Corps de l’article

Introduction

Plusieurs études canadiennes ont démontré que les personnes marginalisées, telles que les personnes racisées et les personnes en situation d’itinérance (PSI), ont été particulièrement affectées par la gestion punitive de la pandémie (Luscombe et McClelland, 2020a ; 2020b ; Perri, Dosani et Hwang, 2020 ; Deshman, McClelland et Luscombe, 2020 ; Canadian Civil Liberties Association [CCLA] et Policing the Pandemic Mapping Project [PPMP], 2021) Le Québec fut la province la plus répressive, où les constats d’infraction étaient fréquents et parmi les plus onéreux au pays (1546 $). Un rapport national sur la répression montre une différence frappante entre les provinces : 66 % des constats ou accusations répertoriés en lien avec la COVID-19 au Canada entre le 1er avril et le 15 juin 2020 ont été émis au Québec, y compris à des PSI ou personnes avec des troubles de santé mentale (Deshman et al., 2020). Durant la deuxième vague, le Québec est demeuré la province la plus punitive avec des constats de plus en plus fréquents entre octobre 2020 et mars 2021 (CCLA et PPMP, 2021). Le couvre-feu, les constats, le démantèlement des campements et la surveillance policière accrue ont été largement déplorés par les PSI, intervenant·e·s[3], citoyen·ne ·s et militant·e·s impliqué·e·s.

Plusieurs acteur·trice·s dénoncent l’exacerbation des inégalités sociales causées par les crises connexes à la pandémie, dont celles du logement, du racisme institutionnel et des surdoses. Cette crise sanitaire a particulièrement mis en évidence les problèmes d’accès aux logements et son importance primordiale pour la santé et la sécurité publique. Comme Maier, Hume et Dobchuk-Land (2021), il nous semble essentiel que la recherche en criminologie puisse décrire, analyser et comprendre comment les institutions et autorités répondent aux différentes « crises » ; puisque la reconnaissance des priorités politiques dévoile quelles vies sont importantes et mises en priorité dans le maintien de l’ordre social.

Dans plusieurs milieux, les intervenant·e·s de première ligne vivent des tensions et s’impliquent quotidiennement dans la survie des PSI, notamment en négociant leurs contacts avec la sécurité privée et la police publique. Bien qu’il soit considéré comme indispensable, le rôle de ces intervenant·e·s pendant la COVID-19 a peu attiré l’attention des chercheur·se·s (Alcadipani, Cabral, Fernandes et Lotta, 2020). Les études courantes suggèrent que leur travail est plus essentiel que jamais, mais aussi plus difficile à cause des mesures sanitaires et des ressources limitées (Perri et al., 2020). Un sondage national dévoile aussi que 79,5 % des intervenant·e·s qui travaillent avec des PSI (n = 701) rapportent un déclin de leur santé mentale durant la pandémie, plus prononcé chez celleux avec moins d’expérience (Kerman, Ecker, Gaetz, Tiderington et Kidd, 2022). Il est important de comprendre comment les intervenant.e.s négocient les pressions institutionnelles et organisationnelles en équilibre avec les demandes et priorités de leurs usager·ère·s.

Nous analysons ici 43 entrevues qualitatives réalisées entre juin 2020 et juin 2021 avec des intervenant·e·s montréalais·e·s, ainsi que des sources secondaires telles que la littérature grise et les médias locaux. Nous explorons comment iels ont négocié leurs responsabilités pendant la pandémie, dans le contexte du resserrement des règles et de la victimisation, de la judiciarisation et du contrôle des PSI. Avec une approche s’ancrant dans la littérature sur la gouvernance de l’itinérance ainsi que la criminologie des crises, notre article tente de mieux comprendre les conséquences des règles et des lois appliquées pendant cette première phase de la pandémie, ainsi que de leurs effets sur les pratiques des intervenant·e·s qui travaillent en relation avec des usager·ère·s[4].

Revue de littérature

Criminologie, crises et pandémie

Maier et al. (2021) ont récemment souligné que le concept de crise a peu été considéré en criminologie. Ces autrices proposent de s’intéresser plus profondément à ce concept pour reconnaître que les souffrances qui découlent des crises sont souvent le résultat de décisions politiques et de pratiques institutionnelles. L’étiquette de « crise » dépend largement de sa reconnaissance formelle par les professionnel·le·s, institutions, médias et acteur·trice·s politiques. Quand les crises sont reconnues formellement, elles peuvent justifier l’action collective, rapide et parfois de façon radicale. Ces moments de « crise » sont propices aux réformes sociales et légales, et peuvent motiver de nouvelles façons de faire, plus punitives ou, au contraire, plus solidaires ou progressistes. Les discours qui sous-tendent les crises ou le retour à l’ordre social « normal » peuvent aussi être riches et fertiles pour les chercheur·se·s en sciences sociales, dévoilant les dynamiques de pouvoir, hiérarchies sociales et revendications politiques. À l’instar de Maier et al. (2021), nous portons attention à l’interconnexion et à la reconnaissance publique inégale des crises durant la pandémie et leurs effets particuliers sur les groupes marginalisés.

Intervention de première ligne

Les premiers rapports sur la COVID-19 dévoilent que les intervenant.e.s ont dû s’adapter pour maintenir les services destinés aux PSI, notamment par le développement rapide de services dans les hôtels (Leblanc, Bertrand et Loignon, 2020 ; Falvo, 2020). Les intervenant·e·s tentent de pallier les injustices que vivent leurs usager·ère·s en développant des stratégies pour les aider (Wu et Karabanow, 2020). L’émergence de nouvelles problématiques les amène à innover et à dépasser leur mandat pour s’orienter vers des solutions d’urgence (Hartmann et Hartmann, 2020). Ces changements soudains catalyseraient aussi la coopération entre les différents acteurs. Drabek et McEntire (2003) soutiennent que l’union et la collaboration sont accrues dans ces moments de stress collectif.

Le rôle des intervenant·e·s est multiple et parfois contradictoire, pouvant osciller entre contrôle social et soutien essentiel (Stuart, 2016 ; Dej, 2020). Le soutien peut être priorisé, tout comme la gestion du risque, la sécurité et la surveillance (Tomczak et Thompson, 2017 ; Ranasinghe, 2017). Leur travail est aussi marqué par la discrétion, ce qui leur permet d’adapter leurs pratiques pour contourner les exigences institutionnelles qui pèsent sur elleux (Lipsky, 1980 ; Alden, 2015 ; Côté, Renard-Robert et MacDonald, 2020). Iels peuvent alors travailler « avec, pour et contre » le système pénal (Quirouette, 2018, p. 2). Comprendre la perspective et les pratiques des intervenant·e·s permet de voir ce qui facilite ou complique le soutien qu’iels peuvent offrir aux PSI.

Judiciarisation de l’itinérance

La recherche démontre que les PSI sont surveillées, judiciarisées, pénalisées et exclues des espaces publics (Beckett et Herbert, 2010 ; Sylvestre et Bellot, 2014 ; Parazelli, 2021). Les conflits avec les agences de contrôle comme la police aggravent les problèmes psychosociaux et, en revanche, l’itinérance rehausse les risques d’être judiciarisé (Kellen et al., 2010 ; O’Grady, Gaetz et Buccieri, 2012 ; Chesnay, Bellot et Sylvestre, 2013). Plusieurs municipalités canadiennes, dont Montréal, ont des politiques de tolérance zéro et de lutte aux incivilités qui judiciarisent certains comportements tels qu’uriner en public, construire un abri de fortune, récupérer ou réutiliser des déchets, flâner ou s’allonger au sol (Hermer et Foranev, 2020). Ces lois visent (indirectement) les PSI et s’inscrivent dans une dynamique de profilage social (Commission des droits de la personne et de la jeunesse [CDPDJ], 2009), qui se manifeste également dans les pratiques policières telles que les fouilles à répétition, les saisies et les ordres de déplacement. Dans une perspective de géographie légale, Sylvestre, Blomley et Bellot (2019) démontrent comment les tribunaux usent aussi de stratégies restreignant l’utilisation de l’espace public ainsi que la mobilité des PSI, qui doivent alors migrer d’un territoire à l’autre pour esquiver la police, les rendant plus difficiles à rejoindre et nuisant à leurs santé et sécurité (Blomley, 2019).

Avant la pandémie, un large pan de littérature soulignait déjà la persistance et les effets négatifs de la judiciarisation des PSI à Montréal (Landreville, Laberge et Morin, 1998 ; Raffestin, 2009 ; Bellot et Sylvestre, 2017). En 2004, 30 % des constats distribués par le Service de police de la ville de Montréal (SPVM) ont été remis à des PSI, alors qu’elles représenteraient moins de 1 % de la population montréalaise (Bellot et Sylvestre, 2017). En 2017, 41 % de l’ensemble des constats étaient remis à des PSI, et ce, malgré la mise en place d’une politique de lutte au profilage social et la création de l’Équipe mobile de référence et d’intervention en itinérance (EMRII). Le plus récent rapport de Bellot, Lesage-Mann, Fortin et Poisson (2021) sur la judiciarisation de l’itinérance fait état d’une « aggravation de la situation en regard du profilage social exercé par les policiers du SPVM » (p. 6). Ces pratiques visent particulièrement les Autochtones (p. 7), qui sont aussi fréquemment victimes de crimes et pour qui la justice est souvent hors de portée (Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics [CERP], 2019). Cette judiciarisation a pour conséquence de marginaliser davantage les PSI, de nuire à la perception qu’elles entretiennent d’elles-mêmes, de fragiliser leur santé (Perri et al., 2020), de les appauvrir financièrement, de prolonger leurs épisodes d’itinérance (Raffestin, 2009) et de nuire à leur accès à la justice. Les constats d’infraction nourrissent aussi un sentiment d’injustice et d’hostilité envers le système (Raffestin, 2020).

Stratégies de survie dans la rue

Même avant la pandémie, il existait de nombreuses barrières aux services en itinérance. Le manque de capacité des refuges et les critères d’admission limitent l’accès (Leblanc et al., 2020), particulièrement pour les PSI en couple, qui consomment des drogues, ont des animaux, ont des besoins en santé mentale ou qui font face à toutes les formes de discrimination. La recherche de Stuart (2014) souligne le « coercive care » et la collaboration entre les milieux de soutien (comme les refuges) et les forces policières qui s’appliquent à gérer le « désordre » public. Selon Herring (2021), les refuges sont soumis aux demandes des commerçant·e·s et des citoyen·ne·s, ce qui nuit à la prestation de services adaptés à la réalité des PSI. La pandémie a perturbé l’accès aux services et l’imposition des règles sanitaires a accentué les mesures de contrôle (Perri et al., 2020). Bertrand et al. (2020) mentionnent le défi que représente l’isolement obligatoire pour les PSI. À cela s’ajoute l’achalandage important dans les refuges d’urgence qui augmente le risque de contagion.

Devant ces barrières, les PSI utilisent différentes stratégies dont l’acceptation, la négociation et le refus de se plier aux règles, amenant certain·e·s s d’entre elleux à développer des moyens de survie alternatifs, tels que la mise en place de campements collectifs. Ces derniers sont essentiels pour les PSI qui évitent des points de services ou en sont exclues. Le partage, le soutien mutuel et le sentiment d’appartenance qu’on y retrouve sont particulièrement importants, notamment pour celleux qui vivent leur premier épisode d’itinérance et ne connaissent pas les ressources à leur disposition (Leblanc et al., 2020) ou qui ont d’autres raisons pour éviter les services. Comme les campements sont fréquentés par les intervenant·e·s, ils permettent aux PSI d’obtenir plus facilement de la nourriture, des services, ou même différents emplois (Herring, 2014). Bien que ces endroits soient propices à l’indépendance et au soutien mutuel, d’autres problèmes persistent en lien avec le manque d’infrastructures et avec les autorités qui vont fréquemment et violemment détruire les biens des PSI (Ouellette-Vézina, 2020).

Méthodes et échantillon

Notre analyse s’inscrit dans un projet d’envergure nationale, conçu pour produire des connaissances rapides sur la judiciarisation de l’itinérance durant la pandémie (2020-2021), avec l’approbation éthique de l’Université de Toronto. Les données proviennent principalement d’entretiens semi-dirigés avec des intervenant·e·s de première ligne à travers le Canada (n = 164), ainsi que des documents publics comme des lois, décisions judiciaires, rapports et médias. Le présent article est axé sur les 43 entretiens qualitatifs réalisés à Montréal avec des participant·e·s ayant un rôle qui implique un travail auprès des PSI. La grille d’entrevue bilingue a été développée en collaboration avec nos assistants de recherche (anciens travailleurs de première ligne avant le début de l’étude) pour faciliter des entretiens flexibles en lien avec nos thèmes clés. La grille a été adaptée au fil du temps au regard des nouvelles lois, de différents événements qui secouaient les milieux de l’itinérance, ainsi que de nouveaux thèmes dévoilés lors de nos analyses préliminaires.

Les participant·e·s âgé ·e·s de 18 ans et plus ont été recruté·e·s par nos réseaux professionnels, par méthode de boule de neige et à l’aide de publications sur les réseaux sociaux. Notre équipe est exclusivement blanche et, malgré les efforts pour diversifier notre échantillon, cela a possiblement eu une influence sur les personnes qui ont choisi de participer. L’échantillon englobe tout de même divers types de fonctions, niveaux d’expériences, populations ou quartiers cibles, âges, genres, cultures et origines pour représenter des points de vue divergents (Pires, 1997). Les participant·e·s ont consenti de vive voix ou par écrit (courriel) avant l’entrevue. Iels étaient compensé·e·s (20 $) pour leur temps (30 à 60 minutes) et pouvaient renoncer à participer au projet jusqu’à une semaine après l’entrevue. Les entrevues ont été réalisées par téléphone en anglais ou en français, enregistrées et tout le matériel a été sauvegardé et utilisé selon les modalités éthiques. Un mémo a été rédigé après chaque entrevue pour faciliter l’analyse thématique. Les entrevues ont été codées à l’aide du logiciel NVivo.

Résultats

Les intervenant·e·s de première ligne qui travaillent auprès des PSI ont dû composer avec un resserrement des instances de contrôle social durant la pandémie et ont développé des stratégies pour assurer le bien-être des usager·ère·s. Notre analyse se base sur les travaux de l’Observatoire canadien sur l’itinérance (2014) pour distinguer le travail dans les espaces de services (tels les refuges) et le travail dans les espaces publics (dit « outreach » ou intervention de proximité). Bien qu’elle demeure partielle, la Figure 1 illustre la chronologie des événements marquants qui ont secoué le milieu de l’itinérance. Cette chronologie a été reconstituée à partir d’informations recueillies tant de sources médiatiques que dans la littérature grise et nos entrevues au début de la crise de COVID-19 à Montréal. Ces événements ont, selon les discours tenus par les intervenant·e·s, eu des conséquences sur leurs pratiques d’intervention.

A) Travail d’intervention dans les espaces de services

Nous avons identifié deux thématiques dominantes dans le discours des intervenant·e·s portant sur 1) la gestion de sécurité sur place ainsi que 2) les interactions avec le SPVM. 

Gestion de sécurité

Les intervenant·e·s constatent que les nouvelles règles sanitaires complexifient leurs interactions avec les usager·ère·s et accentuent leur fonction de contrôle. La distanciation, les visières et les masques font obstacle à la communication et peuvent générer des tensions ou de l’incompréhension. Le resserrement des règles dans les refuges donne à plusieurs intervenant·e·s l’impression de « jouer à la police » plutôt que de faire de l’accompagnement psychosocial.

Cette amplification s’est particulièrement manifestée par l’embauche d’agent·e·s de sécurité privée dans les refuges et ressources pour PSI. Plusieurs intervenant·e·s mentionnent que ces agent·e·s manquent de formation et adoptent une approche empreinte de confrontation et d’indifférence. Leur présence représente aussi un frein à l’accès aux services et pose des risques pour la santé et la sécurité des PSI. Cette tendance a été médiatisée dans la foulée de l’abolition de postes d’intervenant·e·s à l’Accueil Bonneau et par le remplacement de ces employé·e·s par des agent·e·s de sécurité (Teisceira-Lessard et Girard-Bossé, 2021). Nos entrevues révèlent que cette dynamique existe dans d’autres organisations aussi.

Les règles concernant la distanciation sociale ont forcé de nombreux refuges d’urgence à réduire leur capacité d’accueil. Les médias ont rapporté la fermeture de 300 lits dans les refuges (Falvo, 2020). Les services offerts dans les centres de jour ont également été réduits. En réponse, différentes infrastructures (hôtels, arénas, hôpitaux, etc.) ont été transformées en espaces pouvant accueillir les PSI. En octobre 2021, la Ville de Montréal ajoute des places, entre autres avec l’ouverture de la Place Dupuis, hôtel transformé en grand refuge pour femmes, personnes trans et hommes en situation d’itinérance (Auger, 2020). Ces nouvelles ressources ont été développées très rapidement, et les intervenant·e·s ont critiqué le manque de cohésion lors des entrevues. Iels font état d’un manque de personnel, d’heures supplémentaires et d’un roulement important qui effritent le lien de confiance avec les PSI. Iels soulignent le manque d’expérience et de formation des nouveaux·elles intervenant·e·s, qui ont tendance à se replier plus souvent sur la police pour assurer la sécurité. Les intervenant·e·s rapportent également un manque de suivi après les appels à la police et l’absence de lieu approprié pour discuter de ces incidents.

FIGURE 1

Chronologie : pandémie et itinérance à Montréal dans les médias

Chronologie : pandémie et itinérance à Montréal dans les médias

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La présence d’agent·e·s de sécurité et le manque de cohésion font des refuges des lieux hostiles, voire traumatisants, comme Laurie[5] l’explique :

Il y en a beaucoup qui préfèrent dormir à la rue que dormir dans les grands refuges, parce qu’ils ne sont pas à l’aise, puis le sentiment de sécurité n’est pas nécessairement là, fait que quelqu’un de 18 ans – c’est pour ça aussi qu’on a comme élargi un peu l’âge pour aller à 26 ans et tout ça, parce que t’sais, envoyer quelqu’un dans un refuge d’urgence, en étant jeune et tout ça, il y en a qui ne sont vraiment pas à l’aise. Quand c’est le premier parcours à la rue, ça peut être vécu comme un traumatisme en fait. Ici, si on a de la place, on préfère élargir un peu les services et offrir peut-être un soutien qui est plus adapté à la situation.

Vu la multiplication des règles sanitaires dans les espaces de services, les intervenant·e·s font preuve de compassion en limitant les sanctions disciplinaires. Plusieurs racontent avoir usé de discrétion en fonction des réalités vécues par les PSI, par exemple en offrant de plus longs séjours pour permettre une certaine stabilité en période de grande instabilité. En parallèle, des groupes se sont mobilisés contre l’ajout d’agent·e·s de sécurité dans les refuges et ont plaidé pour un meilleur financement des ressources communautaires. De plus, les intervenant·e·s rapportent avoir négocié avec les agent·e·s de sécurité afin de les guider dans leurs interventions et les sensibiliser à se montrer plus tolérant·e·s. Cela étant dit, les interactions positives avec les agent·e·s de sécurité sont l’exception plutôt que la règle.

Les organismes et leurs intervenant·e·s ont aussi innové pour établir des services dans l’espace public. Cinq sites avec de la nourriture et des blocs sanitaires ont été mis en place pour pallier le manque de services : le parc Émilie-Gamelin (avec l’organisme Le Sac à Dos), l’aréna Francis-Bouillon (L’Anonyme), le parc Jeanne-Mance (Plein Milieu), le square Cabot (Résilience) et la place du Canada (Mission Old Brewery) (Centraide, 2020). De plus, dans le cadre d’un partenariat entre la Mission Old Brewery et la STM, le Solidaribus joue un rôle de navette tout en permettant aux intervenant·e·s d’accompagner les personnes vers les ressources (Service de Police de la Ville de Montréal [SPVM], 2020). Leah explique ce déplacement vers l’espace public :

On était toujours à l’intérieur du bâtiment, puis il y avait tellement de monde, vu que les autres ressources ont été fermées. Il y avait vraiment plus de monde qui ont commencé à venir à (organisme), puis là, on a dû fermer les portes parce qu’il n’y avait aucune façon de respecter les normes de la santé publique. Fait que là, on a décidé d’être (dans un parc), puis de continuer à offrir les mêmes services qu’on offre d’habitude, mais dehors. Nous, c’était comme notre « move » désespéré…

Cet extrait illustre comment iels ont innové pour limiter les conséquences des fermetures sur la santé et la sécurité des PSI. Plusieurs témoignent d’ailleurs du fait que ces nouveaux points de services ont permis de rejoindre une population qui ne fréquentait pas les refuges.

Police publique

Plusieurs intervenant·e·s rapportent une augmentation de la visibilité policière autour des refuges et témoignent même d’une plus grande collaboration avec les policier·ère·s – souvent décrite comme imposée et unilatérale. La nature de ces interactions varie grandement selon les organismes. Certain·e·s intervenant·e·s qui travaillent dans des refuges décrits comme institutionnalisés ou « mainstream » entretiennent des relations privilégiées avec le SPVM – quelques-uns ont même des lits mis à la disposition des PSI ou des personnes en crise qui sont amenées par les policier·ère·s au refuge. Les intervenant·e·s mentionnent que la présence d’agent·e·s de sécurité dans les espaces de services accentue les contacts avec le SPVM, puisque les agent·e·s précipitent les appels à la police. Lorsqu’elle arrive sur les lieux, le nombre d’acteur·trice·s impliqué·e·s dans l’intervention est souvent très élevé, ce qui peut exacerber les crises. Les intervenant·e·s se retrouvent alors dans une posture de résistance plutôt que de collaboration dans le but d’assurer le respect des droits de la personne interpellée. Les interventions conjointes impliquant la police et la sécurité privée sont perçues négativement par l’ensemble des intervenant·e·s.

Les intervenant·e·s ont aussi rapporté un manque de solutions de rechange (de déjudiciarisation) pour les situations non criminelles, et ce, malgré les tentatives de contourner la police avec des services tels Urgence psychosociale-justice (UPS-J). Ces services ne répondent pas au volume de la demande et conseillent fréquemment aux intervenant·e·s d’appeler la police. Amy, une intervenante qui travaille dans un refuge pour femmes autochtones, nous explique :

UPS, non seulement ils posent beaucoup de questions, mais des fois, ils te disent même, j’ai eu une situation où c’était comme : « Ah no, we can’t really help this woman, parce qu’elle a un historique, elle devrait vraiment aller dans un hôpital psychiatrique. » (…) Les fois qu’on les a appelés, je ne sais pas comment dire ça, mais c’est comme, you know why I don’t call them, because they make no difference. (…) Ils sont comme : « OK bien, il faut appeler la police. »

Nos entrevues révèlent deux postures quant à la collaboration avec les forces policières. Premièrement, une minorité d’intervenant·e·s refusent de collaborer dans le cadre de leurs pratiques pour limiter les interactions entre les PSI et la police. Iels invoquent des motifs liés à l’historique des violences policières contre les personnes marginalisées, aux pratiques de profilage social/racial et aux conséquences négatives que peuvent avoir ces interactions. Plusieurs mentionnent que la pandémie a affaibli leur confiance dans le système et renforcé leur perception de la police comme illégitime. Maude, intervenante auprès des jeunes, illustre cette posture :

Dans un contexte de pandémie, mettons que je serais avec un groupe de jeunes pis que là, ça serait un groupe de jeunes qui ne veut pas se séparer pour je ne sais pas quelle raison, pis qu’il y en aurait deux qui se seraient battus, pis que moi, j’aurais peur pour la survie de quelqu’un, bien on dirait que je ne me sentirais pas à l’aise d’appeler la police, parce que tout le monde serait interpellé, tout le monde se ferait fouiller, tout le monde pourrait être dans la merde pour quelque chose qui aurait pu être facilement évité. Puis tout le monde pourrait avoir des conséquences parce qu’ils étaient regroupés, parce qu’ils n’avaient pas de masque.

D’autres intervenant·e·s acceptent de collaborer avec la police, tout en présentant une certaine résistance à l’idée. Iels ne souhaitent pas développer une relation empreinte de familiarité avec la police et mettre en péril leur lien de confiance avec les PSI, mais doivent y recourir faute de ressources et de solutions de rechange. Cette posture se manifeste dans le discours de Leah :

Des fois, on est appelés à les appeler, dans le fond parce qu’on n’a peut-être pas toutes les ressources (…). Mais c’était particulier, notre rapport, parce que ça faisait en sorte que des fois, on les aurait peut-être appelés, mais qu’on ne voulait plus les appeler parce qu’on se disait : « Si on les appelle trop souvent, c’est comme si on les invite à venir ici. » Puis eux, ils prennent cette opportunité-là aussi. T’sais, on le voit là.  

Lorsqu’iels sont appelé·e·s à collaborer, les intervenant·e·s vont agir de manière à réduire les impacts de la présence policière sur les PSI, considérant l’historique conflictuel et la situation judiciaire irrégulière de plusieurs usager·ère·s qui se retrouvent sous mandat. Ce type d’intervention est illustré par Camille :

Y’a certaines personnes qu’on va leur dire, tsé, la police s’en vient, j’te conseille d’aller dans ta chambre si tu veux pas [la croiser]. Parce qu’il y a des gens qui sont sous mandat, des tickets, y’ont peur de la police, de se faire arrêter. Pis des fois, c’est avec raison parce que oui, y’a des enjeux. Ou des fois, c’est dans leur état psychotique que des fois y’ont peur de la police, mais pas juste de la police, de toute forme d’ordre. On va prendre les devants pour leur dire regarde, la police s’en vient, si tu veux pas la croiser, retire-toi dans ta chambre, tu peux quitter les lieux et tu reviendras plus tard.

Enfin, plusieurs intervenant·e·s ont mentionné qu’iels tentent généralement d’effectuer un suivi auprès de la police après les interventions dans les espaces de services. Ce suivi peut viser à favoriser une meilleure collaboration dans le futur, ou à obtenir des informations sur l’usager pour assurer la continuité des services. Certain·e·s coordonnateur·trice·s ont des liens privilégiés et vont contacter directement la direction du poste de quartier. Toutefois, plusieurs intervenant·e·s considèrent que la police devrait prendre davantage d’initiatives afin de favoriser la collaboration avec les organismes communautaires.

B) Travail d’intervention de proximité

Les intervenant·e·s de proximité travaillent dans la rue, les parcs, métros, centre d’achats, cafés, etc. Iels ont donc rencontré plusieurs défis supplémentaires durant la pandémie. Nous avons identifié trois thèmes dominants : 1) l’occupation des espaces (quasi) publics ; 2) les constats d’infraction ; et 3) la gestion des campements.

Espaces (quasi) publics

Le gouvernement québécois a limité les déplacements et ordonné la distanciation sociale et la fermeture de certains secteurs d’activité et lieux jugés non essentiels, entraînant des difficultés pour les intervenant·e·s dans le cadre de leurs pratiques. Les PSI ont recours à l’espace public pour (sur)vivre et assurer leurs besoins de base. Ces espaces étant fermés, réduits ou sous surveillance, il s’est avéré impossible pour les PSI d’accéder aux toilettes, wifi ou lieux où se réchauffer sans entrer en conflit avec la loi. De plus, les PSI ne peuvent plus autant compter sur la consignation de cannettes, le squeegee ou la mendicité pour obtenir des revenus. En vertu de l’article 123 de la Loi sur la santé publique (LSP) qui permet de prendre « […] toute mesure nécessaire pour protéger la santé de la population » (Loi sur la santé publique, S-2.2, art. 123), le gouvernement québécois a limité les déplacements et ordonné la distanciation sociale et la fermeture de certains secteurs d’activité et lieux jugés non essentiels (décret 2-2021 ; Clinique Droits Devant, 2020, p. 4). Ce resserrement a causé des difficultés aux intervenant·e·s dans le cadre de leurs pratiques, tel qu’il sera illustré dans le présent article. Cette période est aussi marquée par une très grande visibilité des PSI dans les rues, ce qui contribue au durcissement du contexte social à leur égard, soit une plus grande intolérance de la part des policier·ère ·s et des citoyen·ne·s quant à leur présence dans l’espace public. Cette situation les pousse d’ailleurs à migrer vers d’autres quartiers, complexifiant la prestation de services pour les intervenant·e·s qui les accompagnent parfois depuis des années. Certains lieux historiquement propices pour rejoindre les PSI l’étaient moins durant la pandémie, notamment le Village et la place Émilie-Gamelin.

Plusieurs notent que la proximité entre PSI est importante pour (sur)vivre dans l’espace public pour des raisons de sécurité, surtout pour les femmes autochtones, les personnes LGBTQ+ et les jeunes. Flora, travailleuse de rue, explique :

Ils ont dit : « Là, les gens qui sont à moins de 2 m dans les rues vont recevoir des contraventions. » […] Les premiers à recevoir ce type de contravention, c’est qui ? C’est la population itinérante qui vivent ensemble. Mais t’sais, ils dorment ensemble, ils vivent ensemble, ils chillent ensemble, ils se relaient, pis ça crée la police qui va les voir souvent, bougez-vous, séparez-vous, mesures de distanciation, le 2 m, pis là des tickets.

Au début de l’année 2021, le gouvernement du Québec a annoncé la mise en place du couvre-feu (Rémillard, 2021) qui confine les citoyen·ne·s entre 20 h et 5 h, une mesure rapidement dénoncée par les milieux communautaires inquiets des conséquences pour les PSI (Nadeau, 2020). Selon eux, le couvre-feu a poussé les PSI à prendre des risques pour éviter la judiciarisation. Moins de deux semaines plus tard, Raphaël « Napa » André, une personne innue en situation d’itinérance, est retrouvé mort proche d’une ressource fermée temporairement (CBC, 2021). Selon certains médias, ce dernier se cachait des policiers dans des toilettes sèches pour échapper au couvre-feu (Ducas et Ferah, 2020). À l’hiver 2021, le décès de Elisapie Pootoogook, une femme innue, survient dans des circonstances semblables. Cette tragédie témoigne à nouveau du manque de ressources en itinérance ainsi que des risques liés au contrôle et à l’invisibilisation des PSI (Curtis, 2021). Autre illustration, la tente montée en l’honneur de Raphaël André est constamment menacée de fermeture. Or, il s’agit d’une ressource unique et essentielle qui offre accueil amical, réchauffement, repas et plus, à 300 à 350 personnes par soir. Ce contexte punitif et austère est d’autant plus décrié que les PSI autochtones vivent des contacts abusifs, de la surveillance et de la violence récurrentes (CERP, 2019).

Les intervenant·e·s témoignent aussi des conséquences du couvre-feu sur d’autres groupes marginalisés tels que les travailleur·euse·s du sexe, les personnes qui consomment des drogues, ainsi que les femmes en situation de violence genrée. Sophie nous fait part d’une expérience de contrôle alors qu’elle faisait de la prévention auprès de jeunes en situation d’itinérance :

La police a débarqué, puis a dit que c’était un avertissement, ils nous ont pris en photo pour nous dire que c’était le seul avertissement qu’on aurait. J’ai été leur poser la question en leur expliquant mon rôle, en disant que ça se pouvait que pour de très courtes périodes, je me retrouve en présence de jeunes, parce que c’est ma seule façon d’évaluer les besoins et de faire de la prévention, et il m’avait dit à ce moment-là : « Non, non, non, on ne veut plus personne de toute façon dehors, donc ça sera la même chose pour vous. »

Bien que ce ne soit pas la majorité des intervenant·e·s qui ait vécu cette expérience, une très grande partie a craint d’être interpellée, arrêtée ou fouillée au cours de leur travail de rue. Pour les intervenant·e·s, ce contrôle témoigne de la non-reconnaissance des policier·ère·s quant à leur expertise.

Les PSI qui consomment des drogues se retrouvent plus souvent seules dans des endroits cachés sans naloxone. Plusieurs intervenant·e·s notent l’augmentation des surdoses en raison du couvre-feu. À ce propos, David, un intervenant et pair aidant, raconte :

Même avec le papier, même avec le couvre-feu, c’est le fait de se faire arrêter par la police avec un papier, pis tu dis que tu t’en vas dans un site d’injection supervisé, t’sais déjà là, t’es fiché par la police, alors il y a de grosses chances que le policier décide de fouiller ton char.

Les mesures de contrôles qui limitent les stratégies de réduction des méfaits et l’accès aux ressources essentielles exacerbent la crise des surdoses causées par l’approvisionnement en drogues toxiques qui fait rage à Montréal et ailleurs.

Afin de limiter les effets négatifs du couvre-feu, les intervenant·e·s ont obtenu une dérogation pour travailler et mis en place un système de laissez-passer permettant aux PSI de circuler dans l’espace public. Audrey, infirmière de proximité, aborde cette stratégie :

Il y a eu une tentative de fournir des papiers de quoi t’as le droit, des permis de rester en dehors, que t’es en situation d’itinérance. Il y avait des organismes qui fournissaient des genres de feuilles qui attestaient que tu pouvais rester dehors, mais il y en a qui se le sont fait déchirer par les policiers, pis ce n’était pas nécessairement pris au sérieux.

Les intervenant·e·s encouragent la police à faire preuve de tolérance à l’égard des PSI, mais comme le rapporte Audrey, ces stratégies ont des limites, et iels se sentent souvent ignoré·e·s.

Constats d’infraction

Les rapports de cliniques juridiques indiquent que plusieurs PSI à Montréal cumulent des amendes salées depuis le début de la pandémie (Knox, 2021). Un très grand nombre de constats d’infraction ont été remis pour refus d’obéir à un ordre, dans ce cas aux directives de santé publique émises par le gouvernement. Les peines imposées concernent des amendes allant de 1000 $ à 6000 $ (Loi sur la santé publique, S-2.2, art. 139). Dans les faits, les amendes émises en vertu de la LSP en temps de COVID-19 étaient généralement de 1000 $ + 546 $ de frais additionnels (Fortin et al., 2022). Hugo témoigne des constats d’infraction reliés aux mesures sanitaires :

Mais une fois que le décret sur la santé publique est passé par rapport aux mesures de distanciation sociale et donc qu’ils prévoyaient des contraventions de 1000 à 4000 et quelques dollars, plus les frais de 1642 à 5000 $… J’ai un jeune, en l’espace de 2-3 jours, le jeune avait reçu un ticket de 1600 $ pis un [autre] de 3000 $.

Bien que ces amendes soient incluses dans le moratoire empêchant l’emprisonnement pour non-paiement d’amende (ENPA) depuis 2020[6], les intervenant·e·s s’inquiètent toujours que les PSI soient emprisonnées. Les intervenant·e·s jugent ces constats démesurés en raison des répercussions financières, légales et psychologiques qu’ils ont sur les PSI.

Par rapport aux motifs nommés pour judiciariser les PSI, quelques intervenant·e·s ont noté une tendance décrite comme sournoise. Après que la situation ait été médiatisée et dénoncée publiquement, les autorités ont eu recours aux incivilités (flânage, consommation sur la voie publique, etc.) plutôt qu’aux mesures sanitaires pour procéder à la judiciarisation des PSI. Elles étaient donc judiciarisées en vertu des règlements municipaux concernant la paix et l’ordre sur le domaine public (P-1), les parcs (P-3), le bruit (B-3), et le contrôle des chiens et des autres animaux (C-10) ainsi qu’en raison des règles liées aux transports en commun, notamment les règlements R-036[7] et R-105[8] de la STM. Ces législations étaient déjà utilisées avant la pandémie pour contrôler les PSI, et continuent de l’être même en pleine crise (Bellot et al., 2021 ; Fortin, 2018, p. 2). Sophie, intervenante dans Ville-Marie, quartier visé par le profilage social, décrit cette tendance :

C’est sorti dans les médias, assez vite quand même, qu’il y avait énormément de tickets remis aux PSI… Pis à partir de là, il y a quand même eu un revirement au niveau de la police. À partir de là, les jeunes, ils n’ont plus eu de tickets de distanciation sociale, mais énormément – en fait, j’avais l’impression qu’on leur remettait des tickets pour toutes autres choses, par exemple, pour ivresse sur la voie publique, ayant émis un bruit audible sur la voie publique, cendrer…. En tous cas, tous types de tickets étaient remis à la place de distanciation sociale.

Édouard, intervenant dans Villeray et La Petite-Patrie, quartiers reculés du centre-ville reconnus pour avoir une bonne concertation avec la police, fait écho :

On enlève les toilettes, pis là après ça ils reçoivent une contravention parce qu’ils pissent dehors, t’es comme : « Ouain, mais il n’a pas de place. » Il ne peut pas aller nulle part. Ils mangent, ben ils ont enlevé toutes les poubelles, après ça ils mettent un déchet à terre, pis là ils se font avertir qu’ils mettent leurs déchets à terre. Ils se font taper sur la tête de tous les bords et tous les côtés. Ma job a changé complètement, pour être honnête.

Les constats d’infraction sont décrits comme des obstacles à la création et au maintien de liens de confiance entre usager·ère·s et intervenant·e·s, des liens fragiles et longs à développer. Béatrice, qui rencontre plusieurs personnes autochtones en situation d’itinérance dans le cadre de son travail, explique comment cette judiciarisation complexifie les relations :

Ça rend les personnes très méfiantes de tous types d’intervenants. […] Puis aussi ça vient précariser des personnes que j’essaie d’aider. T’sais quand je reviens d’une fin de semaine, puis que quelqu’un a reçu un ticket ou est rentré en dedans pour avoir bu, ou avoir fait quelque chose de relativement mineur, mais t’sais que là ses démarches sont mises sur pause le temps que ça se règle, ça impacte le travail pis tous nos plans d’intervention.

En réponse à ces défis, les intervenant·e·s ont recours à des stratégies pour aider les PSI, notamment à entreprendre des démarches officielles visant leur déjudiciarisation. Cependant, les recours légaux sont, selon elleux, inaptes à répondre à l’ampleur du problème à Montréal. La Clinique Droits Devant, un organisme qui offre des services d’accompagnement dans la sphère juridique (Fortin et Raffestin, 2017), était d’ailleurs fermée durant cette phase de la pandémie. Ali, travailleur de rue, explique :

Beaucoup de personnes que je vois me disent qu’ils reçoivent constamment des tickets pis que, à chaque fois, je suis comme : « Ah ok, mais connaissez-vous la Clinique Droits Devant ? », pis ils sont genre : « Oui, on a déjà genre 12 tickets qui sont là-bas. »

En plus d’inciter les PSI à entreprendre des démarches juridiques, les intervenant·e·s, mobilisé·e·s avec le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), demandent une amnistie complète des constats d’infraction émis pendant la pandémie. L’exemption du couvre-feu pour les PSI a principalement été guidée par les milieux communautaires en raison de l’approche discriminatoire envers leurs usager·ère·s. Le RAPSIM demande une amnistie complète des constats d’infraction émis pendant la pandémie. Les intervenant.e.s se sont mobilisé.e.s rapidement dans les médias et avec différent.e.s acteur·trice·s juridiques afin de dénoncer les discriminations qu’implique le couvre-feu contre les PSI. Le 16 janvier, la Cour supérieure du Québec suspend l’application de l’article 29 du décret portant sur le couvre-feu pour les PSI (Clinique juridique itinérante c. Procureur général du Québec, p. 4).

Les intervenant.e.s invitent la police à appeler les organismes directement avant d’émettre des constats d’infraction ou négocient pour annuler ceux que leurs usager·ère·s ont reçus. Plusieurs entretiennent un lien stratégique et utilitaire avec les policier·ère·s lorsqu’iels ont besoin de faire valoir la tolérance et la compréhension. En contraste, d’autres intervenant·e·s nous ont dévoilé avoir cessé d’entretenir ce lien en raison des dommages qu’il cause, notamment une plus grande méfiance de la part des usager·ère·s, ainsi que le sentiment d’être instrumentalisé·e·s par les forces de l’ordre pour des tâches liées au contrôle et à la répression.

Campements

Alors que la Ville fait aussi face à une crise du logement, les campements se multiplient durant la pandémie. À la fin de mai 2020, des tentes sont érigées sur la rue Notre-Dame, et ce grand campement comptant une soixantaine de tentes deviendra le plus visible à Montréal. Il sera démantelé en décembre 2020 (Corriveau, 2020). En entrevue, les intervenant·e·s expliquent que, dans un contexte pandémique marqué par la distanciation, les campements facilitent le soutien mutuel, la sécurité, la réduction des méfaits associés à la consommation et le sens de communauté. Ces endroits nourrissent aussi la solidarité entre PSI et envers les intervenant·e·s.

Quelque temps après l’annonce du Plan hivernal pour les personnes itinérantes et de l’ouverture de la Place Dupuis, la Ville de Montréal annonce le démantèlement du campement Notre-Dame, mobilisant le SPVM pour l’opération. Cet événement sera largement dénoncé par les travailleur·euse·s communautaires, une frange du monde politique, ainsi que des membres de la communauté universitaire (Ouellette-Vézina, 2020). David, qui était présent le jour du démantèlement, explique comment il a vécu cet événement :

On n’a pas pu voir, ils ne nous ont pas laissé rentrer. Il y a du monde qui sortait en crisse pis qui pleurait, c’était dégueulasse. Moi, ça été la pire journée d’intervention de ma vie, je vais m’en souvenir pour toujours de cette journée-là, ça été la chose la plus difficile à vivre en intervention, ça été dégueulasse, c’était inhumain, ça m’a tellement blessé […]. Pis le périmètre était sécurisé, il n’y a pas de raison de faire ça, pis il a sorti sa bonbonne de poivre de cayenne, pis ils nous ont tous arrosés. Il y avait une couple de personnes qui s’est faite arrosée, des travailleurs de rue, des intervenants sociaux qui étaient sur place qui ont reçu le poivre de cayenne. Moi, j’ai eu des gaz, je me suis étouffé.

La gestion punitive des campements, notamment avec les démantèlements, cause de la détresse et des traumatismes à celleux qui (sur)vivent dans l’espace public et aux intervenant·e·s qui les accompagnent. La saisie ou la destruction des biens des PSI complexifie cette (sur)vie. Maude, une intervenante qui se rend aux campements à l’occasion, explique :

Leurs effets personnels, c’est considéré comme leur maison, fait que j’ai comme un jeune justement qui dormait au campement pis qui était là au démantèlement […]. Il avait tous les papiers administratifs pis son sac de couchage, du linge, plein d’affaires là. Au démantèlement, toutes ses choses ont été prises, pis apparemment ils ont gardé ça dans des lockers, mais on ne sait pas quels lockers, on ne sait pas qui a gardé ça, on sait pas si les agents ont juste jeté ses affaires aux poubelles. Là, il cherche ses choses, il ne sait pas qui contacter pour les avoir, où essayer de contacter les gens.

Bien que la Ville assure qu’il est possible de récupérer les biens, les démarches sont longues, compliquées et très incertaines selon les intervenant·e·s. En réponse à ces pratiques, iels ont distribué du matériel permettant de vivre dans l’espace public (tentes, sacs de couchage) et se sont exprimé·e·s dans les médias pour sensibiliser le public aux campements et à l’accès raisonnable au logement.

Conclusion

Faisant écho aux réflexions de Maier et al. (2021), nous soulignons que les études sociolégales et criminologiques doivent tenir compte de la gouvernance différenciée qui caractérise les crises et qui touche les personnes marginalisées. Nous répondons à leur appel pour des recherches qui explorent comment : 1) les crises pourraient faciliter des transformations sociales et légales importantes (p. ex., couvre-feu) ; 2) ces transformations ont des effets punitifs démesurés sur les groupes marginalisés qui font déjà face à plusieurs autres crises (p. ex., crise du logement) ; 3) les situations reconnues comme des crises peuvent « révéler des relations de pouvoir et de privilèges[9] » (Maier et al., 2021, p. 22) (p. ex., qui est capable de s’isoler) ; et 4) les institutions et leurs politiques vont affirmer la valeur relative de chaque vie humaine (Maier et al., 2021, p. 23) (p. ex., le démantèlement des campements).

Les intervenant·e·s nous ont parlé des défis auxquels iels font face à cause des mesures de contrôle amplifiées durant la pandémie. Leurs propos nous ont permis d’envisager quelques possibilités et initiatives prometteuses ou réformatrices, comme par exemple la diversification et l’expansion de certains services (outreach, soutien pour les campements) et une révision des critères d’accès à ces services (p. ex., pour les couples, les animaux de compagnie). Par contre, nos données suggèrent que le pouvoir novateur des intervenant·e·s est limité par les ressources et le temps de travail qui doivent être investis dans la défense des droits et des besoins de base, et par le manque de ressources pour combler les demandes à long terme. D’après nos participant·e·s, les mesures mises en place par le gouvernement servent à répondre aux besoins des personnes de la population dite « générale » plutôt qu’à ceux des PSI qui sont d’autant plus stigmatisées lors d’une crise de santé publique. L’accès aux ressources et aux protections de ces dernières reste limité et leur est surtout octroyé dans une optique de contrôle et de « containment » visant à protéger la population générale des PSI[10]. Comme le disent Fortin et al. (2022), la crise de santé publique devient alors une crise de sécurité publique.

La pandémie a frappé durement les PSI et les personnes qui travaillent avec elles, avec des éclosions et services fermés partout dans le système. De plus, la pandémie a servi de justification pour l’expansion des institutions de contrôle, comme la police publique et privée. Bien que les intervenants rapportent plusieurs situations de collaboration avec d’autres acteur·trice·s, il semble que celles avec les acteur·trice·s de contrôle aient aussi été marquées par le conflit et la négociation. Nos participant·e·s nous rapportent que cela a mis en lumière les injustices, les abus de pouvoir, ainsi que la précarité des services en itinérance à Montréal. Cette judiciarisation et ce contrôle accru ont exacerbé les problèmes rencontrés par les intervenant·e·s, qui voient leurs client·e·s faire face non seulement à la COVID-19, mais aussi à la peur d’avoir des contraventions ou de ne pas avoir accès aux ressources essentielles à la survie. Comme Maier et al. (2021) nous appellent à le faire, nous soulignons que les réactions formelles (de la police, des services) peuvent en fait amplifier les crises pour certains groupes. Son ajout à d’autres crises – liées aux surdoses, au logement, ou aux violences policières – fait en sorte que l’expérience des contrôles et de la gestion punitive est particulièrement difficile. Par exemple, nos entretiens illustrent certains enjeux, tels que la peur et les tensions avec la police et les agents de sécurité dans la rue, dans les métros et les milieux de services, ainsi que les stratégies d’évitement, qui mettent les gens en danger et qui compliquent le travail des intervenant·e·s qui offrent des ressources essentielles.

Dans nos entretiens, les intervenant·e·s nous ont décrit une situation de durcissement général, marquée par des ressources manquantes et déstabilisées par la pandémie. Surtout durant la première phase de la pandémie, la désertion du centre-ville et la fermeture des espaces quasi publics ont rendu les PSI plus visibles et vulnérables aux interpellations policières. Les mesures sanitaires, parfois difficiles à respecter pour le public général, sont impossibles pour les personnes qui travaillent dans l’industrie du sexe, qui consomment des drogues ou qui dorment dans la rue et qui doivent rester en groupe pour se protéger et survivre au froid, à la faim et à l’isolement. Nos participant·e·s nous ont confié que les PSI ont vécu des expériences de victimisation et se sont mises dans des situations risquées pour éviter la judiciarisation liée aux mesures sanitaires. Les constats d’infraction liés à la pandémie s’ajoutent à ceux émis « normalement » à une fréquence étourdissante aux PSI, le tout entraînant de graves conséquences, financière et autres.

Notre recherche soutient les appels aux réflexions quant à notre conception de l’espace public, qu’il faudrait considérer non seulement comme un lieu de transit, mais aussi comme un lieu pouvant être habité (Ferencz, Flynn, Blomley et Sylvestre, 2022). Les PSI ne devraient pas être traitées comme des criminelles, car cette approche est contre-productive, coûteuse et déshumanisante. Notre recherche souligne l’importance de mettre fin aux pratiques punitives, de mieux financer les logements sociaux et les organismes communautaires, tout en reconnaissant l’expertise professionnelle des intervenant·e·s et le droit aux campements des PSI.