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Il pensait dans d’autres têtes ;
et dans la sienne, d’autres que lui pensaient.
C’est cela la vraie pensée.

Bertolt Brecht, Cité par Roland Barthes, Le grain de la voix, 1981

Échec scolaire massif dans les quartiers populaires, implication des jeunes dans le trafic de drogues, repli identitaire et religieux qui évoque la « radicalisation », prise en charge des enfants de retour de zone de guerre… L’émergence de ces situations critiques et multidimensionnelles appelle de nouvelles alliances professionnelles seules susceptibles d’apporter des réponses à la mesure de leur complexité. La mise en place de groupes interqualifiants est à même de contribuer à relever un tel défi. Quelle méthodologie les sous-tend ? Quel est le rôle du tiers aidant ? Comment contribuent-ils, au travers de leur régime spécifique de production des savoirs, à augmenter la puissance d’agir de chaque personne participante et à instituer une puissance d’agir collective ? Quel est leur apport aux politiques publiques ?

Pour répondre à ces questions, nous prendrons essentiellement appui sur l’expérience de groupes qui furent organisés autour de la prévention de l’implication des jeunes dans le trafic de drogues[1]. Le premier d’entre eux fut constitué à Marseille au tout début des années 2000. À l’origine de celui-ci, il y a des professionnels et des professionnelles de terrain, dont la demande fut relayée par des institutions et notamment par la Mission sida toxicomanies et prévention des conduites à risques de la Ville de Marseille et l’Association départementale de développement des actions de prévention (Addap13). À la suite de l’organisation d’un colloque autour des premiers résultats issus de cette recherche-intervention et de l’édition d’un ouvrage (Roche et al., 2005), deux autres groupes furent constitués : l’un dans le 19e arrondissement de Paris, l’autre dans un large territoire recouvrant Paris et la Seine-Saint-Denis à la demande de la Mission de prévention des toxicomanies de la Ville de Paris et de la Mission de prévention des conduites à risques du conseil général de la Seine-Saint-Denis[2]. Plus tard, un autre groupe encore fut constitué à Monplaisir, un quartier populaire d’Angers, une ville moyenne de 150 000 habitants. La demande était portée par la Maison pour tous (MPT)[3] au nom d’un groupement d’associations Jeunesse.

Celles et ceux qui se portent volontaires pour participer à cette démarche savent qu’elle s’inscrira sur la longue durée et exigera d’eux une forte mobilisation psychique, tout à la fois cognitive et affective, voire les confrontera à des périodes de déstabilisation identitaire. S’y engager est cependant vécu pour beaucoup d’entre eux sur le mode d’une exigence, voire d’une urgence en raison même du désir qui les pousse à ne pas céder sur l’essentiel, à continuer à travailler avec des jeunes qui, dans le trafic de drogues, s’exposent à des risques importants (violence exercée contre eux, convocation chez le juge, condamnation, incarcération, cheminement vers le banditisme). S’y engager est une façon de s’inscrire dans une éthique de la fidélité (Badiou, 1993) ; plus précisément, ici, de rester fidèle à l’état d’esprit des forces résistantes qui, après avoir découvert durant la période de l’Occupation la triste réalité des bagnes pour enfants, demandèrent l’élaboration d’un texte privilégiant l’éducatif au détriment du répressif parce qu’elles considéraient que les enfants délinquants étaient d’abord en danger. L’ordonnance de 1945 a constitué ce texte fondateur.

La méthodologie des groupes interqualifiants

Des groupes d’analyse de la pratique d’un type particulier

Ce sont des groupes d’analyse de la pratique qui rassemblent, en présence d’un tiers, sur la base du volontariat, des professionnels et des professionnelles qui appartiennent à des institutions et à des cultures de métier différentes, et parfois des personnes usagères[4] autour de l’une de ces situations critiques. Le fait que leur mise en oeuvre s’inscrive dans le cadre d’une démarche d’entretiens répétés avec retour[5] contribue à créer les conditions d’une parole et à transformer cette dernière en savoir.

La répétitivité des rencontres permet de passer progressivement de la méfiance à la confiance, de transformer la situation d’énonciation propre aux séances de travail. Tout énoncé procède de quelqu’un et est toujours déjà adressé à l’autre (Bakhtine et Volochinov, 1987). Dans cette démarche, il procède toujours plus, au fil des rencontres, d’un « je » ou « nous » adressé à un « tu » ou « vous ». La répétitivité permet de relever un premier défi, celui de créer les conditions d’une parole pleine[6] là où les acteurs et actrices sont habituellement enclins à reprendre des discours institutionnels, sinon à rester silencieux. Les dires sont enregistrés, transcrits puis font l’objet d’une analyse envoyée aux personnes participantes entre deux séances pour qu’elles puissent en prendre connaissance afin de la nuancer ou de lui apporter des rectificatifs mineurs ou majeurs. Il s’agit de leur faire retour afin qu’elles puissent faire retour sur leurs pensées, penser leurs pensées. L’idée de l’idée ou la méthode réflexive est à l’origine des savoirs (Spinoza, [entre 1665 et 1670]-1984). Le retour constitue la pièce maîtresse du dispositif parce qu’il permet de relever le deuxième défi, celui de la transformation de la parole en savoir. Les personnes participantes sont, durant toute cette démarche, liées par un pacte éthico-cognitif. Rien, de ce qui se dit, ne doit sortir du groupe sans leur accord. Dans cette perspective, les dernières séances de travail sont consacrées à la validation des résultats et de ce qui mérite de devenir public.

Un groupe qui autorise une parole peut cependant en interdire une autre. Nul groupe n’est entièrement facilitateur. Le travail d’écriture prend alors parfois le relais. Il s’agit ici d’un mode d’écrire à la première personne ou plutôt dans lequel le je tente d’advenir en mêlant sa voix à la multiplicité des autres voix qui le traversent de part en part, dont il est fait[7] ; un mode d’écrire souvent à mi-chemin du témoignage et de la fiction pour pouvoir énoncer quelque vérité sur le réel.

Les personnes écrivent ici pour s’exprimer autrement mais aussi et surtout pour produire de nouveaux savoirs. L’écrit est un transformateur cognitif (Vigotski, [1934]-1997)[8]. Il constitue une voie d’accès au sens des pratiques parce que l’acteur assume sa subjectivité, ose avouer ses affects, accepte de parler des difficultés qu’il rencontre, des doutes qui le gagnent, des questions qu’il se pose ou encore de ses ratés (Cifali, 2001). 

Les dynamiques à l’oeuvre à l’intérieur du groupe professionnel

Ces groupes sont interqualifiants parce qu’ils constituent un outil précieux grâce à leur composition et aux dynamiques qu’ils suscitent. Ceux qui ont été constitués autour de la prévention de l’implication des jeunes dans le trafic de drogues (Roche, 2013) sont particulièrement exemplaires de ce point de vue puisqu’ils rassemblent des personnes qui rencontrent des jeunes à tous les moments de leur parcours dans ce trafic. À un bout de la chaîne, le professeur ou la professeure de l’école primaire en contact avec des jeunes (des petits) qui font leur premier pas dans le réseau, parfois pour apporter la canette et le sandwich au « guetteur »[9]. À l’autre bout, l’éducateur ou l’éducatrice de la Protection judiciaire jeunesse (PJJ)[10] en relation avec des jeunes qui sont sous-main de justice[11] en raison de leur participation à ce trafic. Entre eux, les professionnels et les professionnelles de la prévention spécialisée, de l’animation, de l’insertion…

Nous n’avons pas pu jusqu’ici intégrer des personnes usagères (les jeunes et leur famille), alors que d’autres démarches (comme celles qui ont été réalisées autour de la coéducation) nous ont conduit à reconnaître toute l’importance de la mobilisation de leurs savoirs expérientiels. Il faut ici introduire des considérations éthiques. Il faut rappeler que les professionnels et les professionnelles, notamment ceux et celles de la prévention spécialisée, sont confrontés à de grandes difficultés lorsqu’ils veulent travailler avec les jeunes sur les territoires marqués par le deal en raison de la méfiance, des pratiques d’obstruction, voire des menaces ouvertement proférées par les « patrons de réseaux ». Ils doivent sans cesse composer avec ces derniers, construire des liens d’interconnaissance, afin de gagner leur confiance, leur faire entendre qu’ils ne sont pas là pour débaucher leur main-d’oeuvre mais pour protéger l’enfance. Dans un tel contexte, la confiance est toujours susceptible de se transformer en défiance et les « patrons de réseaux » peuvent être conduits à considérer que la participation des jeunes à ces groupes équivaut à un abandon de poste de travail et, au-delà, à une rupture du silence auquel ils sont tenus dans le trafic. Le risque de représailles vis-à-vis des jeunes qui auraient fait le pas pour entrer dans ces groupes est donc réel. On comprend alors que le principe du primum non nocere (d’abord ne pas nuire) s’impose ici. On ajoutera que ce risque existe aussi pour les familles qui participeraient à ces démarches.

Dans les groupes interqualifiants, chaque personne peut s’autoriser à rompre les silences qui entourent son travail, à engager une parole sur tout ce qui résiste à sa volonté de maîtrise, la met en échec et parfois en souffrance parce qu’elle sait que les autres sont, comme elle, déstabilisés dans leur pratique[12] et désireux de ne pas être dans le déni, mais aussi parce qu’elle est consciente de tout ce qu’elle peut découvrir et apprendre en échangeant avec eux sur les positionnements.

Chaque personne peut rendre compte de la décision difficile qu’elle a dû prendre, parfois seule et en situation critique, au terme d’une délibération et d’un arbitrage entre différentes contraintes et exigences contradictoires. Non pas pour fournir au groupe ce que serait la bonne réponse, car celle-ci varie fortement selon les situations concrètes, les cultures de métier, les cadres d’exercice, les missions, les fonctions, les rattachements institutionnels, les ressources dont les professionnels disposent et les contraintes qui pèsent sur eux, mais plutôt dans la perspective de dégager, au-delà des différences de positionnement, un cadre éthique commun d’intervention.

« Dois-je permettre l’embauche d’un jeune impliqué dans le trafic de drogues en tant qu’animateur dans une association de quartier ? » Le fait de répondre positivement à cette question a du sens du point de vue de son parcours, de la dynamique de l’accompagnement et de l’objectif, dans la mesure où cela peut permettre une sortie partielle sinon intégrale du trafic de drogues mais n’est pas dépourvu de risque. Le jeune peut en effet être interpellé par la police ; les financeurs peuvent ne pas comprendre les actes professionnels qui ont été faits ; les familles peuvent légitimement ne pas vouloir confier leurs enfants à un animateur qui a aussi la réputation d’être un dealer ; elles peuvent ressentir aussi un fort sentiment d’injustice en considérant qu’une telle embauche constituerait finalement une prime versée à ceux qui ont fait le choix du trafic plutôt que de la voie légale : « Il faut avoir fauté pour être aidé ! » ; « Tiens, vous avez embauché un dealer, qu’est-ce que vous transmettez comme message à nos enfants ? »

« Quelle décision dois-je prendre face à un jeune en butte à la justice pour implication dans le trafic de drogues, qui me demande une lettre attestant de sa bonne conduite ? » Le fait d’accepter de rédiger une telle lettre, en feignant d’oublier que sa conduite n’a pas été exemplaire, afin que sa peine soit allégée et son incarcération, peut-être, évitée peut susciter le sentiment de mettre de côté son rôle d’éducateur. Mais refuser de la rédiger afin de ne pas céder sur la loi, c’est prendre le risque que sa peine se traduise par un passage par la prison qui pourrait l’enfoncer plus encore dans le trafic. Dans l’exemple ci-dessous, le professionnel refuse de rédiger un tel texte après avoir sollicité l’avis d’autres intervenants et bénéficié de leur analyse. Mais cela ne vaut pas pour d’autres situations a priori similaires, car la prise en compte de la singularité de la situation propre à chaque jeune ne peut se traduire que par du cas par cas.

« Dois-je me rendre sur un lieu de revente, même si ce dernier est fermé, situé dans un bloc d’immeuble, réservé exclusivement à la revente ? » Le fait de s’y rendre, c’est prendre le risque de renvoyer un signe de complicité aux jeunes et à l’ensemble des habitants. Mais l’abstention peut entraîner une rupture de tout lien avec les jeunes et mettre en cause le travail conduit avec eux.

Chaque personne, enfin, est mieux à même d’identifier les compétences concrètes que les autres mettent en oeuvre mais aussi les normes et valeurs auxquelles ils se réfèrent, les idéaux qui les animent, leur cadre d’action, leurs possibilités mais aussi leurs contraintes, leurs limites. Ainsi, le fait pour nombre de professionnels et de professionnelles de mieux identifier les compétences de leurs collègues de la prévention spécialisée leur permet d’élargir le champ et la temporalité de leur coopération avec eux. Par exemple, les conseillers et les conseillères des missions locales cessent de les assigner à une place de « rabatteurs » de jeunes, de se contenter de leur demander, à un moment donné, de raccrocher ceux que l’on nomme, dans le champ institutionnel, les « invisibles » aux structures d’insertion et à l’ensemble des dispositifs existants, des partenaires concernés. Le personnel enseignant cesse de les assigner à une place de « pompiers » ne pouvant intervenir qu’en urgence lorsque certains élèves posent problème sur le versant comportemental. En fait, les uns et les autres découvrent la diversité de leurs compétences et savent qu’il leur faut travailler en amont avec eux.

Dans les séances, les personnes participantes échangent souvent entre elles. Ces moments sont essentiels parce qu’ils leur permettent de découvrir la façon dont les autres travaillent ou de les interpeller d’une manière très précise et concrète si elles ont déjà une bonne connaissance de leur activité. Lorsqu’elles sont conduites à réaliser les mêmes tâches, elles entament parfois des échanges sous forme d’auto-confrontations croisées, qui les poussent à expliciter ce qui, dans leur pratique, leur est propre, porte leur marque, leur style, dans un cadre proche de celui de la clinique de l’activité (Clot, 2008).

Le groupe interqualifiant, dans certaines démarches, devient un espace d’accueil de ce que chaque personne, dans sa singularité, à partir de son histoire, de son vécu, écrit. En lisant son texte, elle renouvelle l’exercice auquel s’adonnaient des auteurs comme Dickens ou Chateaubriand dans des salons. Elle a alors la possibilité de prendre appui sur les réactions, objections, remarques, questions qu’il suscite dans le groupe afin de pousser plus avant son travail d’écriture. Du sens chemine ainsi au travers de tout ce qui, dans ce flot de paroles, se fait écho, entre en résonance. Puis, peu à peu, au gré des retours réflexifs successifs sur ces paroles, des savoirs partagés émergent. Ces groupes deviennent alors des espaces d’interqualification, de professionnalisation, de construction de nouvelles formes de rationalité et de savoirs inédits. Notons que certains groupes ne sont pas d’emblée interqualifiants. Ainsi, de vives tensions traversaient le groupe constitué autour de la coéducation. Elles opposaient les professionnels et professionnelles de l’école aux familles mais aussi à leurs collègues du travail social, de l’animation, de l’éducation populaire. Les échanges, dans un tel contexte, ont souvent pour effet d’activer chez les uns et les autres des défenses diverses. Parmi ces dernières, il nous faut sans doute privilégier celles dont la nature est projective (Freud, [1936]-1993), qui ont pour effet de se dédouaner, de se mettre hors-jeu, de se soustraire de la chaîne de causalité. Par exemple, le personnel enseignant est enclin à rendre compte des difficultés rencontrées par les élèves par l’indifférence, l’incompétence ou la démission de leurs parents et à interpréter le refus des travailleurs sociaux à intervenir en cas de problèmes comportementaux de ces élèves comme une manifestation de mauvaise volonté. Face à eux, les parents ou encore les personnels du travail social peuvent mettre en avant leur déficit d’implication dans leur métier.

Cette façon de projeter sur l’autre les raisons des problèmes rencontrés alimente alors des systèmes d’opposition structurale ou d’accusation réciproque. Ce que chacun entend de ce que l’autre dit ne peut alors que renforcer toujours plus ses systèmes de croyances, ses idéologies, ses convictions premières et la représentation qu’il a construite sur lui. Ce que l’on peut alors retenir ici, c’est que le conflit, loin d’être dans cette situation-là porteur et producteur, ruine les chances de toute coopération fructueuse, favorise les différentes formes de repli et de régression, stimule les crispations diverses, exacerbe les passions tristes[13].

Nous avons alors organisé une alternance entre groupes de pairs et groupes multi-acteurs. Les groupes de pairs disposaient d’un temps propre afin de construire leur savoir, mais ne trouvaient tout leur sens qu’en s’intégrant, lorsque les personnes qui les composaient étaient mieux préparées pour affronter une altérité plus soutenue, dans un groupe multi-acteurs qui, pour le coup, devenait un groupe interqualifiant.

Le rôle du tiers aidant

Le tiers aidant exerce l’art de la maïeutique. Au début, sa technique d’intervention est plutôt non directive puis, peu à peu, prend un tour plus dialogique. Il crée ainsi les conditions pour que chaque personne participante puisse accoucher d’une parole singulière et le groupe d’une parole collective. Il reste toujours à l’écoute et vigilant vis-à-vis des dynamiques en jeu. Il est le garant de la bonne répartition des prises de parole et met tout en oeuvre afin de donner une issue positive aux conflits susceptibles de s’exprimer dans le groupe.

« La guerre des dieux ». Par cette expression métaphorique, Max Weber désignait le conflit des valeurs, des conceptions du bien qui agite notre société (Weber, [1919]-1963). Un conflit auquel le champ des métiers de la relation n’échappe pas aujourd’hui. Par exemple, les personnes qui participent à un groupe interqualifiant peuvent se référer à des cultures éducatives diverses : éducation spécialisée en prévention, éducation populaire, éducation nationale, éducation parentale… Des cultures qui se différencient sur les modes de représentation de la jeunesse, de la délinquance, sur les habitus incorporés, les schèmes de perception et d’appréhension du réel, les rapports au langage, à la loi, à l’institution policière, les possibilités de négociation de la limite. Ainsi, pour les éducateurs et les éducatrices de la prévention spécialisée, la vie des jeunes ne se réduit pas à leur engagement dans la délinquance, le trafic de drogues. Qu’une autre personne participante puisse alors les désigner par le substantif délinquants ou dealers leur est insupportable et, au-delà, crée un climat conflictuel susceptible de mettre à mal la cohésion du groupe. Face à une telle situation, le tiers doit permettre à chacun d’entendre l’autre, d’accéder aux raisons qui le poussent à dire ce qu’il dit. Il doit favoriser l’intercompréhension là où il y a de l’incompréhension mutuelle, voire de l’accusation réciproque. Plus que l’accord de tous sur tout, il doit chercher l’accord sur la nature des désaccords.

Le tiers aidant est plutôt généraliste que spécialiste des champs professionnels concernés par une recherche-intervention. Sa façon d’écouter et d’interpeller les personnes participantes sur leur pratique est à même de les pousser à expliciter ce qui y est incorporé, va de soi, n’est guère questionné en raison de la doxa propre à leur champ. Il peut donc les aider à produire le discours de leur pratique. Il propose aussi des concepts au bon moment, lorsqu’il donne sens et cohérence à ce qui a été dit, lorsqu’ils apparaissent comme des ressources compréhensives pour ces dernières, lorsqu’ils leur permettent d’aller plus loin encore dans leur propre élaboration. Il peut donc les aider à produire un discours sur leur pratique.Il peut aussi accompagner la personne désireuse d’engager un travail d’écriture. Sa présence est indispensable lorsque cette dernière se retrouve face à l’angoisse du commencement[14] qui paralyse sa main et troue sa tête, la laissant désespérément devant une page blanche ou une toile vide. Il peut lui faire entendre que le fait de reproduire, d’imiter, d’emprunter n’est point honteux, que les écrivains et les écrivaines ont toujours mis en oeuvre une telle pratique et n’ont pas attendu qu’elle fut théorisée avec les concepts de dialogisme (Bakhtine, [1929]-1970) et d’intertextualité (Kristeva, 1967) ; lui proposer des exercices dans lesquels des consignes sont à même de porter son écriture, et des contraintes à même de la libérer ; l’aider, enfin, à faire preuve de métis, notamment en feignant de devoir continuer ce qu’elle aurait déjà commencé. Il peut alors écrire sous sa dictée ou encore enregistrer ses paroles et les transcrire, lui faisant ensuite retour d’un texte qui puisse lui permettre d’embrayer son écriture. Dans ce dernier cas, le texte ainsi produit pourra plus tard perdre sa place d’incipit[15], être déplacé et intégré au coeur de l’écrit, voire tout simplement disparaître dans sa version définitive. Sa présence est indispensable aussi et surtout parce que le chemin de l’écriture est généralement cognitivement coûteux et affectivement redouté. Il peut aider la personne qui le prend à trouver dans son désir suffisamment de force pour affronter et surmonter la peur de sortir du discours de la maîtrise, de dire qu’elle fait ce qu’elle n’est pas censée faire ou qu’elle ne fait pas ce qu’elle est censée faire, de ne pas correspondre à l’idéal professionnel, d’être stigmatisée d’incompétente, d’être, enfin, confrontée à soi-même (Rilke, 2005).

Puissance d’agir et régime de production des savoirs

Puisant force et originalité dans une clinique sociologique du travail, toutes nos recherches-interventions ont pour objectif de favoriser l’augmentation de la puissance d’agir des professionnels et des professionnelles avec lesquels nous construisons les savoirs. Celles qui sont mises en oeuvre à partir d’une demande portant sur une aide au « travailler ensemble » et qui nécessitent la mise en place d’un groupe interqualifiant visent aussi et surtout à favoriser l’institution d’une puissance d’agir collective. Il nous faut donc maintenant justifier cette référence au terme de puissance d’agir et le fait que nous le préférons à celui de pouvoir d’agir dont l’usage est aujourd’hui très fréquent, sinon inflationniste dans de nombreuses sphères professionnelles. Une fois une telle opération réalisée, nous pourrons alors dégager ce qui, dans la démarche des groupes interqualifiants, favorise l’augmentation de cette puissance et son accès à une dimension collective.

Une telle référence ne peut être détachée de l’ensemble de l’oeuvre de Spinoza qui ne cesse pas, depuis de nombreuses années, de nourrir notre façon de penser le réel social et de travailler. Nous ne pouvons pas ici énoncer tout ce que nous lui devons. Rappelons simplement que l’être, pour cet auteur, est puissance et que celle-ci est empêchée, immobilisée, diminuée dans la tristesse ou, au contraire, favorisée, augmentée, en expansion dans la joie. Ajoutons aussi que la distinction qu’il opère entre puissance (potentia) et pouvoir (potestas) est pertinente pour la saisie de la nature des processus ici en jeu. La puissance d’agir rend compte de ce qui est en acte[16], d’une dynamique venant du bas, rayonnante, irradiante, instituante, tournée vers la subjectivation et l’émancipation. Le pouvoir se situerait plutôt du côté de la verticalité, de l’institué, de ce qui présuppose rapports dominants/dominés ou, du moins, dissymétrie. Il est souvent pouvoir sur les autres que ces derniers soient individus, groupes, classes sociales[17]. Mais il n’y a pas ici seulement distinction mais aussi opposition. La puissance d’agir ne peut s’affirmer que contre le pouvoir, forme avec ce dernier un couple antagoniste (Negri, 1982). Elle ne peut que s’opposer à ce qui limite son développement, se met au travers de son trajet.

L’essentiel, c’est de comprendre que les rapports sociaux sont des rapports dans lesquels les hommes qui y sont engrenés s’affectent mutuellement. Aptitude à affecter, à être affecté et puissance d’agir sont indissolublement liés (Spinoza, [1677]-1977, 4, XXXVIII). Que chaque personne affecte (ou soit affectée) non plus négativement mais positivement (par) l’autre, qu’il n’y ait plus de mauvaises rencontres mais de bonnes rencontres, voilà qui permet l’augmentation, voire la réappropriation de la puissance d’agir individuelle et collective. Ce que nous proposons, au travers des groupes interqualifiants, n’est rien d’autre finalement qu’un cadre qui favorise cette affectation mutuelle positive, subjectivante. C’est cela et seulement cela qui permet aux acteurs et actrices de faire alliance afin de lutter contre l’emprise que les réseaux de trafic de drogues exercent sur les jeunes.

Qu’est-ce qui, dans le fonctionnement du groupe interqualifiant, favorise l’augmentation de la puissance d’agir ? Nous ne sous-estimons pas l’accès pour chaque personne participante à une lecture plus fine des enjeux sociaux et subjectifs de l’implication des jeunes dans le trafic de drogues. Celle-ci permet de trouver des positionnements professionnels plus appropriés, plus ajustés aux diverses situations concrètes dans lesquelles elle exerce son activité. Mais nous considérons que l’essentiel se situe ailleurs, dans le régime de production des savoirs. Ce qui, ici, importe, c’est moins les savoirs acquis, quel que soit leur degré de pertinence et de véracité, que la dynamique affective qui traverse leur production, que son orientation tournée vers son pôle joyeux.

Dans ces groupes, les personnes participantes « se travaillent » (Sartre, [1957]-1980, p. 20). Elles peuvent dépassionner certains affects en s’autorisant une parole et surtout en la transformant en savoir. « Une affection qui est une passion, cesse d’être une passion, sitôt que nous en formons une idée claire et distincte. » (Spinoza, [1677]-1977, 5, III, p. 175)[18]. Le fait, par exemple, de mettre des mots sur la peur qu’elles éprouvent dans certaines situations de travail, d’analyser ce qui la suscite et d’apprendre que d’autres y sont aussi confrontés leur permet de la vivre autrement, avec moins de honte, de culpabilité ou de solitude.

Dans ces groupes, chaque personne peut faire part de l’indignation[19] que le traitement réservé aux jeunes et les moyens dont elle dispose pour leur apporter une aide suscite chez elle. On se situe ici à un point focal de la dynamique affective, car l’indignation est un affect qui non seulement introduit du tiers et, par le jeu identificatoire, se transmet rapidement mais aussi un convecteur d’énergie. Elle enveloppe encore de la tristesse et de la réactivité parce qu’elle est liée à la haine même si, en vertu de son pouvoir dépersonnalisant, elle s’exprime moins contre ceux et celles qui commettent l’injustice que contre ce qui la rend possible. Mais elle enveloppe déjà de la joie et de l’activité parce qu’elle est l’expression d’une bienveillance vis-à-vis des personnes qui sont l’objet d’une injustice.

Les personnes participantes peuvent ressentir la fierté d’avoir pu surmonter leur réticence à parler des difficultés qu’elles rencontraient sur leur territoire d’intervention ; de la peur qu’elles éprouvaient en raison des risques d’être agressés mais aussi des sentiments d’illégitimité et de complicité. Ils pouvaient vivre en effet leur présence en un lieu hors loi sur le mode d’une transgression de ce qui fonde leur identité professionnelle, et les impératifs moraux qui donnent sens à leur fonction, surtout s’ils ne manifestaient pas intempestivement et immédiatement leur réprobation aux jeunes engagés dans de telles pratiques. Elles éprouvent le plaisir de revenir sur tout le chemin déjà parcouru et de se souvenir de ce qui, chez elles, suscitait un sentiment d’impuissance[20] ; par exemple, de cette vision qui réduisait le sens de l’implication des jeunes dans ces réseaux à leur seule volonté d’obtenir de l’argent facile[21]. Pouvaient-elles en effet leur proposer de gagner en un mois, par le biais de la formation ou d’un emploi, ce qu’ils gagneraient en un jour en participant à ces réseaux ? Elles considéraient alors que leur pouvoir d’action était quasiment nul et qu’il n’y avait guère d’alternative à proposer face à cette voie promotionnelle par le trafic. Le mode d’écrire auquel nous nous référons prend toute sa part dans cette dynamique affective. La fierté des personnes qui ont produit un texte est souvent à la mesure de ce complexe d’illégitimité, de peur, de culpabilité, de honte dans lequel elles pouvaient être prises. On dira que : « […] plus grande est la tristesse, plus grande est la puissance d’agir par laquelle l’homme s’efforce à son tour d’écarter la tristesse […] » (Spinoza, [1677]-1977, 3, XXXVII, démonstration, p. 315). Cette fierté est aussi renforcée par la reconnaissance que le retour des autres sur leur texte leur apporte.

Enfin, les personnes peuvent faire l’expérience de la puissance du penser ensemble et éprouver la joie d’ouvrir de nouvelles pistes là où il n’y avait a priori que des impasses. Évoquons ici l’accompagnement du transfert des compétences acquises par les jeunes en raison de leur activité de revente de drogues dans le monde du travail licite ou encore – nous développerons ce point plus loin dans le texte – la réappropriation critique de la philosophie d’action de la réduction des risques (RDR). En fait, cette façon de produire les savoirs engendre des affects actifs[22] plus forts que les affects passifs, susceptibles alors de les contrarier, voire de les supprimer. « Une affection ne peut être réduite ni ôtée sinon par une affection contraire, et plus forte […] » (Spinoza, [1677]-1977, 4, VII, p. 23).

De la résistance individuelle à l’institution d’une puissance d’agir collective

Le toujours-déjà-là de la résistance

Les professionnels et les professionnelles n’entrent pas en résistance sur leur terrain d’intervention grâce à leur participation à un groupe interqualifiant. Leur résistance est bien antérieure à ce type de démarche. Elle puise l’essentiel de sa force dans l’éthique de la fidélité évoquée plus haut. Elle n’est pas un phénomène rare. Elle est toujours déjà là, ne fût-ce que sous forme de points épars, même si, parfois, ils peuvent l’ignorer (Castejon, 2009 ; Roche, 2017). Elle s’active chaque fois que leur effort pour persévérer dans leur[23] être rencontre une force qui tend à l’amoindrir, à la contrarier, voire à l’annihiler parce qu’une telle situation est pour eux insupportable. Elle s’active tout d’abord contre cette partie d’eux-mêmes qui tend à céder à la défense ou sur leur désir (Lacan, 1986), à accepter l’assujettissement puis contre tout ce qui, dans les politiques publiques, s’oppose à leur volonté de porter une aide concrète à l’autre, et tout particulièrement contre l’emprise de la rationalité instrumentale[24].

Les personnes prennent appui sur ces groupes pour poser une parole sur leur résistance. Elles se désengagent du « texte public » et s’autorisent à nous livrer une partie du « texte privé », de ce qu’elles ne peuvent dire habituellement que « derrière le dos » du pouvoir (Scott, 2009). Elles s’opposent aux assignations destructrices de leur métier et de leur mission, qui réduisent leur activité au rabattage de jeunes, au fait de les occuper, de leur distribuer des stages… Elles continuent à faire vivre la proximité propre à leur champ d’intervention (maintien du « travail de rue », aménagement d’un accueil inconditionnel, disponibilité dans la relation pédagogique et éducative, prise en considération de l’enfant derrière l’élève…) ou encore à penser leur agir afin de tendre vers une praxis (participation à des analyses de la pratique, réalisation d’expertises même si la prescription ne porte que sur des notes d’alerte ou d’ambiance, même si les financeurs n’attendent que des statistiques et du remplissage de cases prédéterminées).

Cette résistance s’exprime en un refus inébranlable, un « non » indiscutable (Proust, 1997). Elle les pousse à s’abstenir de toute « action » qui ne correspond pas à une demande des personnes usagères même si elle permettrait d’obtenir des financements pour leur structure de rattachement. Elle peut prendre la forme d’une tricherie ou d’une ruse afin de bien travailler ; par exemple, en réalisant le travail statistique prescrit le plus rapidement possible à partir d’une évaluation très grossière du nombre d’actes réalisés pour chaque personne accueillie ou accompagnée.

Ces résistances sont à coup sûr source d’une fierté d’autant plus forte que secrète mais elles constituent aussi une certaine expérience de l’impuissance dans la mesure où leur activation au quotidien ne permet pas en général une inversion des processus, un changement de ses termes mêmes, une réorientation des pratiques. C’est précisément le fait de vouloir la surmonter qui les pousse à s’engager dans un groupe interqualifiant.

L’augmentation de la puissance d’agir individuelle

La mise en place de ces groupes interqualifiants favorise l’augmentation de la puissance d’agir individuelle de chaque personne au gré des rencontres qui l’affectent positivement, qui lui permettent d’entrer dans une réflexivité féconde, de mettre en oeuvre une activité produisant toujours plus d’effets dont elle est la cause adéquate[25]. Ainsi, chacune est plus à même d’apporter une aide concrète aux jeunes[26]. Comment ? Notamment en repérant les moments de leur parcours les plus propices à leur engagement dans le trafic (entrée au collège, décrochage scolaire, période des « 16-18 ans » ou des « plus de 26 ans ») ou à leur sortie de celui-ci (période qui suit la sortie de prison) ; en accompagnant leur travail de déconstruction de l’illusion de l’enrichissement facile lié au trafic de drogues ; en leur proposant des alternatives (investissement dans une passion liée à la culture urbaine ou au sport), des groupes plus crédibles et consistants que celui constitué autour du deal, des modèles identificatoires plus forts que celui du dealer ; enfin, en faisant, à leur façon, le guet grâce à leur positionnement de proximité afin de pouvoir saisir à temps le bon moment, celui où les jeunes, pour des raisons diverses, sont à même de les écouter et de suivre leur conseil. N’oublions pas enfin l’accompagnement de leurs familles plus souvent débordées que complices autour de trois axes d’intervention. Les professionnels et les professionnelles peuvent les aider à prévenir le basculement de leurs enfants dans le trafic en leur demandant d’être particulièrement attentives à tout ce qui, dans leur comportement et leur consommation, se transforme et est susceptible de constituer un effet de leur entrée dans le trafic. Ils peuvent aussi travailler avec elles lorsque leurs enfants sont déjà engagés dans le réseau en les utilisant comme levier. Ils peuvent enfin les aider à se réapproprier l’espace du quartier, en mettant fin à une situation où chaque groupe reste confiné dans un lieu précis (les dealers sur la place et dans les recoins, tout particulièrement sous les balcons ; les enfants dans le square ; les familles sur le chemin du supermarché…) et s’interdit d’empiéter sur le territoire des autres.

L’institution d’une puissance d’agir collective

Un individu ne peut développer sa puissance d’agir longtemps seul. La démarche lui offre la possibilité de continuer à la développer grâce à un cadre qui lui permet d’unir ses efforts avec celles et ceux qui partagent des buts semblables aux siens. Elle favorise alors la constitution d’une puissance d’agir collective[27], spécifique, non réductible à la somme des puissances individuelles qui s’y affirment[28].

Grâce à leur participation à un groupe interqualifiant, les personnes sont plus conscientes de la complexité du travail des autres et moins enclines à les interpeller sur un mode réifiant et à les instrumentaliser. Par exemple, celles qui travaillent dans les missions locales[29], les centres sociaux ou encore les établissements scolaires peuvent associer les éducateurs et les éducatrices de prévention spécialisée en amont de toute nouvelle démarche au lieu de leur demander de « rabattre » les jeunes vers leur structure, le plus souvent en situation de crise. Elles sont plus conscientes de la capacité des autres à mobiliser des compétences complémentaires aux leurs, voire à réussir là où elles ont échoué en établissant un contact jusqu’ici impossible avec un jeune homme ou une jeune femme. Une telle prise de conscience ne résonne pas sur le mode d’un aveu d’incompétence mais sur celui d’une pleine et entière reconnaissance du caractère singulier et imprévisible de ce qui permet une rencontre. Dans certaines circonstances, elles peuvent se mettre en retrait afin que d’autres puissent prendre efficacement le relais. Il y a là une façon de fluidifier les relations interprofessionnelles, de commencer à opposer un travail en mode réseau à un trafic de drogues lui-même organisé en mode réseau[30].

L’intercompréhension autorise la mise en oeuvre de nouvelles initiatives. Des professionnels et des professionnelles construisent ensemble des dossiers de demande de subvention sur un problème ou encore intègrent une dimension collective dans la démarche d’évaluation en se demandant si la mise en synergie des actions des différents opérateurs a permis, sur un territoire, de créer pour les jeunes des pôles d’identification positive qui puissent concurrencer celui du trafic. D’autres prennent le parti de promouvoir une approche santé en structurant leurs pratiques plus autour de l’opposition bon/mauvais que de l’opposition bien/mal. Qu’est-ce qui est bon pour celle-là, pour celui-ci ? À certains moments de leur parcours de vie, les jeunes seront peut-être prêts à désinvestir le trafic pour gagner en sérénité, quitte à perdre d’un point de vue strictement financier. L’argument santé peut alors l’emporter sur tous les autres (éducatif, moral, identitaire, financier…). C’est pourquoi un professionnel, par exemple, leur demande de se projeter dans une scène déplaisante, celle du parloir d’une prison où ils seraient, en tant que père, face à leurs enfants.

D’autres encore mettent en place, avec les parents, des démarches de coéducation susceptibles de redonner du sens à l’engagement scolaire des jeunes et de freiner, voire de prévenir leur entrée dans les trafics de drogues.

Soulignons aussi que le groupe interqualifiant permet, dans certains territoires, d’étendre la démarche sur des territoires voisins confrontés aux mêmes problématiques liées à la drogue et de démultiplier les partenaires. Des pistes jusqu’alors inconcevables s’ouvrent dans le domaine de la coopération. Par exemple, l’intégration de professionnels appartenant au monde de la culture permet d’offrir aux jeunes de nouvelles perspectives au travers de leur participation à des ateliers d’écriture ou de montage de films, des émissions de radio locale, des festivals de musique…

Enfin, les personnes impliquées dans la démarche du groupe interqualifiant trouvent dans l’élaboration d’un sens partagé et la construction d’un agir-ensemble en mode réseau des ressources non négligeables afin de résister aux injonctions paradoxales auxquelles elles sont confrontées (Gaulejac et Hanique, 2015), notamment qu’elles sont invitées, voire sommées de devenir les partenaires de celles avec lesquelles elles doivent entrer en concurrence[31] pour obtenir l’argent de la survie de leurs associations ou institutions. Parce qu’il vient du bas et dispose d’un pouvoir rayonnant et instituant, ce désir d’être-en-commun ne peut qu’entrer vivement en opposition avec le fait même de l’injonction, notamment en produisant de la coopération là où le pouvoir stérilisant et sidérant de cette dernière la rend impossible. L’injonction, pour le coup, se transforme, en se présentant moins, pour elles, sous les traits d’un paradoxe que sous ceux d’une contradiction qui ne les laisse plus sans prises puisqu’elles peuvent désormais choisir de travailler à construire un partenariat coopératif en lieu et place d’un partenariat concurrentiel.

Quel apport, au-delà des groupes, pour ce champ interprofessionnel ?

Les savoirs qui ont été produits par les groupes interqualifiants ont fait l’objet d’une diffusion au sein de la société française au travers de rapports, de colloques, de journées d’études, de formations, d’articles tant scientifiques que journalistiques. Cette dynamique a-t-elle alors contribué à transformer les représentations sociales de ce problème et les politiques publiques qui le prennent en charge ? La réponse mérite d’être nuancée.

Ainsi, on peut affirmer que la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA)[32] a intégré dans son plan national de mobilisation contre les addictions 2018-2022[33] des avancées réalisées par ces groupes, notamment dans sa priorité 14 « Limiter l’attractivité des trafics » (p. 93) et, plus clairement encore, dans son objectif 14.1 « Prévenir l’entrée et aider à la sortie des réseaux de l’économie de la rue » (p. 94). Il pose tout d’abord la nécessité de déconstruire l’image positive du trafic en favorisant la fédération de l’action des professionnels et des professionnelles, en développant des interventions fondées à la fois sur la prévention primaire et la réduction des risques (RDR), en prenant en compte les différents âges et niveaux d’implication dans les trafics de rue. La référence aux travaux réalisés par un des groupes interqualifiants est ici explicite, signalée dans une note. Il prévoit ensuite un appui financier et méthodologique aux interventions d’initiative locale en prenant pour exemple celles qui ont été réalisées par la Mission métropolitaine de prévention des conduites à risques (MMPCR) grâce à laquelle nous avons pu mettre en oeuvre notre travail avec certains de ces groupes. Il exprime enfin le souhait d’une intégration de cette problématique dans les plans locaux de prévention de la délinquance[34].

Le plan de lutte contre les stupéfiants[35] présenté en septembre 2019 à Marseille par le ministre de l’Intérieur ne prend pas, par contre, en compte les avancées de ces groupes. Il reste quasi exclusivement axé sur une vision répressive et sécuritaire, celle de la guerre à la drogue[36]. Il comprend 55 mesures parmi lesquelles la mise en place d’une plateforme d’appel pour signaler les points de vente ou une amende forfaitaire de 200 euros sanctionnant l’usage illicite de stupéfiants, mais il ne consacre que quelques lignes à la prévention qu’il identifie essentiellement à une campagne de sensibilisation sur les risques sanitaires et pénaux, menée sur le modèle de la sécurité routière. Quelques mots seulement semblent faire écho aux propositions élaborées au sein des groupes interqualifiants dans la page de présentation du plan : « Nous devons aussi combattre le mythe de l’argent facile et, avec les collectivités, proposer des alternatives aux “petites mains” du trafic […]. » Mais aucune précision n’est apportée sur la nature de ces alternatives et rien peut-être ne fait ici plus sens que l’absence des professionnels et des professionnelles du travail social, de l’insertion, de l’éducation populaire, de l’animation, de l’éducation nationale, dont nous avons pu mesurer l’utilité et l’efficacité de leur fédération sur ce problème[37].

On aura compris que la démarche des groupes interqualifiants n’offre pas des points de résistance à la politique française des drogues mais à ce qui, dans celle-ci, relève de l’idéologie de la guerre à la drogue. Elle autorise vis-à-vis de celle-ci une critique tout à la fois négative et positive. Elle combat certaines de ses orientations, réfute leur fondement mais elle ouvre aussi des perspectives, propose des alternatives.

Ainsi, les résultats acquis dans le cadre de la démarche des groupes interqualifiants mettent à mal non seulement la légitimité mais aussi l’efficacité d’une politique qui promeut la répression de ceux qui se trouvent tout en bas de la pyramide du trafic de drogues. Le fait, par exemple, qu’une équipe de deal soit démantelée ne porte généralement nullement atteinte à l’organisation du réseau sur un territoire, voire peut se révéler contre-productif. À cela, il y a bien sûr des raisons économiques liées à l’abondance de la main-d’oeuvre mais aussi des raisons psychosociologiques. Ce fait, pour ceux et celles qui restent en poste ou prennent la relève, est certes source de peur mais aussi de fierté parce qu’il leur rappelle que cette activité n’est pas sans dangers, qu’elle requiert ruse, adresse et courage. Ils déclarent : « De toute façon, ceux qui tombent sont des crétins. Nous, on ne tombera pas ! » Parce que cette situation fait l’objet d’une valorisation, la peur produit une montée d’adrénaline, une augmentation de l’excitation qui leur procure beaucoup de plaisir. C’est ce sentiment d’exister intensément qui leur permet de maintenir toute la force contenue dans un tel affect et de la retourner au service de l’activité du deal. Une telle analyse ne milite pas en faveur d’un arrêt de la répression. Elle suggère seulement qu’il serait préférable de la réorienter vers le haut de la pyramide du trafic de drogues, notamment en utilisant le temps et l’énergie actuellement consacrés à démanteler les équipes des « petites mains ».

Enfin, on sait que la politique des drogues doit ses principales avancées, ces dernières années, à la diffusion de l’approche de la réduction des risques (RDR) liés à leur usage, notamment dans le monde de la très grande précarité et dans celui de la fête techno (Lutz et Roche, 2016). La démarche des groupes interqualifiants s’inscrit pleinement dans ce mouvement en proposant son appropriation critique dans le champ de leur trafic. Les jeunes, en s’y engageant, se mettent en danger et mettent les autres en danger. Nous ne reviendrons pas ici sur tous les risques pénaux, sanitaires et sociaux liés à cette activité. Nous insisterons seulement sur leur gravité, notamment sur l’importance grandissante des homicides (autour d’une vingtaine chaque année pour une ville comme Marseille) en lien avec la lutte pour le territoire, les mauvaises transactions ou encore les soupçons de trahison. Mais les professionnels et les professionnelles ne sont pas en mesure de les aider à en sortir lorsque ces derniers ne les écoutent pas ou sont ligotés, notamment en raison de leur endettement. Mais est-ce à dire que rien ne peut être entrepris ? Certes, non. Ils peuvent s’adresser à eux avec ces mots : « Si vous pouvez arrêter de dealer, c’est mieux, mais si vous ne pouvez pas, ne prenez pas trop de risque ! » L’idée, c’est qu’il y a toujours quelque chose à faire, et à dire à celui ou à celle qui leur fait face, quels que soient son attitude, son degré d’implication dans le trafic, sa façon d’y intervenir, son niveau de prise de risque. II s’agit, en toute situation concrète, de travailler à l’avènement d’un préférable. Seule cette posture éthique permet de rester dans la proximité quels que soient les événements qui vont émailler le processus relationnel ; même si les jeunes ne suivent pas leurs conseils, même s’ils s’enfoncent plus encore dans le trafic ou le reprennent après une interruption.

L’intervention en RDR va de pair avec une représentation d’un parcours juvénile structuré en paliers. Les réponses des professionnels et des professionnelles varient selon leur place. Chaque personne dispose de son savoir-faire, de ses astuces et intervient à partir de son point de vue. Les initiatives peuvent porter sur le rétrécissement du cadre spatio-temporel du déploiement de la revente (par exemple, en la repoussant hors des murs des institutions ou du chemin de l’école et en proposant aux jeunes une autre activité afin qu’ils n’aient plus qu’un pied dans celle-ci). Elles peuvent se traduire par une revente de produits moins nocifs pour la santé ou par une baisse du niveau de violence (notamment si les grands sont d’accord pour ne plus utiliser les petits en tant que « guetteurs »). Elles peuvent permettre aussi à des jeunes de ne pas décompenser trop brutalement lors des sorties de trafic (proposition d’activités sportives provoquant des montées d’adrénaline et des sensations fortes).

La démarche des groupes interqualifiants a été construite pas à pas. Elle a puisé sa sève dans les retours d’analyse que nous avons systématiquement organisés auprès des personnes participantes des recherches-interventions, mais aussi dans des rencontres que nous n’avions pas prévues et dont nous ressentons parfois encore les secousses aujourd’hui. Elle s’est imposée pour apporter des réponses concrètes à des problèmes actuels. Mais parce qu’elle crée les conditions d’une parole, interpelle les personnes en tant que sujet dans le champ de la construction des savoirs, met en place un cadre permettant à leurs affects joyeux de combattre leurs affects tristes, voire de l’emporter sur ces derniers, favorise l’institution d’une puissance d’agir collective, elle est peut-être aussi une manière de faire « sécession avec les modes de perception, de pensée, de vie et de communauté proposés par les logiques inégalitaires » (Rancière, 2017, p. 60) et donc de faire chemin vers l’émancipation, de préparer le futur.

Enfin, nous ne pouvons pas clore notre contribution sans souligner en même temps la fragilité qui caractérise ces groupes interqualifiants, car la verticalité des institutions ne cesse de freiner, voire d’interrompre l’horizontalité des coopérations. Aussi est-il nécessaire aujourd’hui non seulement de défendre leur mise en place, pour une période donnée, autour de telle ou telle situation critique et multidimensionnelle, le plus souvent sur le mode de l’expérimentation, mais leur pérennisation en les intégrant pleinement au coeur de l’activité et de l’organisation du travail des institutions et des associations. Il nous faudra bien relever ce nouveau défi.