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Introduction

Au Québec, les infractions au Code criminel canadien commises par des jeunes âgés de 12 à 17 ans au moment de l’infraction sont régies par la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA) (Ministère de la Justice du Québec, 2022). Cette loi, lors de son entrée en vigueur en 2013, visait entre autres à rétablir un équilibre dans les pratiques pénales, par l’introduction d’un principe de proportionnalité de la sanction à la gravité d’une infraction (Alain et Hamel, 2015 ; Poitras, 2017). Au-delà de cette nouvelle orientation, à visée rétributive, on assistait également avec cette loi à une volonté de responsabiliser les jeunes contrevenants, de favoriser leur réinsertion sociale et de prévenir la judiciarisation de ces jeunes en les rapprochant de la communauté (Gouvernement du Québec, 2016). La régulation des délits peut passer soit par l’établissement de mesures extrajudiciaires ou de sanctions extrajudiciaires qui visent au départ à éviter aux jeunes une entrée dans le système de justice ; soit par la voie judiciaire (contexte pénal), où le jeune est conduit devant les tribunaux. Si dans ce contexte, le jeune plaide coupable durant sa comparution devant le juge ou est reconnu coupable à l’issue d’un procès, il est alors exposé au prononcé d’une peine spécifique (sanction judiciaire), telle qu’une peine de probation, une peine de travail dans la communauté ou encore une peine de placement en milieu ouvert ou fermé (Éducaloi, 2017).

Lorsqu’on s’intéresse au contexte pénal, on constate que la recherche sur la détermination de la peine ou sentencing constitue depuis les années 1980 un objet d’intérêt majeur, qui découle d’une volonté de comprendre les pratiques pénales (Linteau, 2017 ; Niang et al., 2019 ; Testé et Leclerc, 2019 ; Ulmer, 2012 ; Vanhamme et Beyens, 2007). Linteau (2017) a mis en évidence les différentes approches qui documentent les pratiques pénales. Dans le champ de la justice des mineurs, on retrouve des approches centrées sur les facteurs qui prédisent la peine (Linteau, 2017 ; Linteau, Lafortune et Leclerc, 2018), la dimension processuelle de la peine et le contexte dans lequel elle opère (Linteau, 2017 ; Linteau et al., 2018), ou encore sur les interactions entre les acteurs judiciaires (Ulmer, 1997 ; Vanhamme, 2009). Dans ce dernier cas, la peine est vue comme une « construction sociale impliquant des interactions entre divers acteurs et dans divers contextes » (Linteau, 2017, p. 38). Si ces travaux examinent la dimension interactionnelle de la détermination de la peine, ils n’offrent pas un éclairage sur la place des jeunes et de leurs perceptions dans le contexte de la décision pénale, en particulier du point de vue de leurs interactions avec les acteurs décisionnels pénaux. Ces travaux se centrent sur les interactions entre les acteurs judiciaires et ne prennent pas nécessairement en compte la dynamique relationnelle qui découle des interactions entre les acteurs décisionnels et les jeunes contrevenants.

Pourtant, au Québec, ces jeunes doivent interagir avec différents acteurs pénaux, comme le juge, l’avocat de la défense, ou encore le procureur aux poursuites criminelles et pénales. On peut donc raisonnablement supposer que les perceptions que les jeunes ont de la justice puissent se construire au fil des interactions qu’ils ont avec les différents acteurs qui interviennent durant le processus judiciaire. En outre, ces perceptions peuvent intervenir dans la manière dont ces jeunes réagissent aux décisions prises et par conséquent dans leur engagement dans un processus de changement durable (Greissler, Lacroix et Morissette, 2020). Dans le sens de ce qu’indiquent Frimousse, Peretti et Swalhi (2008), « la justice représente un élément clé de la compréhension des comportements des individus dans l’organisation. Les individus réagissent à partir de leurs perceptions. Pour anticiper, comprendre et modifier leurs réactions, il convient donc de saisir les éléments contribuant à leur perception de la justice » (p. 118). On constate pourtant que la littérature sur la dernière décennie est peu concentrée sur la perception des jeunes de leurs rapports avec les acteurs pénaux (juges, avocats, procureurs)[2]. Dans cet article, il s’agit justement d’explorer les perceptions de ces jeunes, particulièrement en lien avec leurs interactions avec les juges dans le contexte de l’audience pénale. S’intéresser aux perceptions des jeunes s’avère essentiel dans la mesure où leur participation aux décisions qui les concernent est un droit fondamental, comme en témoigne la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE)[3]. C’est de les reconnaître comme acteurs compétents dans l’exercice de leur citoyenneté (Eudier, 2007) et capables de s’exprimer de manière indépendante (Gal et Duramy, 2015). Au Québec, le rapport de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (Gouvernement du Québec, 2021) rend compte, dès le premier chapitre, de l’importance du respect et de la promotion des droits des enfants. Il se trouve que la justice interactionnelle (Colquitt, 2001) constitue une approche théorique intéressante pour explorer la manière dont ce droit se matérialise dans les expériences et les perceptions des jeunes de leurs interactions avec les acteurs judiciaires.

Justice interactionnelle et justice juvénile

La justice interactionnelle constitue une sous-dimension de la justice organisationnelle (Greenberg, 1987), généralement appréhendée autour de trois dimensions que sont la justice distributive, la justice procédurale et la justice interactionnelle[4] (Colquitt, 2001 ; Dai et Xie, 2016 ; Frimousse et al., 2008). La justice interactionnelle traite de la qualité des relations et de la communication entre les personnes (Bies et Moag, 1986 ; Dai et Xie, 2016). Selon Colquitt (2001), « la justice interactionnelle est favorisée lorsque les décideurs traitent les gens avec respect et sensibilité et expliquent en détail les raisons de leurs décisions » (p. 386). Si plusieurs recherches ont porté sur la justice interactionnelle, Dai et Xie (2016) montrent dans une revue de littérature que plusieurs de ces recherches ont été conduites dans le contexte de l’environnement de travail, généralement dans le contexte des interactions entre employeurs, ou entre les gestionnaires et employés. Les auteurs indiquent que « la plupart des recherches étudient séparément les variables prédictrices et les variables conséquentielles de la justice interactionnelle et que peu d’entre elles les intègrent dans un cadre intégré afin de construire une théorie systématique » (Dai et Xie, 2016, p. 58-59, notre traduction). Par ailleurs, ces recherches mobilisent majoritairement une méthodologie quantitative et reposent par conséquent sur l’utilisation d’échelles quantitatives populaires (Moorman, 1991 ; Niehoff et Moorman, 1993). Enfin, très peu d’entre elles traitent de la perception des jeunes de leurs interactions avec les acteurs de la cour (Chui et Cheng, 2017 ; Greene, Sprott, Madon et Jung, 2010 ; Lount, Hand, Purdy et France, 2018).

Dans la présente recherche, nous avons justement fait le choix de mobiliser la justice interactionnelle comme cadre d’analyse des interactions des juges avec les jeunes contrevenants du point de vue de ces derniers. Nous nous sommes plus expressément appuyés dans cette recherche sur la distinction faite par Colquitt (2001) de la justice interactionnelle en deux sous-dimensions, à savoir la justice interpersonnelle et la justice informationnelle. La première concerne la qualité avec laquelle sont traités les individus (p. ex. : respect, politesse, dignité) et la seconde, la transmission des informations aux individus durant le processus décisionnel (détails, explications sur la procédure, etc.).

Objectif de la présente recherche

Cette recherche visait à favoriser la parole des jeunes en explorant la manière dont ils ont perçu et vécu leurs interactions avec les juges durant leurs audiences, alors qu’ils étaient mineurs. Dans un second temps, il s’agissait de documenter les enjeux de ces perceptions sur l’engagement de ces jeunes dans un processus de changement. Enfin, il s’agissait de compléter la classification en deux dimensions de la justice interactionnelle proposée par Colquitt (2001) en considérant la parole du jeune contrevenant et l’alliance relationnelle dans la dimension interpersonnelle de la justice interactionnelle.

Méthodologie de la présente recherche

Afin de répondre aux objectifs de cette recherche, la démarche méthodologique consistait à explorer la manière dont les jeunes avaient perçu leurs interactions avec les juges, ceci à la lumière du cadre théorique de la justice interactionnelle. En effet, pour rendre compte de la réalité de ces jeunes dans le contexte d’une audience pénale, des échanges ont eu lieu avec ces derniers autour de leurs perceptions et opinions générales sur les juges, la dynamique informationnelle (p. ex. : préparation à l’audience, type d’informations transmises aux jeunes) ou encore la dynamique de leurs interactions avec les juges et autres acteurs pénaux présents durant les audiences.

Les données de cette recherche ont été recueillies auprès de 10 jeunes âgés de 19 à 21 ans au moment de la recherche, provenant du Québec, dont 6 filles et 4 garçons. Au moment du recrutement, les jeunes devaient avoir fait l’objet d’au moins une sanction sous la LSJPA et avoir vécu au moins une expérience d’itinérance. Tous les jeunes de la cohorte ont ainsi fait l’objet d’une judiciarisation dans le système de justice pénale et ont eu une expérience ou plus devant un juge de la Chambre de la jeunesse.

S’intéresser à des jeunes ayant eu une double prise en charge s’avère particulièrement important dans la mesure où le fait d’avoir été placés en protection de la jeunesse peut constituer un prédicteur important de judiciarisation de ces jeunes ou de négligence (Lafortune et al., 2015) sous la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ). Lafortune et al. (2015) ajoutent dans ce sens que « les adolescents qui ont des antécédents LPJ ont aussi plus de chance que les autres d’être judiciarisés suite à un premier délit » (p. 23).

Les jeunes ont été recrutés parmi une cohorte de jeunes constituée dans le cadre d’une étude longitudinale sur le devenir des jeunes placés au Québec et en France (EDJeP), sur la base de leur volontariat. Ils étaient ainsi invités à prendre part à une entrevue semi-dirigée d’une durée moyenne d’une heure trente. Conformément aux exigences éthiques, les jeunes étaient informés, avant de démarrer l’entrevue, des buts et du déroulement de la recherche. Ils étaient également informés que leur participation à cette recherche était confidentielle et anonyme, et qu’ils pouvaient se retirer à tout moment de la recherche sans que cela entraîne de répercussions. Enfin, dans la mesure où les entrevues ont été conduites dans le contexte des consignes sanitaires imposées par la pandémie, les jeunes étaient joints soit par téléphone, soit via la plateforme de visioconférence Zoom. Le formulaire de consentement était ainsi lu avant chacune des entrevues afin de recueillir le consentement oral et enregistré de chaque jeune. Plus généralement, toutes les entrevues ont été enregistrées puis retranscrites dans leur intégralité et anonymisées.

Le traitement des données a été effectué à l’aide du logiciel NVivo selon la méthode d’analyse thématique de Paillé et Mucchelli (2012) en utilisant une approche mixte, organisant la codification autour des noeuds théoriques (justice interactionnelle), ainsi que des noeuds émergents. Une comparaison inter-participants a ensuite été réalisée (analyse transversale) pour dégager les similitudes et différences des expériences. Pour assurer la validité interne, la phase de codage de même que celle de l’analyse thématique ont fait l’objet d’une validation entre plusieurs membres de l’équipe de recherche afin de s’assurer de la cohérence et de la réflexivité des interprétations (Huberman et Miles, 1991).

Résultats. Agir sur la décision ou la subir ? Les relations des jeunes avec les juges

Tout d’abord, malgré une exploration des deux dimensions de la justice interactionnelle (informationnelle et interpersonnelle) telles que conceptualisées par Colquitt (2001), les données offrent un éclairage supplémentaire au sein de ce cadre pour rendre compte de l’expérience des premières personnes concernées dans cette recherche. Plus précisément, la dimension informationnelle n’a pas émergé des données et témoigne d’un manque de préparation à l’audience qui se traduit par le peu d’informations évoquées en lien avec cette dimension. Pour ce qui est de la dimension interpersonnelle, les données ont émergé en lien avec la question de la relation d’alliance et la participation des jeunes (cette seconde sous-dimension étant venue compléter le modèle).

Les résultats révèlent ainsi que la qualité des relations s’articule autour de deux dimensions, soit l’accès à la parole des jeunes durant les audiences et la construction d’une relation d’alliance avec le juge. Le modèle ci-dessous permet d’illustrer comment ces deux dimensions s’inscrivent dans un continuum caractérisé par une tension permanente entre deux différentes postures. D’une part, une posture alliée des juges qui se traduit par la création d’un espace de parole pour les jeunes – et dont l’avocat en est le plus souvent l’intermédiaire – ainsi que d’une relation singulière avec les juges. D’un autre côté, un contexte d’interactions marqué par un espace restreint de parole et plusieurs freins dans la construction d’une relation d’alliance avec les juges. Ainsi, loin d’être exhaustif et de s’inscrire dans une réalité causale, ce modèle vise davantage à explorer les relations mutuelles entre deux dimensions de la relation qui interviennent dans le processus de changement des jeunes contrevenants.

L’accès à la parole des jeunes

La difficulté à s’exprimer pendant les audiences : un constat majeur

Lorsque les jeunes sont interrogés sur leur participation au processus judiciaire, ils expriment en grande majorité leur peu de pouvoir dans le processus décisionnel, ceci se traduisant notamment par leur difficulté, voire leur impossibilité, à faire valoir leur droit à la parole durant leurs audiences. Ils indiquent que le peu de fois où ils sont invités à s’exprimer se résume généralement à se prononcer sur leur plaidoyer (coupable ou non coupable).

Non, il me posait pas vraiment d’questions […]. Il me demandait pas trop d’questions là, ils m’ont juste d’mandé si j’plaidais coupable.

Léa

Bin, j’pense qu’elle est censée en poser des questions, est pas juste supposé de tsé, de lire les papiers, de dire : « Bon bin j’vais décider ça, pis bin c’est ça. »

Alice

Pour certains jeunes, il s’agit clairement d’une atteinte à leurs droits. Ces jeunes considèrent en effet que les actes commis, ou leur jeune âge, ne justifie pas le fait de considérer leur voix et leur point de vue comme moins importants.

C’est important parce que le jeune peut pas s’exprimer, peut pas exprimer sa façon d’penser, sa façon d’voir les choses, pis quand qu’y essaye de s’exprimer, et ben tou’suite on y’a dit d’se rasseoir, de s’taire et de laisser faire son avocat. C’est de brimer le droit de parole d’un jeune, beaucoup. N’importe qui a droit à son opinion, […], que t’ailles 15, 16, 17 ans, t’as droit aussi d’avoir ton opinion sur les choses. Donc c’est ça qui est dommage, c’est d’pas laisser le droit à l’opinion aux jeunes.

Lucie

Ils dénoncent également en grande majorité le fait que leur voix soit souvent remplacée par celle d’adultes, comme l’avocat ou l’intervenant du Directeur de la Protection de la Jeunesse (DPJ). Ils indiquent aussi fréquemment se heurter à une priorisation du point de vue de l’intervenant de la DPJ.

Il va décider juste pour une personne, tandis que toutes les autres autour de toi ils vont parler à ta place. Tandis que c’est toi qui veux parler là.

Ludovic

Non. Non, non, non. Non, y’a vraiment des juges pis des avocats qui prennent juste pour la DPJ. Comme ça s’voit là. Tu prends même pas l’temps d’écouter l’jeune pis tu l’places déjà en centre jeunesse. […] Fais qu’ça pis les jeunes aussi, c’est important d’écouter les jeunes pis vraiment important pasque on va vous expliquer pourquoi qu’on fait ça si pis ça pis comme.

Olivia

Cela génère par conséquent un sentiment de frustration chez ces jeunes. Pourtant, ce n’est pas faute de manifester l’importance et l’envie de donner leur point de vue.

Euh oui, d’autres gens LSJPA, mettons je sortais de la cour en criant, ça sera pas nécessaire, heille tabarnac, faudrait t’entendre ma manière, ma manière, mon point de vue à moé si c’est pour pouvoir prendre une décision.

Élodie

S’exprimer, une action semée d’embûches

Si ce constat concerne une large majorité des jeunes rencontrés dans cette recherche, il convient de préciser que ces jeunes savent faire preuve d’une grande capacité de recul sur leur expérience, ceci les amenant à apporter des nuances. Dans ce cas, ils reconnaissent l’importance de ne pas généraliser ce constat à l’ensemble des juges.

J’dis pas que toutes les juges sont de même, j’pas en train de dire que toutes les juges sont de même, chu juste en train de dire que genre y n’a des juges que y vont avoir mon avis, y veulent avoir mon avis c’t’à-dire si j’la dis, ben y prennent ça moins mal.

Antoine

Malgré tout, lorsqu’il leur est donné la possibilité de donner leur point de vue, ces jeunes font face à la remise en question de leur parole, une méfiance qui traduit parfois un sentiment d’impuissance, voire d’injustice.

Ben la parole a vaut pas de la marde. Sincèrement là, la parole a vaut pas de la câlisse de marde man. Même si tu dirais c’est pas toé, même si tu dirais c’est toé, même si tu dirais c’est l’autre sua 329, même si tu dirais c’est ta mère, même si tu dirais que c’est qui qui l’a faite, ben le juge si y décide c’est toé, ben c’est toé.

Antoine

En tant que jeune de centre jeunesse, t’as pas d’mot à dire. Tu fais c’que les adultes te dit, t’es mineur. Tu fais c’qui t’disent. Fais que oui, les juges, y décident de ton destin à partir du moment ou t’es t’entre les mains du système de jeunesse. Moi y ont décidé ma vie jusqu’à temps que moi j’me dise, fuck you, j’me lève pis j’te dis que moi j’veux r’faire quequechose de ma vie.

Olivia

Selon certains jeunes interviewés, leurs actions et leurs attitudes sont même perçues comme des faits objectifs à sanctionner, laissant peu ou pas de place aux éventuelles explications. Ils font pourtant état de l’importance de pouvoir expliquer leur geste, non pas pour remettre en question les actions qui leur sont reprochées mais davantage pour les resituer dans leur contexte et témoigner de réactions qui apparaissent parfois comme des réactions de détresse liées à leur expérience de l’enfermement ou comme des appels à l’aide.

Ben là il disait y’é t’écrit là noir sur blanc quasiment, yé t’écrit ça fait que c’est sûr tu l’as faite là. […] Ben regarde c’est sûr que j’ai pas toujours fait quelque chose de correct, mais au moins y’aurait pu me laisser au moins m’expliquer quand même là. C’est pas parce que j’ai fait de quoi de mal que j’vais forcément refaire tout le temps, non.

Alyssa

Pour d’autres jeunes, s’exprimer peut les exposer à un alourdissement de la peine, ce qui les freine dans leur volonté de donner leur point de vue.

Devant un juge tsé… [pause] Déjà là que tu t’en vas devant l’juge, tu as pas le goût d’être… d’avoir plus de conséquences, parce que t’essayes de te défendre […] t’as pas l’goût d’passer jusqu’à 22 ans en prison.

Léa

Même si cela se produit très rarement, certains jeunes n’ont pas hésité à se montrer plus affirmés pour accéder à la parole. Dans ce sens, l’avocat peut constituer un véritable allié dans le processus de prise de parole. Il peut représenter le jeune et défendre son point de vue durant l’audience, voire aiguiller le jeune sur la façon de s’exprimer pour être entendu et cru (p. ex. : ce qu’il peut dire ou ne pas dire), ce qui peut supprimer leur crainte de s’exprimer. C’est le cas d’Élodie qui a dû lutter pour faire reconnaître son innocence concernant certains de ses chefs d’accusation. À force d’insistance et avec le soutien de son avocate, elle a fini par obtenir gain de cause.

Mais LSJPA, ça l’a toujours été elle qui a dit ben : « Ma cliente voudrait parler, ma cliente voudrait, ma cliente voudrait… ma cliente voudrait avoir une occasion de se défendre », pis à chaque fois ils m’ont toujours laissé l’occasion de me défendre, que j’ai apprécié quand même, parce que y’en a beaucoup qui disent : « Ben non, ça sera pas nécessaire. » Ah non, c’est nécessaire.

Élodie

Finalement, les propos des jeunes reflètent toute la complexité de leur participation à la décision judiciaire. Les jeunes semblent se heurter à des difficultés à témoigner leur point de vue, davantage freinés aussi par la grande place accordée aux opinions des adultes durant leurs audiences que par les craintes et les enjeux liés à leur participation en termes de conséquences sur la sentence.

La construction d’une relation singulière avec les juges

Les freins à la construction d’une relation d’alliance

Les propos des jeunes rencontrés témoignent de trois aspects qui peuvent constituer des freins dans l’établissement d’une alliance dans la relation que ces jeunes entretiennent avec les juges.

Tout d’abord, plus des deux tiers des jeunes de notre échantillon témoignent avoir déjà fait face à des attitudes désagréables, voire moralisatrices, et s’être sentis jugés lors de leurs audiences. La dimension du regard apparaît en ce sens très marquante dans la perception que certains de ces jeunes ont de leur rapport aux juges :

Ben de un, moi j’dirais aux juges, l’impact que vous avez, le regard que vous avez sur le jeune ça peut changer beaucoup de choses, autant parce que le jeune en ce moment il vit un moment de marde en bon québécois. Il vit un moment dur pour lui, les parents vivent un moment dur pour eux de voir leur enfant être en cour, commencez pas à nous juger quand vous nous voyez parce que honnêtement ça nous aide pas pantoute, ça fait juste en sorte que nous on a de la colère après.

Élodie

Ce regard vécu comme méprisant peut leur faire vivre un sentiment d’infériorité et de honte, comme c’est le cas d’Olivia qui rapporte se sentir stigmatisée du fait d’être une jeune du centre jeunesse :

Beh y’en a qui s’la pètent un peu trop là, qui s’pensent meilleurs que tout l’monde pis ça beh comme ça s’fait r’ssentir. Pis quand qu’on r’ssent ça nous les jeunes de centre jeunesse beh ça nous fait juste dire comme… oh on est des merdes, oh j’me rendrai jamais à ce stade-là dans ma vie, oh euh… tu comprends que j’veux dire là ? Comme on est là, pis comme nous les jeunes de centre jeunesse, on s’compare beaucoup aux autres. Pis, toute ma vie dans l’fond j’me suis comparée. J’me suis dit ok mais telle personne elle a pas vécu ça. Fait que genre moi, chut’une merde parce que j’ai vécu ça.

Olivia

Parfois, cette asymétrie se traduit pour quelques jeunes par des codes qui régulent la manière de s’adresser au juge.

J’ai appris dans l’fond après qu’i’fallait pas regarder la juge si j’me trompe pas. Fallait r’garder le… hey je sais pu les termes là […] ton avocate.

James

Une deuxième dimension évoquée par une grande proportion de jeunes concerne le temps investi pour plaider les causes et pour comprendre les situations. En effet, plusieurs d’entre eux témoignent du manque de temps investi par les juges durant les audiences, certains expliquant d’ailleurs cela par le fait que certains juges ne se sentiraient pas concernés ou auraient déjà pris leur décision avant que le jeune ne soit face à lui.

Beh, j’ai une fois, ma juge était pas là pis j’avais eu un monsieur pis jt’ai, c’lui-là jl’ai tellement pas aimé genre, comme y s’en est crissé bin raide genre, pis comme la seule affaire qui voulait comme, moi d’habitude ça durait des un heure, un heure et demie mes rencontres. Lui ça a duré 10 minutes, genre 10 minutes.

Olivia

De plus, la quasi-totalité des propos des jeunes font état d’une instabilité dans le jugement. Autrement dit, la plupart des jeunes témoignent avoir rencontré plusieurs juges, ce qui constitue en fait un obstacle à un suivi continu des jeunes et de leurs dossiers et une instabilité relationnelle.

Ben ça fait bizarre quand même là, un juge qui passe dans ton dossier, après ça le même dossier c’est encore un autre juge là, […] en plus ils savent pas, oui ils savent l’histoire mais en même temps ils ont pas toute, en tout cas je me comprends. Le dernier juge il savait pas toute, y’a lu les dossiers mais sans plus là.

Alyssa

L’instabilité relationnelle qui en résulte a des conséquences sur la relation de confiance mutuelle entre le juge et le jeune, ainsi que sur le processus d’engagement de ce dernier.

Ben tsé, i’est pas nécessair’ment du tout au courant tu… d’ton dossier, fais qu’là euh… i’va t’do… euh… j’ai déjà eu une conséquence plus pire, à cause que j’avais pas l’même juge…

Léa

Les leviers de la construction d’une alliance

Si les propos des jeunes rendent majoritairement compte d’une réelle problématique dans la construction d’un lien stable et de confiance avec certains juges, plusieurs d’entre eux mentionnent néanmoins combien ils ont pu apprécier la relation singulière et privilégiée qu’ils ont pu avoir avec un juge en particulier durant leur parcours.

Dans ces expériences, les jeunes décrivent tout d’abord une relation marquée par une attitude positive du juge qui fait toute la différence dans la manière dont un jeune appréhende son audience, comme l’explique une des jeunes qui décrit toute la bienveillance d’un juge avec qui elle a pu tisser une relation de confiance :

J’ai rentré, j’étais vraiment et qu’elle m’embête, moi j’ai un sale caractère pis j’l’ai vue sourire. È m’a faite un super beau sourire, c’est son sourire qui m’a marquée le plus dans ma vie pasque chaque [fois] que j’rentrais pis j’filais pas, elle m’faisait un sourire pis ça m’faisait sourire. Je savais que tout allait bien aller pis c’était comme un p’tit clic qu’è m’faisait pour me dire ça va bien aller, tu comprends ?

Olivia

La juge […] je l’ai adorée, euh écoute, moi j’dis tout le temps on était su’l bord de s’adder sur Facebook là, a savait toute sur ma vie, à la fin a m’a demandé de parler pis de dire ce que j’avais à dire sur euh tout pis tsé c’était vraiment super agréable, on se tutoyait, c’était vraiment très agréable avec la juge [juge 2].

Élodie

Plus de la moitié des jeunes soulignent également la posture conciliante, compréhensive de ces juges, qui se reflète généralement dans la compréhension de la situation de ces jeunes lors du déroulement des audiences.

Pis souvent les juges y s’en contre-câlisse des jeunes, la seule affaire qui veut c’est l’argent. Fais qu’eux sont là pis sont toujours pour la DPJ. Mais elle, elle a toujours faite en sorte que la DPJ a un parti pis que moi j’ai un parti dans c’que j’voulais. Fais qu’ça j’ai vraiment trouvé ça nice pour de vrai là.

Olivia

Cette conciliance du juge se reflète également parfois dans les décisions qu’il prend et dont les jeunes se montrent reconnaissants, comme en témoigne un jeune qui se montre reconnaissant envers la décision d’un des juges en la mettant en perspective avec une autre expérience plus négative :

Ben je réussis à voir la différence quand j’ai éclaté la mâchoire de quelqu’un sur le bord d’un trottoir, pis malgré ça c’est quoi le juge a décidé de faire c’est de me payer des cours de boxe pis me payer des cours de football pendant un an. Mais je décide de tabasser mon beau-père parce que y m’a tabassé pendant 5 mois de temps, il décide de m’envoyer en détention 6 mois avec 1 mois de… de… de… unité ouverte, ben ça là là je le vois que mon avis, ben y s’en câlisse.

Antoine

Enfin, ces relations ne sont possibles que parce qu’elles s’inscrivent dans une relation stabilisée par des rencontres qui se déroulent à plusieurs reprises avec le même juge. Les propos témoignent de l’importance que cela revêt pour les jeunes et des bénéfices qu’ils en retirent.

Au début, dans l’fond, i’m’parlait comme à un enfant d’14 ans. I’m’parlait… bien. Euh… pis… quand j’ai eu 18 ans pis que ça faisait déjà cinq ans que j’tais dans… en probation pis j’arrêtais pas d’faire des bris d’condition. I’m’a dit : « J’te l’dis, t’as eu d’la chance d’avoir ta sentence suspendue pa’ce que j’te crissais en prison ! »

Léa

J’va toujours m’rappler la dernière fois que j’l’ai vue, è m’a dit : « Moi j’ai tout le temps cru en toi depuis l’début que jt’ai vu rentrer ici. Euh, t’es une des jeunes que j’ai là, ça fait l’plus longtemps pis è est v’nu m’faire un câlin pasque j’me suis mis à pleurer, comme è est descendue d’son, comme j’sais pas comment on appelle ça là. Mais son affaire ousqu’elle a un marteau là, è est descendue pis è venue m’faire un câlin pis è m’a dit : « J’vais toujours m’rappler d’toi. » Là j’ai dit : « Beh moi aussi, j’vais toujours m’rappler. » Pis c’tte juge-là, c’est comme vraiment la meilleure que j’ai jamais eue là pour vrai, j’aurais pas pu d’mander mieux.

Olivia

Ces résultats mettent en évidence l’importance de la stabilité du jugement, soit le maintien d’une relation stable avec le juge. Les jeunes ayant témoigné d’expériences positives avec les juges soulèvent l’importance de la stabilité du dossier ainsi que de l’attitude de conciliance, d’écoute qui instaure un climat bienveillant et rassurant pour ces jeunes. Le temps investi dans le traitement des dossiers durant les audiences constitue également un facteur saillant dans le propos des jeunes. Ainsi, la participation des jeunes et la singularité de leur rapport aux juges constituent deux dimensions pertinentes à prendre en compte pour mieux comprendre les mécanismes d’engagement dans un processus de changement et de compréhension qui en découle chez ces jeunes.

Quelques enjeux de la participation et de l’alliance relationnelle dans l’engagement des jeunes dans un processus de changement

Les constats soulevés tant en ce qui concerne la participation des jeunes au processus judiciaire qu’à la construction d’une relation singulière avec le juge sont d’autant plus importants qu’ils apparaissent impliqués dans l’engagement des jeunes dans leur processus de changement, ce dernier faisant partie de leur dynamique de (ré)intégration. Les propos des jeunes à ce titre permettent justement d’offrir un éclairage pertinent sur leurs mécanismes réactionnels et d’engagement dans un processus de changement.

Tout d’abord, les propos des jeunes reflètent les effets négatifs que peuvent avoir les relations qu’ils ont entretenues avec les acteurs judiciaires, et ceci, d’autant plus qu’ils n’ont pas nécessairement eu l’occasion de s’exprimer pour déconstruire l’image qu’ils avaient le sentiment de renvoyer. C’est entre autres le cas de Ludovic qui explique s’être senti comme un « meurtrier », après avoir été placé en centre jeunesse dans une unité de garde fermée :

Ouais, genre les plus sévères là. Les unités que celles-là c’est strictes là. Genre si tu te déplaces plus loin, tu vas te faire taper sur les doigts là. Comme si j’étais un meurtrier là, je me sentais comme un meurtrier.

Ludovic

Pour certains, la dimension de l’image renvoyée et des actions de contrôle ressemble d’ailleurs à un traumatisme, comme en témoigne le cas de Léo qui pouvait se rappeler en détail la couleur des vêtements qu’il portait le jour où sa famille l’a vu apparaître en audience.

Ma mère était là, toute ma famille était là. Je me souviens comme si c’tait hier pour de vrai ! J’étais, j’étais habillé en orange […] j’avais les… les… les menottes aux chevilles, pis aux poignets…

Léo

Pour d’autres, c’est le sentiment de ne pas être soutenus et que personne n’a confiance en eux qui génère une réelle remise en question.

Ben à force qu’on me dise que c’est moé le problème, que c’est moé le cave, c’est moé qui a choisi ça, c’est moé qui a choisi de me faire battre, c’est moé qui a choisi de me faire mal, c’est moé qui a choisi d’avoir mes troubles, ben à m’ment ’né, à longue, ben tu le crois pis à longue qui te dises que toi quand tu vas sortir d’icitte ben à tes 18 ans ben tu vas te ramasser en prison directe, c’est pas l’fun. Genre tu le vois que y’a personne qui croit en toé pis à longue ben à m’ment ’né, tu fais juste faire : « Ben criss, y’a personne qui m’aime, c’est que à quoi ça sert que je reste sua terre ? »

Antoine

Lorsqu’interrogé sur le rôle d’une décision de justice ou le rôle d’un juge, la majorité des jeunes éprouvent d’ailleurs des difficultés à répondre, ce qui témoigne d’un manque de communication et d’explication sur la fonction des décisions qui sont prises.

J’en ai aucune idée esti, d’essayer de nous faire retirer des leçons, mais à part d’nous faire fâcher pis d’nous faire pogner les nerfs, ils font absolument rien !

Alice

Le rôle qu’i’a c’est… de… faire euh… régner la paix, non ? […] C’est de… de… de t’faire comprend’e que l’acte que t’as faite, c’est euh… j’va’ dire pas bien. Pis euh… en t’donner une conséquence, i’s’imagine que ça va t’faire réfléchir… C’est mon opinion.

Léa

Une grande majorité des jeunes témoignent également d’une incompréhension dans les décisions prises. Les sentiments d’injustice et de colère qui en découlent sont accentués par le fait que la plupart de ces jeunes font face à une instabilité dans le suivi de leur dossier car ils ne voient pas nécessairement toujours le même juge. Ils se retrouvent ainsi souvent face à des juges qui ne connaissent pas leur histoire, leur dossier, ce qui génère pour plusieurs de ces jeunes un sentiment d’incompréhension, d’impuissance et de colère face aux décisions qui sont prises.

Foutu din airs comment ça joue pour vrai là ! Tu changes de juge comme tu changes de bobettes, j’va dire les vrais termes là ! Mais… tsé comme moi là, je l’ai tout l’temps dit à mon avocat : « J’aime plus pogner l’même juge, i’m’donne plus une grosse sentence, à place d’pogner un… un aut’e juge qui connaît pas mon dossier. » Si lui i… lui exemple, lui s’en va dans son bureau, avant pas… passer, exemple euh les personnes, i’lit les dossiers vite vite… Pis après genre, i’donne une sentence.

Léo

Ben la décision, OK, t’as fait de quoi de pas correct fait que tu vas rester de tes 14 ans à tes 18 ans quasiment en centre. C’est sûr qu’à m’ment ’né, ça me tente encore plus de me révolter, de faire encore plus chier. C’est comme je vais rester icitte de toute manière, fait que pourquoi je ferais pas plus chier, jsais que je vais rester ici.

Alyssa

De cette manière, la relation le juge est fondamentale dans le processus de questionnement et de changement des jeunes. D’une part, lorsque les jeunes sont entendus, cela constitue un levier important pour favoriser leur engagement dans leur processus de rétablissement.

Fait que… mais tsé a… m’demandait si c’était quelque chose [une thérapie en rapport à sa consommation] qui était réalisable pour moé ou si c’était vraiment vrai ou tsé… a pose des questions.

James

D’autre part, pour la plupart des jeunes ayant fait l’expérience d’une relation singulière avec un juge, leurs propos suggèrent qu’ils s’inscrivaient dans une volonté de prouver qu’ils pouvaient changer, parvenir à leurs réussites, voir faire de meilleurs choix de vie. Ce qui témoigne du poids de la qualité des relations que les jeunes entretiennent avec les juges dans leur volonté d’apparaître sous une autre image, ce qui constitue un moteur de changement.

Euh oui parce que la juge [juge 2] j’voulais tellement y montrer que j’étais pas la fille qu’on mettait sur les papiers […]. Tsé parce qu’on mettait sur les papiers une fille super violente, super colérique, une fille qui a pas de patience, pis je voulais prouver à la juge [juge 2] que c’était pas ça.

Élodie

Je sais pas si c’est parce que moi y’avait quelque chose mais moi j’ai vraiment aimé c’te juge-là pour de vrai, comme, si j’aurais pas eu c’te juge-là, j’aurais p’tête fait d’autres choix dans ma vie comme j’te l’dis pars’ j’sais qu’la plupart des juges y s’en contre-tabarnac.

Olivia

Pour d’autres, ce sont les décisions des juges qui ont de manière générale permis une réelle remise en question de ces jeunes.

J’te dirais qu’ça changé beaucoup ma façon d’voir de moi là… j’me sentais pas vraiment bien dans la peau. Tsé euh… tu t’dis : « J’ai 14 ans esti, chu déjà en… chu déjà enfermée », tsé. C’pas super le fun comme euh… comme identité tsé ! Tu t’dis euh… : « Criss, habituellement à 18 ans, tu rent’es en prison », pis là ben… j’suis rentrée en prison à 15 ans et demi.

Léa

Ainsi, la qualité des relations que les jeunes entretiennent avec les juges semble jouer un rôle dans les réactions émotionnelles, les réactions découlant de la décision judiciaire ainsi que les implications sur la manière dont les jeunes se perçoivent eux-mêmes. Leurs propos témoignent de l’importance à accorder au regard qui leur est porté, et qui semble constituer un moteur dans la manière dont ils appréhendent notamment leur rapport à soi ainsi que la décision judiciaire.

Discussion-conclusion

Les résultats présentés dans cet article nous permettent de rendre compte de la nature complexe de la participation des jeunes au processus judiciaire. Ils laissent entendre combien la qualité de la relation que les jeunes entretiennent avec les juges constitue un aspect clé dans leur engagement dans un processus de changement, ce dernier étant modulé par des réactions aussi bien émotionnelles, sur la perception de soi, que par des réactions aux décisions prises par les juges. Cela fait écho au concept de justice interactionnelle de Colquitt (2001), qui soutient qu’il est important que les décideurs, dans ce cas les juges, aient une posture de respect et de sensibilité dans leurs interactions avec les jeunes dans le contexte pénal. Cela rejoint également les réflexions de Frimousse et ses collaborateurs (2008) dans la mesure où les perceptions des jeunes de cette justice interactionnelle ont une incidence sur leurs réactions aux décisions de juges. Les difficultés rencontrées par les jeunes dans leur participation au processus judiciaire témoignent de la nécessité de créer un espace d’échanges sécurisé pour le jeune, un espace bienveillant dans lequel le jeune puisse se sentir écouté, compris. De cette manière, le jeune comprend non seulement qu’il est en droit de s’exprimer mais manifeste également une volonté de le faire. Cela peut même, comme en témoignent certains résultats, jouer un rôle dans son engagement dans un processus de changement. Cela rejoint Ausberger (2014), pour qui c’est de la « création d’un espace de sécurité », « l’encouragement de la parole », « le rééquilibre des pouvoirs » et « l’établissement d’une connexion personnelle » que résulte l’engagement des jeunes dans un processus décisionnel (p. 54). La dynamique interpersonnelle dans laquelle s’inscrit le jeune constitue une dimension pertinente à prendre en compte dans l’instauration d’un tel climat.

L’incertitude liée à la participation soulève l’importance d’informer davantage les jeunes sur les objectifs de la décision, qu’ils peinent à identifier, de communiquer sur leurs droits mais plus encore sur la manière de les faire valoir. Déconstruire le rapport à la décision et au juge pourrait s’avérer un enjeu pertinent pour optimiser la participation de ces jeunes, leur engagement et leur proactivité durant les audiences, modifier la posture de retrait qu’ils adoptent. En ce sens, la construction d’une relation singulière entre les jeunes et les juges apparaît être un angle d’entrée intéressant et justifie la nécessité d’approfondir le rôle de la qualité des relations en contexte pénal juvénile, dimension au coeur de la justice interactionnelle (Dai et Xie, 2016).

Cette recherche permet de contribuer aux travaux réalisés dans le contexte de la justice organisationnelle et présente plusieurs apports théoriques importants à considérer dans l’étude du processus judiciaire. Premièrement, elle s’inscrit en complément des travaux ayant déjà porté sur les perceptions des jeunes des acteurs des tribunaux (juges, avocats, procureurs), ces derniers étant à ce jour encore peu nombreux (Niang et al., 2021). Ainsi, cette recherche contribue à mieux comprendre les enjeux relevant en particulier des perceptions que des jeunes à double statut LPJ et LJSPA ont de leurs interactions avec les juges. Deuxièmement, les résultats de cette recherche offrent un éclairage supplémentaire dans le champ de la justice interactionnelle, et plus particulièrement en ce qui concerne les deux sous-dimensions de la justice interactionnelle proposées par Colquitt (2001). En effet, la méthodologie qualitative mobilisée dans cette recherche a permis de mettre en évidence le dynamisme entre la dimension interpersonnelle et informationnelle de la justice interactionnelle, en prenant en compte deux aspects que sont l’alliance relationnelle et la participation des jeunes. Ce dynamisme se traduit ainsi par les liens étroits entre la construction d’une alliance relationnelle basée sur la confiance et la qualité des interactions entre les jeunes et les juges, et la participation des jeunes dans le processus judiciaire. Valoriser la participation des jeunes dans le processus décisionnel requiert, comme le soulèvent Case, Creaney, Coleman, Haines, Little et Worrall (2020), notamment une qualité dans les interactions. Cela passe par l’établissement d’un lien de confiance, stabilisé dans le temps, et renforcé par la possibilité pour ces jeunes de s’exprimer et une préparation des jeunes pour leur permettre d’exercer ce droit[5]. On voit dès lors que la justice interactionnelle ne repose pas ici sur deux dimensions cloisonnées mais bien qu’elle procède d’une dynamique entre ces deux dimensions. Troisièmement, non seulement les résultats de cette recherche suggèrent l’importance de ne pas fragmenter les dimensions de l’interaction mais ils supposent également d’envisager ces interactions au sein du processus judiciaire. Cela implique d’envisager les liens entre ces interactions et leurs implications aussi bien dans le vécu de la décision judiciaire que dans l’engagement des jeunes dans leur changement identitaire. Ainsi, si plusieurs chercheurs, comme le souligne Colquitt (2001), considèrent la justice interactionnelle comme une dimension distincte de la justice procédurale – centrée davantage sur le processus décisionnel – (Barling et Phillips, 1993 ; Tata et Bowes-Sperry, 1996), les résultats de cette recherche invitent davantage à les considérer comme interreliées. Cela dit, ces deux dimensions ne permettent pas à elles seules de rendre compte de l’ensemble de la complexité des expériences de ces jeunes. Néanmoins, la manière dont ces derniers perçoivent leurs interactions avec les juges semble jouer un rôle dans leurs réactions face à la décision judiciaire, mais également dans leurs réactions émotionnelles, ainsi que les questionnements qui en découlent concernant leur perception d’eux-mêmes (une illustration de l’ensemble de cette dynamique est proposée dans la figure 1). Ce dernier aspect est particulièrement important à prendre en compte dans l’engagement des jeunes dans leur rétablissement tant on sait que le changement identitaire constitue par exemple une des dimensions primordiales de leur désistement secondaire (F.-Dufour, 2015 ; F.-Dufour, Villeneuve et Perron, 2018). Aussi, si les délégués jeunesse constituent des acteurs clés dans le processus de désistement du crime (Dubé et F.-Dufour, 2020), les résultats de cette recherche invitent à interroger le rôle que pourraient également jouer les juges dans ce processus.

Enfin, au-delà des apports théoriques, cette recherche présente également quelques implications pratiques. Connaître le point de vue des premiers concernés permet de mieux adapter le processus judiciaire à leurs défis et besoins, en respectant leurs droits fondamentaux et en favorisant leur engagement dans leur propre rétablissement (Frimousse et al., 2008). La participation peut être ainsi un véritable moteur de changement, car si « les jeunes se sentent écoutés, ils auront tendance à valoriser l’expérience et leur comportement est susceptible de s’améliorer » (Hart et Thompson, 2009, p. 4, notre traduction). Comme susmentionné, la création d’une alliance est fondamentale pour que le jeune soit pleinement impliqué dans son processus de rétablissement. Pour cela, deux éléments fondamentaux devraient être favorisés tout au long du processus. Le premier concerne la stabilité et la continuité des liens, à plus forte raison dans le cas de ces jeunes qui ont déjà connu de nombreuses ruptures relationnelles dans leur histoire, ce qui complique leur capacité à faire confiance à autrui et à s’investir dans une relation. Le deuxième consiste à les considérer comme des acteurs à part entière du processus, ce que permet la participation de manière essentielle. Cette participation ne peut être dissociée de la possibilité d’exercer pleinement leurs droits en tant que citoyens, ce qui se traduit non seulement par le fait de les en informer mais aussi par celui de les accompagner dans cet exercice (Greissler, Lacroix et Morissette, 2020). Ces éléments nous incitent ainsi à revoir le processus à la lumière de l’expérience de ces jeunes et à souligner l’importance de son harmonisation, tant sur le plan interne du système judiciaire, dans la continuité et la collaboration des acteurs impliqués, que sur le plan externe, en termes de collaboration intersectorielle en général, et plus particulièrement de concertation entre le système pénal et le système de protection, afin d’arrimer ces services pour favoriser le processus de rétablissement et d’autonomisation des jeunes concernés.

Figure 1

Modélisation dynamique des dimensions impliquées dans le contexte des interactions à l’audience

Modélisation dynamique des dimensions impliquées dans le contexte des interactions à l’audience

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Cette recherche exploratoire ouvre une nouvelle et importante voie pour les recherches futures. Afin de rendre compte de la complexité et du dynamisme du processus judiciaire, d’une part, il apparaît essentiel d’approfondir la connaissance de l’expérience des jeunes dans le processus judiciaire en les interrogeant sur les autres acteurs clés impliqués dans le processus tels que les avocats, les procureurs, les travailleurs de jeunesse, les éducateurs, entre autres. D’autre part, il serait utile et complémentaire d’observer les interactions que les jeunes ont avec ces acteurs, en plus d’interroger également les autres acteurs concernés pour rendre compte de leur point de vue du processus judiciaire et de la place qu’y occupent les jeunes. Dans ce sens, nous prévoyons dans une future recherche d’examiner le rôle de l’avocat dans la participation des jeunes au processus pénal, afin d’approfondir notre compréhension de la dimension informationnelle, comme sous-dimension de la justice interactionnelle, telle que conçue par Colquitt (2001). Ajouté à cela, si les résultats mettent en évidence des réalités partagées par les jeunes confrontés au système judiciaire (ici l’audience), il conviendrait d’explorer la variabilité interindividuelle dans les expériences d’interactions des jeunes avec les acteurs judiciaires en intégrant plusieurs dimensions pertinentes pour affiner la compréhension du processus (genre, ethnicité, culture).