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Introduction

Depuis les années 1990, la gestion des incivilités urbaines a pris de l’ampleur quant aux rôles des services policiers en Amérique du Nord, justifiant, par exemple, l’adoption de politiques de tolérance dans les espaces publics (Beauchesne, 2010 ; Boivin et Billette, 2012). Ainsi, les comportements considérés comme déviants des normes, tels que flâner, s’adonner à la sollicitation ou être en état d’ivresse, y sont fortement réprimés. Pourtant, certaines populations marginalisées, telles que les personnes en situation d’itinérance ou les travailleurs et travailleuses du sexe, doivent occuper ces espaces pour assurer leur subsistance ou n’ont tout simplement pas d’autre choix que d’y « être ». Toutefois, leur présence et leurs comportements sont considérés comme contraires à l’usage normal et acceptable de l’espace collectif. L’enjeu de sécurité est donc évoqué pour légitimer la mise à l’écart des populations marginalisées (Bouclin et Pastora Sala, 2013 ; Sylvestre, 2010), car elles sont perçues comme dérangeantes, « à risque » ou même dangereuses (Sylvestre, Bellot et Couture Ménard, 2011). De ce fait, elles sont victimes d’une judiciarisation croissante, de stigmatisation et de déplacements imposés (Margier, 2013 ; Sylvestre, 2010).

Plusieurs auteurs se sont intéressés à ce phénomène qu’ils qualifient de judiciarisation de l’itinérance et de la pauvreté (Bernier, Bellot, Sylvestre et Chesnay, 2011 ; Bouclin et Pastora Sala, 2013 ; Sylvestre et al., 2011). Ce phénomène est sous-jacent à une pratique discriminatoire ayant été reconnue en 2009 par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) comme étant du profilage social. S’appuyant sur les signes visibles de pauvreté ou de marginalité, cette pratique cible les individus non pas sur la base d’une menace réelle, mais plutôt en fonction d’une menace socialement perçue (Sylvestre, 2010). La visibilité offerte par l’espace public rend donc vulnérables les populations marginalisées qui y gravitent. Par conséquent, elles risquent d’être identifiées par des personnes en position d’autorité, notamment les policiers, comme potentiellement dangereuses et d’être sanctionnées pour des comportements qui pourraient être jugés anodins, tels que traverser la rue avant l’intersection, cracher par terre ou se rassembler (Baillergeau, 2014).

Il va sans dire que le profilage social effectué par les policiers envers les populations marginalisées a des répercussions importantes sur l’expérience de ces dernières. En effet, leurs lieux de socialisation extérieurs étant de plus en plus surveillés, elles peuvent se voir forcées de les éviter et ainsi de s’isoler davantage. Par ailleurs, ces espaces étant de plus en plus contrôlés, elles peuvent recevoir de nombreux constats d’infraction qu’elles sont incapables de payer, ce qui peut entraîner leur incarcération (Purenne, 2013). Cette forme de gestion punitive des incivilités urbaines conduit également, comme le relève Purenne (2013), à l’explosion de la population carcérale.

Les professionnels, travailleurs de rue ou de proximité, qui viennent en aide et accompagnent les personnes marginalisées s’inquiètent de leur surjudiciarisation et des répercussions que cette dernière peut avoir sur elles (Couture-Glassco, 2016 ; Nault, Couture-Glassco et Larose-Hébert, 2016). Ces intervenants sociaux témoignent d’une difficulté croissante à joindre cette population, et qu’ils sont eux-mêmes au coeur des tensions liées à l’occupation de l’espace (Baillergeau, 2014 ; Fontaine, 2010 ; Masson, 2015). Comme le soulignent Duval et Fontaine (2000), il existe des tensions réelles entre les travailleurs de rue ou de proximité et les autres professionnels travaillant auprès des populations marginalisées, plus particulièrement avec les policiers. Selon ces auteurs, cette situation découle d’une certaine méconnaissance du travail de rue et de la difficulté pour les policiers de reconnaître la pertinence de cette pratique d’intervention. En effet, l’objectif principal de ce modèle d’intervention est le développement d’un lien de confiance, qui pourra éventuellement contribuer à la réaffiliation sociale des populations marginalisées. Le profilage social effectué par les policiers vient donc nourrir les tensions avec les travailleurs de rue ou de proximité, car il rend leur travail plus complexe et vulnérabilise les populations avec lesquelles ils sont en interaction quotidienne. Ainsi, bien que quelques recherches se soient intéressées aux répercussions directes du profilage social sur l’expérience, l’inclusion et le bien-être des personnes marginalisées (Sylvestre, 2010 ; Sylvestre et al.. 2011), peu de recherches se sont penchées sur son influence sur les pratiques et l’expérience des intervenants de proximité qui travaillent auprès d’elles (Couture-Glassco, 2016 ; Nault et al., 2016). En nous appuyant sur les constats actuellement disponibles dans la littérature, nous croyons que le profilage social aura des répercussions négatives sur les possibilités d’intervention et, de ce fait, sur les capacités et occasions concrètes de réinsertion sociale des personnes profilées. Ainsi, dans cet article, nous nous nous attachons à l’expérience du profilage social des intervenants de proximité afin de 1) répertorier les conséquences du profilage social qu’ils observent chez les personnes qu’ils accompagnent ; et 2) mieux comprendre comment ce phénomène agit sur leurs pratiques d’intervention et leur expérience personnelle. Notre question principale de recherche est donc la suivante : comment le profilage social des populations marginalisées influence-t-il les pratiques des intervenants qui en sont témoins et/ou qui en font eux-mêmes l’expérience ?

Nous commencerons cet article en exposant les problématiques liées à l’occupation de l’espace public en milieu urbain, et en décrivant les personnes faisant un usage considéré comme déviant de cet espace et les pratiques de répression qui les ciblent. Ensuite, nous définirons ce qu’est le profilage social et ses répercussions sur les populations profilées. Nous poursuivrons par une présentation des pratiques d’intervention privilégiées auprès des personnes marginalisées et examinerons les difficultés d’intervention engendrées par le profilage social et recensées à ce jour. Pour donner suite à cette problématisation, nous détaillerons le cadre théorique utilisé pour analyser nos données, à savoir l’interactionnisme symbolique, plus spécifiquement les notions de construction du problème d’occupation de l’espace public, de stigmate et d’étiquetage. Notre décrirons notre méthodologie qualitative et en présenterons les résultats. Nous conclurons par une analyse de ces résultats afin de mieux comprendre les répercussions du profilage social sur les pratiques d’intervention et sur l’insertion sociale des populations profilées.

Occupation problématique de l’espace public

L’espace public est chargé de significations, il rend visibles les inégalités, il est partagé de manière plus ou moins confortable. Dans les sociétés occidentales, ces espaces sont des lieux de passage, de circulation, de consommation ou de loisirs, mais pour certaines personnes, ils représentent plutôt un milieu de vie et de subsistance. En effet, certaines personnes ne bénéficient pas d’un lieu privé pour vivre leur vie quotidienne, elles occupent donc l’espace public d’une manière différente que celle privilégiée et normée. Ce qui est souvent perçu comme un signe de désordre et d’incivilité. Ainsi, les personnes qui s’éloignent des normes prescrites quant à l’occupation de l’espace collectif auront tendance à être gérées ou contrôlées par les personnes en position d’autorité, ce qui renforce leur situation de marginalisation (Baillergeau, 2014).

Depuis les années 1990, une grande majorité des centres urbains canadiens ont développé des politiques et des opérations de revitalisation afin de promouvoir l’activité économique, accroître la sécurité et redynamiser les espaces publics des centres-villes (Margier, 2013 ; Sylvestre et al., 2011). En amont de ces changements, on voit apparaître plusieurs modifications à la législation de même qu’à l’aménagement urbain, notamment des politiques de tolérances zéro et de lutte aux incivilités, ainsi que des règlements restreignant l’accès aux espaces publics. Sylvestre (2010) estime que ces politiques contribuent à légitimer l’exclusion et la mise à l’écart des populations qui n’adhèrent pas ou du moins, avec plus de difficultés, aux normes sociales. Également, ces politiques de revitalisation ont engendré un embourgeoisement de certains quartiers anciennement plus défavorisés où habitent des populations en situation de pauvreté. Ces quartiers, dans leurs efforts de développement économique, cherchent à présenter leurs espaces publics comme des lieux confortables où il fait bon vivre, ce qui contribue à accroître la pression pour le maintien de l’ordre public. Ainsi, une diversité d’acteurs de la gouvernance urbaine, mais également l’ensemble des résidents, seront interpellés à jouer un rôle dans le contrôle et la surveillance de ce qui peut paraître aller à l’encontre de leurs objectifs socioéconomiques (Colombo et Larouche, 2007). À ces pressions, s’ajoutent inévitablement les enjeux de la sécurité et de la réduction des risques. En effet, depuis les années 1980, des discours tels que ceux découlant de la « théorie de la vitre brisée » (broken window theory) renforcent la répression et la mise à l’écart des personnes marginalisées dans l’espace public. Selon cette théorie, il convient de réprimer fortement tout signe de désordre potentiel afin d’éviter l’installation de la délinquance et de la déchéance dans un quartier (Bernier et al., 2011 ; Sylvestre et al., 2011). En ce sens, les policiers doivent intervenir rapidement, dès les premiers signes d’incivilité. Les personnes marginalisées sont donc perçues comme dérangeantes, menaçant la paix et la qualité de vie des citoyens (Bernier et al., 2011). Ainsi, tel que le souligne Couture-Glassco (2016) : « la pratique du profilage social s’appuie donc sur la validité perçue d’une telle théorie et la répression qui en découle se base d’abord et avant tout sur une lecture des risques éventuels à l’ordre social, risques associés à la pauvreté visible » (p. 38). Il est par ailleurs à noter que cette théorie ne repose sur aucune preuve empirique démontrant un lien causal entre la multiplication de petits délits et la prévalence de crimes plus graves au sein d’un quartier (Bernier et al., 2011). La pratique du profilage est donc fondée en grande partie sur des préjugés.

Le mal caché de la rue

Bien que le profilage social ait cours depuis de nombreuses années, sa conceptualisation en tant que pratique discriminatoire fut officialisée en novembre 2009, dans un avis publié par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ). Dans cet avis, la CDPDJ dénonce le profilage social des personnes en situation d’itinérance à Montréal et le définit comme « toute action prise par une ou des personnes en situation d’autorité à l’égard d’une personne ou un groupe de personnes, pour des raisons de sûreté, de sécurité ou de protection du public, qui repose sur la condition sociale, réelle ou présumée, sans motif réel ou soupçon raisonnable, et qui a pour effet d’exposer la personne à un examen ou à un traitement différent ». Selon la CDPDJ, l’élément déclencheur du profilage social serait les signes apparents de pauvreté ou de marginalité tels que la tenue vestimentaire, l’apparence physique, les comportements, entre autres. Les personnes se font donc intercepter, car leur apparence présuppose une appartenance à un groupe jugé dérangeant ou dangereux (Couture-Glassco, 2016). Plusieurs auteurs notent que ces individus sont ciblés sur la base d’une « menace » sociale, plutôt qu’une menace réelle à la sécurité du public (Bouclin et Pastora Sala, 2013 ; Sylvestre, 2010).

Le profilage social peut prendre plusieurs formes visant directement ou indirectement les populations marginalisées et/ou en situation de pauvreté, par exemple par l’émission de contraventions répétées pour des infractions mineures, la modification et l’interprétation très large ou abusive de règlements ou de loi, la modification de l’espace public afin de restreindre l’accès à certaines populations et la surveillance accrue de lieux occupés par certaines populations (sortie d’un organisme communautaire, parc, banc, etc.). Dans leur recherche sur la judiciarisation des personnes en situation d’itinérance à Montréal, Sylvestre et Bellot (2013) ont constaté une multiplication importante (6,5 fois) des constats d’infraction ciblant cette population entre 1994 et 2010. Ces données ne représentent qu’une part du phénomène, mais elles mettent en lumière une tendance en croissance ciblant les personnes les plus vulnérables de la société.

L’intervention de proximité

Les populations marginalisées, souvent en situation de pauvreté, entretiennent fréquemment des relations tendues avec les diverses institutions, ces dernières ayant souvent contribué à renforcer leur exclusion sociale (Duval et Fontaine, 2000). Ainsi, intervenir auprès de ces personnes comporte certains défis et nécessite un processus d’interaction particulier. En effet, dès les années 1960, des professionnels développèrent des pratiques précises de rapprochement des populations en marge, qualifiées aujourd’hui de travail de rue ou de proximité (Duval et Fontaine, 2000). Ces pratiques sont nées d’une volonté de joindre les populations « pratiquement inaccessibles par le biais des services sociaux traditionnels » (Bernier, 1992, p. 78). Ces intervenants allèrent donc à la rencontre des personnes dans les lieux où elles se situaient, tels que les espaces publics que sont la rue, les parcs, les centres commerciaux, les sorties de métro ou d’organismes communautaires (Duval et Fontaine, 2000 ; Fontaine, 2010). Ce déplacement géographique et culturel vers le milieu de vie des personnes en marge « permettrait de découvrir et d’intégrer l’univers de ceux qui se tiennent ou sont tenus à l’écart des espaces sociaux institués » (Fontaine, 2013, p. 193).

Plus spécifiquement, les objectifs du travail de rue sont de développer des relations significatives avec les personnes en rupture sociale, de les accompagner dans leur quotidien (Fontaine, 2010) afin d’éventuellement agir, selon la volonté de celles-ci, comme « passeur entre l[es] individu[s] et les institutions » et les diriger vers les ressources appropriées (Couture-Glassco, 2016, p. 24). S’appuyant sur une logique non interventionniste, cette pratique permet de mieux saisir les difficultés des personnes rencontrées et de contribuer à la défense de leurs droits fondamentaux et donc, ultimement, à leur inclusion. Cette pratique d’intervention globale, généraliste et polyvalente (Fontaine et Wagner, 2017) diffère donc des approches plus traditionnelles de l’intervention sociale, dont l’offre précède souvent la demande par une prédéfinition des besoins et de la réponse associée à ces derniers.

Duval et Fontaine (2000) déterminent deux pôles du travail de rue, à savoir une forme plus normative et une autre plus autonome. L’approche plus normative cible une population et une problématique en particulier (toxicomanie, travail du sexe, itinérance) et vise à rendre plus accessibles des services déjà en place afin de favoriser des comportements davantage normatifs (p. ex. : viser une sortie de la rue pour les personnes itinérantes, favoriser un traitement pour les personnes ayant des difficultés en ce qui a trait à la consommation, etc.). Ce type d’intervention encourage donc la réinsertion sociale des populations marginalisées. Le pôle plus autonome, quant à lui, repose sur le développement d’une relation significative avec les populations marginalisées plutôt que de viser une modification des comportements en fonction de normes institutionnelles. Ainsi, les intervenants s’identifiant au pôle autonome proposeront des pistes de solution selon ce qui est souhaité et demandé par les personnes qu’ils accompagnent. Ce type d’intervention vise donc la réaffiliation sociale des populations marginalisées par le développement d’un lien significatif avec un professionnel. Selon leur organisme d’attache, leurs expériences professionnelles et personnelles, leurs valeurs et leur rapport à la marginalité, la norme et le contrôle social, les intervenants et leurs pratiques se situeront sur un continuum entre ces deux pôles. Nous avons qualifié d’intervention de proximité auprès des personnes marginalisées l’ensemble de ces pratiques. Dans cet article, tous les participants à l’étude pourront donc être désignés par le vocable intervenants de proximité. Également, afin d’englober les variantes des visées de l’intervention, nous considérerons ces pratiques comme contribuant à la réaffiliation sociale des populations à risque d’être profilées, processus nécessaire et précurseur à la réinsertion sociale.

Dans la section qui suit, nous présenterons le cadre théorique ayant servi à la construction de ce projet de recherche et à l’analyse des résultats, à savoir l’interactionnisme symbolique. Il nous permettra de comprendre comment se construisent les enjeux d’occupation des espaces publics et pourquoi certaines populations sont particulièrement la cible de répression lorsqu’elles s’y trouvent.

Interactionnisme symbolique

L’interactionnisme symbolique est un courant sociologique issu de l’épistémologie constructiviste. Cette théorie de la connaissance accorde une importance à la compréhension du sens que l’individu accorde à son expérience et au monde dans lequel il vit. Elle cherche à se dégager des idées préconçues et totalisantes. Ainsi, la réalité et les savoirs l’entourant sont compris comme étant multiples, construits et holistiques. Comme le soulignent Westhues, Cadell, Karabanow, Maxwell et Sanchez (1999), la compréhension se dévoile à travers des interactions, qui sont, quant à elles, inscrites dans une temporalité, une société et une culture données.

Parmi les auteurs associés à ce courant théorique, Becker et Goffman nous offrent des conceptualisations pertinentes pour mieux comprendre et étudier les problèmes découlant de l’occupation des espaces collectifs. En effet, la théorie de l’étiquetage de Becker (1985) estime que les normes sont établies par certains groupes sociaux dominants ; ces normes servent à maintenir leur position de pouvoir. L’étiquette de déviance découle de la transgression de ces normes, et ce, bien que ces prescriptions ne puissent être respectées par l’ensemble de la population. Les actes ou comportements qui s’écartent des normes sont donc considérés comme nécessairement posés par des personnes déviantes, coupables d’avoir enfreint les règles de la convenance. Par exemple, l’utilisation de l’espace public comme milieu de vie ou de subsistance va à l’encontre des normes dictées par les personnes en mesure de se loger, ayant accès à des moyens de transport, ayant les moyens financiers de s’offrir des loisirs ou de socialiser dans des espaces réservés à cette fin (restaurant, gymnase, etc.). Tel que le souligne Becker (1985), « la déviance n’est pas la propriété du comportement, mais de l’interaction entre ceux qui commettent l’acte et ceux qui réagissent » (p. 38), et qui, ultimement, étiquettent. Il y a donc création de deux groupes qui se percevront comme étrangers l’un à l’autre. Cette théorie montre également le caractère construit des problèmes sociaux et met en lumière comment la visibilité des personnes marginalisées dans l’espace public en vient à être interprétée comme un signe de déviance ou d’incivilité, ce qui rend légitime, aux yeux du groupe dominant, les pratiques de répression qu’elles subissent.

La notion de stigmatisation de Goffman (1975/2007) est également utile, car elle nous permet de mieux saisir comment la visibilité de la marginalité dans l’espace collectif est devenue problématique. L’auteur définit le stigmate comme étant une marque ou un attribut qui différencie l’individu de celui avec qui il est en interaction et participe de ce fait à le discréditer en fonction des préjugés sociaux associés à cette distinction. Goffman (1975/2007) affirme cependant que ce n’est pas la marque ou l’attribut qui crée le stigmate, mais plutôt la relation négative que la société dominante entretient avec ce facteur de différenciation.

Il y a donc une dimension morale au fait de stigmatiser certaines populations. Il poursuit qu’historiquement ces marques étaient associées à des criminels que l’on devait à tout prix éviter, et ce, surtout dans les lieux publics. Ceci nous permet de comprendre pourquoi les personnes présentant des signes apparents de marginalité ou de pauvreté au sein de l’espace public sont associées à la dangerosité. Il convient par conséquent de les mettre à l’écart, afin de les rendre « invisibles » et de créer une impression de sécurité. Ce concept permet également de comprendre les conséquences pouvant être vécues par les personnes auxquelles on associe un stigmate.

Finalement, dans son ouvrage Comment se conduire dans les lieux publics (1963/2013), Goffman présente l’ordre de l’interaction (code de conduite en matière d’interaction dans un contexte donnée) dans les lieux publics. L’espace public y est décrit comme un lieu d’interactions entre des individus qui se régulent entre eux. Le comportement des uns est modulé par le comportement des autres, de manière continue et bilatérale. Nous pouvons ainsi comprendre que les comportements qui prennent place dans ces espaces sont coconstruits à travers les multiples interactions qui s’y jouent. En ce sens, les agissements des personnes en position d’autorité conduisent également à commander la manière de réagir ou d’agir des personnes profilées lorsqu’elles sont dans l’espace public, ainsi que les intervenants qui s’y trouvent avec elles. Dans la section suivante, nous vous présenterons la méthodologie qualitative ayant été privilégiée pour effectuer cette recherche.

Méthodologie

Nous avons réalisé ce projet de recherche exploratoire dans un centre urbain assez populeux, comptant entre 200 000 et 300 000 habitants. Nous avons choisi d’effectuer une recherche qualitative de type étude de cas afin d’explorer le sens que ces derniers donnent à leurs expériences. Nous avons recruté les participants directement par courriel ou par téléphone, d’après leurs coordonnées professionnelles. Ils portaient le titre de travailleur de rue, de travailleur de proximité ou d’intervenant de milieu. Leurs principaux lieux d’intervention devaient être l’espace public (parc, rue, centre commercial, boisé, etc.). Cette méthode nous a permis de recruter dix participants et participantes, qui étaient embauchés pour effectuer de l’intervention de proximité par six organismes communautaires dont les services s’adressaient à diverses populations, telles que les personnes en situation d’itinérance, ou les personnes vivant avec une infection transmissible sexuellement ou par le sang (ITSS) ou à risque d’en contracter une.

La collecte de données s’est tenue à l’hiver 2016. Notre outil, pour ce faire, était l’entretien semi-dirigé, car celui-ci permettait d’approfondir les expériences et les émotions des participants et participantes. Sa durée moyenne était de 60 minutes. Il nous a permis d’explorer les thèmes suivants : enjeux vécus liés à l’occupation des espaces publics ; définition du profilage social selon leur expérience, description des pratiques de profilage observées ; expérience personnelle de profilage dans leur vie privée ou dans le cadre de leur emploi ; répercussions du profilage sur les personnes profilées qu’ils et qu’elles accompagnent, répercussions du profilage sur leurs pratiques d’intervention auprès des populations profilées. Tous les entretiens ont été enregistrés et transcrits. Les verbatim furent ensuite traités selon une analyse de contenu thématique.

Résultats

Qu’est-ce que le profilage ?

Les participants ont tous affirmé avoir été témoins de profilage social dans leur milieu d’intervention. Ils expliquent que c’est l’apparence de pauvreté qui semble pousser les policiers à intercepter certaines personnes et à leur demander de s’identifier, en raison de leur circulation dans l’espace public. Julie explique comment ce type d’interaction se déroule :

J’ai pu voir que les personnes qui sont itinérantes, qui ont une apparence plus démunie ou délabrée, qu’ils sont vraiment dérangés par le policier. Le plus commun va être : « j’veux t’identifier » « t’es qui ? ». Ça c’est le plus commun, et là ensuite les personnes qui refusent, on donne le prétexte que tu ne marches pas sur le trottoir, on va leur donner une contravention pour ça…

Julie

Une autre stratégie est de cibler une personne pour la simple raison qu’elle est connue des services de la police. Encore une fois, leur présence dans l’espace collectif peut engendrer une interaction de contrôle.

C’était juste parce que c’était des personnes qui étaient, entre guillemets, dites connues du service de police. Mais même le simple fait de marcher dans la rue, ou marcher sur le trottoir, traverser à l’intersection qui est pas la bonne, c’était un motif pour les policiers justement de contrôler les personnes.

Julien

Karine explique, quant à elle, que certains policiers vont se positionner près des organismes communautaires accueillant les personnes marginalisées – dans cet extrait de verbatim, un centre d’hébergement temporaire – afin de surveiller les personnes qui en sortent. Ils pourront ensuite attendre qu’un délit anodin soit commis pour les intercepter.

Fait que le policier, il est posté là [près de l’organisme], il y a toujours un policier là-bas. Il va attendre que quelqu’un traverse la rue sur une rouge, sur la lumière rouge. Pis il va l’arrêter. Pourquoi ? Parce qu’il sait très bien que cette personne-là, [il] a cinquante pour cent des chances [de lui donner] un mandat d’arrestation. Pour moi, c’est vraiment du profilage social.

Karine

Stéphanie, pour sa part, considère que certains policiers vont agir de manière à provoquer des comportements chez certaines personnes plus vulnérables afin de justifier leur arrestation.

On a des personnes désorganisées, paranoïaques, soit dues à la substance ou paranoïaques parce qu’elles ont un trouble de santé mentale qui est associé. Et ils savent très bien l’état de ces personnes-là et ils savent très bien qu’en approchant, c’est d’encourager justement la paranoïa, la réaction, pour après avoir la raison pour les arrêter ou peu importe.

Stéphanie

Tous les intervenants interrogés ont décrit ce type d’interaction entre des personnes, souvent en situation d’itinérance, et les policiers. L’application rigide du Code de la route, qui semble cibler plus particulièrement certaines populations, a des répercussions sur l’expérience de la vie quotidienne de ces personnes.

Répercussions du profilage social sur les personnes marginalisées

Recevoir des contraventions à répétition et être incapables de les payer peut mener des personnes indigentes à l’emprisonnement, ce qui, tel que le souligne Julie, a des conséquences sur le potentiel de leur réinsertion sociale.

Donc ce qui arrive, c’est que les personnes ne vont pas payer les tickets. Ils vont tomber en mandat, vont se sauver pendant une période de temps, leurs tickets vont se ramasser jusqu’à temps qu’ils se ramassent en prison. Ça coûte cher à la société, ça n’aide pas la personne parce qu’une fois que la personne est sortie de prison, il n’y a pas une transition entre la prison et la société, donc la personne se retrouve [en situation d’itinérance]. Bref, c’est un cycle.

Julie

Plusieurs des participants ont constaté que cette pratique policière renforçait la désaffiliation sociale des personnes marginalisées.

Ce que ça l’a fait, c’est que tu perds ta propre identité. Tu perds la possession de ton propre corps, de ta propre personne. Donc ça renforcit ta marginalité. Ça renforcit le fait que tu n’appartiens pas à une société, que tu n’es pas un être humain comme les autres, que tu n’es pas un citoyen à part entière […].

Julie

Émile ajoute que le fait de se faire cibler de manière continue par les policiers participe à l’exclusion des personnes profilées : « Vraiment, ils se sentent encore un citoyen de deuxième ordre, si c’est pas de troisième ordre. » La notion d’engrenage, de cycle, est fréquemment évoquée par les participants. Stéphanie considère que le profilage social enlise les populations profilées dans leurs problématiques.

Ça diminue la qualité de vie, c’est une injustice et ils savent que c’est une situation d’injustice. Déjà, eux autres qui sont en marge de la société, qui se voient comme être des moins que rien par la population en général, bien ça vient juste renforcer la vision qu’ils ont d’eux-mêmes. […] Ils se disent de toute façon, c’est la perception qu’ils ont de moi, alors tu sais il y en a qui vont se décourager, qui vont laisser tomber et se ramasser encore plus creux dans leur problématique.

Stéphanie

La peur de sortir de chez soi ou des organismes communautaires qui les hébergent a aussi été rapportée comme conséquence du profilage social. Ce sentiment accroît donc l’isolement des personnes déjà en marge de la société.

Il y a des personnes, et ça les intervenants, intervenantes le disent à tour de bras, des personnes qui s’embarrent littéralement chez eux, qui vont sortir pour aller se chercher de la bouffe une fois de temps en temps, mais qui ont peur d’aller à l’extérieur. Ils ont pas peur des « dealers » de drogue, ils ont pas peur des prostituées, ils ont peur de la police.

Félix

Selon les participants, le profilage social engendre également des conséquences psychosociales et a des répercussions sur la santé mentale des personnes qu’ils accompagnent.

Il y a eu des arrestations, il y a eu des personnes qui ont fini en psychose à l’hôpital ; les tickets, le stress que ça leur cause. Tu sais après ça, t’es même pu à l’aise de marcher dans la rue et c’est un droit acquis pour n’importe qui. […] [Elles] se promènent tout le temps avec un sentiment de stress, un sentiment d’être suivies.

Stéphanie

On sait les impacts sur l’estime de soi et tout ce roulement mènent beaucoup de personnes vers la consommation de drogue, d’alcool, [la] tentative de suicide, [la] dépression, [les] problèmes de santé mentale… [Les risques] sont quand même assez grands, et après que tu as ce beau cocktail, tu fais juste vivre davantage de profilage social, de discrimination.

Nicolas

Selon les participants, le profilage social a des influences directes et négatives sur le bien-être et le potentiel de réinsertion sociale des populations profilées en situation de marginalité. Leur mandat professionnel étant d’accompagner les personnes marginalisées et d’aller les voir là où elles se trouvent ; le type de pratiques discriminatoires, effectuées par les policiers, a donc également des répercussions sur l’expérience personnelle et professionnelle des intervenants de proximité.

Répercussion du profilage social sur les travailleurs

Plusieurs intervenants ont témoigné avoir eux-mêmes été victimes de profilage social, en raison de leur apparence plus marginale, du fait qu’ils occupent les mêmes espaces publics que les populations marginalisées et profilées ou, tout simplement, parce qu’ils travaillent avec ces dernières et y sont associés.

Expérience personnelle de profilage social

Certains intervenants rapportent des expériences de profilage social parce que leur approche, notamment de défense des droits, piétine les objectifs visés par les policiers et entrave leurs pratiques. Julie explique certaines stratégies utilisées par les policiers pour imposer aux intervenants de proximité un niveau de collaboration en porte-à-faux avec la mission de leur organisme d’attache :

C’était rendu très intensif, même les intervenants du [nom de l’organisme] se faisaient harceler par les policiers parce qu’on refusait de donner l’identité ou de donner l’information de certaines personnes. On disait que c’est des personnes qui sont dans un centre d’hébergement et c’est privé et les informations sont confidentielles, donc quand […] on ne collaborait pas assez avec les policiers à leur goût, on avait nous-mêmes des policiers qui nous suivaient, qui nous arrêtai[en]t sans raison, fouillaient nos voitures, s’approchaient de l’intervenante vraiment dans sa face ou disait qu’on allait avoir une infraction d’avoir entraver le travail d’un agent de paix en ne donnant pas l’information. […] Sinon, c’est après mes heures de travail, je me faisais suivre jusque chez moi juste pour me mettre de la pression.

Julie

Maxime explique qu’il se fait lui-même arrêter plusieurs fois par semaine alors qu’il effectue son travail, et ce, malgré ses efforts pour s’identifier et sensibiliser les policiers à son rôle :

Évidemment, oui, j’en ai vécu moi-même, puis je te dirais que quand même, au moins une à deux fois par semaine. […] Moi, je me dis tout le temps, regarde, viens me poser la question, je vais te le dire [qu’il est travailleur de rue], laisse-moi faire ma job, et fais ta job.

Maxime

Vivant eux-mêmes du profilage social et étant fréquemment interceptés, les participants en viennent à craindre la police et à entretenir avec elle des relations tendues, voire conflictuelles.

Relation des intervenants avec la police

Julie exprime vivre une perte de confiance envers le service de police, les expériences des personnes qu’elle accompagne, mais également, le fait d’être elle-même profilée lui font vivre beaucoup de frustration. Julie témoigne dans cet extrait de sa méfiance envers les policiers : « j’ai perdu beaucoup de confiance au système et aux polices. J’avais pas beaucoup de confiance avant et là c’est encore moins ».

Julien partage le sentiment de Julie, il souligne que c’est la nature même de son emploi qui est stigmatisée par les policiers parce que celle-ci va à l’encontre des attentes des policiers quant aux objectifs à poursuivre à l’égard des populations marginalisées.

Moi personnellement, à voir les agissements des policiers, c’est clair que même moi j’veux même pas leur parler. Un policier m’a déjà arrêté une fois, et il m’avait dit : « Julien, le problème qu’on a, nous autres, les policiers, avec toi, c’est que tu essayes d’aider les gens que nous autres on essaye d’emprisonner. »

Julien

Elle-même victime à plusieurs reprises de profilage social, Karine explique qu’elle ne se sent pas en sécurité en présence de la police :

Bien moi, en tant que citoyenne, je me sens comme paranoïaque quand je vois un policier. Et je ne trouve pas ça normal. […] Je ne me sens pas toujours en sécurité, je vais vous avouer, quand je vois des policiers.

Karine

Les interactions dont les travailleurs de proximité sont témoins, qui leur sont rapportées et qu’ils ont eux-mêmes avec les policiers modifient leur conception de la sécurité publique et leurs rapports avec ses représentants. Leurs expériences personnelles viennent donc teinter leur posture professionnelle, mais également leur capacité à effectuer convenablement leur travail et à atteindre leurs objectifs d’intervention.

Influence du profilage social sur les pratiques d’intervention

Stéphanie explique que les pratiques policières, dont le profilage social, font en sorte qu’il est plus complexe d’obtenir la confiance des personnes que les intervenants cherchent à accompagner et soutenir. La confiance étant à la base de la relation d’aide, leur travail est donc ralenti par la méfiance des personnes marginalisées à l’égard de tous les individus possiblement affiliés avec l’État.

Et regagner la confiance aussi, on a des bons liens mais […] un[e] personne pour qui […] on vient d’ouvrir [un dossier], qui a pu confiance au système et bien, des fois, c’est plus difficile d’aller créer ce lien-là.

Stéphanie

Julie explique que ses expériences avec le profilage social font en sorte qu’elle est plus réticente à interagir avec les policiers, et ce, même si cela aurait pu être profitable à son travail.

De mon côté, c’est sûr que ça rend la collaboration plus difficile avec les policiers parce que j’ai l’impression que tout ce que je vais dire peut et va être utilisé contre moi et les autres. On est toujours méfiant et on n’est pas sûr si c’est dans une bonne intention qu’ils font cela ou pas.

Julie

Julien explique qu’il a dû changer ses lieux d’intervention afin d’éviter les policiers, il se rendra dans un milieu fermé, possiblement moins sécuritaire pour lui, plutôt que de rester dans un lieu public, où un policier pourrait se trouver.

Mais je veux dire, si je veux vraiment rentrer dans la personne, mettons exemple, savoir qu’est-ce qui se passe et comment ça va pas bien, je vais me rendre à son domicile ; comme ça, on est comme en espèce de zone… je sais pas comment dire là. [Comme ça] j’ai pas peur, mettons exemple, qu’un policier passe pis qu’on soit en train de parler de quelque chose et que, justement, la personne veut pas le partager, fait que c’est plus confidentiel.

Julien

Émile explique que ses usagers le sollicitent souvent pour qu’il les accompagne dans leurs déplacements dans l’espace public, car craignant d’être interceptés par les policiers, ils se sentent plus en sécurité avec un intervenant à leurs côtés : « « Émile, tu peux-tu venir avec moi, si je marche dans rue, je vais me faire arrêter. » « Bon, O.K. je vais t’accompagner. » Il y en a plusieurs qui m’appellent comme ça. »

Stéphanie, quant à elle, explique que le profilage social et ses répercussions sur la vie des personnes qu’elle accompagne nécessitent plusieurs interventions de sa part, prend beaucoup de son temps et vient contrecarrer les démarches qu’elle entreprend avec ses usagers.

On s’est rendu là, non il vient de se faire arrêter, ils l’ont amené au poste parce qu’il a fait une crise. Il faut dealer avec la justice, il faut dealer avec les tickets, il faut prendre des ententes. Alors tout ce qu’on travaillait, il faut le mettre sur stop, parce qu’on veut pas qu’il se ramasse en dedans et des fois la personne se décourage. Alors tout ce qu’on a fait, on redescend, faut qu’on recommence.

Stéphanie

Finalement, le profilage social peut mener au découragement et à la détresse pour les intervenants, qui auront plus de mal à maintenir la distance professionnelle nécessaire au travail d’intervention. Maxime explique qu’il vit ce type de tension et qu’il a l’impression que le profilage social participe à sa propre désaffiliation sociale.

Souvent ce que j’entends, c’est comme écoute la société c’est de la marde. […] Moi, des fois, j’ai vécu exactement la même affaire. […] Des fois, ça m’amène certains dilemmes, il faut vraiment que j’apprenne à me parler. […] Tu viens que tu généralises parce que si tu réduis la société aux actions des policiers. […] C’est vraiment comme une certaine désaffiliation, tranquillement pas vite, je le dis des fois […] je pognerais mes affaires pis je m’en irais habiter dans le bois, reclus là tu sais. […] J’ai toute ma frustration personnelle. […] C’est démotivant parce que t’as l’impression que ta job se fait défaire tranquillement pas vite. […] C’est clair qu’à long terme faut vraiment que je prenne soin de moi, que j’en parle parce que si je garde toute ça pour moi, oublie ça là, je vais péter au frette.

Maxine

Ainsi, la pratique du profilage social, au-delà des répercussions individuelles et directes sur l’expérience de la vie quotidienne des personnes marginalisées, affecte également les intervenants qui occupent les mêmes lieux que les personnes qu’ils accompagnent. Les intervenants sont eux-mêmes profilés et sont témoins de profilage, ce qui modifie leurs rapports avec la police et leur perception de la société. Également, les conditions de travail sont altérées par cette conduite discriminatoire, rendant encore plus complexe la réinsertion sociale des populations profilées, qui sont, de ce fait, doublement pénalisées par cette pratique discriminatoire.

Discussion

Force est de constater que le profilage social pose obstacle à la réinsertion sociale de populations particulièrement vulnérables. Tout d’abord, en agissant directement sur les personnes profilées et leurs opportunités de réaffiliation. Ensuite, indirectement, en posant obstacle aux pratiques des intervenants de proximité qui ont comme mandat de leur venir en aide.

Le profilage social, une prophétie autoréalisatrice

Au-delà de l’étiquetage de certains comportements dans l’espace public comme « déviants », la simple présence de certaines populations marginalisées en ces lieux est définie comme problématique. Leur présence est interprétée comme signe de désordre qu’il faut réprimer pour prévenir la déchéance, peu importe l’usage réel qu’elles font de ces lieux publics. Selon les participants, en matière de profilage social, c’est l’apparence de pauvreté qui suscite l’intervention policière. On présuppose l’acte « déviant » sur la base de l’apparence de la personne. Becker (1985) précise après tout qu’il n’est pas nécessaire que le comportement soit présent pour qu’un individu soit étiqueté comme déviant. Il suffit que la personne qui jauge croie que le comportement a eu lieu et le processus d’étiquetage s’enclenche. Bref, les policiers s’attendent à ce que les personnes marginalisées adoptent des comportements déviants, donc ils en trouvent qu’ils jugent déviants, qu’ils le soient ou non. Cette pratique semble également être dirigée vers les professionnels qui interviennent auprès des populations considérées comme déviantes. Il est possible que ces intervenants soient pris pour des personnes s’écartant des normes comportementales dans l’espace public, puisque, justement, ils occupent cet espace pour exercer leur métier. Ils peuvent aussi être stigmatisés car ils interagissent de manière bienveillante avec les populations profilées que les policiers tentent de contrôler, ce qui a été souligné par Duval et Fontaine (2000).

Le profilage social peut être compris comme une prophétie autoréalisatrice (Merton, 1948), dans le sens d’un cercle vicieux, un effet de boucle duquel la personne profilée ne peut se sortir. En effet, c’est la manière dont les personnes en position d’autorité, dans notre cas les policiers, traduisent une situation initialement neutre en une qui engendre et justifie leur intervention répressive. Une situation considérée comme anodine, telle que traverser la rue ailleurs qu’à l’intersection, parler tout seul ou flâner dans un lieu public, peut être jugée de diverses manières, elle n’est pas a priori négative. Cependant, si cette dernière est perçue comme problématique, étant donné que la personne observée est étiquetée déviante, la réaction envers elle sera négative et répressive.

L’interprétation de la situation initiale est biaisée, car elle concerne uniquement certaines personnes, dont les comportements seront attentivement scrutés pour y repérer des signes de déviance. À cet effet, les participants indiquent que les policiers ciblent les endroits fréquentés par les personnes marginalisées, notamment les milieux de travail des intervenants de proximité. De ce fait, des secteurs qui se veulent des espaces libres et sécuritaires se transforment, pour les personnes marginalisées, et les intervenants qui les accompagnent, en des lieux de répression et de contrôle social. Ces derniers deviennent l’objet d’une surveillance accrue pour, entre autres, des délits anodins ou même de simples comportements qui s’éloignent des normes, sans cependant être illégaux.

Par ailleurs, les participants soulignent aussi le fait que certains policiers provoquent des comportements « problématiques » chez des personnes en ciblant leurs vulnérabilités, notamment leurs enjeux de santé mentale. Ces derniers leur prêtent davantage attention et les soupçonnent, allant jusqu’à les surveiller plus étroitement. On détecte ainsi plus aisément et fréquemment les comportements qui transgressent les normes sociales, ce qui confirme les attentes et la prophétie autoréalisatrice.

Par ailleurs, en définissant la présence des personnes marginalisées dans l’espace public comme « problématique », les policiers provoquent une série de conséquences qui rendent difficile, pour les populations marginalisées, d’en faire une utilisation « adéquate ». Par exemple, la réception d’une contravention pour mendicité renforce le besoin de mendier pour parvenir à payer ce constat d’infraction et ainsi éviter l’emprisonnement en cas de non-paiement. Le processus d’étiquetage que représente le profilage social met la personne ainsi marquée dans une situation qui limite ses opportunités, ce qui peut mener, par le fait même, à l’adoption de comportements qui transgressent les normes sociales (Becker, 1985).

L’exclusion et l’isolement comme barrière à la réinsertion

Il est facile de voir comment l’endettement et la criminalisation posent obstacle à la réinsertion sociale et renforcent la désaffiliation sociale et l’exclusion en limitant les opportunités offertes aux personnes marginalisées. Cela dit, ils ne sont pas les seules embûches à la réinsertion sociale engendrées par le profilage social. L’individu qui se voit étiqueté et réétiqueté comme « déviant » en vient à intégrer cette étiquette à son identité ; identité désormais non seulement perçue par autrui comme déviante, mais aussi vécue comme telle. À cet effet, les participants soulignent que l’intériorisation de l’étiquette nuit grandement à l’état de santé mentale des personnes profilées et à leurs efforts de réinsertion sociale.

Par ailleurs, le sentiment de persécution que vivent plusieurs personnes profilées les empêche, par peur, de sortir de chez elles, ce qui accroît leur isolement. Les personnes qui sont la cible du profilage social sont déjà difficiles à joindre parce qu’elles sont souvent itinérantes et vulnérables, et ce, d’autant plus lorsqu’elles sont exclues de l’espace public. L’isolement augmente la vulnérabilité des personnes profilées en minant leur confiance à l’égard des institutions et, par le fait même, à l’égard des intervenants qui peinent à la gagner.

Les personnes ainsi surmarginalisées, exclues et isolées ont un besoin accru de soutien à leur réinsertion sociale, mais les intervenants peuvent difficilement les joindre. Situation qui fait qu’elles s’en trouvent d’autant plus vulnérables, ce qui augmente leur besoin d’aide pour arriver à se réinsérer. Ceci renforce l’expérience du cercle vicieux de la marginalisation. Rappelons que le rôle des intervenants de proximité est de rapprocher des populations en marge. Ils sont appelés à aller là où les personnes se trouvent, mais quand les personnes s’isolent de peur d’être interceptées par la police, comment les joindre ? Conséquemment, l’intervenant de proximité est parfois obligé de se rendre dans des lieux clandestins pouvant s’avérer moins sécuritaires, et ce, à la fois pour les personnes et pour lui-même. Par ailleurs, le profilage social augmente le sentiment de méfiance à l’égard des institutions publiques et, par ricochet, à l’égard des intervenants qui y travaillent. Il devient ainsi difficile pour les intervenants, même s’ils ne travaillent pas pour ces institutions, d’obtenir la confiance des personnes profilées.

Une passerelle entravée par la méfiance

Les intervenants de proximité sont appelés à aller vers les populations les plus difficiles à joindre pour créer des relations significatives avec elles afin d’éventuellement les soutenir dans leurs démarches en créant des ponts entre elles et les institutions et les ressources dont elles ont besoin. Force est de constater que le profilage social, ainsi que l’exclusion et l’isolement qui en découlent, posent obstacle à ce rôle, mais qu’arrive-t-il lorsque les intervenants de proximité perdent confiance en ces mêmes institutions ?

Les policiers perçoivent les intervenants sociaux comme des agents normalisateurs, des personnes-ressources sur lesquelles ils peuvent compter. Ils associent leurs fonctions au pôle normatif du travail de rue et leur attribuent un rôle de contrôle social. De ce fait, ils ont des attentes envers eux, et les intervenants qui n’y répondent pas se voient parfois harcelés afin d’obtenir leur collaboration. Le profilage social que nos participants disent vivre témoigne de cette réalité. Bien que l’intervention de proximité entretienne naturellement peu de relations avec les policiers (Duval et Fontaine, 2000) en raison de leur travail de défense des droits et des préjugés favorables envers les personnes qu’elles accompagnent, les discours des participants nous informent que les relations sont devenues plutôt caractérisées par la méfiance, la peur et l’anxiété, ce qui va au-delà de la posture professionnelle normalement adoptée par un intervenant de proximité. Les intervenants en viennent à craindre la police et à entretenir avec elle des relations tendues, voire conflictuelles. Cette perte de confiance mine leur habileté à créer des ponts entre les institutions et les ressources, de même qu’avec les personnes marginalisées qui en dépendent. Ainsi, le profilage social vécu par les intervenants réduit leur capacité à agir comme passerelle, comme agent de changement et d’inclusion sociale.

Le discours des participants sur les forces policières a ainsi tendance à se radicaliser et ils en viennent à s’identifier davantage aux personnes profilées, non pas seulement par empathie professionnelle mais aussi par expérience personnelle. Ceci participe à leur propre exclusion sociale et peut brouiller les frontières de leur rôle professionnel. Le profilage social dont ils témoignent, mais surtout dont ils sont victimes, mène également au découragement et à la détresse chez les intervenants de proximité et contribue à leur propre désaffiliation sociale. En raison de leurs expériences négatives avec les policiers, les intervenants de proximité en viennent à renforcer la dichotomie « nous » contre « eux » qui vient teinter les interactions avec les forces de l’ordre. Ceci fait entrave à l’établissement de relations de réciprocité et pose obstacle à la revendication et la défense de droits ; certains intervenants refusant de développer ces relations privilégiées, même lorsqu’elles seraient bénéfiques pour les personnes qu’elles soutiennent.

Conclusion

Comme il a été souligné précédemment, le phénomène de profilage social engendre des conséquences importantes pour les personnes profilées. Les participants ont constaté que les interactions entre les policiers et les personnes qu’ils accompagnent prennent la forme d’une surveillance et d’un contrôle excessifs, qui concourent à réduire le sentiment de sécurité et les droits des personnes profilées. Ces dernières ont ainsi tendance à s’isoler et éviter les espaces publics de crainte de vivre de la répression sans motif justifiable. Certaines personnes n’ont d’autre choix que de demeurer dans les espaces publics, par exemple, car elles n’ont pas de domicile fixe, et vivront de plein fouet la répression policière, pouvant les mener jusqu’à leur incarcération. Il va sans dire que cette pratique, comme l’ont également noté les participants, vient renforcer la situation de marginalisation et d’exclusion et participe à enliser les populations profilées dans certaines problématiques, telles que la pauvreté et la consommation de substances, ainsi qu’à exacerber certains enjeux, dont ceux de santé mentale. Nous pouvons donc dire que le profilage social visant directement les personnes marginalisées réduit leurs chances de se réinsérer socialement.

Notre étude relève également un autre phénomène agissant sur les possibilités de réinsertion sociale des personnes profilées. En effet, le profilage social transforme les pratiques d’intervention des intervenants de proximité de diverses manières. Les participants, dont le milieu d’intervention est situé dans l’espace public, utilisent également cet espace de manière non conforme aux normes. Ils sont de ce fait eux-mêmes victimes de profilage social et de répression policière, et ce, malgré leurs efforts pour sensibiliser les services policiers à leur métier et à la raison de leur présence dans l’espace public. Ces expériences à la fois personnelles et professionnelles rendent très tendues les relations avec les policiers. Nous constatons ainsi une double sanction, l’une directe par l’expérience du profilage social et l’autre indirecte par le biais de la transformation des rapports avec la police des intervenants profilés et par la réduction de leurs moyens et capacités d’intervention. Ces deux processus mènent donc à la surmarginalisation des populations profilées.