sa division entre les membres de l’« in-group », qui seuls se reconnaissent comme les sujets de la loi instituant l’égalité, et les membres de l’« out-group », qui sont pratiquement exclus de cette reconnaissance. Affirmation politique, puisque aussi bien les membres de la cour sont censés, à travers leurs verdicts, manifester « ce point de vue transcendant aux perspectives particulières qu’est la vision souveraine de l’État, détenteur du monopole de la violence symbolique légitime » (Bourdieu, 1986 : 12). Elle s’y donne comme une réplique de la contradiction américaine mise en évidence par Myrdal (1944) : au sein de ces États qui se proclament normés par l’égalité, la différenciation du traitement pénal rappelle solennellement et réalise pratiquement la « color line » qui divise une société où les Blancs se reconnaissent seuls sujets de droit.

C. Dit du crime et de la discrimination

Contre Sellin (1928), qui fait de la disproportion l’indice de la discrimination, Garfinkel refuse d’assimiler la différence de traitement des Blancs et des Noirs à l’écart statistique par rapport à une norme de la répression moyenne. À ses yeux, le chiffrage de la réaction pénale ne peut épuiser la question de l’égalité de traitement : il a montré comment des traitements différents, réglés par des raisons distinctes, peuvent se traduire par des indices numériques équivalents.

Il n’assimile pas davantage la différenciation à un écart à la norme de Raison dont le droit dit procéder. Choix, là, qui déborde largement l’étude de la différenciation raciale du traitement pénal. À la suite de Schütz, Garfinkel tient que la Raison cartésienne ne peut rendre raison des conduites humaines. Sauf à vouloir ironiser, les évaluer à cette aune lui semble inutile.

Telle que Research note la construit et la donne à voir, la différenciation raciale du traitement pénal est distincte encore de la discrimination telle que le droit la définit par l’illégitimité de la distinction : Garfinkel y montre comment le travail pénal, par le jeu des définitions et des procédures, produit simultanément et la différenciation du traitement pénal et la différenciation des objets traités qui la légitime.

À l’encontre enfin de ceux qui font de la discrimination la fonction d’une intention méchante, Garfinkel considère que la différenciation raciale du traitement pénal ne présuppose ni méchanceté, ni même intention de prendre à l’encontre de tel membre « en personne » une décision sévère ou indulgente. Quand la situation d’interaction juridique met en présence des membres de l’« in-group » et de l’« out-group », il semble d’ailleurs qu’en tant que membres de l’« in-group », les membres de la cour à la limite ne connaissent pas de membres « en personne » : dans les personnes qui comparaissent, ils « reconnaissent » des membres de l’« out-group », non ces individus égaux et socialement non identifiés que le statut de justiciable doit réaliser.

Ni écart à la norme statistique, ni écart à la norme de Raison, ni distinction illégitime, ni volonté de porter préjudice, la différenciation raciale du traitement pénal révèle le caractère non su qui informe le droit et le distorsionne. Elle dit un ordre dont elle est le fait, un ordre dont elle est le produit et qu’elle contribue à reproduire et à signifier solennellement à chacun.

Si la race est le ressort de la différenciation du travail pénal, le crime, en retour, est celui de la légitimation de l’ordre racial. De l’institution pénale, on ne connaît en effet que les produits finis ; on méconnaît qu’avant d’être finis, ces produits sont dé-finis. Cette méconnaissance, où s’atteste la force du droit, est la condition de son efficacité sociale. Elle permet de supposer qu’entre les deux dimensions du crime, l’acte et la définition, le rapport est univoque et nécessaire, et permet d’oblitérer les raisons tribales qui informent la mise en oeuvre de la loi pénale. En suturant l’acte à sa définition, elle naturalise la réalité criminelle et confirme l’opposition doxique entre criminels et non-criminels.

Comme la situation problématique qui fut son matériau premier s’anéantit pour renaître dans la qualification pénale, le travail pénal s’efface derrière ses produits, le crime et le criminel. La dégradation identitaire qu’il réalise permet, dans des sociétés qui se prétendent égalitaires, que la vision doxique des hiérarchisations qu’il consacre recouvre la vertu d’une orthodoxie.[2]