Corps de l’article

Introduction

C’est en 1957 que deux sociologues de renom, Sykes et Matza, donnent le sens et les balises du concept de neutralisation du sentiment de culpabilité. Alors que l’approche originale s’appliquait aux adolescents délinquants, plusieurs auteurs l’ont progressivement enrichie et étendue à la criminalité en col blanc (Stadler et Benson, 2012 ; Haugh, 2014). La neutralisation de la culpabilité fait référence à l’emploi d’excuses, de justifications ou d’un langage banalisant (minimisant) la gravité de la conduite. Elle permet à une entreprise ou à un individu de rendre acceptable un comportement susceptible d’être répréhensible (Schindeler et Ransley, 2015). Sykes et Matza (1957) ainsi que Robinson et Kraatz (1998) semblent indiquer que la fonction première des techniques de neutralisation est de légitimer un comportement déviant et de réduire la détresse intrapsychique. En effet, la violation des normes à la suite de comportements déviants engendre chez l’auteur une forme de détresse et des émotions négatives (Aquino et Becker, 2005). La neutralisation permet alors de rétablir l’équilibre et de retrouver une certaine cohérence, et ce, en échappant au sentiment inconfortable associé aux conduites socialement indésirables (Aquino et Becker, 2005). Toutefois, cette approche ne situe les techniques de neutralisation que dans une perspective rétrospective, donc orientée vers le passé et intervenant après la survenance de l’acte répréhensible (Staw, 1980). Or, ces techniques peuvent aussi être prospectives et orientées vers l’avenir en fournissant à l’acteur une justification de s’engager par la suite dans un comportement déviant (Schindeler et Ransley, 2015)[2].

Alors que diverses études placent le recours fréquent aux techniques de neutralisation dans les discours entourant la commission des crimes en col blanc (Ashforth et Anand, 2003), celles portant sur la présence ou non de ces techniques autour des crimes environnementaux demeurent inexistantes. Or, certains auteurs considèrent que la criminalité environnementale doit être traitée au même titre que la criminalité en col blanc considérant que, dans les deux cas, c’est la recherche de la minimisation des coûts et de la maximisation des profits qui se trouve à la base de la conduite répréhensible (Korsell, 2001). Par contre, la nature parfois violente de certains crimes environnementaux soulève la question de savoir si les techniques de neutralisation employées en matière de criminalité en col blanc sont applicables. Cette étude vise donc à répondre à cette interrogation.

D’abord, il est essentiel de mettre en lumière la théorie concernant les techniques de neutralisation reconnues en matière de criminalité en col blanc. Ensuite, les parallèles avec la criminalité environnementale et le cas à l’étude pourront être mis de l’avant. Dans les paragraphes qui suivent, la priorité sera accordée aux techniques que la littérature considère comme étant régulièrement employées. Il est à noter que certains auteurs les présentent de façon différente, notamment en fusionnant certaines entre elles.

Neutralisation du sentiment de culpabilité en matière de criminalité en col blanc

Comme nous l’avons souligné plus haut, la théorie de la neutralisation du sentiment de culpabilité permet aux individus de s’autoconvaincre que leurs comportements ne violent pas les principes moraux et légaux. La neutralisation sert à justifier la déviance en supprimant les mécanismes psychologiques internes qui, normalement, susciteraient des remords ou empêcheraient de poser un acte répréhensible.

Négation de l’illégalité de la conduite

La négation de l’illégalité fait référence au discours d’une entreprise soupçonnée d’avoir commis une infraction et qui affirme que les activités qu’elle mène ne violent aucune loi et que les accusations à son encontre sont sans fondement. Étant donné que la complexité des procédures et des dynamiques au sein des entreprises rend difficile l’application de la loi, l’écart entre le comportement et les règles fournit une large latitude au délinquant d’inhiber le caractère répréhensible de son comportement. Les lacunes, la complexité, l’ambigüité ou l’ancienneté d’une loi ou sa mise en oeuvre déficiente sont ainsi employées pour suggérer que le comportement en question n’est pas fautif (Ashforth et Anand, 2003). Dans le cas d’un incident faisant l’objet d’une plus grande attention du public et d’agents d’application de la loi, l’entreprise ou l’individu impliqué peut se justifier en invoquant l’absence d’intention criminelle dans son agissement (Benson, 1985).

Rejet de la responsabilité

Cette stratégie est utilisée pour préserver l’image du délinquant en niant sa responsabilité personnelle plutôt qu’accepter que l’incident résulte des défaillances systémiques (Fines, 2013). À titre d’exemple, il peut être soutenu qu’il n’y a aucune preuve scientifique ou matérielle capable de prouver l’existence d’une quelconque intention ou négligence. Est également utilisé l’argument selon lequel l’examen des faits a montré que les personnes impliquées dans l’incident ont répondu d’une façon appropriée et responsable (Wilkkins, 2012). Confrontée aux preuves accablantes sur sa participation à la violation de la loi, le délinquant peut changer de tactiques et affirmer que la conduite à l’origine de l’incident relève des circonstances qu’il ne pouvait contrôler, donc des évènements que personne ne pouvait éviter (Fines, 2013 ; Maruna et Copes, 2005). Les délinquants peuvent aussi soutenir que ce qui est arrivé leur était totalement inconnu. Dans la même lancée, les personnes fautives sous la menace de poursuites criminelles peuvent se décharger du blâme en désignant elles-mêmes les « vrais coupables » sans aucune autre forme de procès. Elles vont affirmer qu’être associées à ce qui est arrivé relève d’une erreur, car les conduites incriminées ont été adoptées par d’autres personnes (Benson, 1985). Haugh (2014) rapporte par exemple que Peter Madoff, poursuivi aux États-Unis pour fraude de plusieurs milliards de dollars, a essayé de neutraliser le sentiment de sa culpabilité en affirmant que c’est son frère qui l’a induit en erreur. Par ailleurs, Robert Allen Stanford avait affirmé que les pertes énormes de son entreprise étaient dues à la crise financière et au gouvernement (Haugh, 2014).

Négation du préjudice

Cette technique consiste à faire entendre que les activités impliquées n’ont entraîné aucun dommage ou que personne ne devait subir un préjudice (Maruna et Copes, 2005). Au besoin, on va affirmer que l’acte était inoffensif en le comparant à une forme extrême de conduite (Ashforth et Anand, 2003). Tout au plus, le délinquant va avancer qu’il avait cru sincèrement que ce qu’il faisait n’était pas dommageable et que, par conséquent, il n’y aurait eu aucun risque (R. c. Théroux, 1993). Les délinquants soupçonnés de fraude bancaire diront qu’il n’y a eu aucun mal car, au final, la banque n’a rien perdu ou que la violation reprochée n’était qu’une opération technique et non criminelle (Benson, 1985). Quant aux auteurs des infractions de cartel, ils sont portés à affirmer que même si leur conduite était illégale, elle serait loin d’être criminelle dans la mesure où elle n’a causé de préjudice à quiconque (Coleman, 2001). Tel que l’affirme Bandura (1999), il est très facile de nier le préjudice lorsque ce dernier est invisible ou lorsqu’il est physiquement ou temporairement éloigné, comme en matière d’environnement.

Négation de la qualité de victime

Cette technique est étroitement liée à celle de la négation du préjudice. Elle consiste à faire entendre que la conduite dont il s’agit n’a rien de mauvais ou d’illégal, car personne n’a été victime (Sykes et Matza, 1957). Cette technique est fréquemment invoquée lorsque l’infraction commise en est une contre la propriété, contre l’environnement ou contre l’économie dont les conséquences peuvent être invisibles. Dans une autre perspective, lorsque les victimes sont visibles, le délinquant expliquera que les actions impliquées n’étaient pas moralement mauvaises et que ce sont les victimes elles-mêmes qui sont à l’origine de ce qui leur est arrivé en agissant d’une façon inappropriée (Maruna et Copes, 2005). L’approche consistera à présenter les victimes comme étant celles qui ont mal agi et que les véritables victimes sont l’entreprise et les individus poursuivis devant les tribunaux (Sykes et Matza, 1957). Ainsi, le délinquant financier dira que les investisseurs floués n’étaient pas des victimes innocentes dans la mesure où ils savaient les risques qu’ils encouraient compte tenu du contexte économique qui était délétère (Haugh, 2014). En cas d’accidents de travail, les responsables d’entreprises vont affirmer que le blâme doit reposer sur les épaules des employés qui n’ont pas respecté les consignes de travail (Fines, 2013). Au lieu de s’inquiéter pour la conséquence des actes commis, le délinquant peut plutôt se présenter en victime des mensonges, calomnie et malveillance (Lascoumes, 2013). Alors que l’entreprise SCN-Lavalin impliquée dans des affaires de fraude, collusion et corruption craignait d’être sanctionnée par le gouvernement, son président a soutenu qu’ils sont les plus affectés par la situation avec notamment une perte s’élevant à des centaines de millions sur les projets en partenariat public-privé avec le gouvernement et que c’est ce dernier qui leur doit plutôt de l’argent à la suite de la hausse des coûts des travaux (Larocque, 2013).

Rhétorique de l’intérêt supérieur

Cette technique consiste à faire entendre que les activités impliquées et les acteurs concernés ne devraient pas être blâmés étant donné leur rôle d’assurer la prospérité, la bonne performance économique ainsi que le profit qui sont des priorités pour les investisseurs et les gouvernements. Sans nécessairement nier la faute commise, le délinquant va trouver des raisons plus pressantes pour justifier sa conduite illégale (Manura et Copes, 2005). Il va ainsi assumer son choix et prétendre avoir agi en vertu des intérêts prédominants des parties prenantes, y compris l’entreprise, les employés, le public ou même le système économique (Stadler et Benson, 2012). L’illégalité est donc acceptée car elle semble utile, sinon nécessaire, afin que l’intérêt général soit sauvegardé (Klinkhammer, 2013). La logique vise à montrer que la conduite qui s’est avérée illégale était motivée par des intérêts plus vitaux et non pas par des gains personnels ou frauduleux. Selon ce raisonnement, la loi et les normes éthiques peuvent être considérées comme des obstacles dans l’atteinte de certains principes et objectifs. Il faut donc prioriser ces objectifs dans l’intérêt supérieur (Ashforth et Anand, 2003). Pour ces personnes, les normes doivent parfois être sacrifiées au nom des causes plus importantes (Bandura, 1999). Dans un monde où les taux de chômage ne cessent de grimper, des justifications qui réfèrent notamment à la sauvegarde des emplois peuvent trouver facilement de la sympathie aux yeux du public.

Acceptabilité relative « tout le monde le fait »

Lorsque la technique de l’intérêt supérieur est poussée plus loin, elle peut mener à la banalisation de la gravité de la déviance en la présentant comme jouissant d’une acceptabilité relative. Le délinquant va neutraliser son sentiment de culpabilité en comparant sa conduite à celle des autres. Il va ainsi chercher à minimiser la désapprobation sociale attachée à sa conduite illégale en invoquant l’existence, chez des compétiteurs, de pratiques comparables, voire pires que ce qu’il a fait (Haugh, 2014). La logique consiste ainsi à nier la dimension transgressive des agissements en les présentant comme une pratique banale, coutumière ou moralement acceptable (Lascoumes, 2013). Dans la foulée de la catastrophe à Lac-Mégantic, le patron de l’entreprise impliquée a, par exemple, soutenu que le fait de laisser le convoi sans surveillance était une pratique normale au sein de toutes les compagnies ferroviaires nord-américaines qu’il connaissait (La Presse Canadienne, 2013).

Technique de pondération sociale

La pondération sociale réfère à la valorisation de la crédibilité et l’attention qu’un acteur exprime envers les valeurs ou croyances d’un autre. En ce sens, la stratégie peut impliquer de comparer son cas aux autres cas pris de façon sélective (Ashforth et Kreiner, 1999 ; Bandura, 1999). Ce type de stratégie fait écho à la négation du préjudice. Pour les organisations ou acteurs mis en cause, proposer une comparaison avec des cas plus graves permet de se dresser contre la critique ou la menace (Johns, 1999). Le délinquant finit par se dire qu’en comparaison des autres, il n’est pas « si mal », que sa conduite est seulement d’une gravité négligeable (Ashforth et Anand, 2003).

Rhétorique du bilan

La rhétorique du bilan (metaphor of the ledger) réfère à une mise en perspective des efforts consentis en comparaison de ce qu’on aurait dû fournir en réalité. Il s’agit d’une situation où une personne commet un acte illégal en étant convaincue qu’il s’agit de son dû. Après avoir travaillé pendant plusieurs années dans une organisation, un employé peut considérer que s’approprier un objet de peu de valeur n’est pas une mauvaise chose considérant les « sacrifices » déjà consentis (Ashforth et Anand, 2003). Un employé peut aussi estimer que son travail n’est pas rémunéré à sa juste valeur et que subtiliser les biens de l’organisation qui l’emploie lui assure une certaine « justice ».

Stratégie du citoyen modèle

Cette technique consiste à relever le « caractère dérisoire » des accusations en les comparant à l’importance du rôle que joue l’accusé dans la société. Tout en ne s’attaquant pas au fond des accusations, l’entreprise faisant l’objet de poursuites va chercher à neutraliser sa culpabilité en insistant sur son expérience de respect de la loi ou sur les bonnes oeuvres accomplies dans le passé (Haugh, 2014 ; Klenowski, Copes et Mullins, 2011). Il y a alors un jeu d’équilibre visant à montrer que la conduite incriminée est insignifiante comparée aux bonnes oeuvres de l’accusé (Stadler et Benson, 2012). Cette tactique est souvent employée lorsque la commission du crime ne peut être niée autrement, notamment en matière de fraude ou de détournement de fonds. Les délinquants vont alors avancer que la survenance de « l’incident » est le résultat d’une inattention momentanée et ne constitue en rien une culture de non-respect de la loi (Benson, 1985). L’idée est de présenter l’accusé comme une personne exceptionnelle, qui ne peut, en aucun cas, être assimilée à un délinquant de la rue. Dans l’affaire Hritchuk (2012) par exemple, où un dirigeant d’entreprise fut condamné pour négligence criminelle à la suite d’un accident grave subi par un employé, le juge a sensiblement réduit la peine de l’accusé en acquiesçant à l’entente commune de la défense et de la poursuite selon laquelle l’accusé était un employé et un citoyen modèle qui n’a aucun antécédent judiciaire pour « 27 ans de carrière » et « 38 ans de mariage ».

Problématique

À la lumière de la littérature existante, il est remarquable que l’étude sur la neutralisation de la culpabilité en matière de crimes environnementaux n’a jamais été faite. Or, étant donné que certains crimes environnementaux possèdent à la fois des caractéristiques des crimes violents et des crimes en col blanc, il est d’un grand intérêt de s’attarder à comprendre comment les techniques de neutralisation s’appliquent à ce type particulier de criminalité.

L’objectif de cet article est de comprendre dans quelle mesure les auteurs de crimes environnementaux ont recours aux techniques de neutralisation employées dans les cas de criminalité en col blanc. Plus spécifiquement, il s’agit de vérifier si les crimes environnementaux à caractère violent sont neutralisables grâce aux mêmes techniques que les crimes en col blanc de nature non violente. Aussi, étant donné que la littérature disponible sur les techniques de neutralisation porte essentiellement sur les délinquants en tant que personnes physiques (Haugh, 2014), il y aurait lieu de relever la manière dont elles sont utilisées en cas de délinquance des organisations. Il est vrai qu’une bonne part des infractions environnementales est de nature réglementaire et que ces dernières sont assimilées aux violations administratives ou civiles. Toutefois, quelques violations, à l’instar du déversement des déchets toxiques en Côte d’Ivoire, relèvent de toute évidence du droit criminel.

Pour aboutir à ces objectifs, une analyse de discours de type exploratoire est réalisée. Les propos émis par la compagnie Trafigura à la suite du scandale du déversement de déchets toxiques sont analysés. Le contenu étudié provient autant des déclarations de Trafigura publiées sur son site Internet que celles rapportées dans les médias (presse écrite et en ligne).

Méthodologie

Résumé du cas étudié

L’affaire Probo Koala/Trafigura, aussi connue sous le nom de « Bhopal d’Afrique », est une catastrophe environnementale survenue en Côte d’Ivoire en septembre 2006 et ayant provoqué la mort de 17 personnes et l’intoxication de dizaines de milliers d’autres (Fédération internationale des droits de l’homme [FIDH], 2011). Les rapports de Greenpeace et d’Amnistie internationale (2012) laissent entendre qu’il y a eu, en plus des morts, 43 492 cas d’empoisonnement confirmés et 24 825 autres cas probables.

L’histoire remonte à 2005 alors que la multinationale Trafigura fait l’acquisition d’importantes quantités de naphta de cokéfaction non raffiné, un produit utilisé dans la production du carburant à bas prix. À l’été 2006, la procédure industrielle de raffinage de la substance s’achève lors d’une traversée transatlantique à bord d’un cargo nommé Probo Koala, affrété par Trafigura. Les déchets générés sont en grande quantité et comprennent notamment un mélange de pétrole, sulfure d’hydrogène, phénols, soude caustique et de composés organiques sulfurés. La compagnie Trafigura peine alors à s’en départir. Le navire affrété va ainsi effectuer plusieurs arrêts en territoire européen à la recherche d’un port acceptant ces déchets. Avant d’envisager la solution africaine, une dernière tentative est effectuée au port d’Amsterdam aux Pays-Bas. Les autorités portuaires y constatent rapidement le degré très élevé de dangerosité des déchets et réclament plus d’un demi-million d’euros pour leur traitement, soit 1000 euros par tonne au lieu des 30 euros prévus initialement. Ce prix pousse l’entreprise à quitter l’Europe avec sa cargaison en direction de l’Afrique où plusieurs arrêts seront effectués, notamment sur les côtes du Togo et du Nigeria, sans toutefois réussir à trouver une issue favorable. C’est finalement à Abidjan, en Côte d’Ivoire, que les 581 tonnes de déchets toxiques sont déchargées. Selon Trafigura, il s’agit de « slops », des résidus maritimes ou de la boue non toxique accumulée au fond des citernes du navire. L’entreprise soutient avoir communiqué aux autorités ivoiriennes la nature de ces déchets et dit s’être préalablement assurée de leur « élimination sûre ». Sur le terrain, c’est la société Tommy, créée quelques jours auparavant, qui prend en charge le traitement des déchets, et ce, à un prix dérisoire. Les déchets sont répandus non loin d’une zone habitée, ce qui provoque l’inhalation par les habitants et les passants des émanations de gaz mortels (Manirabona, 2010). Il s’en est suivi une longue saga politique, administrative et judiciaire. Cette cause a donné lieu à des mesures administratives et à des poursuites criminelles en Côte d’Ivoire, tant à l’égard des responsables ivoiriens qu’étrangers, y compris Claude Dauphin, cadre de Trafigura. Des poursuites criminelles ont également été engagées contre les responsables de Trafigura aux Pays-Bas. Enfin, des recours civils ont été entrepris en Angleterre contre la compagnie Trafigura. Les techniques de neutralisation que nous évoquons ont essentiellement été utilisées en réaction à ces différentes poursuites[3]. Par ailleurs, il est à remarquer qu’une seule affirmation peut comprendre plus d’une technique de neutralisation.

La sélection des articles : échantillon final

La présente étude se veut exploratoire. Les articles sont sélectionnés selon leur pertinence à l’égard de l’objectif de la recherche, soit la compréhension des schèmes de neutralisation employés par la compagnie Trafigura pour rejeter la responsabilité relativement au rejet des déchets toxiques à Abidjan.

Dans un premier temps, l’outil de recherche d’articles de presse archivés Eureka.cc a été utilisé afin d’extraire les articles en lien avec la cause. Une recherche par mots clés (Probo Koala, Tommy[4], Abidjan) a permis d’extraire 1847 articles. Tous les articles ont été lus afin de vérifier la présence de citations de la compagnie et s’assurer de leur pertinence par rapport au sujet étudié. Cette première lecture a permis de sélectionner 11 articles qui proviennent de sources telles que Le Monde, AllAfrica.com, AFP.comou Le temps. Pour compléter cet échantillon, une recherche Google a été effectuée, permettant d’extraire une quantité significative d’articles, vidéos et rapports. Ces sources ont été consultées et 12 articles supplémentaires ont été retenus. Ces articles proviennent de sources comme The Guardian.com, BBC.com, Connectionivoirienne.net ou encore Business-humanrights.org.

Afin d’ajouter davantage de perspective à l’étude des propos, une recherche sur la page Internet de la compagnie Trafigura (trafigura.com) a été effectuée. De cette recherche sur le site web officiel de la compagnie, un total de 25 pages de textes regroupant les informations et propos de la compagnie sur la cause a été extrait. Enfin, à ce corpus s’est ajoutée une déclaration de Trafigura à l’attention des organisations Greenpeace et Amnistie internationale (2 pages).

Somme toute, le corpus réuni permet de rendre compte des propos émis par la compagnie, et ce, sous deux angles différents : à travers un médium d’information et par les communications directes de la compagnie. Le choix d’utiliser ces sources de contenu s’explique entre autres par l’objectif de la recherche, soit mettre en lumière les techniques de neutralisation que la compagnie utilise dans la sphère publique. Ainsi, en optant pour ces deux sources, il a paru possible de mettre la main sur le maximum de contenu destiné aux médias de masse.

Analyse de contenu

Dans un premier temps, une lecture libre de l’ensemble du corpus a permis de procéder à la division du contenu par des thèmes faisant référence aux techniques de neutralisation. Par la suite, deux sous-groupes ont été constitués : soit les techniques de neutralisation banalisant la dangerosité du geste fait d’une part et, d’autre part, celles présentant la conduite de l’entreprise et de ses agents comme irréprochable. La division des passages est non exclusive, c’est-à-dire qu’un passage peut se retrouver dans plus d’un thème. Cela assure que la dynamique des propos est mise en lumière de manière plus objective. Ainsi, un total de 188 passages est recensé. Les techniques de neutralisation seront présentées de façon indiscriminée (une note quant à leur source sera mise à la fin, soit Trafigura.com ou Eureka et Google, ou les deux à la fois).

Résultats

Observations générales

À la lumière des analyses de contenu, une première observation réside dans la faible couverture des propos venant de la compagnie fautive : un très petit nombre d’articles aborde le sujet, et une minorité d’articles traitant le point de vue de la compagnie, une faible portion de ces derniers est consacrée aux commentaires émis par cette dernière. En ce sens, les articles ont un contenu majoritairement descriptif et neutre en ce qui a trait à la présentation des faits et des acteurs.

Néanmoins, à la suite de l’analyse des articles présentant les propos de la compagnie et ceux directement émis par la compagnie sur son site, il est facile de relever diverses techniques qui reviennent souvent. Ainsi, la dénégation de la responsabilité (42 références), la négation du préjudice (26 références) et le rejet de l’illégalité (25 références) se retrouvent en tête des techniques présentes dans le discours direct et indirect de la compagnie. La référence aux expertises scientifiques est très marquée dans le cadre de ces techniques. En contrepartie, peu de références relatent la reconnaissance de la compagnie des gestes qui ont été faits. Enfin, la rhétorique de l’intérêt supérieur est absente du discours de Trafigura.

Observations détaillées

Banalisation de la dangerosité du déversement

Cette section regroupe les résultats de l’analyse des techniques de neutralisation visant à présenter le geste fait comme étant moralement ou légalement acceptable. Cette catégorie regroupe : 1) le rejet de l’illégalité du geste ; 2) le rejet de la responsabilité ; 3) la contestation de la qualité des victimes et du préjudice subi ; et 4) le discours présentant le geste comme faisant partie de ce qui est généralement acceptable.

Tout d’abord, il sied de noter que la majorité des propos de l’entreprise Trafigura, tels que rapportés sur son site Internet, réfère à la négation de l’illégalité du geste fait. Selon l’entreprise, l’opération n’a jamais été illégale et l’enquête effectuée montre que les déchets n’étaient pas toxiques dans la mesure où ils n’ont rendu personne malade parmi les employés du navire qui les traitaient :

L’équipage du navire Probo Koala a su respecter la réglementation nationale et internationale ; ses employés ont toujours traité les déchets avec professionnalisme et personne n’a attrapé une quelconque maladie en les manipulant.

Trafigura.com, n.d. ; Eureka et Google, n.d.

L’entreprise insiste, à maintes reprises, sur le fait que l’équipage du navire Probo Koala a su respecter la réglementation nationale et internationale (Trafigura.com, n.d.). À plusieurs occasions, Trafigura revient sur l’absence de toxicité des déchets en soutenant que ceux-ci répondaient aux normes régissant le domaine et étaient acheminés à bord du navire conformément au droit international (Eureka et Google, n.d. ; Trafigura.com, n.d.). Évidemment, quand on sait l’absence de rigueur du droit international en la matière (Manirabona, 2014), on ne doute guère de l’invraisemblance des prétentions de cette entreprise.

Afin d’essayer de corroborer ses affirmations, Trafigura invoque les jugements rendus par les tribunaux aux Pays-Bas relativement à cette affaire :

Devant le tribunal à Amsterdam, nous avons contesté tout mauvais agissement de notre part ; le tribunal a acquitté le président de Trafigura et cette décision a été confirmée par la Cour d’appel.

Trafigura.com, n.d. ; Eureka et Google, n.d.

La compagnie ajoute dans le même sens que les tribunaux de cinq administrations ont passé en revue les différents aspects de l’incident et que les décisions qu’ils ont rendues lui donnent raison (Eureka et Google, n.d. ; Trafigura.com, n.d.). Trafigura présente l’issue de cette cause comme un fait avéré en laissant entendre que si les tribunaux en ont décidé ainsi, c’est qu’ils ont vu qu’elle n’avait causé aucun tort. Par ses propos, l’entreprise invoque donc une partie spécifique de la problématique et du débat judiciaire. L’ensemble de la situation n’est pas abordé et il est possible de croire que ce choix est arbitraire et orienté afin de mettre de l’avant une approche qui avantage la compagnie.

Dans le sommaire des propos sur Eureka et Google, Trafigura fait preuve d’un rejet de sa responsabilité. À plusieurs reprises, la compagnie maintient qu’elle a fait « ce qui devait être fait », qu’elle n’a rien fait de mal et que ses employés « ont agi de façon appropriée » (Eureka et Google, n.d.). On voit ici que Trafigura se défend d’être personnellement responsable de ce qui est arrivé en soutenant que toutes les règles existantes ont été respectées. Dans un autre ordre d’idées, la compagnie nie sa responsabilité en imputant la faute aux autres acteurs. Par exemple, sur le site Trafigura.com, il est indiqué que ce n’est pas cette compagnie qui a déversé les déchets en question, mais plutôt un sous-traitant indépendant ayant agi à l’insu de Trafigura (Trafigura.com, n.d.). Plus précisément, Trafigura indique que c’est l’entreprise Tommy qui doit seule endosser la responsabilité pour le rejet des déchets dans les quartiers, car son comportement « ingrat » n’était pas prévisible (Trafigura.com). La compagnie Trafigura semble se référer ici aux circonstances qui ne pouvaient pas être évitées. Dans plusieurs passages, l’entreprise soutient en effet qu’« il n’y avait aucune raison de penser que Tommy n’allait pas traiter les déchets de manière appropriée » (Eureka et Google, n.d.). Selon Trafigura, la compagnie Tommy a agi en violation de ses politiques : « C’est triste qu’un sous-traitant ait décidé de jeter illégalement les déchets malgré nos politiques » (Trafigura.com, n.d.).

Trafigura rejette toutes les allégations faisant état de l’ignorance par Tommy de la nature toxique des déchets. Elle soutient qu’avant l’arrivée du navire Probo Koala, elle a informé Tommy et les autorités concernées à Abidjan à propos de la nature des déchets (Trafigura.com, n.d.). Elle ajoute que non seulement « on a informé Tommy de la nature des déchets mais aussi de la nécessité de les traiter correctement conformément aux lois, ce que la compagnie a reconnu » (Trafigura.com, n.d.). Par ailleurs, la compagnie Tommy aurait « fourni des documents montrant qu’elle était capable de faire le traitement approprié, et les autorités ont confirmé qu’elle avait l’expertise technique nécessaire » (Trafigura.com, n.d.). En plus,

le port d’Abidjan est le plus sophistiqué de toute la région ouest-africaine. Il possède la plus importante raffinerie de pétrole de la région. Il traite des cargos appartenant aux grandes compagnies pétrolières du monde depuis 1965 et était donc expérimenté dans le traitement des déchets pétroliers. Étant donné que la Côte d’Ivoire est un État partie de la convention MARPOL, il était entièrement approprié que le port se soit occupé des mécanismes de traitement de ces déchets et rien ne laissait supposer que les installations du port et son personnel étaient incapables de faire ce travail. En effet, la Côte d’Ivoire est un exportateur de pétrole et en 2006, plus de 30 000 tonnes ont été déchargées à Abidjan.

Trafigura.com, n.d. [traduction libre]

Enfin, Trafigura fait une mise au point importante : le paiement hors cour d’une compensation aux victimes ne signifie pas que la compagnie a accepté la responsabilité de ce qui s’est passé. Il s’agit juste d’une manière d’éviter les coûts additionnels en termes d’argent et de temps (Trafigura.com, n.d.). La compagnie ajoute que ce paiement ne reflète rien d’autre qu’une culture chère à Trafigura, soit la reconnaissance d’une certaine responsabilité morale envers la région et sa population, indépendamment de toute responsabilité juridique. La compagnie explique également le paiement par un désir moral de tirer un trait sur ce triste évènement en clôturant la procédure le plus rapidement possible (Trafigura.com, n.d.).

En ce qui concerne la négation du préjudice, Trafigura relève qu’aucune blessure, encore moins de décès n’a été causé par le déversement en question, comme le confirment « les avis provenant de 20 médecins et experts médicaux » (Trafigura.com, n.d.). « Aucun décès, aucune blessure grave ne découle du déversement de ces déchets », selon les propos de Trafigura recueillis par Eureka et Google. En s’appuyant sur le rapport de deux agences de consultants en environnement et celui de l’United Nations Disaster Assessment and Coordination (UNDAC), Trafigura rejette l’idée que les déchets en question continuent à poser des risques pour la santé des populations locales (Trafigura.com, n.d.). Par ailleurs, l’entreprise conclut, sur la base du rapport du consultant international WSP Environment & Energy, que les sites étaient préalablement contaminés par d’autres activités survenues avant le déversement de 2006 (Trafigura.com, n.d.). Elle rappelle que même un jugement d’un tribunal hollandais a déclaré que les déchets en question « ne représentaient pas de risques graves pour la santé humaine » (Eureka et Google, n.d.). En outre, « les avocats des victimes ont été incapables d’identifier un lien causal entre les déchets et les décès ou les blessures » et ont admis que « tout au plus et à très court terme, les déchets pouvaient causer un petit nombre de symptômes similaires à une légère fièvre et à de l’anxiété » (Eureka et Google, n.d. ; Trafigura.com, n.d.). D’après l’entreprise, ces avocats ont aussi admis que plusieurs réclamations faites par les victimes « découlaient des symptômes qui n’avaient rien à voir avec l’exposition » à ces déchets (Trafigura.com, n.d.). Ces passages illustrent la contestation de la compagnie à l’égard des préjudices provoqués par le déversement non seulement par le discours, mais aussi en s’appuyant sur des rapports produits par certains experts qu’elle a elle-même engagés[5].

En lien avec la négation de la qualité de victimes, Trafigura rapporte que le cabinet d’avocats des victimes a entériné les rapports des experts ayant conclu que les blessures sérieuses dont les victimes allèguent avoir souffert pourraient ne pas avoir été causées par les déchets. Cela illustre une forme de banalisation des conséquences réelles du déversement des déchets en question de la part de la compagnie. Cette dernière soutient qu’une grande partie de ceux qui se disent victimes invoquent des prétextes (Eureka et Google, n.d. ; Trafigura.com, n.d.). Parallèlement, Trafigura se présente telle une victime d’Amnistie internationale, entre autres. Des dizaines de passages des informations obtenues des plateformes Eureka et Google relèvent la « déception » de Trafigura relativement au comportement d’Amnistie internationale qui, selon elle, « recycle les affirmations mensongères » à son endroit. En outre, une page du site de Trafigura ainsi que les informations obtenues d’Eureka et de Google présentent les propos du directeur de cette entreprise, M. Dauphin, arrêté à Abidjan dans la foulée de la catastrophe dans lesquels il affirme avoir vécu un « terrible supplice » en se retrouvant en détention alors qu’il « était parti pour aider les gens » d’Abidjan. Il y a donc ici une volonté délibérée de se substituer aux véritables victimes.

Par rapport à l’idée de l’acceptabilité sociale, il sied de relever que selon Trafigura, les déchets concernés n’étaient pas anormaux et étaient de la même catégorie que ce qui avait toujours été traité dans le passé par l’industrie avec sécurité et responsabilité (Trafigura.com, n.d.) : le navire contenait « les mêmes déchets que ce que contient tout autre navire servant à transformer les mêmes matières » (Trafigura.com).

Références aux qualités irréprochables de l’entreprise

Dans le cas où l’auteur du crime n’est plus en mesure de nier l’évidence, et donc qu’un préjudice a été constaté, le contrevenant invoque alors des qualités afin de minimiser ses actions ou s’en sortir indemne. Diverses techniques sont répertoriées dans cette catégorie, soient : 1) la représentation de soi comme étant un citoyen exemplaire ou une personne exceptionnelle, ou un citoyen se préoccupant plus de l’intérêt général que de l’intérêt individuel ; 2) la comparaison aux autres pour montrer qu’on n’est pas si mauvais (pondération sociale) ; et 3) le fait de considérer l’incident survenu comme étant très insignifiant comparé aux réalisations socioéconomiques à son actif (rhétorique du bilan).

Relativement à la posture de citoyen modèle, Trafigura précise qu’elle occupe le troisième rang des armateurs pétroliers indépendants dans le monde et le deuxième rang pour ce qui est des grands armateurs sur le marché des concentrés non ferreux. D’après ses dires, l’entreprise a accès à plus de 30 milliards de dollars comme ligne de crédit de la part de grandes banques du monde et a investi des milliards de dollars dans une variété d’actifs miniers, pétroliers, maritimes ainsi que dans la logistique. L’entreprise soutient qu’elle gère plus de deux millions de barils de produits pétroliers et de pétrole brut par jour et plus de neuf millions de tonnes de concentrés par an. Trafigura affirme qu’elle emploie du personnel dans 44 pays à travers le monde, avec ses principaux bureaux à Singapour et en Suisse (Trafigura.com). La compagnie déclare en outre se conformer au droit international, aux standards, normes et régulations pour la gestion de ses opérations de commerce et de transport maritime et a fait de même relativement aux voyages effectués par Probo Koala, (Trafigura.com, Eureka et Google). Dans le même ordre d’idées, la compagnie souligne également qu’elle a agi dans le respect des règles de l’art lors du recrutement du sous-traitant, ayant pris contact avec l’entreprise Tommy, laquelle a procédé au déversement des déchets à Abidjan :

un partenaire local réputé et bien établi a été engagé pour identifier un armateur agréé pour aider dans le traitement des déchets. Il faisait ce travail depuis plus de 11 ans d’une manière responsable et agissait pour notre compte depuis plus de quatre ans.

Trafigura mentionne avoir veillé à ce que Tommy « fournisse les documents d’autorisations gouvernementales appropriées » pour exercer ce travail conformément à sa politique de diligence raisonnable (Trafigura.com). Elle précise par ailleurs qu’elle continue à s’assurer que les déchets sont mis dans les mains d’un armateur certifié ; mais regrette que la réglementation internationale ne permette pas à l’exploitant d’un navire de sélectionner le port dans lequel il désire décharger les déchets et en même temps garder le contrôle sur ce qui arrive après leur déchargement. C’est pour cela que Trafigura se déclare très active dans l’assistance à l’industrie pour s’assurer que de telles opérations sont adéquatement réalisées sur le plan national et local (Trafigura.com, n.d.).

Plusieurs extraits des articles contiennent des affirmations de Trafigura selon lesquelles elle a une responsabilité morale envers la région et sa population en dehors de toute responsabilité juridique (Eureka et Google, n.d. ; Trafigura.com, n.d.). Ainsi, le paiement qu’elle a fait aux victimes est considéré comme un bon moyen de permettre à la population d’Abidjan, au gouvernement et à l’entreprise d’avancer et de continuer à travailler au bien-être du peuple ivoirien (Eureka et Google, n.d.).

Dans une logique de pondération sociale, Trafigura déclare qu’elle n’est pas au courant d’une quelconque dérogation substantielle aux bonnes pratiques de transport par rapport à ce que font les autres firmes de son rang. Elle donne comme preuve de sa bonne foi le fait d’avoir rejeté deux offres venant du Nigéria pour procéder au traitement de ces déchets, car elle a jugé les infrastructures, les équipements et les procédés de l’armateur nigérian comme étant inacceptables (Trafigura.com, n.d.). Trafigura poursuit sa rhétorique en affirmant que le navire Probo Koala n’était pas un navire de déchets toxiques comme certains le prétendent. À l’instar d’autres navires de la même catégorie, il chargeait une petite quantité de déchets qui n’étaient pas hors norme mais plutôt comparables à ce que l’industrie avait traité dans le passé avec sécurité et responsabilité (Trafigura.com, n.d.).

Enfin, faisant référence à la rhétorique du bilan, Trafigura insiste sur les « centaines de millions de dollars » investis en Côte d’Ivoire comme pour laisser entendre que ce qui est arrivé est insignifiant par rapport aux nombreuses réalisations sur le terrain. La compagnie affirme qu’une longue relation existe entre elle et la Côte d’Ivoire, notamment à travers l’emploi de beaucoup d’Ivoiriens et l’investissement abondant en infrastructures et équipements dans ce pays. Dans le même sens, elle déclare avoir investi près de 2 milliards de dollars en Afrique subsaharienne depuis 2006 (Eureka et Google, n.d.). En définitive, Trafigura mentionne qu’elle joue « un rôle primordial dans la livraison de cargaisons de pétrole en Afrique de l’Ouest » et qu’Abidjan « reste un important centre d’affaires pour Trafigura et ses filiales qui y ont investi des millions de dollars » (Trafigura.com, n.d.). À cet égard, Trafigura se présente comme une compagnie humaniste et compatissante et donc incapable de faire du mal aux populations locales. Par conséquent, l’incident malheureux qui est survenu ne doit pas faire oublier toutes ces bonnes initiatives. Ainsi, grâce à ces diverses techniques, Trafigura se présente comme une compagnie de bienfaisance, laissant croire au public que les investissements réalisés en Côte d’Ivoire ne lui rapportent rien en retour.

Discussion conclusive

L’analyse des différents discours et communiqués a permis de mettre en lumière que Trafigura a employé diverses techniques afin de présenter les faits d’une façon servant ses intérêts et préservant son image. Il est noté que Trafigura nie la responsabilité non seulement en affirmant que la compagnie et ses employés ont correctement fait leurs tâches, mais aussi en rejetant le tort sur autrui. Le discours de l’entreprise est double : elle nie la toxicité des déchets d’une part, mais, d’autre part, elle affirme avoir engagé une firme qui devait les traiter.

Plus tard, devant l’impasse de sa position négationniste, Trafigura positionne Tommy tel un « bouc émissaire » étant « coupable de trahison » à son égard alors qu’elle lui avait accordé « toute sa confiance ». En outre, Trafigura insiste sur le fait qu’elle a fait affaire avec les autorités de la ville d’Abidjan qui abrite un port jouissant d’une grande crédibilité quant à ses infrastructures portuaires. Elle fait entendre au public qu’elle a traité avec les meilleurs partenaires et que rien ne laissait présager que ces derniers n’allaient pas faire leur travail correctement. C’est ainsi que sur le site de l’entreprise, on retrouve des propos qui insistent sur le fait qu’elle a tout fait en son pouvoir pour éviter l’incident.

Le discours de l’entreprise souligne que le versement d’indemnisations aux victimes ne doit en aucun cas être considéré comme un acte d’aveu, mais plutôt comme un signe de générosité envers le peuple ivoirien. Trafigura essaie ainsi de se positionner en tant que compagnie qui a à coeur les gens et qui priorise la responsabilité sociale et morale au-delà des prescrits de la loi. Elle propose également qu’il importe de tout oublier et d’avancer, ce qui s’avère une forme de redirection de l’attention du public.

À l’aide des données scientifiques, produites par des experts désignés par Trafigura elle-même, et contrairement aux constatations des ONG et de l’ONU, l’entreprise nie que le déversement ait causé un préjudice quelconque, outre une potentielle fièvre passagère. Ces propos banalisent les préjudices et font omission des conséquences majeures de l’acte commis. Or, la documentation scientifique fait état de divers cas dans lesquels les entreprises impliquées dans la criminalité environnementale influencent les résultats des expertises afin que les effets réels de leur conduite illégale ne soient pas portés à la connaissance du public. Par exemple, Goldenberg (2011) rapporte le cas des documents obtenus par Greenpeace en vertu de la loi sur la liberté d’information et qui montrent que la multinationale BP, après la marée noire dans le golfe du Mexique en 2011, s’est livrée à une intense campagne pour influencer les rapports des experts scientifiques à propos des effets de la catastrophe sur l’environnement (Goldenberg, 2011). BP voulait fausser les pistes sur les véritables impacts de la catastrophe en donnant des sommes colossales aux scientifiques pour qu’ils restent silencieux sur les dommages réellement causés par le désastre (Spencer et Fitzgerald, 2013). Toutefois, devant le sous-équipement de la Côte d’Ivoire pour produire une expertise prouvant le contraire, les prétentions de Trafigura parviennent à présenter la catastrophe comme un fait moins grave et par conséquent excusable (Ashforth et Anand, 2003).

L’acceptation par les victimes de l’offre d’indemnisation en échange de la renonciation à leurs revendications a aussi renforcé la position de Trafigura qui en a profité pour inclure, dans l’entente de règlement à l’amiable, des clauses d’exclusion de responsabilité et l’admission par toutes les parties, de l’absence de lien causal entre la conduite de l’entreprise et le préjudice souffert. On remarque ici que Trafigura profite de la position faible des victimes, qui ont énormément besoin d’aide, pour se faire une bonne image en imposant des clauses disculpatoires.

Cette posture niant le préjudice se situe en amont de celle niant l’existence de victimes. Trafigura nie qu’il y a eu des morts ou des blessés graves, malgré les rapports établissant le contraire. Pourtant, à une autre occasion, la compagnie semble admettre qu’il y a eu quelques victimes, mais que leur nombre a été énormément exagéré. Une pointe d’aveu qui n’est pas accompagnée d’explications ou de sources permettant de savoir sur quelles données elle se base pour contester le nombre de victimes.

Par ailleurs, afin de se présenter comme une compagnie à ne pas blâmer, Trafigura demande, dans un premier temps, un traitement non moins défavorable que celui réservé aux autres compagnies du même secteur d’activités. Quoi de plus normal dans la mesure où les déchets dont il est question ne présentent aucune nature particulière ? Or, depuis des temps immémoriaux, l’industrie n’a jamais hésité à les traiter avec sécurité et responsabilité. Pourquoi il en serait autrement aujourd’hui ? En voulant placer sa conduite dans la banalité, une pratique de routine, Trafigura cherche alors à clore le débat sur l’incident (Schindeler et Ransley, 2015). Dans un deuxième temps, Trafigura se positionne comme une compagnie qui se démarque des autres. Elle se déclare ainsi très respectueuse des lois nationales et internationales, en plus de ne faire affaire qu’avec des partenaires locaux bien certifiés. Cette idée lui permet de mettre à l’avant-plan sa conduite « exemplaire ». Non seulement l’entreprise suit les lois, mais aussi, elle fait les vérifications nécessaires, indemnise les victimes, même en cas d’absence d’obligations juridiques, pose des actions pour éviter un autre incident et emploie beaucoup de gens en Côte d’Ivoire. Son prétendu refus de déverser les déchets au Nigeria, où l’équipement n’était pas adéquat, est utilisé pour présenter la compagnie comme étant véritablement éthique. Par ailleurs, lorsque l’un des responsables de Trafigura, mentionne qu’il comprend les victimes, il montre une forme d’empathie présentant la compagnie comme étant très compatissante.

Malgré le fait que la compagnie se positionne telle une compagnie respectueuse des lois, de l’éthique et compatissante, les propos de l’un des avocats de Trafigura (recensés dans Eureka et Google, n.d.) soulignent que la cause est trop complexe pour être comprise par le citoyen moyen. Ce discours vise à présenter Trafigura comme une entreprise spéciale dont les tâches sont complexes. On tente alors de présenter ce qui est arrivé comme un acte « acceptable » étant donné le processus complexe qui caractérise les activités de l’entreprise. On sent aussi qu’on veut que le public comprenne que l’exécution des tâches difficiles devrait permettre d’excuser des écarts de conduite, parce que peu de gens peuvent faire ce travail complexe de toute façon. Il s’agit donc ici d’une posture de pondération sociale. En outre, concernant la rhétorique du bilan, Trafigura revient énormément sur les investissements faits en Côte d’Ivoire dans une démarche destinée à présenter ce qui est arrivé comme insignifiant par rapport aux bonnes oeuvres réalisées (registre des réalisations) sur le terrain.

Dans l’ensemble, cet article a tenté de mettre en lumière les stratégies employées par les entreprises qui mettent de côté leur système de valeurs alors qu’elles s’engagent à soigner leur image à la suite d’un comportement criminel à l’encontre de l’environnement. Le constat général à faire est qu’un crime violent commis dans le cadre des activités d’une entreprise peut faire l’objet des mêmes techniques de neutralisation employées dans le cadre des crimes en col blanc. En d’autres termes, la criminalité environnementale, bien que pouvant présenter des caractéristiques qui la rapprochent des crimes violents, fait appel à presque les mêmes techniques de neutralisation que la criminalité en col blanc. Cela peut être expliqué par le fait que, malgré sa violence, la criminalité environnementale demeure essentiellement une criminalité économique dans la mesure où elle survient au cours des activités de l’entreprise. En outre, même si la littérature sur le sujet a largement exploré les techniques de neutralisation en les appliquant aux délinquants (personnes physiques) (Haugh, 2014), rien ne semble exclure leur utilisation par les organisations. Ces techniques peuvent plutôt trouver un coup d’accélérateur dans le cadre de la délinquance organisationnelle et institutionnelle où les agissements des cadres et des employés sont souvent collectifs. La référence, par Trafigura, à la complexité de ses activités pour expliquer ces écarts potentiels participe à cette logique.

Malgré les différences potentielles entre les techniques de neutralisation que chaque entreprise peut utiliser, elles ont en commun le fait qu’elles sont appelées à s’insérer dans le contexte politique, social et culturel du pays concerné, tout en étant affermies par l’ampleur du travail de communication publique qui les entoure. Dans ce cas précis de la catastrophe d’Abidjan, il est évident que les particularités africaines ont facilité le recours aux techniques de neutralisation utilisées par l’entreprise Trafigura. La situation géographique, le dysfonctionnement institutionnel et l’insuffisance de l’expertise locale ont définitivement rendu faciles les manoeuvres de cette entreprise. Si celle-ci s’est appuyée sur des techniques préexistantes, il est remarquable qu’elle les a adaptées en tirant profit du contexte africain afin de pouvoir s’en sortir sans beaucoup de blâme. De même, les moyens financiers et technologiques dont dispose l’entreprise ont définitivement permis à ses techniques de neutralisation de paraître beaucoup plus crédibles et d’atteindre un large auditoire.

Au final, cette recherche aura permis de jeter un nouveau regard sur notre compréhension de la criminalité environnementale qui reste, comme la criminalité en col blanc, grandement caractérisée par le recours aux techniques de neutralisation. En conséquence, il est permis d’affirmer que les théories criminologiques peuvent également contribuer à bien articuler des hypothèses explicatives de la criminalité environnementale.