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Introduction[1]

Depuis le début des années 1970, la thématique des abus sexuels sur mineurs a attiré l’attention du public et des professionnels de la santé. Plusieurs études ont tenté de mettre en évidence la prévalence et les conséquences des abus sexuels, et ce, principalement auprès d’échantillons composés de femmes. Ce n’est que récemment que les premiers ouvrages traitant la problématique des abus envers les garçons ont fait leur apparition. De 1987 à 1992, par exemple, seuls 2 % à 3 % des travaux sur l’abus sexuel concernaient principalement les hommes (Poropat et Rosevear, 1993). Aujourd’hui encore, il existe un manque réel de connaissances sur cette population.

Cette étude naît d’une demande adressée par une association basée en Suisse proposant des groupes de parole pour femmes et hommes ayant été victimes d’abus sexuels dans l’enfance[2]. Les responsables de cette association se questionnaient sur le faible nombre d’hommes faisant appel à celle-ci. En effet, le nombre restreint d’hommes participant aux groupes de parole (environ 1 homme pour 9 femmes) ne peut se justifier par rapport à la proportion d’hommes ayant subi un abus avant l’âge de quinze ans, qui est de l’ordre de 1 homme pour 2 femmes en Suisse (Fragnière et Girod, 2002). À partir de ce constat, il s’agit d’examiner la dynamique psychique qui sous-tend cette faible demande, ainsi que les conditions pour le déploiement d’un processus thérapeutique en groupe.

Hypothèses de recherche

Deux hypothèses permettent d’aborder les différentes dimensions du vécu traumatique lié à l’abus sexuel (terminologie utilisée par les participants à la recherche) envers les garçons et d’éclairer les raisons qui le rendent aussi difficile à dévoiler :

  • L’abus sexuel fragilise la souplesse dans l’articulation du masculin et du féminin. Nous formons l’hypothèse qu’il s’agit d’une situation de passivation traumatique (Green, 1999) contribuant à organiser le psychisme sur le mode du refus de la passivité. Nous supposons également que le dispositif des groupes de parole est susceptible de réactiver un vécu de passivation insupportable qui entrave la participation des hommes.

  • L’abus sexuel met en question la construction de l’identité sexuelle dans la mesure où l’abus envers les hommes confronte les victimes à l’homosexualité. En effet, selon nos données statistiques, 82,1 % d’entre eux sont victimes d’abus homosexuels et 8,3 % d’abus hétérosexuels et homosexuels. Ainsi, la proportion d’abus homosexuels est très importante et conduit à s’interroger sur ses conséquences quant à la construction de l’identité sexuelle de l’individu : l’abus viendrait déstabiliser la construction de celle-ci en entraînant un questionnement envahissant. Cette problématique induit des difficultés dans la façon de vivre sa sexualité, ainsi que des angoisses relativement à la représentation de l’homosexualité et à la crainte de devenir soi-même auteur.

Méthode de recherche

La recherche, réalisée auprès d’une association basée à Lausanne (Suisse), repose sur une double méthodologie quantitative et qualitative.

Données quantitatives

Les dossiers de 703 personnes ayant fait au minimum un entretien d’entrée auprès de l’association entre 1997 et 2009 ont été dépouillés. Les informations extraites ont permis de définir le profil d’une population d’adultes (hommes et femmes) ayant été victimes d’abus sexuels dans l’enfance et s’adressant à une structure d’aide. L’analyse descriptive de ces données a permis d’obtenir des indications concernant neuf éléments (voir tableau 1).

Données qualitatives

Quatorze entretiens individuels semi-structurés de une heure trente ont été menés avec des hommes ayant été victimes d’abus sexuels dans l’enfance. Treize des quatorze participants ont pris part dans le passé à un groupe de parole dans l’association. Le dernier participant n’a réalisé qu’un entretien d’entrée. Les hommes ayant pris part à un groupe de parole ont été sollicités par courrier.

Les entretiens ont été conduits sur la base de deux axes d’investigation principaux :

  • L’histoire d’abus et les conséquences du traumatisme ;

  • L’expérience de participation au groupe de parole : attentes, difficultés éprouvées et apports.

Avec l’autorisation des participants, les entretiens ont été enregistrés et transcrits verbatim.

L’analyse a été réalisée en s’inspirant d’une approche qualitative de type phénoménologique, l’interpretative phenomenological analysis (IPA) (Smith et Eatough, 2006)[3] et en s’appuyant sur un cadre conceptuel de type psychanalytique.

Profil de la population faisant appel à l’association : analyse des données quantitatives

Comme le montre le tableau 1, les hommes sont sous-représentés au sein de ce type de structure d’aide (13,75 % d’hommes et 86,25 % de femmes). Les données ne reflètent pas la répartition homme-femme pour ce qui est des abus subis durant l’enfance (environ 1 homme pour 2 femmes en Suisse). On peut en inférer une difficulté pour les hommes à faire appel à une structure proposant des groupes de parole. Les résultats montrent également que l’âge des personnes s’adressant à l’association est compris entre 18 et 72 ans, et que l’âge moyen au moment du premier entretien est de 33,8 ans. L’âge moyen au moment du premier abus est de 8,7 ans, les garçons étant ici abusés à un âge plus avancé que les filles (8,6 ans pour les femmes ; 9,3 ans pour les hommes). Les données montrent que la grande majorité des personnes (64,6 %) a été abusée plus d’une fois. Les abus peuvent s’étendre sur plusieurs mois ou plusieurs années, la durée maximale atteignant 32 ans[4]. Concernant les formes d’abus, on note la forte disparité entre les femmes et les hommes concernant les abus sexuels sans contact, passant pratiquement du simple, pour les hommes (9,6 %), au double, pour les femmes (16,6 %).

Tableau 1

Données statistiques relatives à la population de l’association

Données statistiques relatives à la population de l’association

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Le tableau 1 montre également que les auteurs d’abus sexuels sont le plus souvent des hommes : à 94,0 % pour les filles et à 82,1 % pour les garçons. Les garçons (9,5 %) sont plus fréquemment que les filles (1,2 %) victimes de femmes ; cependant, la participation des femmes aux abus sexuels reste minoritaire. Les sujets qui ont été victimes à la fois d’un homme et d’une femme (simultanément ou à des moments différents) sont également minoritaires : 4,8 % pour les filles et 8,3 % pour les garçons. Ce constat permet de mettre en évidence un élément important : les abus sur les garçons sont, dans la plupart des cas, de nature homosexuelle, à la différence de ceux commis envers les filles qui sont le plus souvent de nature hétérosexuelle. Conformément à ce qu’indique un grand nombre de recherches (Poprat et Rosevear, 1993 ; Finkelhor, 1994 ; Dorais, 1997), les abus ne sont que rarement commis par un inconnu (10,8 %). Ils sont le plus souvent perpétrés par un membre de la famille (45,9 %). Enfin, seuls 16,0 % des femmes et 13,1 % des hommes ont déposé une plainte, chiffres qui tendent également à confirmer les données de la littérature (Bajos et al., 2008).

Vécu traumatique et investissement du groupe de parole : analyse des données qualitatives

Quatorze entretiens semi-structurés ont été réalisés avec des hommes ayant fait au moins un entretien d’entrée auprès de l’association avec laquelle la recherche a été réalisée. Ces entretiens ont ensuite été retranscrits et une analyse thématique a été réalisée. Six thèmes ont été dégagés, ceux-ci étaient :

  • la dynamique groupale ;

  • l’identité et la sexualité ;

  • les conséquences de l’abus ;

  • le processus thérapeutique ;

  • les émotions ;

  • le dénouement (consécutif à la prise de conscience de l’abus sur soi).

Les trois thèmes principaux – la dynamique groupale, l’identité et la sexualité, et les conséquences de l’abus – ont été retenus et examinés dans le cadre de ce travail. À partir de ces thèmes seront discutées les hypothèses de la recherche en appui sur trois problématiques : celle du rapport à la dynamique groupale ; celle du rapport à l’identité sexuelle ; et celle du rapport à la normalité. Le choix de se porter sur ces thèmes tient d’abord dans l’importance qui y est accordée par les participants à la recherche. La seconde raison tient dans la quantité et la qualité des informations à disposition pour ces thèmes, plus élevée que pour d’autres thèmes dégagés.

Dynamique psychique et processus thérapeutique groupal

Dans le discours des participants, il a été possible de saisir différents éléments témoignant de la dynamique du fonctionnement psychique dans un cadre groupal des hommes ayant été victimes d’abus sexuels dans l’enfance. Si lesdits éléments peuvent dans un premier temps sembler sans rapport les uns avec les autres, une étude attentive permettra de les lier de façon cohérente.

Les participants évoquent tous une période de silence, plus ou moins longue selon la personne, qui a suivi l’abus sexuel. « [...] la première personne à qui j’en avais parlé c’était ma mère, mais bon silence total, le médecin silence total, à part quelques calmants » (Jacques).

Ce silence dans lequel l’enfant est plongé, soit par les réactions de son entourage, soit par crainte, ne signifie pas pour autant que la souffrance disparaît. « Ça veut dire qu’on vit dans le silence, c’est en quelque sorte une souffrance qu’on vit, qu’on essaie d’oublier, mais le drame est toujours là » (Cédric).

Les participants font référence à l’emprise sur eux qu’ils perçoivent de la part de l’auteur, et ce, même de nombreuses années après la fin des abus. « En général les gens qui font ça, donnent une pression sur l’enfant... c’est un secret, il faut le garder pour nous ou bien s’ils le disent ce n’est pas bien. Donc ils nous mettent dans une emprise psychologique déjà » (Serge).

En l’absence de mots, les interviewés décrivent un besoin de faire appel à des comportements extrêmes dans lesquels l’agir se substitue à la pensée et permet de ne pas ressentir, de ne pas se laisser envahir de nouveau. « J’ai fui dans le travail, j’ai fui dans toutes sortes de produits psychotropes, je fuyais dans les comportements extrêmes, relations extrêmes, jeu, vitesse, donc c’était vraiment à l’extrême pour voir ce qui se passait... » (Charles).

Les derniers mots de Charles laissent entrevoir qu’au-delà d’une fuite, ces agirs frénétiques lui permettent de devancer une nouvelle situation de passivité qui lui serait insupportable. En allant à la recherche des limites, de ses limites, il va activement à leur rencontre pour préserver un sentiment de maîtrise.

Le mépris du passif peut aussi entraîner des difficultés dans les relations interpersonnelles avec les hommes :

Parce qu’avec les hommes c’est très difficile quoi.
D’accord, vous pouvez m’expliquer un peu pourquoi ?
Je pense que c’est à cause des mauvais traitements de mon père, des abus sexuels de ce prêtre, donc [entre] la gent masculine et moi, c’est moi qui domine, point à la ligne.

Charles

Charles était interrogé sur les personnes avec lesquelles il avait gardé contact ; il explique alors spontanément que s’il n’a conservé des relations qu’avec une femme, c’est à cause de sa difficulté à avoir des relations proches avec des hommes. Le recours à l’agir peut, dans le même sens, être un moyen efficace pour émerger du traumatisme, comme dans le cas de David qui décrit un surinvestissement scolaire et professionnel lui ayant permis d’avancer.

[...] au collège, j’ai super bien réussi, puis après j’ai fait HEC, j’ai bien réussi. J’ai fait deux masters différents, j’ai commencé à bosser. Tout ça, toute cette partie-là ça allait parfaitement.
Vous étiez là, dans vos études...
Exactement, je pense que – c’est marrant ça aussi – c’était un moyen de défense et je pense que j’ai eu de la chance dans ma malchance, parce que j’ai pas choisi ce moyen de défense, il est venu comme ça tout seul. Je me suis investi dans certains domaines. Je voulais absolument m’en sortir, je voulais absolument avoir un bon boulot, je voulais gagner de l’argent, je sais pas pourquoi j’avais des trucs comme ça en tête.

David

Si le recours à l’agir peut être tant destructeur que salvateur, il est particulièrement dérangeant lorsqu’il vient s’insérer dans le vécu traumatique. Ainsi, la présence de mouvements actifs chez la victime, comme le fait d’être contraint de pratiquer une fellation ou encore de ressentir du plaisir dans l’abus, est perçue par les participants à la recherche comme particulièrement troublante.

Je ne me respectais pas du tout et finalement quelque part, c’est ça qui est terrible aussi, c’est que je prenais un certain plaisir à ne pas me respecter. Mais je ne sais pas, c’est ça qui n’est pas cohérent en fait, mais posé comme ça et exprimé comme ça, ça ne paraît pas logique de... se faire du mal et de l’apprécier ; maintenant ce qu’il y a dans la réalité, c’est que des abus sexuels quels qu’ils soient, de par leur nature, procurent du plaisir théoriquement. Même s’ils sont violents, ils peuvent procurer du plaisir, donc recevoir du plaisir dans des actes qu’on sait être sales ou mauvais c’est... il y a quelque chose qui ne joue plus après à ce niveau-là dans la valeur du sentiment. C’est ça, c’est qu’il y a une valeur qui est faussée là-dedans...

Jean

La position active pendant les abus vient en quelque sorte se mettre en opposition au vécu de victimisation et créer une dissonance. Cette dissonance peut avoir des conséquences bien au-delà de l’abus, c’est de cela qu’il est question ici lorsque Jean fait référence à l’absence de respect qu’il a pu avoir envers lui-même.

Enfin, on peut interroger en quoi le groupe, pourtant susceptible de réactiver le vécu traumatique, va permettre à l’individu d’avancer par rapport à son vécu traumatique et pourquoi, malgré les nombreuses difficultés décrites ci-dessus, un certain nombre d’hommes ayant été victimes d’abus sexuels fréquentent tout de même des structures d’aide qui proposent ce type d’approche. Daniel et Patrick nous donnent des éléments d’explication à ce propos :

[...] c’est le premier endroit où il n’y a pas eu de questions de jugement, ouais on n’est pas jugé, les gens ils ne disent pas « ah ouais », pas de crainte, parce que moi je me disais : « Chaque fois que je vais en parler, les gens ils se disent ben celui-là il faut pas lui confier notre gamin, parce que ça va être l’horreur quoi », alors là, ça ne s’est même pas posé la question, parce que les gens ils sont au clair avec eux. Pour moi c’était le premier endroit où je pouvais dire : « Ben voilà ça m’est arrivé pis je suis normal quoi » et pis ça, ça faisait du bien quoi, ça faisait du bien.

Daniel

Je pense que c’est aussi bien d’avoir un peu une sensibilité féminine je crois, par rapport à la sexualité, vu qu’en général c’est un homme et une femme, c’est bon d’avoir aussi le ressenti des demoiselles par rapport à nos soucis, si on traitait ce thème-là je veux dire, de savoir comment est-ce qu’elles appréhendent nos doutes, nos craintes et tout, c’est peut-être bon d’avoir un retour au groupe avant d’avoir un retour au foyer qui se passerait peut-être un peu plus mal, je pense que c’est bien.

Patrick

Au total, à l’issue de la lecture des entretiens, les propos retranscrits ci-dessus nous permettent d’approfondir les enjeux psychiques de la prise en charge en groupe de parole. Les abus sexuels sont très souvent suivis d’une période de silence. Frances et al. (2006) soulignent que la révélation des actes subis, particulièrement chez les hommes, survient plusieurs années après l’abus. Les données recueillies au cours de la recherche confirment que la quasi-totalité des interviewés (81 %) ont attendu l’âge adulte avant de dévoiler leur secret[5].

L’analyse des entretiens a fait ressortir un refus de la passivité et une propension à l’agir. Selon plusieurs auteurs (Briere et al., 1988 ; Dimock, 1988 ; Scott, 1992 ; Lisak, 1995 ; Dorais, 1997 ; Fances et al., 2006), la socialisation masculine est un aspect clé permettant d’expliquer la difficulté qu’éprouvent les hommes à reconnaître les abus subis, à leur donner un sens et à exprimer leurs sentiments à l’égard de ceux-ci. Selon les normes sociales, l’homme devrait être invulnérable, émotionnellement stoïque, fort et actif, en opposition aux caractéristiques attribuées aux femmes : vulnérables, passives et dépendantes (Welzer-Lang, 2002). Or, l’expérience de vulnérabilité et le vécu de peur dans l’abus contreviennent au système de représentation de la virilité et contraignent le garçon à une position féminine. Cette situation de passivation traumatique peut entraver la possibilité du jeu de la bisexualité psychique et conduire au refus de la position féminine-passive. Le concept de bisexualité psychique a été développé par Freud (1932) dans une conférence consacrée à la féminité pour souligner le fait que, chez tout individu, on retrouve des motions pulsionnelles masculines-actives et féminines-passives et que, s’il est possible de séparer sur le plan anatomique le masculin du féminin, il n’en va pas de même sur le plan psychique. L’abus sexuel vient entraver le jeu de ces deux tendances, fragilisant leur souplesse. En réaction à cette position passive traumatique, le psychisme s’organise sur le mode du refus de la passivité, avec un recours compulsif à l’activité.

Le refus du passif signifie en quelque sorte le rejet de la position de victime. Reconnaître que l’on a été victime signifie admettre l’effet de l’autre sur soi, reconnaître que l’on a été passivement modifié par autrui. Or, la personne abusée éprouve souvent le sentiment d’avoir participé activement à l’abus sexuel, d’où un sentiment de culpabilité ou de honte, et une difficulté à se sentir victime et à demander de l’aide. En étant persuadé d’avoir provoqué l’abus ou d’y avoir contribué, la personne victime en prend la responsabilité. Ce faisant, elle protège inconsciemment l’auteur de l’abus et elle-même, s’empêchant de se reconnaître dans une position passive de victime et refusant de reconnaître les marques de l’auteur sur soi. La conviction d’avoir participé activement à l’abus peut conduire à un retournement de l’activité sur la personne propre, donnant lieu à des pensées et des comportements autodévastateurs, comme une sorte de punition (Chabert, 2003).

Une partie du travail thérapeutique consistera à aider la personne à dépasser la paralysie induite par la contrainte à la passivation et à considérer que le comportement « actif » au moment des abus (fellations, masturbations et autres) n’empêche pas de définir la situation psychologique comme un état d’emprise dans lequel l’enfant ou l’adolescent a été soumis à la volonté et au pouvoir de l’autre, paralysé dans un vécu d’impuissance. Le vécu de passivation n’est donc pas en contradiction avec le fait d’être mobilisé dans une position active par l’auteur au moment des abus.

Les témoignages recueillis ont permis de relever que le groupe de parole confronte les sujets à la présence des deux genres et que, même si cela peut se révéler difficile, il s’agit d’une confrontation nécessaire permettant une meilleure appréciation du féminin et du masculin. On peut considérer que le groupe de parole, par sa mixité et par sa capacité à offrir un espace sécurisé de projection, provoque inconsciemment une mise à l’épreuve de la bisexualité psychique. Plus précisément, nous pourrions parler de passivité structurante (Ben Bachir, 2009) permettant de travailler sur une expérience de « passivation traumatique ». Le processus thérapeutique consiste tout d’abord à accompagner la personne vers « la voie de la passivité », afin qu’elle puisse se reconnaître et se sentir « victime ». Ensuite, il est question de soutenir l’investissement d’une position passive, c’est-à-dire de permettre au sujet d’éprouver l’absence d’équivalence entre passivité et anéantissement (ou passivation). Le groupe accompagne la personne en accueillant sa parole en dehors de tout jugement afin qu’elle puisse se sentir suffisamment sécurisée pour se laisser aller à une passivation structurante. Le travail du groupe est ainsi une expérience de va-et-vient entre les polarités actives et passives qui permet de retrouver une meilleure image du féminin et du masculin, aboutir à un changement sur le plan des modalités relationnelles et de façon générale, à une amélioration du fonctionnement de l’appareil psychique. Au terme du travail, l’expérience de groupe permet de donner un sens et une place au trauma subi dans la vie du sujet.

Pour faire le lien avec la difficulté des hommes à demander de l’aide et à prendre part à un groupe de parole, deux éléments ont pu être mis en évidence :

  • Il est souvent difficile pour les hommes abusés de se reconnaître comme victimes et de trouver leur place dans un groupe de parole ;

  • Le dispositif de groupe peut contribuer à réactiver des fantasmes et des peurs liées à un vécu féminin-passif insupportable. En effet, les mouvements passifs à l’oeuvre dans le travail de groupe (suspendre l’agir, se laisser aller à l’écoute des histoires des autres, être confronté à la présence d’autrui, au masculin et au féminin, se laisser aller aux émotions, etc.) renvoient de manière très intense la personne à sa propre histoire d’abus. Le genre du thérapeute et la mixité des participants jouent un rôle déterminant dans la réactivation de ces représentations et affects.

Une identité sexuelle malmenée

La question de l’identité sexuelle occupe une place très particulière pour les hommes ayant été victimes d’abus sexuels dans l’enfance. Comme cela a été souligné dans les résultats statistiques, plus de 80 % des hommes ayant été victimes d’abus sexuels l’ont été par un homme. Apparaît dès lors la problématique du traitement qu’ils font de cette expérience homosexuelle contrainte.

La première fois que vous avez été victime, c’était un garçon ?
Hum... (5 sec.)
Est-ce que ça, c’est un problème pour vous ?
Euh... ouais euh... (11 sec.) (rire) j’aurais envie de dire « non » pour chasser cette patate chaude, mais...

Patrick

Comme le montre cet extrait, la question est loin d’être anodine et occupe d’ailleurs une part importante dans le discours des hommes qui ont été rencontrés, et ce, même en dehors de toute interrogation des chercheurs.

Les participants à la recherche évoquent notamment le tabou que représente l’homosexualité :

Vous avez une idée pourquoi il y a aussi peu d’hommes qui participent au groupe de parole ?
[...] il y a un tabou de l’homosexualité forcément, quoiqu’il y en a certains qui sont abusés par des femmes, moi je pense que c’est le tabou principal. (Luc)
Après il y a tout le tabou qui est lié à l’abus sexuel sur les hommes, qui est plus grand, je pense, que celui qui est vécu sur les femmes.

Philippe

Ce tabou est mis en avant comme l’une des raisons principales qui pourraient pousser les hommes à ne pas prendre part à des groupes de parole. Les entretiens conduits avec des hommes victimes d’abus montrent qu’une réflexion va se développer pour eux par rapport à la question de l’identité sexuelle de la personne victime elle-même et pourra aller jusqu’à prendre une forme envahissante. Ainsi, voici ce que nous indiquera Luc quand nous lui demanderons s’il a eu des relations avec des hommes : « J’ai essayé, mais ç’a toujours été un fiasco total, et c’est resté très superficiel, je dirais. C’était un peu plus pour me tester qu’autre chose, je dirais, mais je ne me sens pas homosexuel » (Luc).

On peut aussi reprendre ici la citation de Charles (en page 228) qui signifiait clairement sa difficulté à entretenir une relation, même amicale, avec un homme assimilé à l’agresseur. Le fait d’avoir eu des relations sexuelles avec un autre homme, même non consenties, placerait le participant en « risque » d’être identifié comme homosexuel.

Au regard des éléments précédents, on peut se demander en quoi le fait d’être perçu comme homosexuel est vu de façon si négative. Deux éléments principaux peuvent donner du sens à ce positionnement.

Premièrement, l’homosexualité est arbitrairement assimilée à une position passive ; le cas de Schreber (Freud, 1909) est, de ce point de vue, toujours d’actualité. Comme cela a été soulevé plus haut, la passivité est inacceptable pour les hommes qui ont été rencontrés. Ainsi, si l’homosexualité est perçue comme synonyme de passivité, il y a une certaine logique pour les participants à refuser d’assumer, parfois même de façon violente, une telle désignation. Toutefois, et cela a pu être observé auprès des personnes rencontrées, un homme ayant été victime d’abus sexuel peut très ouvertement se présenter comme homosexuel. Un tel cas de figure n’est en rien comparable au rejet de l’homosexualité décrit précédemment. Dire « je ne suis pas homosexuel », ce n’est pas encore dire « je suis hétérosexuel », alors que dire « je suis homosexuel » ne laisse pas de place au doute ; et c’est bien, selon nous, dans ce doute que réside la difficulté des hommes concernés. C’est d’ailleurs ce doute qui va pousser certains à se montrer agressifs ou violents face à l’homosexualité, ces mouvements disparaissant lorsqu’une identité et une orientation sexuelles sont assumées.

Deuxièmement, l’homosexualité est, toujours aussi arbitrairement, assimilée à la pédophilie. On en prendra pour preuve l’utilisation de certaines terminologies pour qualifier les personnes homosexuelles. On pense notamment à la désignation pédé qui renvoie historiquement au terme pédéraste utilisé pour nommer une relation entre un homme adulte et un jeune garçon dans la Grèce antique (Larousse-Bordas, 1997). On touche ici à l’une des craintes principales des hommes que nous avons rencontrés, à savoir celle d’être assimilé à un auteur d’abus sexuel. Cette peur apparaît comme l’un des noyaux de la réticence à parler des abus subis.

On le voit plus haut, selon ce qu’il en dit, l’identité sexuelle de Luc est remise en cause par les abus sexuels subis dans son enfance. La conséquence immédiate en est un doute qui se focalise sur sa position sexuelle psychique (Abelhauser, 2002)[6] à tel point qu’il est incapable d’affirmer s’il a une orientation homosexuelle ou hétérosexuelle. On relève dans le discours de Luc l’utilisation du verbe se sentir qui marque cette difficulté. Des doutes présents ou passés similaires ont pu être retrouvés chez d’autres participants. Il y a donc bien une atteinte à la construction de l’identité sexuelle de ces hommes.

Ce type de discours doit être mis en perspective avec une autre forme de discours affirmant clairement une identité sexuelle (quelle que soit cette identité). Ainsi, ce n’est pas le fait de se déclarer homosexuel ou hétérosexuel qui est intéressant ici, mais bien la difficulté à assumer une telle position. En dehors de Luc, chez qui le discours souligne une problématique qui semble encore être présente, les participants ont généralement attribué ces difficultés au passé soulignant que le « doute » avait disparu.

À notre sens, l’abus sexuel vient mettre en cause de façon violente la construction de l’identité sexuelle de l’individu. Chez les hommes, cette atteinte est particulièrement marquée du fait de la prévalence des abus homosexuels. Par ailleurs, l’émergence dans le discours des hommes du sentiment d’être assignés à une orientation homosexuelle et/ou d’être suspects comme auteurs potentiels d’abus sexuel vient renforcer cette fragilité. Mais, comme nous le verrons par la suite, le questionnement sur soi ne s’arrête pas à l’identité sexuelle, l’ensemble de l’identité de l’individu étant mise en cause.

Une normalité introuvable ?

Le discours des participants à la recherche révèle un questionnement inattendu autour de la notion de normalité. David et Patrick y font ainsi directement référence :

J’avais l’impression d’avoir eu des attitudes très destructrices envers moi-même et je ne savais pas si c’était, entre guillemets, normal parmi les personnes abusées et qu’est-ce que c’était des réactions habituelles.

David

[...] quand on a commencé à traiter de la normalité, ça m’a fait un peu chanceler (rire), je ne me considérais pas tellement comme faisant partie de la norme de mes petits concitoyens, donc c’était assez pénible pour moi, parce que je ne pensais pas pouvoir retrouver la même enfance que la mienne dans le vécu de mes petits camarades de classe, donc je me suis dit « la normalité je n’en fais pas partie » et puis dans les supports de cours qu’on a traité, ils associaient souvent anormal et pathologique.

Patrick

Les deux participants interrogent très directement la question de leur « normalité » ; celle-ci fait l’objet de questionnements récurrents dans l’ensemble des entretiens. Cette perception de son propre vécu est accentuée par le fait que l’entourage ne perçoit et donc ne valide pas l’abus comme étant un vécu traumatique.

Votre famille était-elle présente ?
Ils ne savaient pas ; c’est-à-dire qu’ils étaient bien contents de me confier à ces messieurs pour se débarrasser de moi et quand j’ai expliqué ce que ça avait été...

Paul

Ainsi, pour y échapper ou pour signifier l’abus à l’entourage, la personne va être contrainte à développer une « stratégie » qui elle-même fera appel à la transgression de lois ou de règles sociales :

[...] J’ai demandé à mes parents d’aller en pension et ils m’ont dit « ouais, t’as des bonnes notes à l’école » et mes notes ont été mauvaises et je suis parti en pension. [...] alors, je faisais assez de conneries pour être obligé de rester le samedi à l’école et je ne rentrais que le samedi soir et je savais que le samedi soir je devais... il passait et le dimanche à trois heures de l’après-midi je reprenais le train pour m’en aller à l’école.
D’accord, vous avez donc volontairement diminué vos résultats ?
Oui, faire des conneries pour être sûr et certain d’être collé et de rester. C’était au désespoir de mes parents d’avoir un sale gosse dans la famille qui fait les quatre cents coups en pension, qui fait des fugues et qu’il n’est même pas capable de les faire sans se faire piquer, parce que pour rester le samedi, il fallait se faire piquer ! Il faut monter tout plein de techniques et de stratagèmes pour se mettre à l’abri.

Pierre

Ce recours à la transgression va ici paradoxalement avoir un effet bénéfique puisqu’il limitera les abus subis par Pierre. En même temps, la frontière entre le permis et l’interdit s’estompe. Les parents voient et réprimandent les actions de Pierre, mais ne perçoivent rien des actions de son frère qui, selon la loi et la société, sont beaucoup plus graves. Comment alors imaginer que cela ne provoque pas une forme de distorsion chez lui ? À cela s’ajoutent les sollicitations de l’auteur qui va placer la victime dans une position dans laquelle elle se percevra comme complice de l’abus.

Il [l’auteur de l’abus] m’a raconté plein de trucs, il savait dans quelle école j’étais, il m’a dit que si je racontais quoi que ce soit, je passerais pour un homosexuel, qu’il raconterait tout, etc. Donc j’ai commencé à avoir super peur de tout ça, je pense que c’est aussi la raison pour laquelle j’ai pas parlé et donc j’avais beaucoup de sentiments de honte, de culpabilité [...].

David

[...] il y a l’image type, c’est le bonbon, c’est le truc comme ça... moi c’était l’argent, à l’époque c’était quelques centimes, je ne sais pas cinquante centimes, un franc... on mettait un franc sur la table de nuit et on me disait « maintenant tu m’en mets pour un franc », un petit peu comme un self-service quoi, c’est un tout petit peu ça, et puis le gamin sur le moment, je me souviens, se dit : « Mais il me paie », donc il y a un rapport qui est un peu faussé, parce qu’on se dit « finalement il me paie ou il me donne quelque chose en échange », donc on a l’impression de lui rendre service.

Daniel

Parallèlement à ces différents éléments, les participants décrivent un certain nombre de comportements qu’ils lient aux abus et considèrent comme « étranges », « particuliers », « incompréhensibles ».

[...] une fois, j’ai dormi avec un copain pensant économiser une chambre et je sais pas ce qui m’a pris, mais je lui ai pété la gueule et le matin j’ai dû appeler l’ambulance...

François

[...] j’ai commencé à fréquenter des milieux homosexuels, mais plutôt, je dirais, les bas-fonds des milieux homosexuels, pas du tout des boîtes sympas ou des trucs comme ça, j’allais plutôt dans des cinémas super glauques où je cherchais des vieux, vu que c’était un vieux qui m’avait abusé, où moi je dominais la situation en fait, je les laissais croire qu’ils pouvaient faire quoi que ce soit puis après je me barrais [...].

David

Ces deux situations se présentent comme une forme d’interpellation à ce que ces hommes considèrent comme des comportements normaux. François et David pensent l’un et l’autre que les situations qu’ils décrivent ne font pas appel à un jugement rationnel. Ainsi, ce n’est pas seulement du point de vue du regard des autres que peut être perçue une certaine étrangeté dans les comportements exposés, mais aussi du point de vue des victimes elles-mêmes.

Partant des éléments exposés ci-dessus, on peut dire que de telles expressions dénotent une réelle difficulté pour les personnes rencontrées à déterminer les limites de leur vécu à la suite des abus sexuels. Ceux-ci mettent la personne qui en est victime dans une situation où les limites, habituellement encadrées par des interdits, sont brouillées, distordues, voire effacées. L’abus sexuel ne transgresse pas uniquement les lois sociales, mais va bien au-delà, transgressant des interdits culturels et en particulier les interdits de l’inceste et des relations sexuelles entre adultes et enfants. Pour une majorité des hommes, on peut ajouter la transgression du tabou de l’homosexualité qui, pour les personnes que nous avons rencontrées, se place sur le même plan que les interdits précités.

La personne victime des abus va aussi être placée par l’auteur, de façon plus ou moins consciente, dans une position de complicité. Il va, par exemple, menacer directement la victime ou imposer une nécessité du secret (Dorais, 1997). Cette responsabilisation de la personne victime fait elle aussi partie des éléments qui peuvent brouiller ce qu’elle perçoit comme étant de l’ordre du « normal » et de l’ordre de l’« anormal ». En effet, l’image de « la victime » (considérée dans un sens très large) qui est généralement acceptée par la société est celle d’une personne sans responsabilité par rapport au préjudice subi. Or, dans le cas présent, la victime se perçoit bien souvent comme partiellement, voire totalement, responsable dudit préjudice.

Les sentiments de honte et de culpabilité témoignent d’un doute, consciemment perçu ou non, sur sa propre implication dans l’abus sexuel. On reconnaît la perception par la victime d’une responsabilité qu’elle aurait dans l’abus pour justifier ces sentiments ou pour justifier le traumatisme. On peut faire un rapprochement avec la notion de criminel par sentiment de culpabilité introduit par Freud en 1916 (Freud, 1996). D’une certaine façon, il est plus acceptable pour l’individu de se sentir responsable de l’abus que de supporter l’idée d’une passivation. Ainsi, l’abus sera après-coup assimilé comme étant de son fait par la personne qui en aura été victime, et ce, afin de donner un sens aux sentiments de honte et de culpabilité.

La mise en perspective des différents éléments décrits ci-dessus permet d’expliquer le questionnement qui est fait sur sa propre normalité en tant que victime d’abus sexuel. Un tel raisonnement n’est évidemment pas sans conséquence pour la victime ; dans le cadre d’une prise en charge, le fait de ne pas se sentir « normal » ou le fait de se questionner sur ce qu’est la normalité peut avoir un double effet contrasté. D’une part, certains participants perçoivent cela comme une motivation à entrer dans le groupe de parole, ne serait-ce que pour « vérifier » que les conséquences de l’abus qu’ils vivent ou qu’ils ont vécues sont bien « normales ». D’autre part, ce questionnement peut aussi conduire à penser que l’on est « fou » ou tellement différent des autres qu’il sera impossible d’être compris, ce qui en fait une butée à la prise en charge.

Conclusion

Les témoignages recueillis révèlent, conformément aux hypothèses formulées, une certaine fragilisation des polarités masculin/féminin du fait d’une « passivation traumatique » vécue à travers l’abus. On peut comprendre qu’il s’avère ainsi difficile d’entamer une thérapie de groupe à cause d’un vécu de passivation qu’un tel dispositif pourrait réactiver. Souvent, cependant, la difficulté n’est pas tant de revivre une position de victime que de s’accepter en tant que telle et admettre l’effet de l’autre sur soi. Cette difficulté est d’autant plus grande pour les hommes du fait de prescriptions sociales qui les découragent à dévoiler l’abus sexuel, les contraignent au silence et à l’isolement.

Ces témoignages mettent également en évidence d’importantes difficultés dans la construction de l’identité sexuelle des participants en lien avec le traumatisme. La conséquence principale de cela est un « doute » des participants sur leur identité et leur orientation sexuelles. Ce doute est majoré par la présence, dans l’environnement social et sociétal, de croyances portant sur l’homosexualité des hommes ayant été victimes d’abus sexuels et sur le risque (largement surévalué) qu’ils deviennent des auteurs d’actes pédophiles. Cet élément fait obstacle à la demande spontanée de prise en charge dans des groupes de parole, voire à toute forme de prise en charge.

Enfin, la dynamique transgressive et les sentiments de honte et de culpabilité sont les facteurs déterminants d’un sentiment d’étrangeté. Ce sentiment est capital pour saisir l’étendue des conséquences de l’abus et rendre compte d’éléments poussant la personne à faire appel à une structure d’aide.

Les groupes de parole sont présentés par les participants à la recherche comme des lieux privilégiés permettant une légitimation de la souffrance et le développement d’un sentiment de « normalité ». La confrontation aux autres participants et la mixité du groupe de parole permettent, ainsi que l’a montré Tardif (2004), d’accéder à une meilleure image du masculin et du féminin et d’aboutir à un changement sur le plan des modalités relationnelles. Le groupe exerce ainsi une fonction de passivation structurante amenant la personne à se reconnaître en tant que victime et à donner une place au traumatisme subi.