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Cet article a deux objectifs généraux. Premièrement, il cherche à contribuer à la réflexion sur les stratégies et sur les pratiques des centres de travailleurs ayant pour vocation d’organiser les travailleurs migrants précaires et racisés qui échappent souvent au cadre d’action formelle des syndicats. Il vise, deuxièmement, à réfléchir aux stratégies des syndicats visant à aborder la question des travailleurs migrants précaires et non syndiqués dans le cadre de leurs interactions avec les centres de travailleurs. Afin de répondre à ces objectifs, j’analyse le cas de l’expérience de collaboration que le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI) et l’Association des travailleurs et travailleuses d’agence de placement (ATTAP) ont entretenue avec la Confédération des syndicats nationaux (CSN) entre 2013 et 2017 pour la défense en commun des droits des travailleurs immigrants employés par des agences de placement. Outre l’analyse des différentes méthodes d’organisation et des cultures organisationnelles de ces acteurs, le rôle que l’éducation populaire joue pour chacun d’entre eux est mis en évidence.

L’article est divisé en quatre parties. En premier, je ferai une mise en contexte du travail atypique, temporaire et par agence et de l’usage de la main-d’oeuvre immigrante. Ensuite, je présenterai une brève revue de la littérature sur l’émergence des centres de travailleurs et le rôle de l’éducation populaire. Celle-ci permettra de réfléchir aux pratiques développées par ces centres pour organiser les travailleurs en dehors du cadre d’action formelle des organisations syndicales La troisième section présentera brièvement le CTI-ATTAP et la CSN, en soulignant leurs principales positions et actions par rapport aux agences de placement et au travail précaire. Enfin, la quatrième section présentera mon analyse sur l’expérience de collaboration entre le CTI-ATTAP et la CSN ainsi que sur les différentes approches, tensions et complémentarités observées dans cette expérience.

Cet article a émergé du processus de recherche de ma thèse de doctorat à la Faculté d’éducation de l’Université McGill à Montréal[2]. Il s’appuie sur un travail de recherche ethnographique critique, de participation observante, de recherche activiste inspirée par l’ethnographie mondiale[3] et d’entretiens avec des activistes, des travailleurs d’agence de placement et des membres de l’ATTAP et du CTI réalisés entre 2015 et 2018[4]. Afin de bonifier ces données dans le cadre de la réalisation de cet article, deux entretiens approfondis supplémentaires ont été menés, en 2019, avec les deux employés de la CSN qui ont collaboré au sein du CTI. Ces entretiens avaient par but d’approfondir l’analyse des relations du CTI-ATTAP avec la CSN et ont mis l’accent sur la comparaison organisationnelle en ce qui concerne leurs méthodes et leurs visions de l’utilisation de l’éducation populaire et de l’organisation des travailleurs, leur culture politique et l’évaluation de l’expérience de collaboration développée.

Ultimement, l’ambition de l’article n’est pas tant de chercher à identifier une série de constats qui pourraient être généralisés à l’ensemble des collaborations entre des syndicats et des Centres des travailleurs, que, plus modestement, de rendre visibles les dynamiques relationnelles entre deux acteurs distincts du mouvement ouvrier qui, malgré leurs différences importantes[5], ont contribué à faire émerger et à consolider un mouvement de résistance contre les agences d’emploi à Montréal. Comme l’actualité récente le met en évidence, celui-ci a notamment permis de mettre de la pression sur le gouvernement provincial afin qu’il adopte une réglementation spécifique aux agences de placement en 2018[6].

La transformation du travail et le rôle nouveau des agences de travail temporaire

Comme dans de nombreux pays dits développés, la période de l’après-guerre au Canada marque d’importants progrès à la réglementation du travail marqué par la généralisation de la « relation d’emploi standard » (« standard employment relationship » ou SER en anglais). De nombreux auteurs[7] ont toutefois démontré que cette relation d’emploi, caractérisée par un travail à temps plein, des normes de santé et sécurité au travail, des avantages sociaux et un accès au syndicat, s’est érodée dès les années 1970[8]. La dégradation de l’encadrement du marché du travail canadien mènera notamment à l’augmentation de l’influence des employeurs dans la détermination des relations entre employeurs et employés et à l’effritement des conditions de travail répondant de plus en plus aux intérêts particuliers des employeurs[9]. La mutation progressive vers des systèmes de production décentralisés et mondialisés[10] ainsi que l’intensification des politiques néolibérales, l’ouverture des frontières, les accords de libre-échange et la dérégulation des relations de travail ont produit des dynamiques de déréglementation et de transformation des relations du travail qui ont eu pour effet d’accroître l’emploi atypique depuis les années 1980. Subséquemment, l’apparition de la sous-traitance, des contrats zéro heure, du travail sur appel, des contrats temporaires, des plateformes virtuelles, etc. ont permis l’émergence de mécanismes qui répondent à la flexibilité nécessaire pour assurer que le profit soit maintenu ou augmenté.

Selon Vosko et Clark[11], ce type de travail est aussi caractérisé par l’incertitude, le manque de contrôle, le faible revenu et l’accès limité aux protections réglementaires. Ces emplois montrent le processus de fragmentation des marchés du travail entre un coeur de salariés bénéficiant d’une certaine sécurité d’emploi et une périphérie caractérisée par le travail à temps partiel, le travail temporaire, le travail indépendant, la possession de plusieurs emplois, le travail invisible (au noir, des immigrants sans-papiers, des aides familiales et travail relevant du régime des travailleurs étrangers temporaires)[12]. Dans le cas du Québec, le pourcentage d’emplois atypiques, variant entre 35 et 38 %, est demeuré plus ou moins stable depuis 1997[13].

Bien que la flexibilité du travail et les formes emplois atypiques ne sont pas « en soi » des figures négatives, elles sont souvent liées à la précarité du travail qui résulte de l’absence de règles claires des nouvelles formes de relations de travail. Ainsi, l’un des axes de la précarité du travail et des emplois atypiques est la condition de temporalité de l’emploi[14]. L’emploi temporaire, selon Statistique Canada, inclut des emplois saisonniers ; les emplois temporaires, à durée déterminée ou contractuels. De 1997 à 2015, alors que les postes permanents au Canada ont augmenté de 30,5 %, les postes temporaires ont augmenté près de deux fois plus vite (58,2 %), ce qui peut représenter une augmentation de la précarité. Au Québec, cet écart est moins prononcé, bien qu’il soit encore considérable : une augmentation de 29 % pour les postes permanents et de 41 % pour les postes temporaires sur la même période[15]. Ainsi, les emplois atypiques et temporaires dans la province sont souvent liés à l’incertitude concernant le statut d’emploi et le manque de prévisibilité[16]. De plus, de nombreux atypiques comprennent le travail effectué par le biais d’une agence de placement et sont liés au manque de représentation syndicale et au sous-emploi[17].

L’expansion et la dérégulation des agences de travail temporaire et les relations de travail triangulaires

Avec l’augmentation des emplois temporaires a eu lieu la multiplication des agences de travail temporaire au Québec et au Canada. Ce secteur a ainsi connu une expansion depuis le tournant du millénaire. En 2017[18], les revenus d’exploitation s’élevaient à 14,5 milliards de dollars pour le Canada et à 2,1 milliards de dollars pour le Québec[19], soit le double de ce qui était enregistré en 2000[20]. En 2017 la plupart des revenus d’exploitation du secteur provenaient de l’Ontario (58,3 %), suivi de l’Alberta (16,1 %) et du Québec (14,5 %)[21].

Les agences de placement ont ceci de particulier qu’elles établissent un type de relation du travail triangulaire entre trois composantes : le travailleur, l’agence (l’employeur) et l’entreprise cliente de l’agence. Le travail établi par cette relation se caractérise par son caractère temporaire, par le fait qu’il conduise à moins d’avantages sociaux, voire à pas d’avantages du tout, par son instabilité, par sa durée déterminée et par l’absence d’accès à la syndicalisation[22]. Les relations triangulaires sont considérées comme un facteur qui contribue à éroder les relations d’emploi standard et à créer une précarité du travail[23] et malgré son expansion dans le Canada, il y a eu peu d’avancées pour encadrer leurs activités[24]. Au Québec, avant le vote du projet de loi n° 176 en juin 2018, le dernier cadre réglementaire datait de 1910 et avait été abrogé en 1982[25]. Le nouveau règlement a été rédigé en 2019 et est entré en vigueur le 1er janvier 2020[26].

Les agences de placement et la main-d’oeuvre immigrante au Québec

L’étude la plus complète sur les agences de placement du Québec est sans doute celle de Bernier et Vultur, Les agences de travail temporaire. Leur rôle et leur fonctionnement comme intermédiaires du marché du travail[27]. Ces universitaires compilent les études de divers auteurs décrivant le marché des agences comme « un univers en expansion non réglementé » dans lequel la relation triangulée pose des problèmes pour l’application des normes du travail, de la santé et de la sécurité. Aussi, Bernier et Vultur mettent en lumière l’impossibilité de connaître le nombre réel d’agences de placement au Québec vu que la majorité opèrent sans avoir de licence gouvernementale. Quelques estimations indiquent qu’il pourrait y avoir plus de mille agences[28]. Les auteurs suggèrent que des protections spécifiques aux travailleurs d’agence devraient être mises sur pied par le biais d’une réforme du droit du travail. Enfin, cette étude établit que la condition migratoire est un facteur à prendre en compte pour comprendre le non-respect des droits des travailleurs d’agence. Cependant, les auteurs n’examinent pas comment l’immigration et la discrimination systémique envers les immigrants pourraient être possiblement des facteurs sur lesquels cette industrie fonde son expansion.

Vultur[29] se concentre sur les perceptions des conditions de travail et met en évidence que les travailleurs d’agence sont des travailleurs interchangeables et de seconde classe. Son analyse démontre que le travail par agence rend le travail particulièrement précaire, avec des mandats de courte durée, des emplois non ou peu qualifiants et des tâches peu désirables (difficiles, répétitives ou dangereuses). Le travail intérimaire comprend également une masse de travailleurs qui permet à l’entreprise cliente d’éviter des coûts par rapport à leur intégration, à leur formation ou à leur protection physique (équipement ou formation en matière de santé et sécurité du travail) et sociale (amélioration de la qualité de leur emploi) puisqu’on les juge remplaçables. Vultur reconnaît que ce sont surtout les immigrants qui utilisent les agences pour trouver un emploi étant donné les difficultés qu’ils rencontrent pour accéder au marché du travail québécois. Ces difficultés incluent le manque de reconnaissance de leurs études et de leurs diplômes et la demande, par les employeurs, de détenir une expérience de travail québécoise[30]. En outre, les jeunes immigrants avaient un niveau de scolarité plus élevé que les jeunes d’origine canadienne. Malgré cet avantage pour faire face au marché du travail, ils se trouvaient dans des conditions d’emploi précaires identiques ou pires que celles des jeunes Canadiens[31].

De leur côté, Choudry et Henaway[32], sur la base des connaissances générées par le travail du Centre des travailleurs immigrants (CTI), ont cartographié l’utilisation des différents statuts d’immigration par les agences à Montréal. Ils ont décrit trois catégories segmentées d’immigrants. La première comprend les sans-papiers, ciblés par de petites agences non réglementées (« agences fantômes »). Ces travailleurs sont les plus exposés à l’exploitation et aux abus. La deuxième catégorie regroupe les demandeurs d’asile exploités par des agences qui savent que ces travailleurs ne sont pas en position d’exiger de meilleures conditions en raison de leur statut ambigu. La troisième catégorie comprend les résidents permanents et les citoyens de « minorités visibles » qui ont du mal à trouver un emploi permanent à cause du racisme institutionnel et du manque de reconnaissance de leurs études, compétences et aptitudes antérieures. Ces catégorisations laissent entendre que quelques agences, en interprétant les conditions de vulnérabilité des immigrants, peuvent mieux contrôler le travail, exploiter et produire des groupes de travailleurs flexibles à proposer aux entreprises clientes[33].

L’une des rares sources d’information quantitative importante sur les agences à Montréal provient d’une enquête de la Commission des normes du travail effectuée en 2012 auprès de 1002 travailleurs d’agences de placement dans la région métropolitaine (immigrants et non-immigrants)[34]. Cette enquête montre que les travailleurs immigrants (on ignore le statut de ces travailleurs dans l’enquête) avaient de pires conditions de travail que les travailleurs d’origine canadienne. Les chercheurs n’ont pas expliqué comment cela se produisait et n’ont pas non plus proposé d’hypothèse d’analyse. Il est également possible que de nombreux types de travailleurs en situation de précarité ne soient pas représentés dans l’enquête de la Commission. Toutefois, cette dernière a fourni des informations précieuses, notamment le fait que les immigrantes sont deux fois plus susceptibles d’être en contact avec deux agences ou plus, comparativement aux travailleurs nés au Canada. Les immigrants sont une fois et demie plus susceptibles que les Canadiens de passer moins de temps dans une position stable[35]. Ils ont également des périodes de vacances plus courtes, généralement sans contrat écrit, et attendent plus longtemps avant de recevoir un appel téléphonique leur offrant un emploi. L’enquête a révélé d’importantes différences de salaires ; le salaire moyen des immigrants était de 13,70 $ l’heure, et de 16,50 $ l’heure pour ceux d’origine canadienne. De plus, 35 % des travailleurs immigrants ont reçu moins de 11,00 $ de l’heure, comparativement à 13 % de ceux d’origine canadienne (le salaire minimum au moment de l’enquête était de 9,90 $). L’enquête a aussi détecté que la population immigrante est surreprésentée parmi les travailleurs d’agence[36].

Des études ultérieures au Québec ont démontré la vulnérabilité des travailleurs immigrants d’agence ; par exemple, il leur est difficile de faire appliquer les normes du travail, de santé et de sécurité[37]. Les études suggèrent qu’il existe un facteur de concurrence entre les agences, ce qui sous-entend qu’elles ont tendance à chercher des moyens de réduire le coût de la main-d’oeuvre. Certaines d’entre elles utilisent donc la vulnérabilité migratoire pour réduire leurs coûts et ainsi offrir une main-d’oeuvre meilleur marché. Bernier, Dupuis, Fontaine et Vultur[38] ont déjà noté que les agences « gèrent » la main-d’oeuvre relativement « inemployable », principalement les jeunes et les immigrants, et que cette activité a un effet important sur leurs conditions de travail, leur niveau de rémunération et leur précarité.

Enfin, il convient de mentionner les cas d’abus de travailleurs immigrants et de personnes racisées par des agences qui sont rapportés de manière récurrente dans la presse, ce qui montre la vulnérabilité des travailleurs en raison de leur statut migratoire ; quelques cas précis soulignent l’existence de critères raciaux pour le recrutement et la localisation du travail[39].

Les Centres de travailleurs et l’éducation populaire comme réponse à la précarité du travail : bref aperçu de la littérature

L’émergence des centres de travailleurs en Amérique du Nord est liée aux conséquences de l’affaiblissement du pouvoir syndical. Et cet affaiblissement est lié à l’application des réformes néolibérales des années 1980-1990 et aux processus de croissance du travail atypique dans les secteurs périphériques du marché du travail. L’importance des centres de travailleurs s’est accrue avec le temps et avec la participation croissante des travailleurs immigrants en situation de travail précaire.

Fine[40] documente comment les premiers centres de travailleurs sont apparus dans les années 1980 quand des groupes de ces travailleurs ont commencé à s’auto-organiser sur la base de la tradition d’organisation communautaire d’Amérique du Nord, afin de déployer des actions micro-situées pour défendre leurs droits. Les centres ont commencé avec une grande base de travailleurs immigrants/migrants exclus des protections sociales et de la syndicalisation, qui ont été racisés et discriminés. Dans certains cas, ils ont également hérité de pratiques de résistance liées au contexte sociopolitique du pays d’origine de quelques travailleurs. La rencontre de travailleurs avec différents profils et trajectoires politiques et migratoires a ouvert un vaste champ des stratégies basées sur l’éducation populaire, qui contrastent avec la dominance des approches juridiques descendantes qui caractérisent les approches syndicales[41]. Ce modèle comprend aussi d’autres moyens de mobiliser, avec une organisation horizontale et des processus démocratiques directs et participatifs. Cependant, beaucoup de chercheurs ont compris que les centres de travailleurs incarnent une sorte de continuité par rapport aux traditions de l’organisation communautaire des années 1960 et 1970, et même aux traditions des premières étapes des luttes ouvrières militantes[42].

En même temps, les processus internes d’éducation populaire de ces centres apportent des connaissances importantes sur les façons dont le secteur privé et l’État gèrent et promeuvent le travail précaire. D’ailleurs, ces processus impliquent des dynamiques d’action directe qui en sont arrivées à générer des transformations importantes au niveau de campagnes de revendication politique[43]. Comme résultat, certains syndicats ont aussi lentement commencé à se pencher sur leurs approches spécifiques à la réalité des travailleurs précaires et explorent des modalités de collaboration avec les centres de travailleurs[44].

Figure 1

Les caractéristiques principales des centres de travailleurs

Les caractéristiques principales des centres de travailleurs
Source : Basé sur plusieurs auteurs[45]

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Les différences entre les centres de travailleurs et les syndicats ont commencé à attirer l’attention non seulement des syndicalistes progressistes, mais aussi des chercheurs. Par exemple, dans son texte « A marriage in heaven ? Mismatches and Misunderstandings between Worker Centres and Unions[46] », Janice Fine a fait une excellente analyse de certaines des différences qui séparent les syndicats des centres de travailleurs. Elle analyse essentiellement trois types de disjonctions et de désaccords fondés sur des facteurs d’ordre structurel, culturel et idéologique. Les facteurs structurels concernent le financement des opérations, dans le cas des syndicats par voie des contributions des membres et, dans le cas des centres, par le biais de dons et de fondations ; une participation comme membre adhérent versus une participation ouverte où le niveau de militantisme et d’engagement va définir la place d’un membre ; l’organisation sectorielle versus l’organisation multisectorielle ; et la base construite sur le lieu de travail versus la base communautaire. Aussi, il est possible de différencier l’action basée sur le cadre juridique de la convention collective par rapport à l’action directe.

Les différences culturelles sont les suivantes : une base dominante qui homogénéise le syndicat versus une base de membres aux origines culturelles diverses ; l’existence d’une langue dominante versus plusieurs langues ; des actions qui répondent à des structures rigides, bureaucratiques et hiérarchiques versus une organisation plus horizontale. Sur le plan idéologique, il est possible, d’une part, de constater que les agendas des centres apparaissent comme beaucoup plus internationalistes et imprégnés d’un sens global du changement social, incluant les questions d’immigration, de bien-être communautaire et d’identité culturelle ; d’autre part, les syndicats répondent à un sens plus pragmatique de l’action, ce qui les conduit à s’aligner ou à soutenir des partis politiques de manière plus directe, et où la portée de l’action relève du national et est concomitant avec la solidarité à ce niveau. Dans ce cadre, les dynamiques internes d’éducation des centres de travailleurs répondent plus directement aux besoins des travailleurs précaires. On produit et adapte donc du matériel éducatif et didactique pour la population cible des centres des travailleurs – souvent dans plusieurs langues. On vulgarise aussi les problématiques liées au travail précaire et on les associe aux droits correspondants, à la vie communautaire et aux conditions des immigrants. Enfin, il faut mentionner que la sensibilisation (outreach en anglais) est une activité centrale des centres de travailleurs. En effet, les centres ne font pas qu’accueillir des travailleurs qui veulent justice, mais ils vont aussi à leur rencontre, que ce soit dans les usines, les stations de métro, les centres communautaires ou d’autres endroits urbains où ils se concentrent. Ce type de travail implique la construction d’un réseau d’action sociale qui dépasse le lieu du travail pour établir des liens entre l’action et les réalités locales des travailleurs dans leurs communautés[47].

Enfin, il est bon de mentionner que l’existence des centres de travailleurs tend à combler la faible capacité des syndicats à adapter la rigidité de leurs stratégies d’organisation et de recrutement aux caractéristiques des travailleurs atypiques et, en particulier, des travailleurs immigrants, vulnérables et racisés. Cela ne signifie pas que les syndicats ignorent totalement ces travailleurs précaires. Cependant, je note ici que les progrès dépendent fortement de l’apprentissage que les syndicats peuvent tirer de leur proximité avec les centres de travailleurs et de leur expérience sur la base de l’éducation populaire.

Dans le cas particulier des mouvements syndicaux, l’éducation populaire et l’éducation des adultes ont toujours joué un rôle politique et organisationnel majeur[48]. Cependant, ce rôle n’est pas exempt de tensions et de discussions. Comme Bleakney et Morrill[49] le soulignent, tout au long du XXe siècle, l’éducation dans les mouvements syndicaux d’Amérique du Nord a été soumise à des tensions entre deux modèles éducatifs. Le premier contribue de façon radicale et critique au changement social, et le deuxième est plus conservateur et étroit, mettant de l’avant une formation syndicale liée au modèle du Business Unionism. Plus récemment, une partie du débat sur le rôle de l’éducation populaire et de l’éducation des adultes dans les mouvements syndicaux a été liée à la question du déclin du pouvoir syndical depuis les années 1980. Ce déclin a eu lieu en raison de la cession progressive du contrôle de l’éducation aux secteurs de la gestion, limitant ainsi les possibilités des membres de comprendre le processus de réorganisation capitaliste qui a débuté dans les années 1980[50]. Foley[51] a remarqué que les tensions au sujet des processus d’éducation au sein des syndicats fluctuaient entre deux approches. La première est plus politique et affirme la lutte des classes, tandis que la deuxième défend une gestion conciliante de la « réorganisation structurelle » des processus de production, exigeant des travailleurs qu’ils acceptent « raisonnablement » les transitions économiques et de production flexible[52].

Dans le contexte canadien, Camfield[53] indique que le déclin du pouvoir syndical et la perte d’un rôle politique offensif de l’éducation sont liés à leur « bureaucratisation » :

la bureaucratie est mieux comprise comme un mode d’existence des relations sociales dans laquelle l’activité (travail) des gens est organisée par des règles formelles qui limitent leur capacité à déterminer son caractère et ses objectifs, et qu’ils ne sont pas eux-mêmes en mesure de la modifier avec facilité.

Cette idée, appliquée aux syndicats, signifie limiter les possibilités pour les travailleurs de s’orienter vers l’organisation collective et de prendre l’offensive politique. Elle signifie aussi que l’éducation populaire se limite uniquement à un mécanisme d’adaptation dans la vie syndicale. C’est un rôle de l’éducation qui aide à soutenir la structure du syndicat mais qui met donc un frein au développement du leadership en dehors de la structure syndicale formelle et aux alternatives plus larges de lutte, et implique aussi un renoncement à une position plus offensive.

Ainsi, les critiques formulées précédemment impliqueraient la transformation des processus d’éducation au sein des syndicats et du monde du travail dans leur ensemble. Une partie de l’agenda pour la construction de la classe ouvrière est la prise de conscience que l’éducation devrait porter sur la manière dont d’autres systèmes d’exclusion (racisme, xénophobie, sexisme, etc.) au sein de la société moderne capitaliste ont fragmenté les travailleurs. Dans ce sens, Camfield[54] appelle à la réinvention du mouvement syndical pour faciliter la création d’une solidarité de la classe ouvrière défendant des politiques anticapitalistes, antiracistes et féministes.

D’un autre côté, l’éducation populaire dans les centres de travailleurs joue un rôle beaucoup plus politique que les approches des organisations syndicales et cherche plus que la seule intégration sociale des immigrants[55]. Les centres de travailleurs visent à renverser l’ordre social en produisant des individus ayant une conscience critique et de classe, conscients des mécanismes et des acteurs sociaux avec lesquels l’oppression s’engendre et se naturalise. Dans cette optique, de nombreux processus éducatifs dans les centres de travailleurs utilisent les bases théoriques développées par Paulo Freire et visent non seulement à reproduire les connaissances sur la situation des travailleurs, mais aussi à générer ces connaissances[56]. Par conséquent, l’éducation est principalement un programme politique de production constante de connaissances sur les caractéristiques diverses et évolutives de leur situation d’oppression sociale. Dans ce processus de clarification de la situation sociale d’oppression, des mesures concrètes sont établies pour la subvertir, qui finissent par avoir un impact sur l’agenda politique que les centres de travailleurs suivent pour générer des demandes de changement.

Le cas du mouvement contre les agences de placement à Montréal : l’action collective du CTI-ATTAP et de la CSN

Malgré le nombre sans cesse plus grand d’études scientifiques sur le travail intérimaire, on sait encore peu de choses sur ses effets sur la population immigrante. Par la suite, le rôle que le CTI et l’ATTAP ont joué pour mieux comprendre ce phénomène avec la contribution de l’éducation populaire est mis en évidence. Enfin, j’aborderai l’expérience de collaboration entre le CTI-ATTAP et la CSN pour souligner certaines différences organisationnelles qui peuvent être détectées par le biais de la réflexion du rôle de l’éducation populaire.

Le CTI et l’ATTAP

Le CTI a été créé en 2000 par d’anciens organisateurs syndicaux d’origines philippine et canadienne et leurs alliés universitaires[57]. Depuis lors, le CTI a joué un rôle important à Montréal, soutenant des centaines de travailleurs chaque année dans diverses luttes touchant le travail et l’immigration, individuellement et collectivement. Le CTI donne la priorité à l’organisation et au soutien des travailleurs immigrants afin qu’ils puissent revendiquer le respect de leurs droits du travail et justice en matière d’immigration, que ce soit par le biais d’actions directes ou de campagnes. L’organisation fonctionne avec un financement minime, qui provient généralement de fonds non gouvernementaux, de fondations, de dons et de subventions ponctuelles modestes qui reposent souvent sur l’existence de projets spécifiques. Les salariés sont peu nombreux, et le CTI dépend du soutien de nombreux bénévoles, universitaires et membres du conseil d’administration. Le CTI travaille aussi au sein de coalitions et en collaboration avec d’autres organisations, comme Au bas de l’échelle, Solidarité sans frontières et PINAY (une organisation de femmes philippines). Le CTI fait également partie du Front de défense des non-syndiqués-e-s (FDNS), une coalition de plus de 25 groupes populaires et syndicaux de Montréal[58].

Dans le contexte de la crise financière de 2008-2009, qui a mis de la pression sur les employeurs pour qu’ils maintiennent leurs marges de profits, il est devenu évident pour le CTI que les agences de placement devenaient un secteur d’emploi important à Montréal pour certains grands employeurs comme Dollarama. Aussi, les membres du CTI commençaient à observer que de nombreux immigrants obtenaient leur premier emploi par l’entremise des agences, tandis que d’autres, qui souffraient de la délocalisation d’entreprises vers les pays du Sud Global, se sont soudainement retrouvés à la merci du travail par agence. Plusieurs de ces travailleurs immigrants n’étaient pas capables de délaisser le travail temporaire et les abus commis par les agences se situaient en dehors du cadre légal de protection du travail[59].

Afin de répondre à cette situation et pour renforcer la solidarité de ces travailleurs, le CTI a décidé de créer l’Association des travailleurs et travailleuses d’agence de placement (ATTAP) en novembre 2012. Le but de cette association était de cibler le travail par agence, ce qui incluait : a) comprendre la complexité du problème en prenant en compte la situation migratoire des travailleurs ; b) synthétiser et disséminer un narratif pour la défense des droits des travailleurs d’agence immigrants et racisés ; c) renforcer le leadership et utiliser l’éducation populaire comme moyen d’organisation des travailleurs d’agence[60].

Le CTI et l’ATTAP ont développé une approche générale et spécifique de la manière dont les travailleurs immigrants d’agence se confrontent à une relation de travail triangulaire qui contourne la relation d’emploi standard. Techniquement, le travailleur est employé par l’agence de placement, mais l’entreprise, cliente de l’agence de placement, supervise le travailleur sur le lieu de travail temporaire. En créant de la confusion quant au véritable agent qui a les compétences d’employeur en vertu du Code du travail du Québec, cette relation triangulaire permet aux employeurs et aux agences de contourner les droits du travail et nuit à la capacité des travailleurs de s’organiser. Dans ce cadre de relations du travail, le statut migratoire des travailleurs est fondamental puisqu’il renforce la possibilité de discrimination en fonction de divers facteurs tels que la race, l’origine, la connaissance ou non du français ou de l’anglais, la crainte que leurs plaintes aient des répercussions en raison de leur statut d’immigration, etc.

Au cours des dernières années, le CTI et l’ATTAP ont mené plusieurs campagnes. Par exemple, ils ont demandé que les employeurs et les agences aient une responsabilité conjointe pour les conditions de travail et pour la fourniture d’équipement de sécurité – c’était la Campagne des bottes – en 2014. En même temps, l’ATTAP a développé un travail intensif de défense de cas particuliers de travailleurs d’agence devant la CNESST en 2015 et 2016. D’autres actions prises par l’ATTAP incluaient la formation de leaders, des ateliers sur les droits du travail et les agences, des rassemblements, des conférences de presse, des tournées en bus avec les travailleurs et la presse, des pique-niques, des sessions d’arts de rue et de théâtre, des assemblées, la réalisation d’interviews et d’enquêtes, la participation à des congrès et à des conférences sur l’immigration et le travail, etc.

Avec l’annonce faite au début de 2017 que le gouvernement provincial réformerait le Code du travail, le CTI et l’ATTAP ont lancé en mai 2017 une campagne intitulée « Stabilité et dignité ». Le but global était de dénoncer les pratiques qui consolident l’activité de sous-traitance par les agences grâce au recours à la main-d’oeuvre immigrante. Cette manière de faire a favorisé une position offensive, visant à limiter le pouvoir des agences de placement sur les travailleurs. Les quatre demandes principales étaient : a) que tous les travailleurs intérimaires obtiennent un statut d’emploi permanent après 3 mois de service continu pour la même entreprise ; b) que les travailleurs des agences de placement reçoivent le même salaire que les travailleurs permanents pour le même travail ; c) que tous les travailleurs, quel que soit leur statut migratoire, aient pleinement accès aux services publics provinciaux et puissent déposer des plaintes auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) ; d) que les agences de placement et les employeurs soient considérés comme coresponsables du respect des normes du travail et de la santé et de la sécurité des travailleurs. L’ATTAP avait conscience que les problèmes relatifs aux agences de placement étaient beaucoup plus étendus que ceux qui ont été abordés par la campagne. Cependant, les demandes formulées étaient le résultat de processus d’éducation populaire effectués au sein de l’ATTAP pour développer des demandes réalistes et ciblées, sans renoncer à des changements plus importants à moyen et à long terme.

En juin 2018, le projet de loi no 176, « Loi modifiant la Loi sur les normes du travail et d’autres dispositions législatives visant principalement à faciliter la conciliation famille-travail », a été adopté par l’Assemblée nationale du Québec. La nouvelle loi comprenait des règlements pour les agences : a) salaire égal pour les travailleurs d’agence à celui des employés de l’entreprise cliente ; b) interdiction d’exploiter une agence de placement sans détenir une licence délivrée par la CNESST ; c) interdiction pour une entreprise cliente de retenir les services d’une agence qui ne détient pas de licence ; d) l’entreprise cliente et l’agence partagent la responsabilité des obligations financières envers les travailleurs temporaires. Un autre gain est le droit des travailleurs temporaires de refuser de travailler lorsque l’employeur n’a pas donné d’avis préalable au sujet de l’horaire de travail. L’engagement des membres de l’ATTAP, qui ont rencontré plusieurs fois des fonctionnaires de la CNESST et les autorités gouvernementales entre 2016 et 2018, a aussi été important afin d’exposer leur réalité et de faire entendre leur voix aux responsables des politiques de protection des travailleurs.

Bien que les membres du CTI et de l’ATTAP aient bien accueilli la loi n° 176 et la voient comme une victoire, ils considèrent que les nouveaux règlements ne satisfont pas certaines exigences majeures de la campagne « Stabilité et Dignité ». Compte tenu du contexte très réfractaire aux changements des normes du travail au Québec, il a été considéré qu’il s’agit d’un gain énorme et d’une opportunité pour ouvrir de nouvelles voies pour continuer l’organisation des travailleurs d’agence. Cependant, cette victoire a également souligné l’importance de la participation de la CSN, dont une partie du rôle consistait à collaborer directement avec le CTI et l’ATTAP dans la campagne et dans les actions contre les agences.

La Confédération des syndicats nationaux (CSN)

La CSN comprend près de 2000 syndicats. Pour la période 2011-2014, elle regroupait un nombre moyen de 287 330 membres cotisants. Tous ces travailleurs sont réunis sur une base sectorielle ou professionnelle dans huit fédérations[61].

Cependant, le nombre de membres cotisants mensuellement, qui avaient connu une croissance annuelle soutenue, s’approchant ainsi à 300 000 membres avant 2017, a connu un brusque recul. Pour la première fois en vingt ans, l’organisation a connu une baisse du nombre de ses membres cotisants. En effet, à la suite de l’adoption du projet de loi n° 10, qui a fusionné des établissements de santé afin de créer les Centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) et les Centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS), une période de maraudage a été décrétée entre le 30 janvier et le 24 février 2017[62]. Le résultat a été la défection de 22 700 membres du secteur de la santé et des services sociaux. Aussi, la dernière campagne de maraudage dans le secteur de la construction, tenue au début de l’été 2016, a donné lieu à une autre perte significative de membres. À la suite de ces événements, la CSN a estimé que le nombre moyen de membres cotisants mensuellement serait de 261 696 membres pour la période 2017-2020.

Malgré ces récentes difficultés, la CSN a historiquement été un acteur politique qui, de manière récurrente, a assumé des positions sur face aux politiques fédérales et provinciales d’immigration et de lutte contre la discrimination.

Dans le cas particulier des agences de placement, elle a estimé qu’il était important de modifier le Code du travail pour reconnaître la disparité de traitement qui existe à l’égard des travailleurs intérimaires atypiques. La CSN lors des discussions sur le projet de loi no 176 à l’Assemblée nationale[63] a constaté qu’il est presque impossible de syndicaliser les travailleurs d’agence. Malgré le fait que plusieurs groupes de travailleurs d’agence aient demandé à la CSN un soutien pour la syndicalisation ces dix dernières années, la CSN avait les mains liées vu le système de syndicalisation en vigueur. Selon les entrevues effectuées auprès de travailleurs de la CSN, les premières tentatives de faire face à ce problème de manière intégrale remontent à 2012. À cette époque, l’idée était d’organiser les travailleurs d’agence dans les entreprises où il existait déjà des syndicats affiliés à la CSN. Toutefois, étant donné que les travailleurs d’agence étaient légalement des employés de l’agence, qu’il y avait des employés d’agence dans divers lieux de travail et que le processus de syndicalisation ne pouvait opérer qu’avec les travailleurs directement employés par l’entreprise cliente, les efforts de syndicalisation ont presque tous échoué. Le service de syndicalisation de la CSN ne pouvait donc pas faire grand-chose pour organiser et syndiquer formellement les travailleurs d’agence, et ainsi changer les conditions de travail de ces travailleurs qui avaient longtemps été marginalisés par le Code du travail. Ces limitations ont été décrites dans divers travaux sur les agences réalisés tant dans le contexte canadien que dans l’arène internationale[64].

Selon les travailleurs de la CSN interviewés, l’une des premières propositions pour régler ce problème a été d’ouvrir un centre de travailleurs. Cependant, cette idée a été abandonnée pour des raisons financières et parce que le CTI, une organisation expérimentée dans cette problématique, existait déjà. Cela a conduit la CSN à explorer, dès 2013, la possibilité de collaborer avec le CTI et l’ATTAP par le biais de son service de syndicalisation. Cette collaboration a été facilitée par le fait que l’une des membres de la CSN faisait partie du conseil d’administration du CTI. Ainsi, des relations plus étroites ont commencé par le biais d’un soutien concret basé sur le financement et sur l’appui d’un dirigeant syndical. Le dirigeant syndical avait pour rôle d’appuyer le travail sur le terrain, de faire un suivi des campagnes, d’offrir un soutien légal, technique et logistique afin de consolider juridiquement l’ATTAP comme association et de soutenir la défense des travailleurs d’agence avec le cadre juridique en vigueur.

Malheureusement, le soutien de la CSN au CTI et à l’ATTAP a pris fin en raison de la crise qui a suivi la perte massive de 22 700 membres en 2017. Cela a contraint la CSN à réduire les fonds pour soutenir les secteurs qui travaillent en dehors de sa principale sphère d’action syndicale et à couper certains postes[65]. Par conséquent, le poste de dirigeant syndical en soutien à l’ATTAP a été coupé, et le CTI et l’ATTAP ont perdu un soutien économique et technique important.

Cependant, les nombreuses années de soutien et de collaboration de 2013 à 2017 ont eu un impact en renforçant un mouvement qui a culminé par l’adoption des modifications apportées au Code du travail, spécialement celles qui concernent les agences de placement. Ce n’est pas un impact mineur, compte tenu du fait qu’il n’y a pas eu de réglementation spécifique pour les agences de placement depuis 1982 au Québec[66].

L’expérience en question, la collaboration entre le CTI-ATTAP et la CSN

Malgré ces problèmes, le travail collaboratif entre le CTI-ATTAP et la CSN peut être compris comme une tentative de rapprochement qui a permis aux deux acteurs de se renforcer mutuellement. De plus, cela leur a permis de développer un agenda plus ou moins commun vis-à-vis de l’État provincial ; le CTI et la CSN ont pu mettre au jour dans le débat public sur la réforme du Code du travail la question des agences, du travail des immigrants et de leur vulnérabilité[67] ainsi que la nécessité de réglementations spécifiques pour le secteur du travail intérimaire.

Aussi, cette collaboration a contribué de manière importante aux actions du CTI et de l’ATTAP. L’un des éléments principaux a été l’expertise que le représentant syndical a mise à la disposition du CTI afin d’améliorer les interventions de l’ATTAP dans les dossiers de plaintes de travailleurs d´agence à la CNESST. Plus spécifiquement, la CSN a montré comment la loi pouvait s’appliquer dans la relation triangulaire imposée aux travailleurs d’agence. Dès le début, cette contribution s’est concrétisée dans la « Campagne des bottes » de 2014, qui faisait la promotion de la nécessité pour les agences et les entreprises clientes d’assumer la responsabilité de fournir l’équipement de sécurité au travail. Les destinataires de cette campagne étaient principalement les travailleurs d’entrepôts, notamment ceux employés chez Dollarama. D’un autre côté, le contact direct entre les délégués de la CSN et les travailleurs immigrants a permis de révéler les besoins spécifiques des travailleurs ; ces besoins résultent de leurs statuts migratoires et sont très différents des besoins des travailleurs non immigrants ou syndiqués. Ce travail d’analyse et de comparaison a permis de mettre au jour les situations dans lesquelles la loi ne fonctionnait tout simplement pas ou n’avait aucune possibilité réelle d’application.

Par ailleurs, une contribution du travail conjoint entre la CSN et l’ATTAP a été un processus de clarification des objectifs de l’ATTAP. Des activités concrètes ont été mises sur pied pour cibler le recrutement et la mobilisation de groupes de travailleurs à des endroits spécifiques, comme Dollarama. La sensibilisation et les ateliers ont été transformés en activités récurrentes qui ont été élaborées spécifiquement pour les travailleurs de Dollarama, qui sont principalement des demandeurs d’asile provenant d’Afrique et d’Haïti. En outre, tout ce travail a permis, dans une moindre mesure, de dynamiser les discussions internes à la CSN sur les agences de placement et sur le niveau de soutien aux mobilisations dirigées par l’ATTAP.

L’analyse conjointe entre les responsables de la CSN, les membres du CTI et de l’ATTAP et les travailleurs peut être comprise comme un processus dialectique. Ce processus a également été intégré aux différents ateliers et séances d’information de l’ATTAP sur les droits des travailleurs d’agence. De cette façon, l’analyse s’est élargie, incluant d’autres violations des droits. Celles-ci sont liées aux questions salariales, aux abus verbaux, au manque d’information sur le travail à effectuer, à la désorganisation entre entreprise cliente et agence, au racisme et aux déterminations structurelles des politiques migratoires, etc. De cette manière, des exemples d’une grande diversité d’abus ont été compilés par les membres activistes du CTI et de l’ATTAP. De plus en plus, les organisateurs et travailleurs leaders ont été en mesure de faire des liens entre ces abus et des facteurs structurels reliés aux politiques migratoires et au racisme institutionnel ainsi qu’au manque de régulations concrètes. Ces informations ont aussi été utiles pour l’organisation de campagnes, comme la campagne « Stabilité et Dignité », et ont circulé dans les assemblées, dans les conférences de presse, dans les réunions avec des fonctionnaires de la CNESST, dans les réunions avec les autorités gouvernementales et avec les partis politiques de l’opposition. Elles ont même été incluses dans des manuels sur les droits des travailleurs d’agence qui ont été conçus par le CTI et par l’ATTAP en 2014. Tout ce processus a progressivement contribué à étoffer le narratif sur les effets que les agences ont sur les travailleurs immigrants et à donner au concept abstrait de vulnérabilité une dimension plus concrète. La vulnérabilité est ainsi devenue une véritable composante des relations de travail avec les agences de placement.

Différences d’approche, tensions et complémentarités

Dans le cas présent, je me concentrerai sur certaines différences et complémentarités du travail conjoint entre la CSN et le CTI-ATTAP. Je soulignerai le rôle de l’éducation populaire – ce que Janice Fine ne développe pas beaucoup en général dans son travail. Il est important de noter que les différences (structurelles, culturelles et idéologiques) définissent si l’éducation populaire peut avoir un rôle plus ou moins prépondérant pour l’offensive politique.

Par exemple, les travailleurs de la CSN interviewés ont constaté qu’il existe des processus d’éducation plus formels qui se déroulent dans le cadre de la formation des représentants syndicaux élus démocratiquement par vote ; le caractère de l’éducation a donc un mandat prédéfini. La formation porte principalement sur les réglementations actuelles du travail et sur les conventions collectives et répond directement aux devoirs de représentation des délégués syndicaux. La formation provient d’une structure centralisée et experte qui connaît déjà les limites légales de l’application de l’action des représentants. D’un autre côté, au CTI et à l’ATTAP, on pourrait affirmer que la composante formelle des processus d’éducation populaire passe par le contenu lié aux normes du travail. Cependant, c´est un contenu qui est constamment mis en tension avec la réalité de la difficile applicabilité des normes pour de nombreux travailleurs (demandeurs d’asile, sans-papier, demandeurs humanitaires, personnes qui attendent le parrainage, étudiants, travailleurs temporaires, etc.). En outre, les processus de circulation de l’information dans divers scénarios tels que les assemblées, les réunions de travail, la préparation de campagnes, le développement de formes alternatives d’art et d’éducation populaire et d’autres mécanismes de vulgarisation, les cours de français et d’anglais pour travailleurs, la participation des travailleurs aux mobilisations en tant que porte-parole du mouvement, ont renforcé la base de nature horizontale de l’organisation. En même temps, cette horizontalité facilite la réflexion collective dans les espaces non formels et favorise l’apprentissage de nombreux membres, surtout lorsqu’ils sont liés à des actions directes (par exemple, organiser une assemblée, aider un autre travailleur à préparer une plainte à la CNESST, traduire un document ou des brochures, conduire un atelier sur les normes du travail, etc.).

Cependant, il existe des défis dans le développement des processus d’éducation populaire à l’ATTAP, comme le manque de constance dans la participation de certains des membres ou la vision trop large et peu concrète de nouveaux participants. Ces défis ne permettent pas de mettre sur pied des actions de manière rapide. Ainsi, comme beaucoup des membres ne peuvent pas assister systématiquement aux réunions, il devenait parfois nécessaire de répéter ce qui a été dit lors des réunions précédentes, ralentissant ainsi le progrès des actions ou le développement de l’agenda. Cependant, contrairement aux syndicats, les centres de travailleurs sont plutôt conciliants avec cette dynamique puisqu’on considère que la participation ne peut pas être forcée, et qu’une participation réellement engagée est celle dont émergent des leaders.

Selon cette vision, les leaders ne peuvent être délégués ou élus au préalable, comme dans les syndicats. Par ailleurs, le niveau de précarité des travailleurs immigrants d’agence et les limites structurelles à leur participation continue – fatigue chronique, horaires variables, absence de temps et de planification financière en raison de leur précarité[68] – sont des obstacles qui justifient bien la lenteur du déroulement des activités de l’ATTAP. En ce sens, le leadership au CTI et à l’ATTAP suit des chemins complètement différents des syndicats, et cela est lié aux différents rythmes et voies suivis par les processus d’éducation populaire et de réflexion collective. Cependant, l’ATTAP a réussi à surmonter cet obstacle en maintenant un noyau dur de travail (avec six ou sept militants et des travailleurs participant de manière plus récurrente) et une ceinture secondaire de membres qui accompagnent les actions et les activités (entre quinze et vingt).

Une autre observation sur les différentes dynamiques est le fait que les processus d’éducation populaire à l’ATTAP se produisent en relation avec des besoins émergents pour l’action directe – un travailleur dont les conditions de travail ou de vie méritent une campagne publique, l’intégration d’un groupe de travailleurs rencontrés lors d’un processus de sensibilisation, d’un groupe de travailleurs qui fait une plainte à la CNESST avec l’aide des bénévoles, une demande d’ateliers de la part d’une organisation communautaire qui reçoit des demandeurs d’asile, une conférence de presse mise sur pied pour s’opposer à la déportation d’un travailleur sans-papiers, etc. Ces interventions dépendent de la disponibilité et de la capacité du collectif, de sorte que les réponses à ces demandes sont plus rapides que si elles devaient passer par un processus bureaucratique ; les organisateurs exigent généralement la collaboration des membres et des activistes, et ces membres peuvent avoir plus ou moins de ressources, de temps et de capacité pour collaborer.

Ainsi, on pourrait penser que dans le cas de l’ATTAP, cette logique d’émergence constante de réponses et d’actions éducatives contraste avec le format plus centralisé et programmé de la CSN. Toutefois, cela ne signifie pas que les processus d’éducation et d’apprentissage populaires dans le cadre de l’ATTAP se concrétisent seulement en fonction des circonstances. Les contenus et formats des ateliers par exemple sont le fruit de plusieurs années d’essai et erreur, de mise en oeuvre et de réflexion collective. Ces types de dynamiques éducationnelles, plus dialogiques et dialectiques, peuvent être abordées à partir des termes « situation limite » et « inédit viable »[69] de Paulo Freire[70].

Freire s’appuie sur ces concepts pour décrire les processus éducatifs transformateurs constants. Ces concepts peuvent aider à comprendre les processus de sensibilisation, tout en ouvrant des possibilités concrètes de changement. Avant la fondation de l’ATTAP en 2011, bien que les membres du CTI aient su que des règlements provinciaux pour les agences étaient nécessaires afin d’améliorer la protection des travailleurs, il n’était pas clair quel chemin devait être suivi pour convaincre le gouvernement d’imposer une réglementation. La réglementation des agences semblait être un objectif lointain, et la seule chose à faire était d’atténuer les effets des abus en renseignant les travailleurs sur leurs droits comme n’importe quelle autre organisation communautaire d’intégration sociale des nouveaux arrivants. Cependant, le travail d’éducation populaire du CTI et de l’ATTAP lié à l’organisation (développement du leadership, production de connaissances) et à l’action (campagnes, construction de coalitions, diffusion des connaissances) a progressivement rendu possible l’idée d’une réglementation pour les agences. Comme le dit Novelli[71], progressivement, « un contexte structuré » s’est formé, où les agences et la nature invisible de leurs effets sur la vie des immigrants étaient remises en question. Le débat public et l’attention des médias se sont élargis sur le rôle des agences, et le gouvernement libéral du Québec de l’époque ne pouvait ignorer la pression populaire. C’est ainsi que le projet de loi n° 176 a finalement été adopté en 2018.

Cependant, il est important de noter que la CSN a joué un rôle central dans l’établissement de ce que nous appelons l’inédit viable (dans ce cas-ci, la réglementation des agences). C’est ici que l’on peut identifier les complémentarités qui proviennent de la combinaison d’un rôle d’expert du monde syndical – qui a grandement contribué à la création et à la consolidation de l’ATTAP – avec le travail soutenu et constant sur le terrain qui provient des méthodes du CTI-ATTAP et qui ne se limite pas à certains moments comme les processus de négociation d’une nouvelle convention collective. Ainsi, l’un des travailleurs de la CSN qui a été interviewé mentionne que le futur du syndicalisme est peut-être dans la récupération des pratiques et des expériences comme celles du CTI. Il indique aussi que des organisations, comme le CTI et l’ATTAP, peuvent assister le syndicat en favorisant la compréhension et en organisant les personnes, comme les travailleurs immigrants et précaires, que la CSN ne peut pas rejoindre. De plus, ce travailleur de la CSN a mentionné que la fédération pour laquelle il travaille tente d’incorporer ce type de pratiques en tant que méthodes de travail quotidiennes pour mieux rejoindre ses membres dans leurs lieux de travail et susciter des discussions et des réflexions pour actualiser leurs connaissances de leurs conditions de travail.

Une autre forme de complémentarité détectée vient du fait que le rapprochement entre la CSN et l’ATTAP a permis de construire le même objectif afin de faire pression sur le gouvernement provincial au regard des agences. Bien qu’au sein de l’ATTAP et de la CSN il y ait eu quelques personnes souhaitant en principe éliminer toutes les agences de placement, d’autres personnes à l’ATTAP pensaient que l’élimination des agences aurait un effet négatif sur les personnes sans-papiers dont le seul moyen de trouver un emploi était par le biais de ces agences. Par ailleurs, la CSN a également réalisé que le travail intérimaire, ainsi que les travailleurs intérimaires, étaient devenus une réalité et qu’au lieu de faire disparaître les agences, il était nécessaire de limiter la sous-traitance et d’établir des moyens pour que les travailleurs intérimaires soient intégrés aux protections dont bénéficient les autres travailleurs.

Conclusions

L’exemple donné est celui de la coopération entre la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI) et l’Association des travailleurs et travailleuses d’agence de placement (ATTAP) dans le cadre de la lutte pour qu’une réglementation des agences soit adoptée au niveau provincial.

En dépit des différences structurelles, culturelles et idéologiques entre centres de travailleurs et syndicats, la collaboration entre ces deux types d’organisation permet aux syndicats de se rapprocher de la réalité de la précarité des travailleurs atypiques. Cette réalité serait autrement peu visible dans les structures opérationnelles du syndicat où le business unionism prime.

Cette collaboration permet aussi de construire des objectifs communs. Dans le cas de la campagne pour la modification du Code du travail du Québec, cela a permis d’exercer des pressions sur le gouvernement pour qu’une nouvelle réglementation pour les agences de placement soit adoptée. L’harmonisation des objectifs du CTI et de l’ATTAP avec ceux de la CSN impliquait la nécessité d’établir des conditions réglementaires qui puissent empêcher la sous-traitance et le travail intérimaire de continuer à progresser. Bien que de plus grandes protections aient été obtenues pour ces travailleurs, cela implique également que la facilité avec laquelle les activités des agences se déroulent est restreinte, rendant ainsi leurs opérations moins lucratives et plus difficiles à réaliser, et attaquant de cette manière la croissance de ce secteur et son invisibilité.

Il est peut-être nécessaire de noter que cette expérience de collaboration n’a pas changé l’approche différente que le CTI-ATTAP a sur la problématique du travail, y compris en relation à l’immigration, au facteur racial et à une lecture internationaliste du travail immigrant. À cet égard, le dernier constat que l’on peut tirer de cette expérience et des entretiens est que ces composantes sont encore loin d’être assumées et intériorisées par la CSN dans ses processus de mobilisation et d’organisation des membres – malgré le fait que la CSN ait développé dans les années 1970 une certaine discursivité internationaliste et une solidarité avec des groupes de travailleurs immigrants[72]. De même, au sein de la CSN, il existe des mécanismes qui mettent l’accent sur la promotion et le respect de la diversité dans le cadre de ses politiques de travail avec ses affiliés. Cependant, bien que la CSN présente des positions officielles qui s’alignent sur une vision plus progressiste de l’immigration et de la lutte contre la discrimination, il est vrai aussi que cette vision ne répond pas nécessairement aux positions individuelles de ses membres.

La diversité des positions au sein de la CSN comprend celles d’un grand nombre de ses membres qui sont réfractaires à l’immigration, et qui, par exemple, sont même en faveur de mesures contenues dans la Loi n° 21 : Loi sur la laïcité de l’État, adoptée par la Coalition Avenir Québec (CAQ) en 2019[73]. Bien que, dans les instances centrales de la CSN, il soit possible de trouver des personnes qui promeuvent une approche plus internationaliste et radicalement antidiscriminatoire, l’appartenance à la structure syndicale et la responsabilité de trouver un « équilibre politique » en son sein font partie du rôle bureaucratique qui, parfois, limite les actions individuelles et nourrit ainsi une position défensive de la Centrale et de ses syndicats affiliés.

Enfin, il est important de souligner que l’expérience de l’articulation du travail entre la CSN et le CTI-ATTAP, bien qu’elle soit unique en raison de sa portée, fait partie d’un ensemble d’autres expériences pour organiser les travailleurs pauvres et précaires. Ces expériences peuvent être réalisées grâce aux processus d’éducation populaire émancipatrice qui les accompagnent et qui sont liés au cadre d’analyse que fournit la lutte des classes. Il semble habituel que ce type de processus éducatifs s’incarne en dehors des structures formelles des organisations syndicales, dans lesquelles le rôle de l’éducation est davantage nourri par un modèle de Bussiness Unionism.

D’autres expériences semblent nourrir l’idée que les processus éducatifs émancipateurs fonctionnent en dehors des structures formelles des organisations syndicales. Par exemple, le cas du Conseil de travailleurs de l’aéroport de Toronto (TAWC en anglais). House et Gray, dans leur texte[74], expliquent comment le TAWC fonctionne comme une entité rassemblant les travailleurs de l’aéroport Lester B. Pearson de Toronto qui proviennent de 12 syndicats différents. Ce travail est fait à partir d’un groupe nucléaire de militants et d’une deuxième ligne de soutien constituée de travailleurs mobilisés, une structure de travail similaire à l’ATTAP. Ce processus organisationnel répond aux limites des syndicats de l’aéroport au regard de la défense de leurs travailleurs. Ces limites sont le produit du système canadien de relations de travail aéroportuaires et de la fragmentation des travailleurs en raison de leur appartenance à divers secteurs et syndicats. Comme le CTI-ATTAP, le TAWC n’est pas un syndicat et parvient ainsi à éviter ces limitations et ces restrictions. Cela lui permet de mener des actions directes avec la participation directe et démocratique des travailleurs, indépendamment de leur appartenance à l’un des syndicats de l’aéroport. De son côté, le CTI-ATTAP est une organisation qui combine les racines du militantisme des syndicats, une analyse de classes pour comprendre la situation des travailleurs immigrants et une organisation d’une large base de travailleurs indépendamment de leur secteur de travail.

Bien que les relations entre le TAWC et les syndicats comportent des tensions en raison de ce que les auteurs appellent le « dualisme syndical », des complémentarités sont généralement constatées. Là où les syndicats rencontrent des limites à leurs actions, le TAWC parvient souvent à rejoindre les travailleurs et à les mobiliser, un phénomène similaire à la relation entre la CSN et le CTI-ATTAP. House et Gray indiquent que ce type d’expérience engendre des scénarios prolifiques pour le développement de processus d’organisation de travailleurs basés sur un modèle d’éducation populaire intimement lié et orienté vers le changement social et l’analyse de classe[75]. Dans le cas du CTI et de l’ATTAP, les processus d’éducation populaire permettent d’intégrer les problèmes du racisme et de la discrimination avec l’analyse de classe.

Cependant, il semble que les relations syndicales que le CTI-ATTAP a entretenues soient très sensibles à l’absence de financement. Cela signifie que les relations de collaboration entre le CTI-ATTAP et la CSN ne sont pas encore suffisamment consolidées pour survivre à une crise telle que celle qui a frappé la CSN après la perte de 22 700 membres à la suite d’une période de maraudage dans le secteur de la santé.

Par ailleurs, les processus et dynamiques d’éducation populaire qui s’articulent autour de positions plus offensives sont plutôt absents dans les syndicats. L’analyse de cette expérience montre que, pour l’instant, une éducation populaire réellement émancipatrice et ancrée dans l’analyse de classe ne peut avoir lieu, en ce moment à tout le moins, qu’à l’extérieur des structures formelles des organisations syndicales traditionnelles. Cependant, ce type d’expériences peut servir de modèle pour les syndicats et pour les répliquer. En effet, l’un des travailleurs de la CSN mentionne s’en inspirer désormais pour mobiliser davantage les travailleurs syndiqués. Cela pourrait également conduire à des visions plus inclusives du syndicalisme, y compris l’internationalisme, une vision globale du travail et des politiques ouvertement antiracistes et antidiscriminatoires dans l´intérieur des structures syndicales.