Corps de l’article

Introduction

Au cours des dernières décennies, la spécialisation du marché, l’augmentation de la durée des études, le repoussement des marqueurs traditionnels du passage à la vie adulte (mariage, famille, travail) et le prolongement du soutien parental au-delà de l’âge légal de la majorité sont venus transformer la période transitionnelle entre l’adolescence et l’atteinte de l’âge adulte (Gauchet, 2004 ; Van de Velde, 2015), contribuant également à resituer le noyau culminant de la quête identitaire au début de l’âge adulte. De plus, il est généralement accepté que la quête identitaire des jeunes s’est complexifiée puisqu’ils doivent composer avec une diversité déroutante de possibilités en disposant de moins de guidance pour effectuer leurs choix (Arnett, 2006). Dans ce contexte, le « travail identitaire » s’avère essentiel pour naviguer à travers cette période développementale. En ce sens, Van de Velde (2015) suggère de conceptualiser le parcours de vie comme une « identité à construire » plutôt qu’une série d’étapes à franchir (p. 25). Le travail identitaire contribue à la capacité de construire et (se) raconter une histoire cohérente à propos d’eux-mêmes qui incorpore les évènements de vie significatifs pour les individus et explique pourquoi ils sont qui ils sont. Le prolongement de la transition et du soutien parental au cours de cette période développementale offre l’espace et le temps nécessaire pour réaliser, en quelque sorte, ce travail identitaire narratif. Mais qu’en est-il des jeunes qui n’ont pas les mêmes avantages, qui sont propulsés rapidement et irrévocablement dans la vie adulte ? Plus particulièrement, comment les jeunes ayant vécu de la maltraitance et qui ont été placés, en vertu de la protection de la jeunesse, hors de leur milieu familial arrivent à faire ce « travail identitaire » ? Quels sens donnent-ils à leur histoire et comment arrivent-ils à situer leur place dans le monde sans soutien et souvent avec peu d’appartenance ? Ce sont ces questions dont traite cet article.

Trauma et identité

La notion de trauma complexe (Cook et al., 2005 ; Herman, 1992 ; Milot et al., 2018) renvoie, d’une part, à la nature interpersonnelle des traumas vécus de façon répétée pendant l’enfance et qui mettent en cause des personnes significatives pour l’enfant et, d’autre part, aux conséquences de ces traumas sur le développement, l’adaptation psychosociale et l’identité. Plus spécifiquement, les études ont mis en évidence la façon dont les traumas chroniques tels que l’abus, la négligence, l’exposition à la violence ou les déplacements forcés altèrent l’attachement sécurisant avec les figures parentales/donneurs de soins et les compétences d’autorégulation associées à l’apprentissage, la mémoire et les émotions. S’ensuivent alors diverses répercussions qui, selon Godbout, Girard, Milot, Collin-Vézina et Hébert (2018), peuvent être classées en neuf catégories : la dissociation et l’évitement (p. ex. : altération de l’attention), les problèmes relationnels et d’attachement (attachement désorganisé, difficultés avec les frontières personnelles), la somatisation et la biologie/physiologie (problèmes de santé chroniques), les problèmes cognitifs et d’apprentissage (difficultés scolaires), la régulation émotionnelle (dépression, anxiété), la compréhension du monde (absence de vision d’avenir), les comportements dysfonctionnels (consommation excessive de substance, prise de risque), la mentalisation (échec de la fonction réflexive) et finalement, l’identité et le concept de soi. Dans cette dernière catégorie, les séquelles du trauma complexe se manifestent, entre autres, par une confusion identitaire et un sentiment de vide, l’absence d’un concept de soi clair et prévisible, une faible estime de soi et de l’autocritique.

Les répercussions du trauma complexe ont souvent été étudiées chez les enfants et les adolescents, mais moins fréquemment chez les adultes. Dans leur étude auprès de 20 jeunes adultes (19 à 30 ans) issus de milieux violents, Pressley et Smith (2017) mettent en évidence que les séquelles du trauma complexe sont fréquemment des stratégies de survie, d’abord fonctionnelles qui deviennent problématiques lorsqu’elles se maintiennent dans le temps. En outre, ces séquelles ou problématiques donnent parfois lieu, à l’âge adulte, à des étiquettes ou des condamnations sociétales qui stigmatisent encore davantage les individus sans égard à la genèse de leurs difficultés. Tout comme Brown et Shay (2021) et d’autres (Kira et al., 2020 ; Schofield, Larsson et Ward, 2017 ; Westphal et Bonanno, 2007), Pressley et Smith (2017) observent l’intrication étroite entre la résilience et les difficultés d’adaptation et mettent en exergue le caractère complexe et paradoxal des histoires de vie des adultes ayant vécu de la maltraitance.

Sur le plan identitaire, des études montrent que les jeunes traumatisés sont susceptibles d’adopter, à l’adolescence ou à l’émergence de la vie adulte, une configuration identitaire qui reflète les lacunes et le manque d’opportunités offertes au cours de leur développement pour s’individualiser sainement. Par exemple, Samuels et Pryce (2008), et Noble-Carr et al., (2013) ont montré que certains jeunes se définissent comme des « Survivants » : une identité marquée par un désir d’autosuffisance et une réticence à accepter ou demander de l’aide. Cette identité peut, de prime abord, être perçue comme une expression de résilience, mais elle est également façonnée par la méfiance et le besoin de contrôle qui camouflent l’anxiété et l’insécurité des attachements (Noble-Carr et al., 2014). Kools (1997) et Jones, Dean, Duhhill, Hope et Shaw (2020) abordent pour leur part, la stigmatisation associée au statut d’enfant placé qui influence le concept de soi, l’estime et la valeur qu’une personne s’accorde. Cette intériorisation de l’étiquette négative impose à la personne de s’y conformer ou de la contrecarrer en performant une autre identité plus « normale » ou en adaptant son identité à différents contextes (caméléon [Kools, 1997]), ce qui s’apparente à la diffusion identitaire décrite par Erikson (1966, 1968). Stein (2008) suggère que le travail identitaire nécessaire à l’intégration d’une identité claire est mis en péril chez les jeunes placés, car ils ont rarement accès à leur historique de placement, les motifs de leur prise en charge et les raisons entourant leurs déplacements de milieu en milieu. Ainsi, pour les jeunes pris en charge en bas âge, il est fréquent que les souvenirs de leur famille d’origine soient flous, reconstruits, embellis ou encore dramatisés. Ces jeunes à qui on ne raconte jamais la vraie « histoire » ne peuvent s’individualiser contre ou avec leur famille d’origine. Dans ce contexte de méconnaissance et de déracinement, ils sont susceptibles d’idéaliser leur famille d’origine ou aller vers le premier groupe qui leur renverra une image satisfaisante d’eux-mêmes, qui, à son tour, leur renvoie un reflet de leur existence.

Identité narrative et résilience

L’identité narrative (McAdams, 2018) repose sur la prémisse que les individus sont l’histoire qu’ils se racontent à propos d’eux-mêmes. En racontant leur récit de vie, l’identité est dévoilée dans la trame narrative qui articule la définition qu’une personne a d’elle-même, de sa place dans le monde et du sens qu’elle donne à sa vie. Conséquemment, l’identité narrative rend indissociables la personne et ses appartenances. Au coeur du concept d’identité narrative se retrouve le processus de raisonnement autobiographique (donner ou avoir un sens), lequel implique une réflexion sur les expériences passées afin de donner un sens à l’identité actuelle de l’individu. Il existe plusieurs façons d’examiner ce processus réflexif dans le discours des participants, notamment à travers les extraits où l’individu donne un sens à un évènement ou lorsqu’il est en mesure de lier l’évènement à la personne qu’il est actuellement. De façon générale, le raisonnement autobiographique augmente avec l’âge, débutant au milieu de l’enfance pour se poursuivre jusqu’à la vie adulte (Cauvier, 2008 ; Habermas et de Silveira, 2008 ; Pasupathi et Wainryb, 2010).

Plusieurs auteurs ont montré que le fait de donner un sens (meaning-making) aux évènements de sa vie et de les intégrer dans une histoire cohérente facilite la capacité à faire face à la perte (Brewer et Sparkes, 2011), la maladie (Gartland, Bond, Olsson, Buzwell et Sawyer, 2011), le trauma (Kira et al., 2020) et les troubles mentaux (Brown et Shay, 2021). Les bienfaits d’une identité claire et cohérente de même que de la capacité de donner un sens aux expériences ont également été documentés dans l’adaptation positive de jeunes marginalisés (p. ex. : les LGBTQ2+ et les minorités culturelles) (DiFulvio, 2011 ; Wexler, DiFluvio et Burke, 2009). Les études mettant l’accent sur la résilience des jeunes ayant connu une histoire de placement montrent que certains jeunes sont en mesure de développer une identité positive et identifier des points tournants positifs dans leur histoire de vie (Colbridge, Hasset et Sisley, 2017 ; Drapeau, Saint-Jacques, Lépine, Bégin et Bernard, 2007 ; Häggman-Laitila et al., 2019).

Bien que l’on observe une tendance récente des études portant sur les jeunes placés à s’inspirer directement de la perception du jeune (Häggman-Laitila, Salokekkilä et Karki, 2019 ; Hiles, Moss, Thorne, Wright et Dallos, 2014 ; Sanders et Munford, 2014), celles-ci sont souvent menées auprès des jeunes qui sont encore dans les services (enfants, adolescents) ou alors qu’ils viennent tout juste de les quitter. Aussi, il est plausible de penser que le raisonnement autobiographique puisse évoluer pendant les années suivant leur sortie des services. En outre, les études portant sur les jeunes en protection de la jeunesse positionnent clairement, dans leur interaction avec les participants, la visée de l’étude. En effet, l’intérêt des chercheurs à connaître le parcours du jeune en protection de la jeunesse et le sens donné aux expériences élicite directement l’histoire de vie « dans les services », influençant dès lors la nature du discours des participants. Dans le cadre de notre projet de recherche, nous nous sommes intéressées à l’histoire de vie de jeunes adultes qui ont subjectivement vécu des difficultés lors de la transition à la vie adulte. Dans ce contexte, le discours sur les services PJ, lorsqu’il émergeait, l’historique de placement associé à une expérience de maltraitance et le sens donné aux expériences étaient d’autant plus puissants qu’ils n’étaient pas directement élicités.

Dans le cadre de cet article, nous voulons cerner, dans les récits de vie : 1) la façon dont les jeunes décrivent leur vécu traumatique et les répercussions qui en découlent ; 2) le sens donné à ces évènements et l’intégration identitaire ; et, finalement, 3) comment ces éléments façonnent/contribuent à la projection du jeune dans le futur.

Méthode

Le projet Transcendance

Transcendance est une étude visant principalement à recueillir des récits de vie et à soutenir les jeunes adultes dans la formulation de leurs projets de vie. La population à l’étude est composée de 91 jeunes adultes de 18 ans à 32 ans vivant au Québec et qui estiment avoir vécu des difficultés au cours de leur vie. Dans ce contexte, la vulnérabilité du participant est donc celle perçue par lui-même, pour lui-même. L’équipe de recherche a pris la décision de ne pas juger les sources de vulnérabilité, cette notion étant subjective et personnelle à chacun. En dehors de considérations liées à l’âge limite et aux difficultés de s’exprimer en français, aucun participant n’a été exclu. Volontaires, les participants ont été informés de l’étude par des intervenants dans des maisons de thérapie en dépendance, des maisons de transition, des milieux scolaires ou des organismes communautaires travaillant auprès de jeunes en situation de vulnérabilité. Il importe de mentionner que l’échantillon des participants n’a pas été « ciblé », si ce n’est qu’à travers les canaux de communication qui ont été utilisés pour solliciter la participation. À cet égard, il s’agit d’un échantillon de convenance et non représentatif.

L’entrevue a été construite en s’inspirant du récit de vie tel qu’utilisé par McAdams (2008), et ce, en proposant aux participants de raconter leur vie en la segmentant en chapitres (survol général), pour ensuite explorer des scènes précises : la scène positive (le moment le plus positif de leur vie), la scène négative (le moment le plus négatif), le point tournant (une scène de leur vie qui a marqué un changement important), la scène révélatrice (moment significatif de révélation sur soi), les défis (ceux rencontrés dans la vie) et la scène future. La durée des entrevues a varié de 60 à 120 minutes. Au terme de l’entrevue, chaque participant a reçu un montant de 40 dollars canadiens en guise de remerciements pour le temps accordé à la recherche. Un bref questionnaire sociodémographique a également été rempli par les jeunes adultes.

L’équipe de recherche s’est engagée à prendre toutes les mesures requises pour la préservation de la confidentialité et de l’anonymat des personnes.

Participants

L’échantillon retenu pour cette analyse comporte 31 participants dont 18 femmes et 13 hommes âgés de 18 à 30 ans (moyenne = 22 ans) qui ont été placés à l’extérieur de leur famille biologique au cours de leur enfance ou de leur adolescence en raison des mauvais traitements, de la négligence ou du mode de vie de leurs parents. Puisque l’entrevue du récit de vie laissait libre cours aux participants d’aborder en détail ou non leurs placements et les raisons entourant ces derniers, c’est à la lecture des verbatims que nous avons pu déterminer l’historique de maltraitance et de placement et, ainsi, utiliser leur récit dans le cadre de cette analyse. Il est plausible de croire que d’autres jeunes de l’échantillon total aient pu vivre ces mêmes réalités mais les aient peu ou pas abordées, ne nous permettant pas conséquemment de les retenir. Parmi les histoires de vie narrées par ces 31 jeunes, 25 présentent ou ont présenté des problèmes de consommation abusive, 18 ont commis des actes délinquants, 14 ont subi des abus sexuels, 19 ont été victimes de violence physique et 15 rapportent avoir vécu ou vivre avec des problèmes de santé mentale. Lorsque des propos des participants sont évoqués, ils sont associés à un code Fxx et Gxx. Bien qu’au premier abord, ce code puisse sembler détaché, voire déshumanisant, l’équipe a préféré ce choix à celui d’apposer des pseudonymes qui ne conviendraient pas aux participants.

Analyses

Les analyses ont été effectuées en s’appuyant sur les prémisses de l’analyse thématique théorique (ATT). Cette forme d’analyse est guidée par des principes théoriques clairement identifiés (dans le cas présent, les thèmes identifiés dans la littérature) qui permettent de sonder le corpus pour y retrouver les thèmes précis. Plus précisément, l’identification des thèmes se situe sur le plan interprétatif (Boyatzis, 1998), c’est-à-dire que les thèmes sont extraits à partir de l’interprétation du discours des participants plutôt qu’à partir de leur présence explicite sur le plan sémantique. En ce sens, l’ATT interprétative recoupe en partie certaines formes d’analyse du discours thématique où les suppositions, les structures ou les significations dérivées du discours sont conceptualisées en tant que fondements de ce qui est articulé dans les données. Ce type d’analyse s’appuie sur une épistémologie constructiviste où les contextes sociaux et les conditions structurelles modulent la structure et la nature du discours des participants de même que les interprétations qu’en font les chercheurs (Braun et Clark, 2006). Une première catégorisation du matériel a été réalisée par la chercheure principale, pour être ensuite validée par une professionnelle de recherche. Ainsi, en cas de désaccord, les interprétations et les perceptions ont été confrontées et rajustées lorsque nécessaire. Ces échanges ont aussi permis de formuler quelques hypothèses interprétatives. La totalité du récit de vie (toutes les sections/tous les chapitres) de chaque participant a été utilisée pour les analyses.

Résultats

Les résultats sont présentés en trois parties. Les deux premières renvoient aux deux premiers objectifs : 1) la description et le sens donné aux expériences traumatiques ; 2) la description et le sens donné aux stratégies pour faire face aux traumas. La troisième partie renvoie au troisième objectif : 3) la façon dont les jeunes intègrent ces éléments dans leur projection dans le futur.

Description et sens donné aux expériences traumatiques et aux répercussions

Ruptures relationnelles/instabilité

La majorité des participants abordent les torts qu’ont faits les multiples ruptures relationnelles et l’instabilité sur leur perception d’eux-mêmes et leur trajectoire. L’instabilité et les multiples changements de famille constituent le thème le plus souvent évoqué lorsque les participants abordent les conséquences du passé sur ce qu’ils sont devenus. À ce chapitre, F42 relate le fait que sa famille d’accueil a décidé de ne pas l’adopter en raison d’un comportement inadapté de sa part et met en évidence la difficulté de revivre, une fois de plus, un abandon.

F42 : Ils m’ont dit qu’ils allaient m’adopter, mais, finalement, du jour au lendemain sans m’aviser ils m’ont comme jetée comme un animal que t’amènes à la SPCA, bien c’est comme ça que je me suis sentie en foyer de groupe puis je suis devenue très sauvage, en manque d’estime de moi, j’avais quoi juste 9 ans pis j’ai commencé à me mutiler, parce que je me sentais incomprise, mal-aimée, seule, c’est pas mal ça. C’est comme si la terre s’écroulait… Quand tu es bien à quelque part, tu as ta routine toute puis que là du jour au lendemain il se passe des affaires puis qu’au lieu de t’aider à savoir ce que tu as, bien ils pensent que tu vas devenir folle comme ta mère, que tu te fasses jeter encore, une deuxième fois là, parce qu’eux autres ils devaient me garder jusqu’à 18 ans.

Ayant vécu plusieurs placements/déplacements, G22 relate aussi le caractère répétitif des ruptures relationnelles qui viennent modifier qui il est et la façon dont il se comporte.

G22 : Faque c’est pour ça que je dis j’avais encore 10 ans. Pis c’est, toutes les années d’avant, ça m’a tellement traumatisé que je suis arrivé de ma famille d’accueil, après je suis retourné chez ma mère, après, après j’ai été chez ma tante parce que ma mère a encore perdu ma garde. Là, j’ai perdu ma mère beaucoup d’années de suite. Pis je suis arrivé chez mes grands-parents. En arrivant chez mes grands-parents, bien, j’étais vraiment une autre personne. Je n’étais pas, je n’étais pas le plus sage de la maison là.

De son côté, F46 relate également l’instabilité et l’attente constante qui contribuent à la stagnation du développement affectif. Dans cet extrait, elle évoque également le désir de retrouver ses parents biologiques et la déception lorsque ce désir se réalise.

F46 : Tout le temps, en attente de ci, en attente de ça, en attente que ma mère arrive, en attente de changer d’école, de changer de famille d’accueil, de changer d’ami, tout le temps, tout. C’est un chapitre, genre c’est 8 ans de ma vie que je pouvais pas faire autre chose qu’à attendre. Tu peux pas t’attacher à rien puis t’es trimbalée d’une place à l’autre un peu. Parce que je, j’ai passé les 8 ans avant à attendre après mes parents, ou un changement, ou… Puis j’arrive chez mes parents puis c’est juste si je suis le caca d’à côté. Tu t’attends à ce qu’ils soient tout gentils […]. Faque ça, tu étais dans l’attente de ça, pis tu arrives là puis, [c’est] comme une désillusion.

Violences /abus sexuels

Certains participants évoquent des abus sexuels subis et les effets sur leur perception d’eux-mêmes et des autres. L’incompréhension de l’abus au départ et la honte ressentie par la suite sont des éléments qui reviennent dans le discours des jeunes qui abordent les abus sexuels.

G38 : Sur le moment je ne m’en rendais pas compte que c’était mal. C’est vraiment plus tard que je m’en suis rendu compte qu’il avait profité de moi, qu’il m’avait abusé. C’est à peu près à l’âge de 11 ans que j’ai compris c’était quoi. J’avais envie de le faire payer. C’était, je ressentais tellement de colère de m’avoir laissé faire de même. De ne pas en parler, je ne voulais pas en parler, parce que j’avais peur que les autres me jugent, j’avais peur qu’on me prenne pour un bizarre de m’être laissé faire. J’avais honte de ça, je n’étais pas bien avec cette situation-là. Ça va être vraiment bizarre à dire, sur le coup tellement que je ne savais pas que c’était mal. Sur le coup j’avais quasiment aimé ça. Ça me dégoûte de penser de même, mais aujourd’hui, je comprends.

Les participants sont nombreux à aborder l’amertume et la colère associées aux conséquences des actes posés par les parents et les adultes. Dans l’extrait ci-dessous, F60 explique comment ses parents lui ont volé son enfance.

F60 : Bien la DPJ a embarqué dans mon dossier à l’âge de trois ans. Ma mère a me battait. J’ai été violée par mon oncle, mon père puis mon frère. Après j’ai fait de famille d’accueil en famille d’accueil. J’en ai fait à peu près, j’ai fait 10 familles d’accueil. J’ai été dans les centres d’hébergement, [NomRessource1 à NomVille1], des foyers de groupe, [NomDPJ2]. Puis, c’est pas mal tout ça là.

Bien pour moi, c’est juste que mes parents m’ont volé mon enfance faque j’ai pas pu avoir une enfance normale. C’est toujours aussi conflictuel parce que j’ai une famille dysfonctionnelle… Faque, ça me fait mal de voir à quel point j’ai une famille pas normale…

D’autres également appuient cette idée de non-normalité qu’est celle de vivre dans la violence et l’intervention fréquente de l’État auprès de leur famille. Laissant transparaître la marginalité intériorisée assez tôt dans leur trajectoire. G15 aborde une expérience, parmi d’autres, où il a été témoin de violence et au cours de laquelle sa belle-mère a tenté de se suicider devant lui en se poignardant et la façon dont cet évènement est disruptif d’une trame normale de développement.

G15 : La peur, de la tristesse parce que c’est une enfance que tu ne veux pas. Quand tu es jeune, tu veux jouer avec tes amis. Tu veux jouer avec ton père. Tu veux que ton père soit présent. Tu veux que ton père joue avec toi, mais ce n’est pas ça qui se passe. C’est tout le temps de la violence conjugale, de la chicane par rapport à des bagatelles. Les déménagements, du sang, la police. Pour n’importe quel enfant au monde, je pense que ce n’est pas vivable. Puis si on parle de l’impact que ça m’a causé dans ce temps-là… Des problèmes à l’école, des mauvaises notes à l’école, des renvois, des problèmes de comportement, incapable de s’accorder avec les autres élèves. Même encore aujourd’hui, si je suis renfermé sur moi-même, c’est à cause de ça. Toute cette violence conjugale que j’ai vécue puis que j’ai vue quand j’étais jeune.

Intimidation/stigmatisation

Le sentiment d’être différent et de ne pas être « normal » se transpose également en milieu scolaire pour plus de la moitié des jeunes. Parmi ceux-ci, certains racontent avoir été intimidés, notamment en raison des multiples déménagements qui impliquent l’intégration, à répétition, de nouveaux milieux scolaires.

G37 : Et à l’école, je me faisais écoeurer. À peu près toute mon enfance, tout mon primaire, je me faisais intimider, je me faisais insulter, que ce soit un homme ou une femme, je mangeais des claques. Même les professeurs… il y avait un professeur surtout qui ne m’aimait pas la face vraiment, donc je me faisais écoeurer par lui, je me faisais rejeter. Il me laissait de côté, comparé aux autres. Arrivé au secondaire, j’avais 13 ans à peu près, l’intimidation continue, je pars dans une autre école, puis ça a été difficile vraiment avoir des amis. Donc j’ai vécu ma vie tout seul ou avec les autres rejets.

D’autres participants mentionnent avoir été stigmatisés en raison de leur statut « d’enfant placé » ou en raison de leur différence.

F64 : J’ai affronté le fait d’avoir été en famille d’accueil, tu sais, face aux autres enfants à l’école mettons. Quand je me suis fait adoptée, [les autres se demandaient] pourquoi elle a le droit de changer de nom de famille. Tu sais, des choses comme ça. Faque, c’est sûr que d’affronter la différence, ou tu sais, la situation familiale qui n’est pas la même, c’est vraiment tout un défi aussi. Mais, ça m’a appris c’est sûr à me fortifier, à construire une personnalité forte dans le fond.

Stratégies pour composer avec l’histoire maltraitante

La majorité des participants sont en mesure d’établir des liens entre la maltraitance, les ruptures relationnelles vécues et les stratégies utilisées pour faire face aux souffrances, à la solitude et au sentiment d’être différent. Bien que certains comportements nommés par les participants pourraient être jugés néfastes, ils sont ici considérés comme des stratégies pour composer avec le vécu traumatique.

La consommation

La stratégie la plus fréquemment rapportée est celle de se tourner vers la consommation, souvent dans l’enfance. Cette stratégie est utilisée d’une part, pour se distancier et éviter la douleur et d’autre part, pour s’affilier à des pairs, tisser des liens et se faire accepter. Ce sont 25 participants (81 %) qui abordent la consommation dans leur récit de vie et pour la très grande majorité d’entre eux, cette consommation abusive entraîne dans son sillage d’autres problématiques qui se chevauchent et s’alimentent les unes les autres. À titre illustratif, G14 trace un lien direct entre l’instabilité vécue à travers ses placements, le changement de personnel dans son dossier et sa consommation.

G14 : Puis là, après ça, ç’a vraiment dégringolé. J’ai fait, de 13 ans à 18 ans, c’est-à-dire dans un laps de temps de 5 ans, j’ai fait 10 familles d’accueil. J’ai fait 10 1/2 mois de pavillon à Lieu 3. Faque, une vie vraiment instable. J’ai changé de travailleuse sociale aussi souvent. Tu te confies à un travailleur social, puis même pas deux semaines, un mois après, bien tu changes de travailleuse sociale. Faque, tout qu’est-ce que tu lui as dit au travailleur social, bien c’est oublié. Faque, il faut tout le temps que tu recommences à zéro. Recommencer à te confier… Faque avec le temps, c’est devenu plus difficile. Puis, je n’en pouvais plus de tout le temps répéter les mêmes choses, faque j’ai commencé à me renfermer sur moi-même. À devenir sombre puis à plonger de plus en plus profond dans les drogues.

L’extrait du récit de G37 montre à quel point la consommation vient soulager les souffrances intolérables en créant une distance avec les émotions.

G37 : Tu sais, j’ai un coeur mais il est encore pété en mille morceaux, puis si je suis pas capable tout seul de remettre les morceaux ensemble, je vais finir ma vie […] (rires) soit à la morgue, soit en prison. Le coeur, c’est la base. Parce que dans ce domaine-là, tu caches ton coeur, tu le refroidis. Tu consommes pour le glacer. Ton coeur, il devient comme un iceberg.

Pour G14, la consommation a permis de mettre un frein au rejet et à l’intimidation vécue avec les pairs : « Bien, dans le fond, la consommation, elle a commencé vraiment à 12 ans. Ou peut-être 13 ans. Je ne sais plus trop, en tout cas. Pis c’est ça là, quand la consommation a commencé, bien là c’est. J’ai comme, je me faisais déjà accepté un peu [plus]par [les pairs], j’avais déjà une couple d’amis. »

La commission d’actes délinquants

La délinquance liée ou non à la consommation abusive est également rapportée comme une stratégie pour faire face aux traumas relationnels vécus. F60 décrit bien le lien entre le trop-plein d’abus vécus et le sens donné à ses actes délinquants.

F60 : Oui. J’ai aussi… J’ai déjà été violée par un garçon qui était dans la même famille d’accueil que moi. Puis après, bien, c’est là que les comportements dommageables embarquaient. Les vols, l’intimidation, le taxage. J’ai commencé à être une brute là […]. Le vol dans les maisons, le vol dans mes familles d’accueil. Je foutais le feu dans les poubelles, j’attaquais les professeurs. [I : pourquoi ce chapitre est différent du premier ?] Bien parce que c’est là que j’ai commencé à exploser parce que j’arrêtais pas d’encaisser ce qu’on me faisait vivre faque j’ai… à la place d’en parler, bien, j’ai explosé de façon délinquante. […] Bien, je vivais de la rage et de la peine, je voulais que quelqu’un remarque que j’avais mal puis que j’avais besoin d’aide.

De son côté, G32 aborde la délinquance et la consommation en tant que stratégies pour améliorer et tolérer son image de soi.

G32 : J’ai embarqué un petit peu dans ces petites passes-passes criminelles là. Je pense que ça me satisfaisait aussi au niveau de changer l’image que j’avais de moi avec les deux dernières années que je venais de passer. Là j’étais rendu dans un milieu de violence, où le plus fort gagne. Personne n’a de faiblesse, donc ça m’a à quelque part aidé un petit peu à vivre le mal de vivre que j’avais à vivre, mais ça n’a pas arrêté la consommation que je faisais. Je consommais pour [éviter] le malaise [de faire ce que je faisais], parce que ce n’est pas la personne que je suis. Je ne suis pas une personne violente aucunement.

Chercher ce qui manque à travers des relations toxiques

Les jeunes évoquent la façon dont les relations amoureuses contribuaient à combler un manque dans leur vie mais à travers lesquelles ils ont été revictimisés ou, encore, ils ont victimisé leur partenaire. Ces relations sont fréquemment décrites comme étant fusionnelles, marquées par le contrôle, la jalousie et la dépendance.

F47 : On a été quatre ans ensemble pis ce gars-là était très très très très possessif, très possessif et très jaloux, pis il était pas violent physiquement, mais violent beaucoup en parole, pis au début ça changeait pour le mieux, on a arrêté de consommer, ça vraiment marqué, ça, ça été un autre évènement marquant de ma vie, arrêter de consommer. J’ai arrêté de consommer pis j’étais avec lui à (ne pas) avoir le droit de rien faire. Encore là, comme si on veut, comme si j’avais recherché quelqu’un qui allait pouvoir me redonner de la stabilité, comme pour me donner un encadrement, mais ç’a chié au bout de la ligne.

Le chapitre futur : ce qu’ils veulent, ce qu’ils espèrent

Stabilité, normalité, famille

La très grande majorité des participants (87 %) anticipent leur avenir (chapitre futur) avec optimisme. Lorsqu’ils se projettent dans l’avenir, on peut remarquer que leurs rêves d’avenir se dessinent autour des manques dont ils ont souffert pendant leur enfance et leur adolescence. Le thème central et le plus fréquemment cité est lié au désir de normalité et de stabilité. Les extraits de F52 et G43 sont représentatifs de ce à quoi les jeunes aspirent, des choses simples qui leur permettront d’établir une routine de vie.

F52 : C’est sûr que dans le futur je me vois bien installée, dans une petite maison à être bien avec un conjoint puis des enfants pis des animaux. Juste avoir une petite vie normale. Une petite vie peut-être de campagne. Je trouve qu’en campagne, c’est relaxe, faire mon cours ou travailler, avoir une bonne job puis juste être une mère de famille qui peut se démerder. Peut-être mariée, je sais pas. [Pourquoi est-ce important ?] Bien parce que je n’ai pas vraiment vécu une vie de famille, une vraie vie de famille normale avec du positif pis tout. Moi, je veux savoir, plus grande, c’est quoi vivre dans une famille qui est positive pis que tout se passe bien pis que tu réussis à régler tes problèmes de même en claquant des doigts quasiment. Moi, je veux vraiment une vie de famille positive.

En outre, bien qu’ils soient en mesure de se projeter, certains jeunes mentionnent les difficultés qui se dressent sur le chemin de la recherche de stabilité. F47 décrit bien la notion d’instabilité acquise qui nuit à la capacité de vivre une vie « normale ».

F47 : C’est stressant, c’est stressant et c’est très épuisant je te dirais. Épuisant, puis c’est compliqué là, comme je te dis, y’en a beaucoup qui pensent que « ouhh » tu vas t’en sortir de même, mais c’est un gros chemin que tu as à faire avec toi-même, puis moi j’ai trouvé ça compliqué en tout cas, encore aujourd’hui, j’ai de la misère. C’est comme mettons vivre en société, j’ai de la misère avec le monde, avoir une job normale, me lever comme quelqu’un de normal à tous les matins puis avoir une routine, je trouve ça compliqué, parce que j’ai tout le temps été habituée d’être barouettée[2], faque moi aussi je me barouettais si on veut. Après, d’avoir une vie normale, c’est quand même compliqué, surtout quand tu sais pas c’est quoi puis qu’il n’y a pas personne qui te l’a montré, faut comme que tu apprennes seule, faque ça vient compliqué par rapport à ça.

Ne pas reproduire ce que l’on a vécu

Certains jeunes qui souhaitent avoir une famille ou qui sont déjà parents abordent l’importance de ne pas reproduire le modèle parental dont ils ont été témoins. Les propos de F58 sont représentatifs des jeunes qui aspirent à être parents.

F58 : Bien je veux une famille, je veux une famille, je veux des enfants pis je me dis que je ne peux pas faire naître un enfant si je ne suis pas bien avec moi-même, que j’ai pas un mode de vie sain pour cet enfant-là. À court terme c’est ça, mais avoir un monde meilleur, une stabilité financière pour justement pouvoir enligner mon projet d’avoir un enfant, [….] pour être capable d’offrir à cet enfant-là tout ce qu’il a besoin, parce que je veux pas mettre un enfant au monde pis me ramasser dans la merde pis pas lui donner tout ce qu’il a besoin dans l’fond. Faque c’est ça mon projet futur, j’en ai pas vraiment d’autres projets pour l’moment.

Dans le cas de F28, comme pour cinq autres jeunes de l’échantillon, la parentalité est une réalité actuelle qui est marquée par une détermination de donner autre chose que ce qu’ils ont reçu à leur enfant.

F28 : Pis je vais toujours être là pour lui, peu importe les circonstances ou quoi que ce soit, pis il n’aura jamais de coup de pelle dans la face, qui va se réveiller pis « hein, ma mère est genre mythomane », non. [On ne vit] pas dans un monde de Calinours, c’est pas ça que je veux dire, mais, tu sais, lui apporter ce que moi j’ai pas eu. Je voulais pas reproduire les mêmes erreurs que mes parents. Je voulais donner… Je veux donner un meilleur avenir à mon garçon, aussi. [Je me suis rendu compte] que je ne suis plus toute seule. Parce que j’ai toujours été abandonnée par mes parents, je me suis dit : « Je vais pouvoir élever quelqu’un qui va être de moi pis qui va grandir dans quelque chose de beau, au lieu de quelque chose de mauvais. »

Pour quatre des six parents de l’échantillon, leurs enfants ont eux-mêmes été placés et sont en voie d’adoption. Les jeunes dans cette situation évoquent le déchirement entre, d’une part, le fait de voir leur enfant placé, tout comme eux l’ont été et reproduire, en quelque sorte, la même trajectoire qu’ils ont subie et, d’autre part, la réalisation que le placement constitue la meilleure solution pour le bien-être de l’enfant.

G15 : Aujourd’hui, elle est dans une famille d’accueil d’adoption puis ça fait au moins 1 an qu’elle est là je te dirais, proche un an. Faque, depuis qu’elle est là, puis je me dis qu’elle ne manque pas de rien. Elle voyage ma fille, elle fait beaucoup d’activités. Mais je me dis : « Je ne pourrais jamais lui donner ce qu’eux autres ils lui donnent en ce moment. » Faque ça me permet de relever le défi puis de passer à travers ça. Puis, si elle se fait adopter, mais c’est plate à dire, mais je pense que ça va être la meilleure des solutions, parce que comme je viens juste de dire, je ne pourrai jamais lui donner ce qu’eux autres y donnent. Que ça soit des voyages, que ça soit des valeurs familiales, ou peu importe. Moi je crois que je ne pourrai pas y donner ça là. Faque, ça me permet d’être positif puis de passer au travers ce défi-là.

F34 : Ça fait deux ans qu’elle est dans sa famille d’accueil. Je sais que c’est une bonne famille d’accueil. J’ai même ouvert un compte épargne-études. Je suis rendue à trois cents dollars. C’est vingt-cinq dollars par mois. Je suis contente. Je suis fière de moi. Oui peut-être qu’elle est placée, mais en même temps je me dis que si je fais les choix difficiles de la faire adopter ou de la laisser comme ça au lieu de faire justement la même erreur que ma mère a faite. D’être égoïste pis de la ramener chez nous pour toute la détruire pis qu’après ça, elle soit toute mélangée. Non, je préfère vraiment m’assumer pis de faire le choix déchirant de la laisser là. C’est déchirant, mais je sais que je ne suis pas prête pour l’instant.

Discussion

Dans le cadre de cette étude, nous avons recueilli les récits de vie de 31 jeunes qui ont vécu une histoire de placement en raison de maltraitance et nous nous sommes attachées à repérer dans la narration de leur histoire de vie le sens que les jeunes donnent aux multiples ruptures relationnelles vécues et la façon dont ils les intègrent dans leur histoire, leur identité. En s’appuyant sur une méthode du récit de vie où le jeune est amené à nous raconter sa vie entière (par opposition à sa trajectoire dans les services de protection de la jeunesse), les évocations reliant les traumas relationnels et la description de soi sont d’autant plus saillantes qu’elles ne sont pas élicitées directement. Les résultats de l’analyse des récits de vie montrent que les jeunes sont en mesure de voir clairement les conséquences des évènements traumatiques vécus sur leur construction de soi. Rejoignant la vision systémique de Onnis et al. (2008), les jeunes évoquent la façon dont l’absence d’un environnement familial stable les prive de modèles avec lesquels s’identifier ou pas, et positionnent nettement le caractère fondamental de l’attachement dans le développement de l’identité (Josselson, 1996 ; Kerpelman et Pittman, 2018). Les résultats montrent que les traumas relationnels/traumas complexes en eux-mêmes affectent la trame de l’histoire de vie et continuent de la façonner à travers, notamment, les stratégies de coping utilisées pour se soustraire à la douleur générée par ces traumas. Les résultats de notre démarche sont, en partie, cohérents avec la théorie du trauma complexe et ses conséquences (Cook et al., 2005 ; Herman, 1992 ; Milot et al., 2018). En effet, les propos des jeunes mettent notamment en évidence le recours à la consommation de substances psychoactives (SPA) et l’engagement dans des conduites délinquantes, lesquelles sont reconnues comme des répercussions courantes du trauma complexe. Or, si ces éléments sont clairement nommés dans le discours des participants, la richesse du récit de vie permet de les positionner d’abord comme des stratégies employées par les jeunes pour se distancier des évènements traumatiques, pour combler un vide, et tenter de projeter et d’intégrer une autre image de soi. Comme il est suggéré par Pressley et Smith (2017), ces comportements et les conséquences qu’ils entraînent ne sont pas simplement des séquelles inévitables des traumas subis mais surtout des actions pour se protéger. Toutefois, à moyen terme, ces stratégies deviennent nuisibles et vulnérabilisent encore davantage les jeunes adultes dans leur développement identitaire. Les traumas et les stratégies employées pour y faire face mettent à distance, retardent et nuisent à l’intégration d’une identité claire.

Cela étant, la capacité de la majorité des jeunes à nommer franchement les conséquences des évènements vécus sur leur trajectoire et le façonnement de leur identité, autrement dit, la capacité à leur donner un sens, positionne avantageusement les participants en tant qu’agents actifs dans la suite de leur trajectoire, de leur histoire. En effet, la majorité des participants entrevoient positivement l’avenir et veulent évoluer dans un milieu de vie différent et offrir, pour ceux qui souhaitent fonder une famille, un autre modèle à leur progéniture. Bien que l’on puisse arguer que cette vision positive relativement généralisée est influencée par la tendance nord-américaine à vouloir donner une résolution positive à une histoire difficile (la rédemption) (McAdams, 2013 ; Thorne et McLean, 2003), il n’en demeure pas moins que cette influence agit probablement positivement sur les choix et les actions des individus. En outre, cette capacité à donner un sens (meaning-making) constitue en soi un puissant facteur de protection qui permet de prendre un recul relativement aux évènements et favorise l’agentivité (Marcotte et al., 2021). Ainsi, les jeunes de notre échantillon, malgré les traumas divers qu’ils ont subis et leurs « séquelles », ne semblent pas afficher d’échec de mentalisation ni d’absence de vision d’avenir, deux conséquences documentées dans les travaux sur le trauma complexe (Milot et al., 2018). À ce chapitre, la participation volontaire des jeunes à l’étude et le recrutement aléatoire peuvent avoir contribué à attirer les personnes qui sont en mesure d’utiliser le raisonnement autobiographique et de prendre du recul en ce qui a trait à leur histoire et, par conséquent, qui ne sont pas nécessairement représentatives des jeunes adultes traumatisés.

Malgré ces aspects (capacité de donner un sens, vision d’avenir positive) que l’on pourrait associer à la résilience, le discours des participants demeure ancré dans la réalité de sorte qu’il reflète également les difficultés tangibles dans l’atteinte de ce qu’ils nomment « la normalité ». Les sentiments de différence et de marginalité suscités d’abord par les traumas familiaux puis intériorisés et transposés dans d’autres contextes (école, centre jeunesse) sont ensuite alimentés par les stratégies adaptatives employées qui contribuent à leur attribuer d’autres étiquettes. En effet, les étiquettes de « consommateurs » et de « délinquants » positionnent encore davantage ces jeunes en marge de la société. Il devient alors difficile de se débarrasser de ce rôle de victime et/ou de marginal, et de se définir autrement. Cette quête de normalité et de stabilité, cette volonté d’être comme « tout le monde » constituent un thème central de leur récit qui se retrouve tant dans le passé, le présent que dans les aspirations futures. En ce sens, il ressort des récits une résilience imparfaite où s’entremêlent les éléments négatifs et positifs reflétant la complexité relevée par d’autres auteurs dans les histoires de vie de jeunes vulnérables (Kira et al., 2020 ; Pressley et Smith, 2017 ; Schofield et al., 2017).

Conclusion

Il paraît clair dans le discours des participants, et conformément à d’autres études sur le sujet (Kira et al., 2020 ; Milot et al., 2018 ; Pressley et Smith, 2017 ; Zyromski et al., 2018), que les ruptures et les traumas répétés viennent perturber le développement normal des enfants et la construction d’une identité claire et stable. La nécessité, donc, d’offrir à ces jeunes placés de la stabilité et des opportunités de vivre des relations « réparatrices » stables constitue la pierre angulaire de toute visée préventive et curative. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une recommandation nouvelle, il semble qu’elle demeure de mise, considérant l’instabilité que recréent continuellement les décisions des systèmes de protection de la jeunesse dans la vie de ces jeunes, qui n’est pas étrangère à l’instabilité intrasystème par ailleurs. En outre, la capacité des jeunes à donner un sens aux évènements dans le cadre de notre recherche nous a permis de constater qu’ils sont bien plus que des victimes présentant des « séquelles » de leurs traumas. À ce chapitre d’ailleurs, la considération des « séquelles » comme des stratégies de coping plutôt que des problèmes de comportement/lacunes développementales qui mènent à étiqueter encore davantage les jeunes constitue probablement une des clés de voûte pour asseoir des interventions basées sur le pouvoir d’agir des individus et favoriser la création d’un lien de confiance.

Une des leçons tirées de ce projet réside dans le pouvoir « réparateur » du récit de vie. En effet, Richard et ses collaborateurs (à paraître) ont montré comment l’action de se raconter était bénéfique pour les jeunes ayant participé au projet Transcendance. D’autres auteurs ont mis en lumière le récit de vie comme outil de mise en forme de son expérience et de sa résilience. Par exemple, Jamoulle (2021), qui utilise les récits de vie pour étudier « l’emprise » qu’une personne peut subir dans sa vie, mentionne que : « Ce qui n’est pas nommé n’existe pas ; la narration transforme les souffrances vécues en conscience et en expérience » (p. 10). Il serait opportun de se pencher sur la façon dont le récit de vie peut alimenter la pratique auprès des jeunes vulnérables et de quelles manières on peut l’utiliser concrètement pour favoriser les prises de conscience qui amènent le jeune à devenir l’auteur de son histoire plutôt que l’acteur d’un script prédéfini. En effet, l’intervention par le récit de vie implique une démarche dans laquelle la personne, ici le jeune, tient le premier rôle de sa propre histoire (Gaulejac et Legrand, 2008). Pour favoriser l’usage du récit de vie et la mise en sens de l’histoire de vie des jeunes placés, l’accès au dossier de protection constitue une étape liminaire. Or, bien que le droit du jeune de 14 ans et plus d’accéder à son dossier soit clairement stipulé dans l’article 96.a de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ), très peu de jeunes sont au courant de ce droit et s’en prévalent (Bardaxoglou, Fau, Campbell et Van Praagh, 2020). Cette méconnaissance des droits dont disposent les jeunes constitue un frein majeur à la possibilité de donner un sens à leur histoire, à leur intégration identitaire et à leur projection dans le futur (Stein, 2008). Il s’avère donc crucial que les jeunes puissent mieux connaître leurs droits et, par leur exercice, mieux comprendre leur histoire.

Finalement, dans une modification à la LPJ en 2017[3], il est prévu que la conservation des informations contenues au dossier de protection prenne fin cinq ans après la décision que la sécurité ou le développement de l’enfant ne sont plus compromis ou lorsque l’enfant atteint l’âge de 19 ans, selon la période la plus courte. Il va sans dire que cette modification (qui prolonge d’un an seulement le délai de conservation initial) n’est pas suffisante pour une majorité des jeunes. En effet, si le désir de quitter au plus vite les services et ne plus rien avoir affaire avec ces derniers est relativement généralisé à 17 ou 18 ans chez les jeunes placés, les questionnements face à son histoire et le besoin de comprendre son passé pour envisager l’avenir (notamment lorsque vient le désir de fonder une famille) peuvent survenir plus tard dans la vingtaine, voire la trentaine. Il apparaît crucial que cette histoire soit accessible et que cet accès soit reconnu comme un droit fondamental pour tout jeune ayant été placé, peu importe son âge. Si la Loi sur la protection de la « jeunesse » prévoit la fin des mandats de protection envers les jeunes à 18 ans (bien que la jeunesse se prolonge sur une période beaucoup plus longue), il serait particulièrement pertinent que la loi soit alors (à partir de 18 ans) dévolue à la protection de l’histoire du jeune, dont l’accès devrait constituer un droit fondamental pour chaque individu.