Corps de l’article

Introduction

En 2007, la Loi sur le système correctionnel du Québec confie la gestion de l’emprisonnement avec sursis, ou peine d’emprisonnement dans la collectivité, à des organismes communautaires[2]. Dans le cadre de cette peine, ces organismes doivent conjuguer leurs missions plus traditionnelles, fondées sur la réinsertion, avec des missions de contrôle et de surveillance imposées par le sursis, mesure hybride qui remplit des objectifs de punition et de réhabilitation, ce qui peut être source de tensions. L’objectif de cet article est de comprendre comment les agences communautaires[3], ayant un profil centré sur l’aide, gèrent cette tension et façonnent leurs pratiques dans un contexte d’intervention pénale fondé sur les principes de gestion des risques. L’article propose d’apporter de nouvelles connaissances sur la peine d’emprisonnement avec sursis, et de réfléchir à la manière dont des pratiques d’accompagnement se construisent au sein d’un système comportant plusieurs contraintes et tensions.

Les organismes communautaires, acteurs de la réinsertion sociale

Les organismes communautaires sont traditionnellement connus pour leurs interventions axées sur l’aide et la réinsertion sociale, et reconnues comme telles par les services correctionnels. Même dans un contexte plus punitif, elles adoptent une approche davantage centrée sur le travail social et l’accompagnement des populations en difficulté (Chauvenet et Orlic, 2002 ; F.-Dufour, 2011), notamment par leurs missions et leurs méthodes d’intervention réhabilitatives, ainsi que par la place donnée à la relation d’aide dans leurs pratiques. Les recherches montrent que les agents communautaires, qui travaillent au sein de ces organismes, véhiculent souvent des valeurs sociales dans leur pratique et cherchent à se distinguer des services correctionnels purs (F.-Dufour, 2011 ; Jonckheere et Moreau, 2012 ; Partridge, 2004).

La réinsertion sociale fait référence à la réintégration dans la société à la suite d’une condamnation pénale. Elle renvoie à l’ensemble des interventions accordées aux contrevenants en amont et en aval de leur condamnation qui visent à les soutenir et les accompagner afin qu’ils vivent de façon « socialement acceptable » (Gouvernement du Québec, 2021) et éviter leur retour dans le système pénal (Griffiths, Dandurand et Murdoch, 2007). Selon Visher, Lavigne et Travis (2004), la réinsertion sociale est une période de vie composée de nombreux changements structurels visant à conduire le contrevenant à plus long terme vers le désistement. Elle doit être conçue comme un processus identitaire et collectif se déroulant sur le long terme et qui permet au contrevenant de se transformer en citoyen respectueux des lois tout en trouvant sa place au sein de la collectivité (McNeill, 2018 ; Quirion, 2012).

La littérature a souligné le rôle des intervenants et des interventions, formelles ou moins formelles dans le processus de désistement, qui est centré sur l’arrêt du crime et la transformation identitaire (F.-Dufour et Villeneuve, 2020), ou dans le processus de réinsertion sociale, plus global, qui comporte l’ensemble de changements structurels et la réintégration sociale et communautaire (Visher et al., 2004 ; Quirion, 2006). Plus spécifiquement, la qualité des relations entre les personnes contrevenantes et leur agent est considérée comme bénéfique dans leur cheminement et se trouve souvent à l’origine de la réussite d’un parcours de désistement (Dowden et Andrews, 2004 ; F.-Dufour, 2015). Des relations courtoises et respectueuses permettent d’établir un climat d’intervention sain basé sur la confiance. La posture des intervenants joue également un rôle dans le parcours des contrevenants. Le fait de se sentir écouté et considéré comme un individu à part entière par son agent renforce souvent la motivation au changement des contrevenants et leur permet de prendre confiance en eux (McCulloch, 2005), en plus de les aider à se détacher de leur étiquette de délinquant (Paparozzi et Gendreau, 2005). Des auteurs expliquent que les intervenants utilisent régulièrement ce type de posture dans une optique de renforcement positif pour les contrevenants (Maruna, Lebel, Mitchell et Naples, 2004).

Au-delà de la relation d’aide, les agents utilisent également différents outils afin d’accompagner les contrevenants dans leur parcours de réinsertion sociale. Leur connaissance de la communauté leur permet d’oeuvrer comme spécialistes et de servir d’intermédiaire afin de guider leurs clients vers les ressources appropriées à leurs démarches. Ainsi, ils agissent comme « facilitateurs d’échanges » (Milburn et Jamet, 2014) ou comme « courtiers de ressources » (F.-Dufour, 2011) entre les personnes contrevenantes et la communauté.

Le cadre théorique de la gestion des risques

Cependant, les agents travaillent au sein d’organisations dotées d’un cadre légal et sont soumis à des directives et consignes qui émanent du système dans lequel ils se trouvent. Or, des auteurs constatent depuis plusieurs décennies une transformation des idées qui guident l’intervention auprès des populations judiciarisées. Selon le paradigme de la nouvelle pénologie (Feeley et Simon, 1992), l’idéal réhabilitatif s’effrite au profit d’un discours fondé sur la gestion des risques. La protection de la société passe par la gestion des groupes, l’allocation rationnelle des ressources et l’utilisation d’outils actuariels afin de classer les contrevenants par niveau de risque pour optimiser les interventions (Slingeneyer, 2007).

Les principes de la nouvelle pénologie conduisent à adopter un paradigme de gestion des risques dans les interventions auprès des personnes contrevenantes, ce qui a pour effet de modifier le travail des intervenants. Les changements sont de nature quantitative d’une part : plus de dossiers à suivre en raison de l’augmentation du nombre de personnes placées sous contrôle judiciaire ou correctionnel ; plus de personnes identifiées à risque élevé, sans qu’il y ait nécessairement d’augmentation du nombre d’agents ou de temps alloué au suivi de ces personnes ; et augmentation de la charge de travail administratif (Lindner, 1991 ; Milburn et Jamet, 2014 ; Slingeneyer, 2007). D’autre part, les transformations s’observent aussi dans la nature des missions, où la notion de réinsertion est transformée au profit d’une responsabilisation accrue des contrevenants qui deviennent les principaux responsables de leur prise en charge (de Larminat, 2014 ; Quirion, 2012). Les peines dans la communauté s’avèrent axées autant sur le contrôle que sur la réinsertion, puisque les principes de la nouvelle pénologie préconisent une gestion efficace des ressources du système pénal. Au Québec, la peine d’emprisonnement avec sursis, fondée sur les principes de gestion des risques, est créée en 1996, puis réformée en 2007 dans l’objectif de diminuer les coûts de l’emprisonnement tout en maintenant un niveau de contrôle et de contrainte élevé sur les contrevenants (Euvrard et Leclerc, 2019). Les personnes condamnées à une peine d’emprisonnement de deux ans moins un jour la purgent dans la collectivité, tout en étant astreintes au respect de conditions à la fois réhabilitatives et punitives, dont une assignation à domicile.

Ces transformations au sein du système pénal et la recherche d’une gestion efficiente des ressources conduisent également les organisations oeuvrant dans le domaine sociojudiciaire à adopter des rationalités managériales fondées sur la nouvelle gestion publique (Vigour, 2006). La nouvelle gestion publique vise à faire des administrations traditionnelles des organisations orientées vers la performance et la rationalité, en maîtrisant les coûts de l’action publique et en cherchant des façons de rendre leurs actions plus standardisées et efficientes (Vigour, 2006). Dans le domaine de la criminologie, cette recherche d’encadrement et de standardisation des pratiques a souvent lieu au détriment d’une approche clinique fondée sur le jugement professionnel (Lafortune et Lusignan, 2005 ; Quirion, 2012). Les recherches sur la nouvelle gestion publique appliquées aux suivis des contrevenants dans la communauté en France (de Larminat, 2014) ou en Angleterre (Palermo, Cohen, Loan-Clarke et Mellahi, 2010) présentent une diminution de l’autonomie des intervenants, qui luttent souvent pour maintenir un rôle d’aidant. Cependant, certaines études montrent également que les professionnels résistent d’une certaine manière à ces changements et conservent toujours un certain pouvoir discrétionnaire, à partir de leurs cultures et valeurs (Grant, 2016) ou en s’appropriant des outils (McNeill, Burns, Halliday, Hutton et Tata, 2009 ; Sallée, 2018).

Ainsi, des tensions peuvent émerger entre la vision traditionnelle de la mission des agents communautaires, centrée sur la relation d’aide, et les contraintes organisationnelles ou issues du système pénal fondées sur la gestion des risques et des interventions. Ces tensions peuvent se manifester lors de l’utilisation de certains outils dans le suivi, comme la visite au contrevenant à son domicile.

La visite à domicile

Aux États-Unis, les visites à domicile dans le cas de suivis communautaires sont effectuées en priorité comme outil de surveillance afin de s’assurer que les contrevenants respectent les conditions et obligations auxquelles ils sont soumis (Swan, Campbell, Karon et Jalbert, 2021), et sont parfois même considérées comme des pratiques à risque pour les agents en raison de l’augmentation du niveau de risque de la population suivie (Lindner et Bonn, 1996). Toutefois, les études américaines montrent que les visites à domicile effectuées par les agents de probation peuvent aussi favoriser un principe d’alliance thérapeutique entre le contrevenant et l’intervenant. En effet, elles permettent de créer un lien différent et d’améliorer les relations avec les personnes suivies et leurs proches (Ahlin, Antunes et Tubman-Carbone, 2013 ; Alarid, 2015 ; Partridge, 2004). Ainsi, les critères de base des visites à domicile sont fondés sur les principes de gestion des risques, mais lorsque les agents discutent de ce qu’ils retirent de celles-ci, les aspects évoqués sont plus centrés sur l’aide et la réinsertion que sur le risque et le contrôle, ce qui montre bien l’ambivalence de leur position (Lindner, 1991 ; Sandoval, 2020).

Au Québec, dans le cadre de l’emprisonnement avec sursis, les visites de surveillance pure sont effectuées par des agents vérificateurs afin de s’assurer que les contrevenants respectent bien leurs conditions d’assignation à domicile. Les intervenants communautaires ont aussi la possibilité de rencontrer les contrevenants chez eux, mais dans un objectif d’accompagnement et non de vérification. C’est une option qui s’offre à eux et non une obligation, ce qui leur permet de s’approprier l’outil selon leur vision de l’intervention. Cependant, ni cet outil ni son utilisation n’ont encore suscité d’intérêt dans les recherches. Pourtant, cela permettrait de comprendre de quelle manière peuvent se déployer les pratiques entourant la réinsertion sociale.

L’objectif de l’article est de comprendre comment, au sein du cadre théorique de la gestion des risques, les intervenants communautaires organisent leurs pratiques autour de la visite à domicile. Cette dernière, effectuée dans le cadre de la peine de sursis, peut être comprise comme un espace discrétionnaire, qui permet à l’agent de déplacer une rencontre en dehors de l’agence. Nous chercherons à comprendre comment cet outil est utilisé par les agents, à quels défis ils font face, et de quelles façons ils s’y adaptent.

Ainsi, l’article permettra de porter le regard sur les pratiques d’accompagnement des personnes contrevenantes et de réfléchir aux relations d’intervention, mais également sur les principes de gestion des risques dans les pratiques des professionnels. Il aidera à comprendre de quelles façons les agents s’adaptent aux contraintes et aux tensions dans leur travail. Sur un plan plus macroscopique, l’article propose une réflexion sur la façon dont la réinsertion sociale se construit dans ce contexte pénal et sur les conséquences qui en découlent. Enfin, l’article propose également des contributions plus scientifiques en apportant de nouvelles connaissances sur l’emprisonnement avec sursis qui est peu étudié au Québec, et en mobilisant une population intéressante (les agents communautaires) dont le statut et les missions hybrides, comportant aide et contrôle, sont constamment ambivalents et à la recherche d’un équilibre.

Méthodologie

Cet article se base sur une vaste enquête de terrain effectuée au sein d’agences de surveillance communautaires au Québec entre 2016 et 2017. Un échantillonnage par homogénéisation a été privilégié (Glaser et Strauss, 1967), en déterminant quatre critères de diversification interne : 1) la taille de la ville dans laquelle l’agence est située ; 2) le type de clientèle de l’agence (hommes, femmes ou mixte) ; 3) le nombre de dossiers traités par l’agence ; 4) le couplage de l’agence à d’autres organismes (p. ex. : maison de transition). Ces critères nous ont permis d’entrer en contact avec huit agences de surveillance, d’envergure différente à travers le Québec et dans des villes de taille variée, avec lesquelles nous avons communiqué de manière aléatoire (envoi d’un descriptif de la recherche à toutes les agences du Québec et où avons joint le directeur en cas d’intérêt), ou selon la méthode « boule de neige » (référence par d’autres professionnels). Dans ces agences, nous avons cherché à rencontrer tous les agents ou le maximum d’entre eux, compte tenu des contingences matérielles (congés, permanences, etc.).

Ces agences sont situées dans différentes villes de taille variable (de plus de 20 000 à plus de 1 million d’habitants) et comptent de 3 à 15 agents. Le Tableau 1 présente les 32 intervenants que nous avons rencontrés, dont les noms ont été modifiés afin de préserver leur anonymat. L’échantillon est composé de 22 femmes et 10 hommes, dont l’âge moyen est de 33 ans, et ayant, en moyenne, 5 années d’expérience.

Dans le cadre de cet article, nous nous sommes concentrées sur les entrevues effectuées avec les agents, qui permettent de saisir les représentations des professionnels, et de les laisser s’exprimer sur leurs pratiques en général (Blanchet et Gotman, 2005), tout en mobilisant leur subjectivité. L’entrevue semi-dirigée a été privilégiée afin d’introduire nos thèmes de recherche en laissant aux répondants la liberté de faire émerger d’autres sujets. La grille d’entrevue, ajustée au fur et à mesure de l’enquête, abordait les thématiques suivantes : la mission de l’agent dans le cas du sursis, ses pratiques auprès des personnes contrevenantes, les relations avec les autres acteurs, et les représentations de la peine de sursis. Les entrevues, d’une durée de 75 minutes à 2 heures, effectuées auprès des 32 agents, ont été réalisées dans leurs bureaux. Le matériel issu des entrevues a ensuite été analysé suivant les principes de la théorisation ancrée (Glaser et Strauss, 1967) : des analyses horizontales à partir de grandes catégories conceptuelles ont été complétées, suivies des analyses verticales au sein de chaque entrevue. Finalement, la théorie s’est construite à partir d’une catégorie centrale suivant une trame narrative et reprenant les analyses transversales et verticales.

Tableau 1

Présentation des agents

Présentation des agents

Tableau 1 (suite)

Présentation des agents

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Résultats

Les résultats montrent une certaine tension au sujet des visites à domicile : si elles peuvent être utilisées comme une façon d’accompagner le contrevenant et de créer un lien privilégié, elles peuvent également engendrer une surveillance supplémentaire du sursitaire. Cet effet indirect s’avère la conséquence de l’infiltration des principes de gestion des risques dans le travail et les pratiques des agents, et ce, malgré le maintien de valeurs plus humanistes et centrées sur la réinsertion.

1. La visite à domicile comme outil d’intervention

Les agents ont expliqué se servir de la visite à domicile comme outil d’intervention dans le suivi des sursitaires. Toutefois, même si elle est initialement perçue comme un outil favorisant la réinsertion sociale, la visite à domicile peut devenir un outil de contrôle des personnes contrevenantes.

1.1 Outil d’accompagnement

La visite à domicile est d’abord utilisée comme une manière d’assurer le suivi différemment et d’accompagner les personnes contrevenantes. Les agents expliquent que le fait de se rendre chez les sursitaires les aide à « casser » le cadre formel des rencontres à l’agence en se retrouvant dans d’autres circonstances. Selon eux, ce nouveau cadre facilite les échanges informels, tout en aplanissant les barrières entre l’agent et le contrevenant.

Ça nous donne un aperçu de leur environnement, mais ça nous permet aussi de vraiment tisser un lien de confiance, parce qu’on rentre dans leur intimité, puis on essaie d’être informel… Puis ça a l’effet désiré.

Morgane

Se rendre au domicile des sursitaires permet aux agents de leur montrer qu’ils s’intéressent à eux, à leur environnement et à leur vie, qu’ils les considèrent comme des personnes à part entière plutôt qu’un simple dossier. La plupart des agents mentionnent qu’ils essaient d’effectuer une visite en début de suivi afin de démarrer la relation et de créer un lien de confiance.

[L’objectif des visites à domicile] Tout d’abord de créer un lien pis de voir dans quel environnement ils vivent. D’essayer de briser l’image qu’ils ont de nous, de la personne autoritaire coercitive.

Betty

Ce lien de confiance se crée par l’implication des agents, qui estiment que cela est apprécié par les sursitaires. Ils expliquent que les visites à domicile en cours de suivi renforcent une relation cordiale ou apaisent une relation plus formelle.

Dernièrement, je suis allée chez un autre gars rencontrer sa conjointe, ça fait […] longtemps que je le suis. C’est un peu moins formel. […] c’est bien reçu et ça montre une participation de notre part aussi, qu’on s’implique.

Jeanne

Cette approche permet aux agents d’exprimer leur souci par rapport au contact et au relationnel.

Des fois, on disait au gars : « Tu dirais quoi si la prochaine fois je venais chez toi ?  » Tu sais, juste enlever le bureau entre lui et moi. Car quand elle est dans son salon, moi je ne suis plus dans mon bureau, et la personne est plus à l’aise.

Charles

La visite à domicile offre l’opportunité aux agents de s’impliquer dans le suivi au-delà du plan d’intervention correctionnel et du cadre de la peine, ce qui peut encourager les sursitaires à se prendre en charge dans leur vie quotidienne. En plus de cela, le fait de s’intéresser à eux et de se déplacer pour eux renvoie une image positive. Parfois, cela répond à une demande des personnes suivies qui sont fières de montrer leur cadre de vie à leur intervenant.

Des fois aussi, c’est des clients qui sont fiers de montrer où ils habitent, de regarder leur logement pis s’ils n’ont personne à qui le montrer, ben tu y vas.

Dominique

De plus, dans certains organismes, la possibilité de se déplacer pour effectuer des rencontres est utilisée au sens large : les agents proposent un accompagnement dans d’autres lieux, selon les situations et besoins des contrevenants. Cela leur permet d’offrir un soutien plus pratique, par exemple en aidant les contrevenants dans certaines démarches, ou en leur faisant connaître certaines ressources. Ainsi, les agents aident les personnes à s’outiller afin de devenir plus impliquées et plus autonomes.

On peut accompagner une personne à la cour, dans une ressource. J’ai souvent eu des agents qui disaient qu’ils accompagnaient le client s’il avait besoin d’aller en dépannage alimentaire mais ne savait pas comment demander, alors ils l’accompagnaient. […] Des agents allaient faire des demandes d’aide sociale avec des clients trop mal à l’aise.

Charles

On essaie le plus possible d’accompagner les femmes dans les ressources. Donc si on leur suggère d’aller s’intégrer dans une ressource pour des mères monoparentales, on veut vraiment faire le premier contact, les amener là à la première rencontre pour favoriser la participation des clientes.

Morgane

La visite à domicile permet d’abord à l’agent de créer un lien avec la personne contrevenante et de lui montrer son implication dans le suivi, ce qui est en retour assez apprécié. Elle peut être utilisée dans un accompagnement global : en aidant les sursitaires avec des démarches administratives, en les accompagnant à des rendez-vous compliqués, ou simplement en les guidant dans leur vie de tous les jours. Finalement, la visite à domicile est utilisée en vue d’accompagner les contrevenants dans leur réinsertion sociale dans toutes les sphères de leur vie, et pas seulement celles visées par le plan d’intervention.

1.2 Outil de contrôle

Cependant, la nature même de la peine de sursis et l’équilibre précaire entre les objectifs d’aide et de surveillance ont l’effet, plus ou moins recherché, de générer une forme de contrôle supplémentaire lors de la visite à domicile. Cela engendre un élargissement de la surveillance informelle sur les sursitaires à différents niveaux ; par contre, les agents développent aussi des mécanismes d’adaptation.

Les visites à domicile permettent d’abord aux agents de vérifier le cadre dans lequel une personne vit : l’environnement, le quartier ou le type de logement donnent des indications sur la dynamique dans laquelle elle évolue. Les agents évoquent surtout le cas de contrevenants qui sont soumis à des restrictions géographiques (p. ex. : délinquants sexuels qui ne peuvent se tenir près d’une école).

Oui, voir comment il se débrouille chez lui, voir son environnement, son quartier. Un délinquant sexuel : y a-t-il des parcs ? Un toxicomane : est-ce qu’il y a beaucoup de pauvreté dans le quartier ?

Paul

Les visites à domicile permettent aussi d’entrer chez la personne et d’observer son style de vie. Les intervenants expliquent que l’organisation, la façon dont la personne tient et entretient sa maison leur donnent des indications sur le contrevenant. Certains agents affirment même saisir l’opportunité d’une présence à domicile pour vérifier subtilement le respect des conditions, par exemple, en s’assurant qu’il n’y a pas d’alcool chez quelqu’un qui ne doit pas en consommer.

Ainsi, la présence des agents à domicile engendre non seulement des mécanismes de vérification supplémentaires à ceux déjà présents dans le cadre de l’ordonnance de sursis (conditions à respecter, assignation à domicile), soit des mécanismes de surveillance qui ne sont ni prévus par l’ordonnance ni reliés aux objectifs du plan d’intervention, sur la tenue ou le ménage du logement.

Des fois aussi, juste voir comment il entretient son logement, ça peut donner des idées sur qui est le personnage. Être capable de prendre soin d’un logement, ça peut indiquer qu’il est capable de prendre soin de lui aussi.

Paul

Il y a des clients que le domicile laisse à désirer côté ménage, bien je le dis : « Ton domicile manque d’amour, ton ménage laisse à désirer, que se passe-t-il ? » J’ai aussi toujours en tête de voir ce qui arrive dans l’environnement, mais c’est rare qu’il y ait des bouteilles, là.

Denis

Les visites donnent la possibilité aux agents de faire la connaissance des proches des personnes suivies. Leur position relativement à cette possibilité est double : pour la plupart d’entre eux, rencontrer la famille (parents, conjoints) apporte un autre regard et point de vue sur la personne suivie. Ils considèrent que l’entourage et les proches jouent un rôle important dans le processus de réinsertion sociale en apportant soutien et réconfort. Toutefois, les agents évoquent également le fait que les proches peuvent devenir des alliés : en les sensibilisant à l’importance du respect des conditions de l’ordonnance ou du processus de réinsertion des contrevenants, les agents créent un lien avec les proches pour les inciter à les contacter en cas de problème.

Il y a quelque chose d’intéressant, surtout si tu veux rencontrer la conjointe ou sa mère. On trouvait que ça pouvait créer des liens avec des personnes de confiance, ressources de son entourage, c’était plein de positif. C’est sûr que ça crée une protection supplémentaire, si la personne comprend bien la dynamique et notre travail, si quelque chose se passe bien, elle peut intervenir sur son fils ou son chum et peut aussi appeler l’agence si quelque chose l’inquiète.

Charles

Il y a des gens de son entourage présents, ça permet de rencontrer, par exemple, la copine, un bon ami, la famille, je laisse ma carte et si jamais le sursitaire ne va pas bien, j’ai l’impression qu’ils vont m’appeler. C’est peut-être une fausse impression de confiance, mais c’est là pareil.

Denis

Bien que l’objectif de base des visites à domicile soit plus souvent relié à l’accompagnement, il en résulte tout de même des mécanismes de contrôle et de surveillance plus ou moins recherchés par les agents. Ils essaient alors de minimiser ces effets collatéraux par différentes stratégies.

D’abord, certains intervenants expliquent qu’ils essaient d’éviter d’endosser le rôle d’agent vérificateur lorsqu’ils se rendent chez leurs clients. Ils cherchent à valoriser et à présenter la visite comme un outil de réinsertion en premier lieu et tentent de rester majoritairement dans cette posture en refusant de se placer dans une position de vérification.

Des fois, si on fait des visites, ma job, c’est pas d’aller voir dans son frigidaire s’il y a de la bière, d’aller regarder en dessous de son lit, des choses comme ça. C’est pas ce qu’on nous demande de faire. Puis si on nous le demandait de façon explicite, y a rien dans l’ordonnance qui dit qu’on peut faire ça.

Stéphane

Mais dans le cas de sursis, c’est pas notre rôle de se déplacer pour vérifier. C’est le rôle des agents vérificateurs.

Anna

Ensuite, d’autres agents expliquent que, même s’ils le peuvent, ils choisissent de ne jamais imposer de visite à domicile sans l’accord préalable de leur client, afin d’éviter l’effet de surprise et ne pas le prendre au dépourvu.

Moi, les choses que personnellement je vais dire, c’est : « C’est sûr que si tu restes avec quelqu’un, j’aimerais avoir le consentement de cette personne. » Vraiment l’idée de l’imposition, elle est zéro là, c’est… Puis y en a qui vont dire : « Ah non, c’est correct, j’aime mieux ça en dehors. »

Stéphane

Cependant, cette frontière reste assez mince, et malgré leurs stratégies pour minimiser l’effet de contrôle, les agents mentionnent tout de même que l’aspect de vérification prend parfois le dessus. Ainsi, la surveillance reste bien présente, même si la marge de manoeuvre dont ils disposent est limitée : s’ils constatent un problème, ils mettent une note au dossier et ne font pas de rapport de manquement, puisqu’il ne s’agit pas d’une vérification formelle des conditions de l’ordonnance. Il n’en demeure pas moins que cette forme de surveillance risque de teinter la relation d’intervention dans le futur.

C’est sûr que si je vais chez lui, j’ouvre son frigidaire, je vois de la bière là, je vais faire une intervention.

Dominique

Bien ça en fait partie [la surveillance], c’est un truc quand même en arrière-fond, les clients ne sont pas niaiseux, ils ont compris, les voir chez eux, c’est aussi une façon de voir-vérifier.

Denis

Ça va me mettre dans un autre environnement aussi et je peux voir comment il fonctionne chez [lui]. Mais oui, je pense que là-dedans ça [la surveillance] vient un peu automatiquement. Si j’arrive là-bas, que ça sent le pot pis qu’il a une interdiction de consommer, ben là, c’est facilement plus vérifiable.

Marine

Ainsi, la visite à domicile peut entraîner une forme de surveillance indirecte, et donc de contrôle supplémentaire chez les personnes sursitaires.

2. La rationalisation des interventions

Lorsque l’on cherche à comprendre de quelle façon les agents utilisent la visite à domicile, on réalise que leurs pratiques sont fortement teintées par les principes entourant la gestion des risques et la rationalisation des interventions. En effet, les agents ont de moins en moins de temps pour effectuer des visites à domicile, ils doivent donc sélectionner les candidats chez qui ils vont se rendre à partir de critères pour rationaliser leur décision.

2.1 Le manque de temps

Bien que les agents aient tous évoqué la visite à domicile comme un outil à leur disposition pour favoriser la réinsertion sociale, ils ont également été nombreux à discuter de leur utilisation limitée de cet outil en raison de contraintes organisationnelles. En fait, les agents expliquent que leur charge de travail est de plus en plus lourde, car les sursitaires sont plus nombreux à être évalués à risque moyen de récidive, ce qui implique des suivis bimensuels plutôt que mensuels.

C’est sûr que chaque agent, moi le premier, on voudrait en faire plus [des visites à domicile]. Initialement, on parlait d’un tiers des rencontres qui devaient avoir lieu en milieu de vie. Le nombre de clients bimensuels [à risque moyen] était beaucoup moins élevé que maintenant et j’en faisais beaucoup plus.

Charles

Les agents ont un agenda plus chargé qu’auparavant et moins de temps pour rencontrer leurs clients à l’extérieur de leurs bureaux. Parmi les huit organismes visités, un seul (Agence 7) a mis en place des visites systématiques chez tous les clients et aménagé l’horaire des agents en conséquence. Dans les autres agences, on explique avec regret manquer de temps pour rendre visite à tous les contrevenants suivis.

On le fait une fois par trois rencontres. […] On essaie le plus possible d’accompagner les femmes dans les ressources.

Morgane, Agence 7

On aimerait ça en faire [des visites à domicile], j’aimerais vraiment ça, surtout dans certains cas, mais là, on n’a pas le temps, on a trop une grosse charge de travail, puis faire une visite à domicile, c’est des fois un avant-midi ou un après-midi.

Alice

2.2 Les critères de sélection

Dans ce contexte de manque de temps et puisque la visite à domicile est un outil facultatif, il est intéressant de s’interroger sur les critères utilisés par les agents afin de choisir les clients chez qui ils vont se rendre. Différentes stratégies ont été abordées par les intervenants, fondées sur les critères de gestion des risques ou la relation d’aide.

Tout d’abord, certains critères de sélection évoqués par les agents sont fondés sur les principes des risques : la sécurité, la nécessité. Ils expliquent prendre en considération leur propre sécurité et refusent de se rendre chez un client qu’ils ne connaissent pas encore très bien ou dont ils ne sont pas capables d’anticiper les réactions. Pour eux, il est important de se sentir à l’aise et en sécurité de se rendre chez quelqu’un ou de sortir du cadre de l’agence.

Je vais cibler des clients que ça fait longtemps que je suis, puis que ça va bien, avec qui c’est intéressant, une belle collaboration. Je n’irai jamais faire une visite à domicile si je ne me sens pas en sécurité. S’il n’y a pas vraiment de lien, qu’il me pète des coches dans les rencontres, je ne m’en irai pas chez [lui] pour qu’il me pète une coche.

Jeanne

Pour chaque client, c’est du cas par cas. Un client qui a un comportement violent, qui vient ici, qui est pas coopérant, qui est agressif, j’irai pas me promener au parc avec.

Dominique

D’autres agents effectuent les visites à domicile chez des contrevenants pour lesquels il leur semble nécessaire de vérifier l’environnement. Puisque la visite à domicile permet de collecter des informations supplémentaires sur les sursitaires, les agents choisissent ceux pour qui l’information serait la plus nécessaire ou pertinente.

Souvent, maintenant, on cible des clients pour qui ça a une valeur ajoutée d’aller voir le milieu, souvent les délinquants sexuels, voir le milieu, voir le coin, voir de quoi ça a l’air.

Charles

Cependant, la plupart des intervenants mènent aussi une réflexion sur les besoins du contrevenant. Certains agents ont évoqué une notion d’équité : ils essaient d’offrir une visite à domicile à chacun de leurs suivis afin d’accorder le même traitement à tous.

Généralement, on doit faire dans tous les dossiers des visites à domicile, normalement une fois par année.

Jean

Un quota, oui, on essaie de faire une visite à domicile une fois par mois dans des dossiers différents, question de mettre un petit peu plus, de rendre nos rencontres, de rendre le suivi plus appréciable, t’sais.

Thibault

Dans la logique d’accompagnement, les agents expliquent se baser sur les situations personnelles des contrevenants et offrir de se rendre à leur domicile lorsque se présente un besoin particulier : par exemple, une maladie ou des difficultés à se déplacer. Les agents souhaitent alors accommoder la personne.

Une fois, j’avais un client avec la sclérose en plaques, lui, j’allais le voir une fois par mois à la maison. Ça, je l’avais intégré.

Aurélie

Un client s’est blessé, il est en arrêt de travail à la maison, c’est sur mon chemin pour le travail, ça me fait plaisir moi, c’est gagnant d’un côté comme de l’autre.

Denis

Fait qu’on va essayer de cibler les clients peut-être qui en ont plus besoin. Ceux qui ont moins de sous pour se déplacer ou qui ont une condition physique, ou un client qu’on se demande s’il va bien.

Anna

Finalement, si les nouveaux principes organisationnels ont modifié les pratiques des intervenants par rapport à la visite à domicile (moins de temps pour se rendre chez les contrevenants, sélection des contrevenants en fonction de la sécurité), on constate tout de même qu’ils associent cet outil aux besoins et à l’accompagnement des sursitaires, en cherchant à maintenir les principes de la réinsertion sociale devant la place toujours plus grande que prend la gestion des risques.

Discussion

Ces résultats nous permettent d’amorcer une discussion à deux niveaux : d’une part, les conséquences de la modification de l’outil et des glissements de pratiques vers la surveillance des contrevenants, d’autre part, une réflexion plus poussée sur la place des organisations communautaires dans le contexte de ces transformations.

L’ambivalence de la visite à domicile

Ces résultats montrent la façon dont les principes de gestion des risques s’infiltrent dans le travail quotidien des intervenants communautaires. Ces principes balisent la façon dont les agents organisent leurs relations avec les contrevenants, de plus en plus de ces derniers étant évalués à risque « modéré à élevé » et soumis à une plus grande fréquence de rencontres (bimensuelles), ce qui conduit à une augmentation importante du nombre de dossiers (Adam, 2012 ; Landreville, 2007 ; Sligeneyer, 2007). Ces changements entraînent également une modification des rationalités dans les organisations ; on recherche à présent l’efficacité et l’efficience des interventions, et les agences sont soumises à des mesures de reddition de comptes assez régulières (de Larminat, 2014 ; Jendly, 2012 ; Kaminski, 2015). Dans ce contexte, on comprend de quelle façon l’outil « visite à domicile » peut être utilisé de manière polyvalente : les agents expliquent se baser sur des critères de sélection afin de choisir les personnes chez qui se rendre. Cette décision peut s’appuyer sur le niveau de risque du contrevenant ou sur ses besoins, mais il reste qu’elle permet de rationaliser l’intervention. Ainsi, sauf dans certains cas comme celui de l’Agence 7, tous les contrevenants suivis ne seront pas rencontrés à leur domicile par leur agent. Ils ne bénéficieront donc pas tous de l’aspect « réhabilitatif » associé à la visite, notamment des bienfaits dans la relation avec l’agent. Il s’agit d’ailleurs d’un phénomène observé par Adam (2012), qui avance qu’en réponse à l’augmentation du nombre de dossiers d’intervenants, on assiste à une sélection des clients qui seront pris en charge, en excluant souvent ceux qui sont considérés comme dangereux ou à risque « trop » élevé de récidive. Ce tri, basé sur des critères d’efficience et d’efficacité, peut cependant nuire à une démarche clinique, notamment en limitant l’offre de services pour une clientèle qui en aurait pourtant le plus besoin (Adam, 2012).

L’article dénote également de possibles dérives dans l’utilisation de la visite à domicile qui conduit à étendre la surveillance dans son contenu, mais également dans ses cibles.

Tout d’abord, les résultats montrent l’implication des proches lors des visites à domicile. Les intervenants sont heureux de simplement faire leur connaissance ou encore de les impliquer dans le cheminement des personnes contrevenantes. Cependant, si la littérature souligne que les proches s’investissent souvent dans le processus de réinsertion sociale des personnes contrevenantes (Taxman, 2002), leur mobilisation dans le cadre d’une mesure de surveillance communautaire peut s’avérer délicate et être source de tensions. Prenant exemple sur les parents de jeunes suivis par la justice, Staples (2009) développe la notion de back up work pour illustrer le travail émotif, mental ou physique dans lequel s’engage la famille. On demande aux proches de s’impliquer dans le suivi de la peine, de contacter éventuellement l’agent en cas de difficulté. La famille et les proches passent donc d’un rôle de soutien à un rôle de surveillance plus ou moins direct, ce qui légitime une forme de contrôle supplémentaire et transforme les relations. Aux États-Unis, Sandoval (2020) explique que les agents de probation « forment » et entraînent les proches à la surveillance communautaire, ce qui permet un élargissement du contrôle et rend les interventions toujours plus efficientes, dans un paradigme de gestion des risques. Un autre aspect concernant les proches, qui n’a pas été développé ici, est qu’ils sont également soumis à des formes de surveillance par ricochet (Allaria, 2014) et sont directement touchés par la mesure, en tant que « surveillés » puisqu’ils résident avec la personne contrevenante.

L’autre élément qui ressort des analyses est l’élargissement du contenu visé par la surveillance. Nos résultats indiquent que les agents se servent d’indicateurs présents au domicile pour évaluer ou, du moins, se faire une idée de la façon dont la personne fonctionne et s’organise, en examinant par exemple la propreté du logement. Cet élément peut constituer une forme de contrôle supplémentaire pour certains, à partir de critères normés (p. ex. : faire sa vaisselle, son ménage, etc.) qui ne font pas partie de la peine initiale. En s’intéressant à la surveillance électronique, Devresse (2012) évoque la contagion de la répression aux autres sphères de la vie des contrevenants et une forme de contrôle supplémentaire. Certains agents ont également évoqué effectuer quelques vérifications lors de leur visite (pas d’alcool, pas de drogues), qui n’est pas prévue à cet effet, quoique cette pratique demeure marginale dans notre échantillon.

Finalement, bien que la visite à domicile soit un outil initialement destiné à favoriser la relation d’intervention et accompagner le contrevenant dans son processus de réinsertion, on constate les possibles dérives ainsi que la plus grande importance accordée à la surveillance et à la gestion des risques, que ce soit par les cibles (sélection des personnes visitées) ou son contenu (élargissement de la surveillance aux proches et à la vie privée).

On maintiendra tout de même que l’objectif premier des agents qui utilisent cet outil est de favoriser l’établissement d’une relation de confiance avec les personnes contrevenantes. En effet, la confiance entre ces deux parties reste essentielle, à la fois dans le processus de réinsertion sociale et dans la gestion de la peine d’emprisonnement avec sursis, car elle permet de doser les interventions et autorisations (Euvrard, 2020). Ainsi, la visite à domicile serait centrale car elle peut renforcer ce lien, ou au contraire, limiter les possibilités d’échanges et mettre en péril la relation d’intervention. Et ce, pour les deux parties : si l’agent constate un manquement à une condition, ou si le contrevenant réalise que la visite de son agent communautaire est en fait une stratégie pour effectuer des vérifications. Ainsi, bien que la visite permette de favoriser la relation, un des risques est que le glissement de son utilisation, par les mécanismes de surveillance indirects, finisse par entraver la construction du lien de confiance, ce qui causerait un problème dans le développement de la relation d’intervention et pourrait entraver, ralentir ou compliquer le processus de réinsertion sociale.

La mission des organismes communautaires

Un autre point intéressant à développer concerne la place des organisations communautaires dans la peine de sursis. En 2007, la Loi sur le système correctionnel confie la gestion de la peine de sursis à des organismes communautaires[4] qui offrent des activités complémentaires à celles des services correctionnels, il s’agit souvent de la réinsertion sociale. On pourrait se demander si ce type de délégation a été marqué par une volonté de donner une dimension communautaire à la gestion de la peine de sursis, ou plutôt une forme d’affectation efficace des ressources, conformément aux principes de gestion des risques (Kaminski, 2015).

La nature même des organismes communautaires les conduit à favoriser une approche sociale centrée sur la relation d’aide. Cependant, l’article montre que les principes de gestion des risques tendent à devenir un critère important dans les décisions et pratiques des intervenants (sélection des contrevenants chez qui se rendre selon leur profil, mécanismes de surveillance supplémentaire). Malgré une résistance des agents communautaires et travailleurs sociaux qui restent fortement imprégnés de l’idéal réhabilitatif (F.-Dufour, 2011), on peut songer à une évolution de leur pratique vers une activité « prudentielle » (Champy, 2011 ; Vrancken, 2012). Cette notion prudentielle a été développée par Champy (2011), en référence aux professionnels qui se trouvent face à des situations complexes ou singulières, souvent reliées à la nature humaine, et desquelles découlent une incertitude des résultats du travail et une certaine vulnérabilité professionnelle (Soulet, 2016 ; Vrancken, 2012). La standardisation et la rationalisation des interventions au nom de la gestion des risques seraient une forme de « protection » de la vulnérabilité professionnelle souvent reliée à des craintes de récidive des contrevenants ou d’erreur de jugement de la part des agents (Euvrard, 2020). Elle peut également se traduire par une logique du « soupçon ». Exercer cette forme de surveillance a priori, en cherchant à identifier les comportements à risque des contrevenants, avant même qu’ils ne se produisent, permet d’éviter de se retrouver dans une situation de vulnérabilité professionnelle (de Larminat, 2012).

Ainsi, la réinsertion sociale est tributaire de ce contexte de gestion des risques, bien qu’elle puisse constituer une forme de protection à part entière des contrevenants comme des professionnels.

Conclusion

En ce qui concerne la surveillance communautaire associée à la peine d’emprisonnement avec sursis, l’article illustre de quelle façon la visite au domicile des contrevenants par des agents communautaires renforce le caractère ambivalent et hybride de la peine, qui est fondée à la fois sur des objectifs punitifs et réhabilitatifs. En effet, rencontrer les contrevenants suivis à leur domicile permet aux intervenants de renforcer une relation basée sur la confiance, concourant ainsi positivement à leur réinsertion sociale. Cependant, les principes de gestion des risques propres au système pénal, et à la peine de sursis en particulier, s’appliquent à cet outil, ce qui conduit à un élargissement de la surveillance dans ses cibles et son contenu, bien que les agents communautaires déploient des stratégies pour maintenir une philosophie d’intervention basée sur l’aide et la relation de confiance afin de favoriser la réinsertion sociale des personnes contrevenantes.