Une « utopie juridique » et politique pour le droit criminel moderne ?[Notice]

  • Alvaro P. Pires

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  • Alvaro P. Pires
    Chaire de recherche du Canada en traditions juridiques et rationalité pénale, Département de criminologie et CIRCEM, Université d’Ottawa
    alpires@uottawa.ca

En 1976, un petit livre, Les prisons de par ici, attaché à la Ligue des droits de l’Homme et signé par Pierre Landreville en collaboration avec Astrid Gagnon et Serge Desrosiers, paraissait au Québec. Comme son titre l’indique, il portait sur l’état des prisons et allait marquer un moment dans l’histoire sociale québécoise : un moment de lutte avec nous-mêmes pour l’auto-reconnaissance d’un type particulier d’exclus ou de stigmatisés, comme le dirait Goffman, les « exclus par leur faute » et par nous-mêmes. Le thème central de ce livre, publié sous la forme d’un rapport sur les conditions d’incarcération et les droits des détenus, remontait alors à une préoccupation qui avait émergé au Québec durant la première moitié des années 1960. L’idée spécifique du rapport était pourtant plus récente, soit 1972 (p. 148). D’une part, il s’agissait alors de « percer ce mur de silence [qu’était la prison] et de tenir le public au courant » (p. 11). Lutte pour une reconnaissance interne au politique. D’autre part, il s’agissait aussi, cette fois avec ou sans l’appui du public, d’affirmer les « droits des individus incarcérés ». Lutte pour la reconnaissance d’un droit pour les organisations politiques ou propre au politique et d’un « droit nouveau » pour le droit criminel. Le livre sélectionne deux grands principes pour les mettre à la disposition du législateur, de l’administration publique et des tribunaux. Le premier stimulait la réduction du recours à l’incarcération : « L’emprisonnement ne peut se justifier que pour les délinquants qui mettent très sérieusement en danger la collectivité » (p. 13). Le deuxième voulait nous aider à prendre du recul par rapport au point de vue visant exclusivement à « faire de la prison un ‘milieu thérapeutique adéquat’ » (p. 16). Ce point de vue avait une sorte de « cécité localisée », c’est-à-dire une tache qui n’était pas « perçue comme une tache sombre dans [le] champ visuel [de la perspective] » (von Foerster, 1973 : 47). Cette tache aveugle était justement la question des droits des personnes qui sont pourtant déclarées coupables. Ce dernier principe, plus difficile à formuler adéquatement, affirmait que « les personnes incarcérées conservent tous leurs droits de citoyens sauf ceux qui leur sont expressément ou nécessairement retirés par la loi » (p. 15). Dans ces pages, Pierre Landreville avait une préoccupation centrale : il tentait en quelque sorte « de rendre compte du sentiment d’humiliation et du processus de dégradation auxquels sont soumises des personnes incarcérées » (p. 147). Cette préoccupation, qui a acquis aujourd’hui ses lettres de noblesse dans les travaux d’Alex Honneth (1999) sur le mépris social, s’intégrait alors à une lutte pour limiter politiquement et juridiquement une forme d’exclusion sociale des individus organisée par le système politique par l’entremise du système de droit criminel. Une forme d’exclusion paradoxalement invisible, même si elle se passait au vu et au su de tous. Mais, qu’est-ce qui rendait alors cette forme de mépris et d’humiliation invisible ? Peut-on attribuer cette invisibilité à la métaphore des « murs de la prison » ? La réponse me semble être négative. La métaphore des murs laisse imaginer que l’invisibilité du mépris et de l’exclusion découle nécessairement d’un processus qui « retire » un objet de devant nos yeux ; d’un processus qui nous empêche de voir parce qu’il rend secret quelque chose. Or, il y a d’autres manières de rendre quelque chose invisible. En reprenant Bourdieu (1982 : 30), on peut dire qu’il y a des processus qui rendent les choses invisibles parce qu’ils produisent un excès de visibilité. D’ailleurs, dit de façon …

Parties annexes