Corps de l’article

À Carlo Morselli, pour qui la violence était un travail

Introduction

Entre les années 1980 et les années 2000, des groupes paramilitaires ont été responsables de 80 % des violations des droits de la personne en Colombie (Daviaud, 2012), dont des milliers de massacres et d’exécutions extrajudiciaires, plus de 25 000 disparitions forcées, 4 700 000 déplacements forcés et plus de 1700 agressions sexuelles (Centro nacional de memoria histórica, 2013). Dans les années 1960, la doctrine de sécurité nationale des forces militaires colombiennes préconisait la création de groupes de civils armés, afin d’aider à affronter les guérillas et les mouvements de contestation citoyenne déclarés subversifs, qui avaient émergé dans le pays. Alors que dans le cadre d’une « guerre sale », des escadrons de la mort ont été utilisés par les militaires pour la répression d’opposants politiques dans les années 1970, des militaires et des politiciens soutenus par des trafiquants de drogues ont commencé dans les années 1980 à promouvoir la formation de groupes d’autodéfense afin de réprimer mouvements sociaux et guérillas (Duncan, 2006 ; Mazzei, 2003). À la suite d’une légalisation de ces groupes par l’État en 1994, le chef paramilitaire Carlos Castaño forma en 1997 les Autodéfenses unies de Colombie (AUC) : une fédération de 32 groupes paramilitaires qui, en perpétrant des massacres et en usant d’une violence extrême sur les corps des victimes, instaura un régime de terreur dans les régions (Valencia, 2007). En plus d’attaquer les mouvements paysans, les professeurs, les étudiants, les syndicats, les défenseurs des droits de la personne et les journalistes, ces groupes ont éliminé des sans-abris, des travailleuses du sexe, des enfants de la rue, des homosexuels, des petits délinquants ainsi que d’autres personnes considérées comme déviantes.

C’est dans le contexte de la formation des AUC que les Héros de Montes de Maria ont vu le jour en 1997 à Montes de Maria, une sous-région paysanne se trouvant entre les départements de Sucre et de Bolivar, lieu de luttes paysannes réprimées pour un accès à la terre, appartenant historiquement à de grands propriétaires fonciers et dédiée à l’élevage du bétail (Reyes, 1978). La création du groupe paramilitaire s’inscrit dans un contexte d’affrontement de l’État avec la guérilla d’extrême gauche, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), conduisant au déplacement forcé de plus de 20 000 paysans vers les villes (Instituto Latinoamericano para una Sociedad y un Derecho Alternativos [ILSA], 2012). Entre 2000 et 2002, une série de massacres dans les villages a été perpétrée par le groupe, menant à l’installation d’un régime de terreur et de violence dans la région : dirigé par Rodrigo Mercado Peluffo, alias Cadena, dans le village de Rincón del Mar et par El Oso dans le village de Libertad, qui ont été d’une violence atroce envers les populations civiles (Centro nacional de memoria histórica, 2009).

Les massacres commis dans les villages se traduisent par la mise en place d’un ensemble de pratiques atroces envers des paysans accusés d’une quelconque collaboration avec les FARC. Ces pratiques extrêmement violentes incluaient, entre autres, des décapitations avec des couteaux et des machettes, l’emploi d’une technique d’étranglement avec des cordes, habituellement utilisée pour sacrifier des vaches dans les fermes, et d’autres méthodes comme l’écrasement du crâne avec des pierres, l’empalement de femmes, l’essorillement et les coups de pied à répétition (Centro nacional de memoria histórica, 2009). Comme certaines de ces pratiques imitaient celles employées dans les fermes paysannes pour la mise à mort d’animaux, une forme de banalisation de l’acte par les auteurs s’est installée, associée à la familiarité culturelle avec la pratique et les instruments d’exécution comme la machette (Tanner, 2012). À Rincón del Mar et Libertad, pendant qu’El Oso punissait des femmes en les violant, il y a eu élimination et punition de femmes considérées comme déviantes, de leaders sociaux, de voleurs, de fumeurs de marihuana et de personnes porteuses du VIH. Ce déploiement de violence a été utilisé comme un instrument de contrôle social sur ce territoire. La ferme El Palmar, base des opérations de Cadena, était devenue un centre de torture et le lieu d’une fosse commune où étaient enterrées les victimes de Rincon del Mar. Une centaine de corps démembrés, portant des marques de mutilation et de torture, ont été retrouvés à El Palmar. Après avoir été torturées et tuées, les victimes étaient dépecées à la machette ou décapitées à la tronçonneuse ; organes génitaux et bras se trouvant aux côtés de certains corps. La peau d’autres victimes était arrachée. Plusieurs corps étaient brûlés, d’autres mangés par des caïmans et des oiseaux (Centro nacional de memoria histórica, 2011).

Cet article explore les récits de vie de 12 anciens combattants du groupe Héros de Montes de Maria. Il se concentre sur la manière dont ces derniers interprètent leurs trajectoires de vie et leurs carrières, notamment par l’expression d’émotions, dans un contexte de réintégration post-conflit. Notre intérêt ne se centre pas uniquement sur leur interprétation de leur vécu du conflit armé (voir Manrique Rueda, 2016 ; 2018), nous portons également un intérêt particulier à l’interprétation qu’ils donnent à leur trajectoire de vie depuis l’enfance jusqu’à leur entrée dans le groupe, en nous centrant sur leur vécu et les contextes de leur travail, ainsi que les effets du conflit armé sur ce dernier. Nous nous intéressons également au rôle joué par l’expression d’émotions dans l’élaboration des récits. Il s’agit d’analyser comment l’utilisation de registres émotionnels permet de donner un sens à leur vécu et comment l’expression de sentiments moraux les aide à justifier leurs actions.

Toutefois et avant d’aller plus loin, il importe de définir la notion d’émotion. Les émotions peuvent se différencier des sentiments (Traïni, 2010). Elles renvoient aux réactions et sensations physiologiques, instantanées et momentanées du corps et sont dotées d’un caractère social. Les sentiments, quant à eux, sont ressentis sur une plus longue période et participent de la représentation des relations sociales (Sommier, 2015). Les émotions se rapportent ainsi aux dimensions corporelle, physiologique, sensorielle, énergétique et interactionnelle de celles-ci, alors que la notion de sentiment permet d’appréhender les relations affectives créées avec les autres ainsi que les significations données à ces relations. C’est dans cette logique que s’inscrivent les sentiments moraux qui renvoient à des manières de représenter le bien et le mal, ainsi que les attachements développés envers des idéaux moraux et les liens affectifs envers les autres.

Notre approche du travail combattant s’inspire de la notion de sale boulot de Hughes (1958), désignant les activités taboues, physiquement dégoûtantes ou moralement difficiles, dont étaient chargés des hommes marqués socialement en raison de l’exercice de leur travail. Elle permet d’appréhender la manière dont les activités « sales » du contrôle social, incluant la répression, la torture, la mise à mort de victimes civiles et les combats, sont mises en oeuvre par des groupes paramilitaires. Ces activités exercées par des combattants au sein de ces organisations se situent dans une zone grise entre la légalité et l’illégalité. Fonctionnant avec la complicité ou la tolérance de l’État, les groupes paramilitaires revendiquaient la légitimité de leurs actions, en mettant en avant leur lien avec l’État et ses valeurs. Grajales (2016), Taussig (2003), Civico (2012), Gutierrez Sanin (2004) et Ballvé (2012) ont montré que dans des territoires représentés comme des espaces infestés par des subversifs, criminels ou marginaux, la Limpieza, qui se traduit de manière littérale par « nettoyage », banalisait la violence commise à l’égard des fumeurs de marihuana, travailleuses du sexe, sans-abris et petits délinquants, comme s’il s’agissait d’un mécanisme de prévention du crime et de toute déviance permettant le maintien de la sécurité, désiré et soutenu par la population civile. Selon Hughes (1962), les travailleurs du « sale » construisent leurs représentations morales afin de trouver une certaine dignité à leur travail. En ce sens, les paramilitaires clamaient défendre la sécurité de la population civile et de la propriété privée, et la préservation de l’ordre moral, par l’élimination des délinquants, des marginaux et des déviants.

La multiplication de groupes paramilitaires en Colombie dans les années 1990 reposait sur un recrutement de jeunes sans emploi, de paysans déplacés par la force, d’anciens membres des forces militaires, policières et de groupes armés illégaux, ainsi que de victimes des guérillas pour qui la violence était devenue un travail (Mazzei, 2003). Un parallèle entre la participation à la violence et le travail a aussi été relevé par Hoffman (2011a). Les miliciens à Sierra Leone et Libéria utilisent le langage du travail pour se référer à la violence (Hoffman, 2011b). Les travaux de Vigh (2010) sur les jeunes combattants en Guinée-Bissau vont dans le même sens : la signification donnée à leurs actes se trouve socialement située dans un contexte d’instabilité où les conditions matérielles de survie sont très précaires. Nous proposons d’analyser les représentations et émotions des ex-combattants des Héros de Montes de Maria en lien avec des contextes d’instabilité et de précarité de l’emploi où la participation à la violence est interprétée comme une opportunité de travail. Nous posons l’hypothèse que la représentation des actions des paramilitaires comme un sale boulot lié à l’État pour la défense des valeurs et intérêts de celui-ci permet aux anciens combattants des Héros de Montes de Maria d’interpréter leur participation comme un travail, et ainsi d’assurer, en tant qu’hommes, le soutien de leur famille. Nous soutenons que l’utilisation de registres émotionnels dans l’élaboration des récits va au-delà d’un rôle de justification de leurs propres actions et de celles du groupe. Alors que les travaux sur les récits des auteurs de violences étatiques et paraétatiques en Amérique latine ont largement fait la preuve que les registres d’interprétation permettent un déni de responsabilité, à partir d’une distanciation entre le travailleur de la violence et sa perception de lui-même en tant qu’individu (Huggins, Haritos-Fatouros et Zimbardo, 2002 ; Robben, 2000), les récits des interviewés montrent que le recours à des registres émotionnels leur permet d’exprimer la manière dont les sociétés paysannes, auxquelles ils appartenaient et qui se constituaient comme des lieux « normaux » d’expérimentation du monde avec leurs familles et voisins, ont été transformées en des espaces de terreur par des groupes armés, les liens sociaux étant brisés par la peur et la méfiance envers la figure de l’ennemi. Bien qu’à première vue les multiples parcours migratoires associés au travail et à la violence diluent la distinction entre ruralité et urbanité, nous avons analysé les trajectoires de nos interviewés selon leur origine rurale ou urbaine car il s’agit d’expériences de vie bien différentes. Dans le cas des interviewés d’origine paysanne, ils avaient commencé des carrières paysannes dans de meilleures conditions de travail dans les fermes de leurs familles, où un lien fort existait envers la terre, les aliments et les animaux, la vie tournant autour des cycles de semence et de récolte. L’arrivée de groupes armés est venue briser les conditions de travail. Pour certains d’entre eux, étant en chômage, la participation à un de ces groupes s’offrait comme l’alternative à la pénurie d’emplois générée par le contexte de violence ; tandis que d’autres s’avéraient des victimes directes des groupes armés, ainsi que des victimes de déplacement forcé, se retrouvant sans terre et devant migrer vers des milieux urbains précaires. En ce sens, leurs récits ne sont pas de simples mécanismes de justification où ils adoptent une position de victime car ils sont de fait des victimes. En reprenant la notion de Drumbl (2016), ils se considèrent plutôt comme des « auteurs tragiques », des victimes qui victimisent dans la mesure où le contexte de violence armée et de répression transforme la participation à la violence en un travail pour les hommes issus de ces communautés paysannes victimes de violence. Dans le cas des interviewés d’origine urbaine, il s’agit d’expériences de vie très différentes. Ils appartiennent à des familles monoparentales dans des milieux urbains précaires, où le travail est une activité instable, informelle et physiquement pénible. Le recours à des registres émotionnels dans ce cas sert à exprimer une volonté d’aider leur mère dans le soutien de leur famille. Dans la première partie de l’article, nous allons présenter la méthodologie de l’étude. Ensuite, nous traiterons des trajectoires des paysans devenus paramilitaires ainsi que de celles des combattants d’origine urbaine.

Méthodologie

Notre enquête de terrain à Montes de Maria auprès d’ex-combattants a été réalisée une dizaine d’années après la démobilisation du groupe. À la suite d’un accord de paix avec le gouvernement colombien en 2005, 600 combattants du groupe ont abandonné les armes. Le temps écoulé entre la démobilisation du groupe et les entretiens a certes une influence sur leurs souvenirs et interprétations de ce qu’ils ont vécu. Plutôt que d’interpréter le passage du temps comme une limite méthodologique, nous considérons que l’élaboration de récits des années après est une méthode utile à l’exploration des significations attribuées à leurs actions, leur vécu et les représentations et sentiments moraux qui en découlent. Cette méthode permet également d’interroger leurs rapports à l’égard de leur vécu souvent marqué d’expériences de violence.

Afin de reconstituer leurs histoires de vie, nous avons réalisé des entretiens rétrospectifs auprès de 12 hommes ex-combattants du groupe. Le récit de vie est une description de l’expérience de vie d’un interviewé selon l’interprétation qu’il en fait. Un avantage de cette méthode est de permettre de situer la vie de l’interviewé dans son contexte social, politique et économique (Houle, 1997). La forme chronologique du récit de vie aide à connaître les changements sociaux qui sont utiles à l’interprétation des trajectoires et des carrières, à partir d’une analyse de la succession d’évènements, d’étapes et de tournants (Hughes, 1997). Les entretiens réalisés visaient à connaître l’évolution des métiers exercés par les grands-parents, les parents et les ex-combattants eux-mêmes, afin de cartographier les changements intergénérationnels. Ils exploraient le vécu des interviewés depuis l’enfance jusqu’à la période de leur réintégration sociale, en portant une attention particulière à leur carrière, à leurs conditions de travail et à la description de leur expérience du travail et de la violence.

Les entretiens ont été réalisés dans deux villes de la côte atlantique de la Colombie, sièges du programme de réintégration pour ex-combattants du gouvernement[2]. Ils ont eu lieu dans les bureaux du programme. Comme soulevé par Wood (2006), les terrains en contexte post-conflit posent des enjeux éthiques. Dans le cas de notre terrain, l’un des principaux enjeux était qu’on demandait aux interviewés de parler de crimes auxquels ils n’étaient pas censés avoir participé, qui avaient pu demeurer impunis. À la suite de la démobilisation du groupe en 2005, le programme de réintégration du gouvernement colombien a pris en charge le processus de réintégration sociale et économique des ex-combattants qui, au moment des démobilisations, ne faisaient pas face à des accusations pénales, n’ayant pas fait l’objet d’une enquête criminelle. Le programme leur offrait de l’aide financière, une opportunité de finir leur scolarité secondaire, des formations pour l’emploi, ainsi que de l’aide psychosociale. Comme ils étaient censés ne pas avoir participé à des crimes de guerre, cela posait d’emblée une limite à ce qu’ils pouvaient dire pendant les entretiens. Cela peut expliquer pourquoi tous ont affirmé avoir rejoint le groupe après la commission des massacres. Afin de résoudre les limites posées par la question de leur participation à la violence, nous avons dit aux interviewés au début de chaque entrevue de ne pas parler de situations de violence particulières auxquelles ils auraient pu participer, mais de nous décrire de manière générale les dynamiques de la violence. Ensuite, pendant l’entrevue, nous leur demandions de nous parler de l’expérience de la violence des exécuteurs à la troisième personne, ce qui s’est avéré une technique utile pour obtenir des descriptions de ces expériences, notamment sur le plan des émotions. À la question de la participation à la violence, s’ajoute l’interdiction imposée par le programme de réintégration aux participants de parler de leur vécu du conflit armé. Ils ont peu ou pas d’espace pour s’exprimer, d’autant plus qu’il s’agit d’un sujet tabou dans leurs familles, milieux communautaires et d’emploi.

En plus de cet enjeu éthique, notre terrain était difficile sur le plan de la sécurité, car il s’agissait d’enquêter sur des crimes impliquant l’État, ce qui s’ajoutait à la réalisation de notre travail dans un contexte de délinquance urbaine. De plus, il était question de l’étude d’un « objet détestable » (voir Zawadski, 2002), soulevant des enjeux moraux. Comme des atrocités et de graves violations des droits de la personne avaient été perpétrées par les paramilitaires, il existait beaucoup de résistance à vouloir comprendre les expériences et points de vue des agresseurs, ce qui était perçu comme une forme de justification de leurs actes (Civico, 2016). Dans ce type de terrain, les chercheurs font face à l’écoute de visions du monde, d’idées et d’actions qu’ils ne partagent pas moralement (Boumaza et Campana, 2007), et qui peut s’avérer une expérience psychologique pénible pour eux. Dans notre cas, en les écoutant, nous avons partagé des moments douloureux avec les interviewés, tout en nous efforçant de contrôler nos émotions lorsqu’ils racontaient leur vécu traumatique. L’analyse des entrevues a été difficile pour nous, car leurs histoires étaient faites de souvenirs tragiques et de souffrances : il s’agissait de l’expérience de la pauvreté, de la violence, du manque d’espoir, chacune ayant contribué à l’intégration de groupes qui violentaient leurs corps, ceux de leurs camarades et des victimes innocentes, tués injustement et brutalement. Nous n’avons pas pu nous empêcher de réagir en les entendant parler de leurs méthodes de torture ou en justifiant la mise à mort des civils innocents ou des petits délinquants au nom de la sécurité ou d’un soi-disant nettoyage. Néanmoins, nous avons toujours fait un effort pour les comprendre, pour essayer de nous mettre à leur place et pour ne pas les juger.

L’adoption d’une perspective compréhensive pendant toute notre démarche de recherche, inspirée des travaux sur les nazis (Arendt, 1963 ; Browning, 1992 ; Welzer, 2005), nous a sans doute sensibilisée et influencée à percevoir l’importance de ce type d’enquête qui nécessite la mise de côté de notre jugement moral afin d’être en mesure de comprendre les conduites des acteurs selon leur interprétation. Cette posture a influencé notre analyse des récits de vie qui cherchait à comprendre la violence paramilitaire selon le sens qu’ils donnaient à leur vécu. Également, comme le statut social, économique, l’origine ethnique, l’âge et le genre des chercheurs ont une influence sur la manière dont ils sont perçus par les interviewés, nous avons cherché à créer des relations horizontales avec eux, afin d’atténuer la différence de genre entre la chercheure et les interviewés (des hommes), ainsi que notre origine socioéconomique plus privilégiée que la leur. Alors que certains interviewés ont été méfiants à partager leurs expériences avec nous, notre adoption d’un langage populaire et l’idée de faire des relances en utilisant leur propre langage nous a aidée à gagner la confiance de la plupart d’entre eux, en créant des espaces libres de jugement où ils se sentaient à l’aise de partager leurs expériences et perceptions. Comme les participants avaient jusque-là eu peu d’espaces pour parler de leur vécu du conflit, plusieurs ont perçu l’entrevue comme une opportunité pour exprimer leur vision de l’histoire. Néanmoins, notre appartenance au genre féminin leur a posé des limites à s’ouvrir sur certains sujets comme le rapport des paramilitaires aux femmes ou la violence sexuelle envers les femmes des communautés.

Nés entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1980, Arlington, Yair, Ever, Noel, Freddy, Wilson, Ramon, John Edwin, Jason, Dylan, Alexander et Giovanni sont issus des classes populaires d’une région où urbanité et ruralité sont fortement façonnées par des parcours migratoires[3]. Ils étaient âgés de 16 à 36 ans au moment de leur affiliation au groupe paramilitaire (entre 1997 et 2004), la majorité ayant entre 19 et 26 ans. Leurs différentes trajectoires montrent la transformation des carrières paysannes liée à des migrations vers les villes, aux changements professionnels et familiaux résultants, et au contexte de conflit armé. Leurs grands-pères étaient agriculteurs et leurs grands-mères femmes au foyer. Dans certains cas, nous constatons un changement de métier à la génération parentale. Leurs pères travaillaient dans les domaines de la construction, la sécurité privée, la mécanique ou le transport public dans des villes, et leurs mères comme femmes de ménage. Ils ont grandi au sein de familles nombreuses, comptant plus de huit enfants. Les participants issus de milieux urbains proviennent de familles monoparentales. Dans les milieux urbains et ruraux, les enfants aînés de sexe masculin se voyaient attribuer une responsabilité financière. Cela est un détail pertinent pour comprendre l’interprétation qu’ils font de leur engagement dans l’organisation paramilitaire. En tant qu’hommes, les garçons aînés doivent trouver une activité rémunérée pour aider leur famille à subvenir aux besoins de leurs frères et soeurs plus jeunes ou encore de leur mère. Certains participants exerçaient des activités paysannes avant d’avoir entrepris une carrière en armes et d’autres étaient issus de milieux urbains.

Les trajectoires des paysans devenus paramilitaires

Une première catégorie de trajectoire est celle des combattants issus des milieux ruraux. Toutefois, cette catégorie compte plusieurs sous-trajectoires. Parmi les participants, sept étaient des paysans qui travaillaient soit sur les terres familiales ou qui s’étaient déplacés vers d’autres régions pour travailler. Ils ont intégré l’organisation dans un contexte d’insécurité et de manque d’emploi, dû à l’arrivée de groupes armés illégaux ou bien étant des victimes d’un déplacement forcé. Le récit de Ramon illustre ce type de trajectoire, tout en montrant l’expansion des groupes paramilitaires de leurs foyers initiaux vers l’ensemble de l’arrière-pays caraïbéen. Il met en lumière comment la milicianisation des sociétés passe par un processus de déterritorialisation où les combattants sont une force flexible et mobile (voir Hoffman, 2011b). Ainsi, Ramon est un combattant mobile. Il a participé au conflit en premier lieu à Cordoba, ensuite à Uraba et finalement à Montes de Maria. La manière dont Ramon construit son récit montre comment sa perception du groupe change au fur et à mesure de sa présentation de l’évolution des évènements, et combien sa (re)construction de l’histoire est intimement liée à une (re)présentation morale de ses actions.

Ramon

Né dans la région de Tierra Alta dans le département de Cordoba, dans une famille paysanne de huit enfants, Ramon se remémore son enfance comme une période de partage avec ses parents et son entourage. Il aimait étudier et jouer avec sa fratrie et ses voisins. Vers l’âge de 14 ans, il commence à travailler sur la terre de son père, où ils cultivaient des plantains, de l’igname, des fruits et du riz. Sa famille vendait les récoltes, à l’exception du riz, gardé pour ses propres besoins. Ramon exprime un sentiment d’unité avec ses frères, permettant une construction du récit autour de l’aide apportée à leur père dans l’achat de nourriture. Son frère aîné et lui travaillaient avec leur père afin de pouvoir nourrir convenablement les « plus petits ». Ramon raconte ensuite qu’il a « pris son chemin », ce qui renvoie à l’idée de mobilité géographique pour le travail (voir Hughes, 1997). Chacun « a pris sa route », partant de la maison pour travailler. Il est parti travailler à 15 ans dans le département d’Antioquia afin d’aider son père, sa mère et ses frères et soeurs plus jeunes. Il a commencé dans de grandes exploitations dédiées à l’élevage de bétail. Ce travail rémunérait bien, ce qui lui permettait « d’être libre ». Il « allait et venait », donnait de l’argent à son père. Il a passé huit ans de sa vie à « marcher », travaillant dans les fermes et les mines d’or. Il est ensuite retourné à la maison familiale et a continué à travailler avec son père comme agriculteur. Il accompagnait ses frères au village. Il raconte, sur ce dernier point, qu’à cette époque les gens « étaient bons », qu’il n’y « avait pas de problèmes ». Quelques années plus tard, alors âgé de 30 ans, il travaillait avec son frère dans une ferme lorsqu’un vendredi, il ne se souvient pas de la date exacte, tout commença à « se décomposer ».

Le récit de Ramon s’articule autour du registre de la peur et de l’aide à son père. L’expression de ses émotions permet à la fois de représenter la situation de terreur et d’incertitude due à l’arrivée des groupes armés et à la violence, et de justifier ses actions. Le recours au registre de la peur permet d’illustrer la transformation de la vie normale dans le milieu paysan en un espace de terreur, ayant pour effet une perte des possibilités de travail, la violence devenant l’alternative au chômage.

Tout a commencé à devenir compliqué, il n’y avait plus de travail, il n’y avait plus rien à cette époque, tout a commencé à s’abîmer, on avait peur d’aller travailler dans une ferme, car il y avait des gens bizarres, on devait rester à la maison, car on avait peur et mon père nous disait de ne pas sortir (…). Alors je n’avais pas d’emploi, mon autre frère non plus, alors on était stressés, on n’avait pas d’emploi, on n’avait rien ; alors, c’est là qu’un groupe m’a dit : « Voyons donc jeune homme, nous avons besoin de nouveaux jeunes hommes ; alors, venez avec nous. Nous allons bien vous payer, nous allons vous donner de la nourriture, nous n’allons pas vous maltraiter, vous allez travailler dans une ferme, vous allez faire le travail de la ferme. » Et comme à ce moment-là, je n’avais pas d’emploi, j’ai dit à mon père : « Bon, là-bas il y a du travail, je vais aller là-bas car ils vont me donner du travail et il n’y a pas d’autre endroit où travailler ; mes frères sont petits et on n’a pas les moyens de les nourrir et qu’est-ce qu’on va faire ?  » Et la situation est devenue « plus lourde » et ils nous ont dit qu’ils allaient nous payer 80 000 pesos (40 $ CAN), alors j’ai dit : « Alors, papa, je vais entrer (dans le groupe) pour vous aider, vous et mes frères. »

Les travaux de Trombetta (2018) et de Bougarel (2006) montrent que les expériences de la violence donnent lieu à différentes trajectoires et modes de justification de leurs actes. Dans le cas analysé ici, l’arrivée du groupe dans la région, caractérisée par l’émotion de la peur et de la perte du travail, constitue comme un moment de rupture des carrières paysannes, ce qui donne lieu à une interprétation de la participation des combattants au groupe comme étant un travail permettant d’aider leur famille. Ce faisant, il en découle une (re)construction des formes de justification des actes commis, en évolution au fur et à mesure du récit. Tout au long du récit de Ramon, la figure de son père est présente, de même que la nécessité de l’aider financièrement à subvenir aux besoins de la famille. Il affirme tout d’abord qu’il ne connaissait pas l’identité du groupe qui lui avait proposé d’aller travailler dans une ferme. Il dit que le premier jour, il a eu peur, et qu’après cette peur s’est diluée, ce qui l’a poussé à essayer de gagner le respect des autres. Il soutient ensuite qu’au départ, ses compagnons et lui se trouvaient dans une ferme où ils devaient s’entraîner physiquement. Il mentionne que ce n’est que six mois après leur arrivée qu’ils ont été mis en contact avec des armes et qu’ils ont reçu une formation centrée sur les façons de se défendre (discours de l’autodéfense). C’est à la suite de cet entraînement qu’ils ont appris que leur recrutement était en rapport avec un groupe paramilitaire : les paramilitaires du chef Castaño issus de Cordoba s’étaient multipliés dans la région. Ils avaient commencé à recruter des jeunes hommes et à les entraîner.

Ramon poursuit : « Et ils m’ont dit : “La fonction ici est de se battre contre l’ennemi : la guérilla. Nous allons nous battre contre eux pour récupérer les terres et chasser la guérilla. Notre ennemi est la guérilla. Nous allons aider le gouvernement à les attaquer” ». Et alors à ce moment-là, nous avons commencé à travailler, et c’est là qu’ils nous ont donné les armes et que nous avons appris à tirer, et c’est là que se sont formées les Autodéfenses paysannes de Cordoba et Uraba. » L’idée est ainsi exprimée d’un travail qui les place du côté du gouvernement, dans un combat contre l’ennemi, et permet une présentation des actions du groupe comme un sale boulot. Cette notion permet d’appréhender la manière dont les activités illégales du contrôle social, physiquement et moralement difficiles, sont déléguées par l’État à des groupes paramilitaires situés dans une zone grise entre la légalité et l’illégalité, ainsi qu’à ces paysans restés sans emploi dans des communautés victimes des paramilitaires. Comme suggéré par Drumbl (2016), l’appartenance de Ramon à une communauté victime des paramilitaires permet de montrer l’effacement de la frontière entre victimes et agresseurs dans ce contexte. L’expression de sentiments moraux, dans ce cas liés à la défense par les paramilitaires des valeurs et intérêts de l’État, permet à ces hommes qui effectuaient un sale boulot de donner un sens moral à leur travail.

Ramon continue son récit en mentionnant qu’après un certain temps, le groupe commençait à faire venir des gens d’une autre région pour patrouiller le soir dans les villages afin de « s’emparer » des gens « méchants ». Ces patrouilles nocturnes se chargeaient alors de tuer les personnes accusées de collaborer avec la guérilla. En même temps, elles tenaient des réunions avec les populations des villages ciblés pour leur donner des « conseils », notamment en leur disant qu’ils savaient qu’il y avait des voleurs et des gens qui causaient des dommages et que leurs actions visaient à « corriger » ces comportements et garantir la sécurité. Nous voyons ici qu’une justification morale des actions du groupe est présentée relativement au rôle des paramilitaires dans la lutte contre la délinquance et l’immoralité associée, ainsi que dans la défense de la sécurité, donc des valeurs et fonctions de l’État.

Ramon raconte que lorsque le groupe a commencé à tuer des gens, ses compagnons et lui se sont fait dire que ce serait leur tour le lendemain de faire ce « travail ». Comme montré par Sémelin (2007), la présentation de l’acte de tuer comme un travail est une forme d’euphémisme permettant une interprétation de la signification de l’acte, ainsi qu’une dissociation entre l’auteur et son caractère individuel. Sur ce point, Ramon affirme à plusieurs reprises avoir refusé de participer à ces violences. D’autres fonctions lui ont alors été assignées, tout en étant traité de lâche. Il fut chargé de vérifier les allées et venues de tout individu dans des fermes. Cette allusion à la division du travail dans le groupe lui permet de mettre en exergue la préservation de son intégrité morale. Dans leurs études sur les exécuteurs nazis, Browning (1992) et Welzer (2005) montrent que la division du travail au sein du groupe permet d’atténuer la responsabilité morale au sein de celui-ci, permettant à ceux qui refusent de participer à la violence d’attribuer la responsabilité aux exécuteurs, malgré leur participation indirecte aux violences. Ramon mentionne que la première fois que ses compagnons ont participé à la violence, ils avaient eu peur, suaient et tremblaient. Puis cette peur s’est dissipée en se chargeant toujours des mêmes tâches. Ils arrivaient couverts de sang, comme s’ils venaient de tuer des vaches. Ramon souligne qu’ils étaient devenus agressifs ou pouvaient même revenir « contents » après avoir tué. Ils se comportaient comme s’ils étaient des chefs, l’acte de tuer étant interprété comme une expérience du pouvoir. Ramon souligne qu’il avait peur, ce qui à nouveau contribue à atténuer sa responsabilité, mais qu’il est resté dans le groupe car il percevait un salaire et cela lui permettait d’aider son père. Il a toutefois participé de manière indirecte à des épisodes de violence envers des civils, en aidant à enterrer les corps dans des trous. La peur revient à nouveau. Ramon mentionne que la première fois, il a eu peur. Il tremblait. Il était nerveux. Ensuite, cette peur a disparu. Ici, il est intéressant de noter comment la disparition ou l’affaiblissement de la peur est associé à une perte de la moralité. La manière dont Ramon construit son récit permet de présenter les actions du groupe comme étant morales. Il dessine une habituation aux actions menées qui conduit à leur justification, notamment en soulignant que les victimes appartenaient à la guérilla :

On me disait que c’étaient des gens de la guérilla qui attaquaient la police, le gouvernement et l’armée, et nous, nous étions un groupe illégal mais nous n’étions pas contre le gouvernement ; nous aidions le gouvernement, l’armée et la police. Nous les attaquions et le gouvernement les attaquait aussi, alors je pensais que grâce à nous, on n’allait plus attaquer les postes de police ni l’armée ; qu’il n’allait plus y avoir de soldats morts.

Ramon raconte qu’après quelque temps, le groupe les a envoyés, certains de ses compagnons et lui, dans la région d’Uraba et qu’ensuite, avec une centaine d’hommes, ils ont migré à Montes de Maria, où ils ont intégré les Héros de Montes de Maria. Les réunions avec les populations des villages de cette région ont repris et visaient le même but : donner des « conseils ». Des affrontements avec la guérilla ont également débuté. Ramon relate les déplacements forcés de personnes innocentes. Il mentionne qu’à la fin, le groupe arrivait dans les villages et s’emparait de gens sur la foi de fausses informations fournies par la population, sans pour autant avoir fait une quelconque enquête ou vérification, ce qui avait pour effet des déplacements forcés partout dans la région. Afin de montrer la préservation de sa moralité, Ramon raconte avoir entrepris des démarches pour aider les victimes lorsqu’elles étaient « innocentes ». Cette stratégie a également été traitée par Welzer (2005) dans ses travaux sur les nazis.

Noël

Le récit de Noël, né à Maria la Baja, dans la région de Montes de Maria est représentatif de celui des interviewés issus du milieu paysan qui ont été victimes de déplacement forcé. Depuis son enfance, Noël aidait son père à cultiver. Son récit montre comment la vie paysanne tourne autour des saisons de semence et de récolte de l’igname, du riz, du tabac, du manioc, du plantain, des avocats, du maïs ou des fruits. Il est marqué par plusieurs moments de rupture. Le premier moment correspond au décès de son père d’un cancer alors qu’il était âgé de 18 ans. Sa mère et lui deviennent responsables de la famille et de la survie de ses membres. Un deuxième moment de rupture renvoie à l’arrivée des FARC dans la région. Noël relève qu’avec l’arrivée des fronts 35 et 37 des FARC, les affrontements entre la guérilla et l’armée se sont amplifiés. Il emploie le registre de l’émotion de la peur pour décrire les fois où il est réveillé à minuit par les explosions continues de bombes. Lorsque les dirigeants de la guérilla ont commencé à organiser des réunions dans sa communauté dans le but de recruter des jeunes, certains l’ont intégrée, alors que d’autres ont préféré rejoindre l’armée. Noël explique alors qu’une certaine méfiance s’est installée dans la communauté, menant à un climat de peur, également exprimé par Ramon, et de soupçons entre d’anciens amis devenus maintenant des ennemis. Contrairement à Ramon, le registre de la peur utilisé dans le récit de Noël ne vient pas justifier les actions menées. Il représente une rupture de confiance dans les relations sociales due à une situation de terreur, de division et de catégorisation de la population en deux bandes ennemies. Noël raconte comment le départ d’un de ses frères et de ses cousins pour accomplir leur service militaire a conduit la guérilla à accuser sa famille de traîtrise, notamment en fournissant des informations à l’armée. Ce contexte de doutes et de suspicion a eu de graves conséquences. Un soir, trois personnes armées, mais sans uniforme, sont entrées dans la résidence familiale et ont tué sa mère, son frère et sa soeur sous les yeux d’une autre de ses soeurs et des siens. Noël précise :

J’ai senti quelque chose d’horrible à ce moment. Je n’ai pas de mots pour exprimer le mal qu’ils nous ont fait. Ils avaient dit qu’ils voulaient acheter des sodas et, tout à coup, ils ont commencé à tirer. Ils ont tué mon frère, ma mère et l’une de mes soeurs devant nous. Ce moment a été enregistré dans ma mémoire pour toujours. La seule chose que j’ai pu faire a été de partir. Je me suis mis à genoux et j’ai prié Dieu en lui demandant qu’est-ce qu’on avait pu faire de mal pour qu’un tel malheur nous soit arrivé. J’ai attendu l’arrivée de l’armée le lendemain. Ensuite, beaucoup de gens du village se sont déplacés avec nous. Chacun a pris son chemin et je ne les ai plus revus. Ma famille s’est dispersée. J’avais beaucoup de rancune à ce moment-là. Après, les paramilitaires m’ont cherché, car ils savaient ce qui s’était passé. Ils m’ont trompé. Ils m’ont dit que j’allais travailler dans une ferme, mais, une fois à la ferme, ils m’ont dit qu’ils étaient un groupe paramilitaire. J’ai accepté de travailler avec eux, car ils m’ont offert un salaire, que j’étais sans emploi et qu’en plus j’avais cette rancune dans mon coeur.

L’expérience tragique de Noël est un exemple de la manière dont la conscience de soi peut se construire à partir du vécu traumatique de la violence (voir Daas, 2000), devenant partie intégrante de l’identité, où la mémoire des émotions ressenties pendant l’expérience du vécu traumatique fait partie de ce que l’on est et sera. L’expérience soudaine de perdre sa famille de manière violente cause une douleur inexprimable qui vient s’inscrire dans la conscience de soi-même. Il s’agit d’un moment de rupture qui vient changer le cours de la vie et de la carrière. Le récit de Noël montre que cette rupture implique la fin d’une étape de la vie familiale qui avait été vécue comme la forme normale d’expérimentation du monde avec les autres, d’une manière de vivre avec sa famille dans un territoire qui disparaît par la violence, mais qui reste dans les souvenirs et dans la conscience de son identité. Il s’agit d’une expérience qui ne peut pas être oubliée. L’histoire tragique de Noël s’ancre dans l’histoire collective des paysans déplacés de Montes de Maria. Son récit illustre comment ces communautés ont été dispersées par la violence. Sans terres, les paysans déplacés vers les villes ont intégré la masse de travailleurs informels dans le cadre d’une économie de la débrouillardise et de la violence. Les histoires traumatiques vécues par ces jeunes hommes ont été exploitées par les paramilitaires pour les recruter au sein de leurs organisations. Noël utilise le sentiment de la rancune pour exprimer son état émotionnel lorsqu’il a rejoint le groupe. Des ex-combattants d’autres groupes, que nous avons rencontrés et qui avaient été des victimes de la guérilla, utilisaient plutôt le désir de vengeance pour expliquer leur engagement dans le groupe. Ils tendaient à décrire un sentiment de déception lorsqu’une fois dans le groupe, ils avaient réalisé que les paramilitaires exerçaient de la violence contre les paysans qu’ils disaient défendre, ce qui, dans plusieurs cas, avait mené à des désertions, malgré le risque de se faire tuer par le groupe.

Les trajectoires des combattants issus de milieux urbains

Une autre catégorie de trajectoire est celle des combattants d’origine urbaine. Cinq participants étaient issus de milieux urbains précaires, alternant des emplois temporaires dans le secteur de la construction avec des ventes informelles dans la rue. Quatre d’entre eux venaient de familles monoparentales. Pour comprendre ces trajectoires, il importe d’interroger les conséquences des déplacements forcés vers les villes dans un contexte économique précaire.

En effet, des études se sont intéressées aux conséquences des transformations économiques et des processus migratoires liés à la mondialisation sur les carrières des hommes et leur masculinité (voir Cowen et Siciliano, 2011 ; Kimmel et Ferber, 2000). L’étude de Bourgois (1996) sur les membres d’un gang portoricain à New York montre que les modèles ruraux de masculinité basés sur la capacité des hommes à subvenir aux besoins d’une famille nombreuse sont inaccessibles à ceux appartenant à la troisième génération de migrants portoricains dans un contexte de désindustrialisation. Le trafic de drogues et la culture de la rue restent les quelques opportunités disponibles pour assurer leur survie et une certaine prise de pouvoir. Dans le cas des Héros de Montes de Maria, les processus migratoires des paysans vers les villes dans les années 1980 et 1990 donnent lieu à une immersion des hommes de la génération née entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1980 dans une économie de l’informalité et de la débrouille en milieu urbain. Les migrations ont augmenté à partir du déplacement forcé des populations paysannes vers les villes dans le contexte du conflit armé des années 1990. La violence de ce conflit a constitué un moment de rupture des carrières paysannes et la participation à la violence armée dans les forces militaires et paramilitaires a été l’alternative aux conditions de précarité, d’instabilité et d’informalité du travail dans les milieux urbains.

Ancrés dans ce contexte socioéconomique, les participants issus de milieux urbains interprètent leur participation au groupe comme l’alternative à l’économie informelle de la débrouillardise. Ainsi, comme soulevé par Vigh (2010), la vie armée est interprétée comme une opportunité de travail assurant une certaine survie. Les récits des participants informent sur la précarité des conditions d’emploi dans les milieux urbains. Si la figure du père est importante dans le récit de Ramon, la figure de la mère a une place importante dans celui de Jason. Il a grandi dans une famille de 10 enfants où seule sa mère faisait office de figure parentale. Étant l’aîné, il a dû abandonner son éducation scolaire à la fin de l’école primaire afin d’aider sa mère. Cela constitue un moment de rupture dans sa trajectoire de vie. Il commence par louer des chariots afin de vendre du pain ou des fruits. De manière quotidienne, il marchait toute la journée sous le soleil et dans une chaleur accablante afin de gagner très peu d’argent tout en exposant sa santé. Ces activités informelles ont alterné avec des emplois de maçon dans le domaine de la construction ou des occasions de travail temporaire, exigeant physiquement et très mal rémunéré. Les ex-combattants issus de milieux urbains tendent à exprimer une émotion de désespoir ou de stress pour décrire les situations de précarité d‘emploi auxquelles ils ne trouvent pas de solution. Ces émotions permettent de décrire les conditions de précarité ou d’absence d’emploi, vécues comme insupportables.

Comme exprimé dans le récit de Jason, la participation au groupe apparaît alors comme une solution à ces maux et une meilleure opportunité de travail permettant dans son cas d’aider sa mère, un argument qui a été utilisé par ses amis du quartier pour le recruter :

Ensuite, ils ont commencé à fréquemment m’aborder pour me dire d’aller dans un groupe armé. C’est-à-dire, j’avais des amis qui étaient plus âgés que moi et ils travaillaient déjà dans le groupe. Ils me disaient : « Là-bas, tu ne manqueras de rien, là-bas, on va tout te donner, on va te payer, tu vas pouvoir aider ta famille, alors, donc… alors ils me disaient que oui, que je devrais partir avec eux, et bon, à ce moment, il y avait un besoin de gagner de l’argent, d’aider ma famille, d’aider ma maman, alors j’ai pris la décision de partir, de partir sans rien dire à ma mère.

Dans des contextes urbains d’instabilité et de précarité d’emploi comme celui analysé ici, la participation au groupe peut être interprétée selon eux comme une action morale (Karandinos, Hart, Montero Castrillo et Bourgois, 2015) permettant d’aider leur mère, ce qui leur permet d’assumer le rôle économique qui leur est assigné en tant qu’homme par les rôles sociaux de sexe. D’autres études s’intéressent à la construction de liens affectifs entre les membres des groupes armés et avec les communautés (Rodgers, 2015). Un parallèle peut être fait ici avec les représentations par les paramilitaires de leurs actes comme une manière de garantir la sécurité des populations civiles, soutenue par les communautés. Les ex-combattants des Héros de Montes de Maria parlent des combats qu’ils ont vécus, où ils ont vu mourir leurs camarades, et ont souffert durement de devoir laisser les corps qui se décomposaient dans la jungle, ne pouvant les rendre à leur famille afin qu’elle puisse réaliser une sépulture chrétienne. Ces expériences traumatiques de la violence ont créé des liens affectifs et un sentiment moral de fraternité entre les combattants qui ont donné un sens moral à leurs actions collectives en pensant se défendre mutuellement de même que les communautés, malgré une habituation et une perte de leur sensibilité face à la mort de leurs ennemis et des violences atroces contre les civils. John Edwin soutient qu’on « ne sent pas la mort d’un ennemi car on ne sait jamais combien des nôtres il a tué », alors que ses collègues sont représentés comme étant ses frères, se soutenant les uns les autres. Cela soulève une construction de récits moraux contradictoires où des liens affectifs différentiels envers les amis et les ennemis, les bons et les méchants, ainsi qu’avec des idéaux plus abstraits du bien et du mal permettent une présentation de leurs propres actions comme étant morales, atténuant ainsi leur responsabilité dans la participation à une organisation impliquée dans de graves violations des droits de la personne.

Conclusion

En explorant les récits d’ex-combattants du groupe paramilitaire Héros de Montes de Maria sur leurs trajectoires de vie et leurs carrières, cet article montre différents registres d’interprétation qui varient selon les expériences vécues dans des milieux urbains ou ruraux. Les récits des participants révèlent que le recours à des registres émotionnels exprime comment les sociétés paysannes ont été transformées en des espaces de terreur par des groupes armés. Les liens sociaux ont été brisés par la peur et la méfiance envers la figure de l’ennemi. La participation au groupe est l’alternative au manque d’emploi créé par le contexte de violence. Leurs récits vont au-delà d’un rôle de justification. Le contexte de violence armée et de répression change la perception de la participation à la violence en un travail pour les hommes des communautés paysannes victimes de violence. Les interviewés d’origine urbaine ont recours à des registres émotionnels afin d’exprimer le besoin d’aider leur mère dans le maintien de leur famille.

Ils doivent être compris en fonction du contexte d’instabilité, de flexibilité et de précarité qui caractérise leur carrière dans le cadre de l’économie informelle de la débrouillardise. Ils interprètent leur engagement dans le groupe comme une opportunité d’emploi. La figure du père pour les ex-combattants paysans et celle de la mère pour les participants d’origine urbaine appartenant à des familles monoparentales permettent une interprétation de leur participation au groupe comme une action morale les aidant à assumer la responsabilité qui leur est attribuée en tant qu’hommes en ce qui a trait au soutien de leur famille.