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Introduction

Que la mesure dite alternative soit véritablement une mesure de rechange : voilà un des soucis constants de Pierre Landreville. La promotion d’une mesure alternative exige qu’on programme et qu’on évalue son « impact sur la réduction du recours à l’incarcération » (Landreville et al., 2004). Réduire le recours à l’incarcération est l’objectif prioritaire d’une politique – la moins odieuse – d’intervention pénale. Je m’appuierai surtout sur les contributions scientifiques de Pierre Landreville qui sont consacrées à des solutions de rechange, véritables ou non. Je voudrais tenter de dénouer les fils sensibles d’un écheveau serré, constitutifs de l’éthique du réductionnisme que je crois y lire. J’espère aussi en avoir hérité avec un respect suffisant pour que les mots qui suivent soient lus – bien qu’ils n’engagent que moi – comme une reconnaissance. Je commencerai par deux point radicaux relatifs à la prison : le refus de la justifier et la nécessité d’en limiter les usages. J’aborderai ensuite la question délicate de la crédibilité des solutions de rechange. Je terminerai par la perversion qu’introduit la technologie dans l’impensé de la diversification des peines.

Ne pas justifier la prison

Pierre Landreville ne s’est pas consacré à la recherche d’un titre de noblesse pour la prison. Bien au contraire, sa posture critique a consisté à soutenir la limitation de son usage et à favoriser les solutions de rechange. Avant d’envisager ces deux postures éthiques, il importe de traiter son silence sur la justification de la prison comme un refus éthique : il s’agit justement de ne pas la justifier. Dans le concert des plumes intelligentes, voilà en effet une discordance, que je me permettrai d’interpréter dans les lignes qui suivent.

La mode, éminemment française, est en effet au retour d’une interrogation philosophique sur les objectifs de la peine (Garapon et al., 2001 ; Guillarme, 2003 ; Bebin, 2006). La rhétorique moderne relative à la pénalité se consacre avec plus d’effort à discuter des objectifs de l’emprisonnement qu’à en constater l’absence totale de valeur. Les publications récentes auxquelles je viens de faire référence ont subi, avec Alvaro Pires, leur principale sanction bien avant d’avoir été conçues ; elles sont en effet plus critiques « envers un principe invoqué pour justifier l’incarcération […] qu’envers le fait de l’incarcération lui-même » (Pires, 1987 : 29).

Dans le panorama rationnel des justifications du devoir et/ou du droit de punir que ces auteurs nous proposent, ce qui est oublié (ce que le tableau nous cache), c’est une interrogation sur la nécessité même de la peine comme sanction différenciée. Le droit de sanctionner mérite une nouvelle formulation afin qu’on en dégage, si cela est possible, une justification du droit pénal, comme production normative caractérisée par la nature spécifique de la sanction qu’il institue. L’étalage, aussi complet et aussi ingénieux soit-il de la justification de l’institution pénale (Garapon et al., 2001), ou au contraire la rénovation cognitivo-comportementaliste d’un utilitarisme effrayant (Bebin, 2006) ratent tous deux la question antérieure du fait même de cette propension obsessionnelle à vouloir justifier la peine. La tache aveugle de ce travail séculaire de justification forcenée, de rationalisation totale du droit de punir, c’est ce pousse-au-crime de la justification qui est consubstantiel de l’institution du droit pénal elle-même. Si la peine est une sanction spécifique, il faut rappeler qu’elle ne trouve d’inscription légitime dans les sociétés démocratiques qu’à l’égard d’une liste limitative de comportements totalement hétéroclites. La constitution de cette liste répond elle-même à ce besoin de justification. Beccaria fut le promulgateur – génial et borgne à la fois – de ce principe de limitation de l’application du droit pénal. Autrement dit, la définition juridique des crimes relève déjà du souci de réduire l’empire du non-justifiable (et parfois de l’injustifiable). Oscillant régulièrement entre le sublime et l’odieux, les principes libéraux du droit pénal institué depuis plus de deux siècles visent à la réduction paradoxale de son empire. À l’intérieur de cet empire apparemment et légalement étriqué, le devoir de punir se déchaîne. Au mythe de l’effet limitatif de l’exhaustivité descriptive des comportements qui justifient le droit de punir, correspond la légitimité d’une libération féroce du devoir de punir (Pires, 1998).

Ce qui s’oublie enfin dans cette littérature de fondation et de refondation philosophique – outre les impasses internes à la pensée pénale (voir Casadamont et Poncela, 2004) –, c’est qu’elle porte toujours aveuglément sur l’espace intermédiaire et mitoyen de l’acte de juger. Cet acte est en effet inscrit entre l’espace de la construction le plus souvent policière de l’affaire à juger et l’espace de l’exécution des décisions si admirablement justifiées. La portée de la justification, quand on y réfléchit sur la base d’une appréhension concrète et complète de l’action pénale, est donc étonnamment réduite. Qui s’occuperait hardiment et avec autant de grandeur d’établir une philosophie de la police ou une philosophie de l’exécution des peines ? Ces domaines ne sont pourtant pas moins des domaines de décision dont le plus souvent est occulté le rôle de détermination (par l’aval comme par l’amont) de l’espace du jugement.

La punition est archaïque, injustifiable. Mais ceci n’est pas à prendre que comme le signe d’une indignation, l’archaïsme étant réduit à sa valeur d’injure. La peine semble tellement inscrite « au coeur du coeur » que toute entreprise de rationalisation s’en voit vouée à l’échec, car la rationalisation exige que rien ne lui échappe, ce qui est justement antinomique avec le sens profond de l’archaïsme de la peine. La peine que l’on se donne à justifier la peine (que l’on délivre) semble constituer l’archétype de ce besoin de donner corps à la culpabilité de la société punitive. Une conception restrictive de la justification de l’emprisonnement a ainsi prévalu au Canada, dans le document que le gouvernement a consacré à la détermination de la peine en 1984 : s’il est choisi, l’emprisonnement ne peut servir qu’à neutraliser un contrevenant, à dénoncer un comportement ou à servir de mesure de coercition de dernier ressort contre un contrevenant récalcitrant aux autres sanctions. Autrement dit, « la réhabilitation ne constitue pas une justification valable du recours à l’emprisonnement » (Landreville, 1986 : 24).

Il n’en reste pas moins que le travail de rationalisation exigé d’une telle société doit s’entendre dans sa signification extrêmement moderne de réduction ou d’économie (sur le modèle contemporain de la rationalisation économique des entreprises). Rationaliser : diminuer les coûts et conserver un rendement crédible. Tiendrait-on là l’argument réductionniste décisif ?

Le travail de justification de la prison peut-il soutenir l’objectif politique de réduction de la sphère de légitimité de l’action pénale, tant sur le plan qualitatif que sur le plan quantitatif ? Le silence de Pierre Landreville est une réponse à cette question. Une justification du droit de punir, outre sa logique interne, ne vaut qu’à la mesure de la limitation et de la modération qu’elle introduit dans le champ des pratiques qu’elle institue. L’extension matérielle du domaine du droit pénal et l’aggravation des peines sont deux tendances contemporaines qui témoignent des effets de nombreux facteurs parmi lesquels il ne faut pas mésestimer le poids de la justification ; ces deux tendances rendent absolument nécessaire un travail de refondation du droit de punir sans commune mesure avec le souci de rénovation ou de ponçage philosophique que de nombreux ouvrages contemporains proposent.

Ainsi la justice reconstructive, réparatrice ou restauratrice peut-elle constituer un paradigme de justification de la peine ? Bien sûr, tout et son contraire peut justifier la peine. La portée du victimisme contemporain (Erner, 2006) semble plutôt justifier et produire un durcissement de la répression (Cesoni et Rechtman, 2005). Par contre, un objectif de réparation pourra-t-il instaurer des bornes de limitation et de modération de et dans l’usage du droit pénal ? Rien n’est moins sûr[1]. Il importe que la girouette philosophique tourne ; la pauvre ne peut rien faire de mieux. Faut-il la huiler aussi scrupuleusement, lorsqu’elle ne donne plus que la direction d’un vent de folie ? Il faut plutôt réfléchir à la construction d’un barrage pour que le vent concentre sa férocité sur des murs derrière lesquels les humains peuvent encore s’abriter dans la communion criminelle et coupable qui les caractérise comme humains.

Limiter l’usage de la prison

Quand la pensée s’emprisonne à penser (voire à panser) la prison, coincée entre les théoriciens sans limites et les militants de la répression, on peut compter quelques « limitants ». Pierre Landreville incarne ce « limitantisme » dont l’éthique à la ligne claire est débarrassée d’apparente noblesse : limiter l’empire de la prison, sans souscrire aux illusions des alternatives. Le travail de Pierre Landreville présente à cet égard une rectitude et une efficacité exemplaires. Président du comité d’étude sur les solutions de rechange à l’incarcération, il poursuit un triple objectif politique qui s’inscrit dans une atmosphère pénale radicalement favorable à l’époque[2] (voir Landreville, 1986) : chercher les moyens appropriés à réduire l’incarcération, susceptibles de favoriser l’implication de la communauté dans le traitement de la criminalité et de diminuer les coûts engendrés par le dispositif correctionnel. Loin de chercher de nobles justifications, il s’agit d’oeuvrer à limiter les ignobles usages.

Le principe de philosophie pénale tant éthique que pragmatique qui parcourt le soutien des alternatives à l’emprisonnement est le principe de modération, principe qui justement est aux antipodes de la rationalité pénale moderne (Pires, 1998), que Garapon, Guillarme et Bebin réinventent ad libitum, chacun dans sa tonalité. Par modération, on entend l’exigence d’une évaluation préalable au recours au système pénal des « autres méthodes à caractère moins coercitif et portant moins gravement atteinte aux droits des individus pour régler divers problèmes sociaux » (Gouvernement du Canada, Le droit pénal dans la société canadienne, 1982 : 49). L’opérationnalisation du concept de modération est simple : 1) on ne doit recourir au droit pénal que lorsque d’autres moyens d’intervention sociale sont inadéquats ou inappropriés ; 2) la mesure pénale choisie doit être la moins restrictive ; 3) les mesures privatives de liberté doivent être utilisées en dernier recours. La dimension pragmatique du principe de modération tient dans l’idée que les coûts du droit pénal doivent être les moins élevés non seulement pour le délinquant, mais aussi pour le contribuable et pour l’ensemble de la société. Une alliance est possible, que peu osent reconnaître, mais il s’agit d’une alliance risquée, comme Pierre Landreville l’a démontré en ce qui concerne l’évaluation de la mesure de travail compensatoire en lieu et place de l’incarcération subsidiaire au non-paiement d’une amende. Il formule avec précision (1994b : 242) les principes économiques de la pénalité de rechange : les réels bénéfices de la sanction de substitution doivent être calculés sur la base des coûts marginaux (et non sur les coûts moyens) que représentent les justiciables libres ou emprisonnés. Ce calcul est le seul qui n’encourre pas le risque de tromper le monde sur la maigreur éventuelle du bénéfice financier : il importe donc de rendre prioritaire sur tout argument économique l’objectif de modération que poursuit une pénalité de rechange.

Les solutions de rechange et leur crédibilité

Le comité présidé par Pierre Landreville opère, par ailleurs, un diagnostic complet des obstacles à une véritable instauration structurelle et culturelle des alternatives. La promotion de mesures de rechange adéquates consiste à proposer un véritable discours de remplacement capable de définir des objectifs spécifiques aux mesures judiciaires alternatives, d’opérationnaliser ces objectifs et d’évaluer les pratiques qu’elles instituent. Il importe de trouver les voies d’une autonomisation desdites alternatives par rapport aux discours classiques de la pénalité. Une hypothèse générale : l’indexation des alternatives à la rationalité pénale moderne leur coupe les ailes, favorisant leur sous-utilisation, la précarité des dispositifs et de leur financement, réduisant leur capacité d’obtenir une légitimité publique et de subir une évaluation autonome. Si les pratiques inscrites sous l’intitulé des alternatives (mesures de rechange) sont des pratiques de remplacement, la substitution qu’elles devraient idéalement produire (mordant sur la pénalité classique au lieu de l’étendre) passe par l’adoption d’un discours sur leur efficacité réductionniste et spécifique (il ne faut pas rivaliser avec les finalités assignées à la peine de prison, dont l’efficacité imaginaire l’emportera toujours) et sur leur crédibilité (il faut opérationnaliser l’efficacité jusqu’à l’évaluation).

On croit encore qu’il suffit d’une loi adoptant une mesure alternative pour que, instituée, elle prenne vie. Or, on connaît bien des mesures pénales – la probation prétorienne belge par exemple – dont la vitalité est indépendante de toute reconnaissance légale, voire résistante aux tentatives de réglementation. On connaît aussi des mesures légalement valorisées mais à peu près ineffectives parce que les juges n’en perçoivent pas la pertinence. On en connaît aussi auxquelles les moyens attribués sont si dérisoires qu’aucune chance ne leur est vraiment donnée de se déployer. Toute institution ne vit que sous deux conditions indispensables : qu’une crédibilité organisationnelle lui soit accordée, en conséquence logique de son adoption (des moyens financiers, matériels et humains doivent lui être affectés), et que la crédibilité professionnelle de son usage soit patiemment polie par les acteurs, au fil de leur sensibilisation, de leur formation et de leurs expériences. Une autre condition s’ajoute lorsqu’il doit s’agir d’une institution pénale « de rechange » : que des obstacles soient mis au recours à l’institution canonique (par exemple, en décriminalisant des infractions, en les rendant non passibles d’emprisonnement).

La crédibilité d’une solution de rechange semble parfois excessive, au contraire ; on assiste ainsi en Belgique au développement à l’échelle industrielle de la peine de travail (instituée comme peine autonome depuis 2002). Si l’on accepte « de traduire l’infliction des peines dans le vocabulaire marchand, la demande, pourrait bien en arriver à dépasser l’offre, soit un phénomène inédit de surpopulation dans le domaine des peines exécutées dans la communauté » (Kaminski, 2007). L’excès de crédibilité est aussi attribuable à la capacité des inventions contemporaines à satisfaire apparemment tous les goûts : la peine de travail est punitive, rétributive, resocialisatrice, outil de lutte contre les courtes peines de prison et contre l’impunité. Rien de tel pour favoriser non pas une peine « de rechange » mais bien une peine « intermédiaire » (Morris et Tonry, 1990). L’engouement des tribunaux pour la peine de travail est ainsi fortement axé sur le règlement de contentieux de faible gravité : de 2002 à 2005, 42 % des peines de travail sont prononcées par les tribunaux de police, soit, le plus souvent, dans des contentieux de roulage qui ne sont pas punissables d’enfermement (Reynaert, 2006).

L’habitus professionnel des juges est ainsi fait qu’ils sont plus disposés à rendre une sentence alternative s’ils sont convaincus qu’une surveillance réelle y est attachée (Landreville et al., 2004 : 84). Voilà ce que peut signifier la crédibilité d’une solution de rechange, du moins pour ceux qui ont à décider de leur mise en oeuvre. Le sursis canadien illustre cet enjeu : institué légalement en 1996, il relève d’un esprit sensiblement différent de celui de l’institution connue en Europe sous le même nom. La mesure de sursis s’émancipe de la probation, tout en lui ressemblant. Sans entrer dans les détails techniques, l’emprisonnement avec sursis est de tonalité plus punitive que la probation. Il consiste à purger sa peine dans la collectivité, le temps écoulé étant celui de la peine (à tel point que le délai de sursis est de même durée que la peine de prison et qu’en cas de non-respect des conditions, c’est éventuellement le temps restant qu’il s’agira de purger en prison et non la peine complète). Objectif punitif et réinsertion s’associent. Et le plan de gestion du Québec, mis en place après l’arrêt Proulx de 2000, gère l’administration et le suivi de la peine en dualisant l’accompagnement et le contrôle. Le dispositif consiste à assurer un contrôle plus serré sur le sursitaire que sur le probationnaire. L’arrêt Proulx et le cadre de gestion québécois qui lui succède montrent une progression manifeste de la nature répressive du sursis, puisque dans la grande majorité des cas, une condition facultative d’assignation à domicile 24 heures sur 24 et sept jours sur sept ou un couvre-feu (de 17 heures par jour en moyenne) l’assortit. Un impératif de contrôle s’insinue aussi dans la transformation des dispositifs dont la valeur sociale paraît a priori incontestable. Mais leur crédibilité ne s’évalue pas d’un seul regard. Pour résumer d’une proposition théorique le sens de mes propos, l’évaluation demande de prendre en compte les dimensions institutionnelles, les dimensions organisationnelles et la culture professionnelle des intervenants (Kaminski, 2001).

On constate ainsi que l’accroissement de la durée et le durcissement des conditions s’accompagnent d’une augmentation des manquements à ces conditions et qu’en particulier les conditions d’assignation à domicile ou de couvre-feu sont celles qui font l’objet de manquements (70 % des manquements). Par contre, le taux de récidive est en baisse. L’analyse permet ensuite de constater l’indépendance totale entre la récidive et l’imposition d’une condition d’assignation ou de couvre-feu. En même temps que les manquements augmentent, on constate cependant que les révocations du sursis diminuent aussi drastiquement. En quelque sorte, si le sursis est devenu plus punitif, les réactions aux manquements observés perdent en punitivité. Il en va de même pour les réactions aux récidives.

Les paradoxes systémiques rapidement abordés ci-dessus révèlent d’une part les limites de la surveillance réelle et de ses effets attendus. Cette surveillance que l’on voudrait réelle apparaît surtout sous la forme du rêve de l’immobilisation du sujet. La dimension punitive et incapacitatrice du délinquant non incarcéré est pensée comme immobilisation (assignation à domicile, couvre-feu). D’autre part, ces paradoxes témoignent aussi que la dimension résolument punitive d’une solution de rechange pourrait bien constituer avant tout une condition discursive, nécessaire à la crédibilité de la peine, permettant pour le reste le déploiement d’expériences singulières de son exécution, expériences susceptibles d’interprétations et d’appropriations multiples et diversifiées par les justiciables eux-mêmes et par les professionnels de l’exécution (Cauchie, 2005 ; Cauchie et Kaminski, 2007).

Et vint la surveillance électronique

Mais au vocabulaire des solutions de rechange, on a « substitué » celui, déjà évoqué plus haut, des solutions intermédiaires. Et ces sanctions intermédiaires se durent d’être « réellement punitives ». La surveillance électronique, à laquelle le Québec peut s’enorgueillir d’avoir résisté jusqu’ici (et dont la Belgique fait encore un usage limitatif ; Kaminski et al., 2001), illustre bien ce revirement des solutions de rechange à l’incarcération en dispositifs d’alourdissement des conditions ou du contrôle d’une probation traditionnelle (Landreville, 1999 : 114). Le vocabulaire pénal, digne de l’idéologie politique de la « troisième voie » (Giddens, 1998), présente les atours de l’adaptation, de l’adéquation, du réglage fin de la pénalité, de sa progressivité, et escamote la dénotation radicale de la substitution.

Mais le changement de vocabulaire apporte, outre ses conséquences réelles, des effets étranges. Tout d’abord, le modèle politique est différent : alors que les véritables solutions de rechange sont pensées selon un modèle politique orienté, l’instauration de la surveillance électronique répond plutôt au modèle de « l’anarchie organisée » (Cohen et al., 1972). Ce modèle met en cause le sens commun ou les théories selon lesquelles les décisions politiques sont des réponses rationnellement construites et adéquates à des objectifs précis. Autrement dit, ce modèle dénonce les présuppositions du vocabulaire des intermediate punishments. Selon le modèle de l’anarchie organisée, la décision (de recourir à la surveillance électronique par exemple) est – au contraire de la construction politique cohérente des solutions de rechange – « le produit de la rencontre de solutions (à la recherche de problèmes à résoudre), de problèmes (en quête de solutions) et de décideurs (cherchant à agir) » (Vigour, 2004 : 314). Pour le dire avec un peu plus de férocité, la surveillance électronique rencontre avant tout, non pas un projet orienté sur la sanction en démocratie, mais des marchands sachant démarcher des gouvernements ne sachant plus gouverner.

Ensuite, la rationalisation prend et perd à la fois tout son sens : avec la surveillance électronique, « le pouvoir s’exerce aux moindres coûts économiques et politiques possibles, selon des modalités plus raffinées et plus discrètes mais de plus en plus systématiques, intensives et extensives » (Landreville, 1994a : 55). Encore faut-il, pour adhérer à l’argument des « moindres coûts », croire un tant soit peu que la surveillance électronique se substitue à la peine trop coûteuse qu’est l’incarcération (Landreville, 1999 : 116). Soit elle se substitue à l’incarcération et l’argument économique est recevable (à condition que l’on ferme des prisons), soit elle constitue un renforcement du contrôle de mesures probatoires traditionnelles et, dans ce cas, les coûts sont assurément accrus. Ainsi, aujourd’hui en Belgique, l’on peut convenir que les détenus placés en surveillance électronique coûtent à peu près deux fois moins cher au contribuable que les détenus effectivement incarcérés, mais les 600 personnes concernées chaque jour par ce dispositif s’ajoutent à un nombre croissant de détenus, de telle manière que le bénéfice financier produit se résume à la réduction des coûts de l’augmentation de la population carcérale (voir Devresse et al., 2006).

Landreville souligne encore l’effet d’entraînement du progrès technologique sur ses applications pénales rêvées aujourd’hui, réalisables demain matin et – donc – réalisées demain après-midi. L’incapacitation technologique usant d’implants est ainsi une « alternative négligée[3] » (selon les termes de Lehtinen, 1978) dont la proposition soulèverait un tollé (selon les termes de Landreville, 1994 : 57). Douze ans plus tard en Belgique, un sénateur libéral ne veut plus « négliger » cette « alternative » pour le contrôle des auteurs d’infractions à caractère sexuel. Peu d’émoi et moins encore de tollé : le monde change si vite… Ce sénateur, médecin spécialiste du cerveau, propose qu’une « puce électronique soit implantée dans le cerveau des pédophiles libérés, pour qu’on puisse les suivre » (Le Soir, 30 juin 2006). Selon La Libre Belgique du même jour, la puce en question est implantée sous la peau et sert à localiser le pédophile qui ne se serait pas rendu à la convocation destinée à lui faire subir sa castration chimique trimestrielle. La localisation de la puce et sa fonction précise semblent donc encore incertaines. Le vice-premier ministre et président du parti auquel appartient le sénateur, soutient, sans grande précision, la nécessité d’assurer la « traçabilité » des délinquants sexuels. Nous devons ce dernier concept à la médecine vétérinaire : il s’applique au repérage du trajet qu’a suivi une bête vivante jusqu’à la grande surface en passant par l’abattoir. De la ferme à notre assiette, l’animal – qui pourrait être malade – doit pouvoir être identifié. La transposition d’un concept vétérinaire au contrôle des humains est d’autant plus significative que, quant à l’animal, c’est sa trace post mortem qu’il s’agit de suivre[4].

[A]dvancements in technology require changes in political and social life and in values most adaptable to those changes. L’auteur de cette proposition, citée par Landreville, un certain Blakeway (1995), est marchand de surveillance électronique. Dans son effroyable renversement, cette sentence (à la fois phrase et condamnation) fait penser à la présentation des recherches actuelles sur la voiture intelligente « qui n’aura plus besoin d’aide humaine ». Pierre Kroll, dessinateur et humoriste belge, explique sa surprise devant ce type d’argument : il n’avait en effet jamais pensé jusqu’ici qu’il était l’assistant humain de son véhicule. Berthold Brecht, avec ironie et hors du champ technique, suggérait au gouvernement mécontent de son peuple de s’en débarrasser et d’en choisir un autre. Dans le champ technique comme dans le champ politique, l’enjeu reste plus que jamais éthique : l’outil n’est pas neutre. Sa promotion, son usage, sa généralisation sont autant d’occasions de lui confier le pouvoir de gouverner nos choix.

Le schéma pervers de la diversification des peines (quand les solutions de rechange n’en sont pas) et de leur « technologisation » est identique. Il peut se résumer lapidairement comme suit. La réalité pénale et nos valeurs ne s’accordent pas ? Changeons de valeurs ! Pierre Landreville, le « limitant », refuse, armé de ses valeurs, les innovations qui les blessent autant que les immobilismes qui les tuent.