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À ma connaissance, même si elle s’est intéressée dans ses travaux à des écrivaines révolutionnaires telles que Monique Wittig, Colette Guillaumin n’a jamais explicitement traité de l’avant-garde comme concept. Paradoxalement pourtant, force m’est d’admettre qu’elle aura été l’une des théoriciennes les plus importantes pour ma propre réflexion à ce sujet, de même que pour l’étude de ce qu’on a baptisé les « avant-gardes historiques ». Son apport m’est en effet apparu fondamental dès ma première lecture de L’idéologie raciste, où Guillaumin porte un regard pénétrant sur le processus et les effets de la canonisation littéraire – regard qui s’est révélé déterminant dans la manière dont je conçois et analyse ce qu’on rapporte au « canon traditionnel » de l’avant-garde. Se penchant sur le travail d’Arthur de Gobineau, elle expose ainsi la manière dont la lectrice ou le lecteur détourne son attention des contradictions internes d’un texte non pas tant avec l’intention de préserver l’objet admiré que de préserver le sujet admirant :

La timidité de notre conscience nous détourne parfois de reconnaître le racisme lorsqu’il est élégant et sensible ; les confusions méthodologiques, les pétitions métaphysiques ne nous paraissent plus si graves lorsque, silencieuses sur les actes, elles sont en outre accompagnées de ce que nous appelons élévation de l’esprit ou grande culture. Système de défense devant nos propres affects, car nous sommes ainsi dispensés de reconnaître ce qui constitue le racisme et qui nous découvrirait coupables

Guillaumin, 1972, p. 47-48

En nous exhortant à une rigueur intellectuelle qui porte une attention accrue aux ambivalences des objets artistiques et littéraires, de même qu’à une constante autocritique face à ses propres biais, les analyses de Guillaumin nous invitent à dé-canoniser et à dénaturaliser pour lire mieux. Dans cette contribution, c’est d’ailleurs à cette tâche que je souhaite me consacrer, spécifiquement à travers l’étude de la théorisation de l’avant-garde. Car au coeur de cette théorisation de l’avant-garde comme concept, plusieurs tendances ont historiquement eu pour effet de voiler certaines des caractéristiques les plus conformistes – voire oppressives – des objets qui s’y rapportent, pour n’en montrer que la face radicale : la téléologie, qui conçoit l’avant-garde sur une ligne du temps, et qui l’aborde essentiellement comme une « religion du futur » (Compagnon, 1990, p. 47) ; la réification, qui la détache de son contexte d’émergence pour lui accorder un « statut culturel privilégié » (Webber, 2004, p. 9) ; et le manichéisme, qui fait de l’avant-garde un discours systématiquement antagonique, ne la définissant qu’en termes « d’opposition et de rupture » (Ionesco, 1966, p. 77). Dans cet article, je souhaite mettre en lumière toute l’importance de raffiner notre regard sur l’engagement en arts et en littérature, tirant profit de certaines contributions indispensables de Guillaumin.

Une grande partie de la recherche qui réfléchit le concept d’avant-garde tend à le naturaliser sur la base de certaines caractéristiques partagées par les oeuvres, les artistes et les mouvements. Il y aurait l’avant-garde d’un côté, et le reste de l’autre. Ce faisant, ces interprétations rendent éminemment difficile la mise en lumière des contradictions : or, il existe indéniablement des « avant-gardes » qui, d’une part, défendent certains conformismes esthétiques, sociaux ou politiques ; et, d’autre part, on trouve aussi des « arrière-gardes » qui manifestent à plusieurs égards un désir révolutionnaire. Ce partage manichéiste de l’art et de la littérature entre ce qui est passé et ce qui est futur, entre ce qui adhère à la tradition ou bien qui s’y oppose, idéalise ce qui dans les faits constitue des luttes entre des individus et des groupes, évacuant l’inscription nécessaire de l’avant-garde dans de multiples rapports sociaux. À cet effet, au-delà de sa mise en garde citée plus haut, il est possible de lire dans L’idéologie raciste quelques pistes pour une grille de lecture toute différente nous permettant de penser l’articulation entre avant et arrière-garde. Cette grille rend envisageable une échappée de la téléologie, de la réification et du manichéisme, offrant plutôt la perspective d’un paradigme social et matérialiste de l’avant-garde, sur la base de nouvelles fondations.

Dans un premier temps, je souhaite camper plus en détail les enjeux et le problème que pose l’avant-garde lorsqu’elle est définie en fonction de sa « temporalité » – c’est-à-dire en fonction de son caractère nouveau, innovateur. De quelle manière les objets (oeuvres, artistes, mouvements) qu’elle désigne se trouvent-ils ainsi « obscurcis par l’hétéroglossie de l’opinion publique, et par l’utilisation d’un mot qui leur est étranger » (Bakhtin, 1981, p. 371), c’est-à-dire par cette catégorie de l’avant-garde qui leur est attribuée ? Et quelles autres caractéristiques cette définition temporelle sous-entend-elle ? Quelles contradictions nous empêche-t-elle de percevoir ? À cet égard, nous verrons que l’enjeu de l’avant-garde se cristallise entre autres autour de la manière dont l’avant-garde, dans le déplacement de la définition littérale vers la définition figurée, se trouve bien souvent conceptualisée.

Ce qui m’amène à me pencher sur des travaux qui conçoivent l’avant-garde artistique et littéraire à l’extérieur de sa dimension temporelle, soit ceux de Pierre Bourdieu et de Pascale Casanova. Leur théorisation respective de l’avant-garde a le mérite de mettre de l’avant des enjeux souvent relégués à l’arrière-plan : sa nécessaire inscription dans un contexte social donné, dans un rapport de domination. Faisant effectivement de ce rapport une caractéristique définitoire de l’avant-garde, ces travaux contribuent à la dénaturaliser ; l’avant-garde n’existe plus en soi et pour soi, elle se construit dans des interactions qui sont régies par la domination. Dans cette section, il sera donc question des forces, mais également de certaines faiblesses de telles grilles de lecture sociologiques de l’avant-garde.

Car même lorsqu’elle tient compte des rapports sociaux qui lui coexistent et qu’elle considère la domination comme l’un de ses aspects essentiels, l’analyse de l’avant-garde n’est pas sans risques. En troisième partie, je traite des dangers méthodologiques qui guettent celle ou celui qui se donnerait pour mandat de « sauver » la catégorie d’avant-garde dans la pureté oppositionnelle, caractéristiques qu’on lui attribue le plus souvent. À cet égard, je me pencherai sur certains travaux, principalement basés sur une méthodologie marxienne, qui décident arbitrairement de restreindre l’avant-garde à une lutte unique : celle contre le capitalisme et la « société bourgeoise ».

Après toutes ces considérations préalables, je conclus l’article avec une proposition pour une reconceptualisation sociologique de l’avant-garde artistique et littéraire, à partir du travail de Colette Guillaumin, et plus spécifiquement à partir d’enjeux exposés dans L’idéologie raciste. De quelle manière sa réflexion sur le rapport majoritaire-minoritaires nous permet-elle de penser la coexistence et l’articulation de moments de conformisme et de rupture, au lieu de faire de l’avant et l’arrière-garde des opposés incompatibles ? Tentant d’observer l’avant-garde comme geste dans l’objet (l’oeuvre, l’artiste, le mouvement, etc.), et non plus de classer l’objet dans la catégorie d’avant-garde, je mets en lumière des caractéristiques qui à mon sens n’essentialisent pas le geste antagoniste. Contre la téléologie, la réification et le manichéisme, je propose que nous nous intéressions plutôt à la minorisation, au contre-discours oppositionnel et à l’utopisme des avant-gardes.

Téléologie, réification, manichéisme : définir l’avant-garde artistique et littéraire I

Qu’est-ce que l’avant-garde ? Apparaissant au Moyen-Âge (Calinescu, 1987, p. 97), le mot avant-garde se rapporte dans sa définition littérale à la « [p]artie d’une armée ou d’une flotte qui marche en avant » (Blum, 2009, p. 149), partie qui aurait pour fonction de « renseigner [le corps principal] au cours des opérations et, plus généralement, d’assurer sa sécurité » (Centre national de ressources textuelles et lexicales, s. d.). À ce titre, l’avant-garde évoque originellement la question du combat : les armées, les flottes dont elle fait partie ont spécifiquement cette fonction. Ensuite vient l’enjeu du mouvement et de l’espace à occuper. En effet, l’« avant » de l’avant-garde n’a pas ici une valeur temporelle, mais bien une valeur spatiale : « elle marche en avant ». Finalement, et la chose est consubstantielle à l’utilisation initiale du terme, l’avant-garde défend les intérêts de l’armée et de l’autorité qui l’engage. La fonction de l’avant-garde n’est pas, par définition, oppositionnelle. Au contraire, le conformisme et l’obéissance à l’autorité du chef de l’armée se trouvent au coeur de ce qu’elle est et de ce qu’elle fait.

L’utilisation figurée de l’expression, quant à elle, ne se stabilise qu’à partir du XIXe siècle. L’avant-garde, dans cette nouvelle perspective, constitue un « [g]roupe de personnes ou leurs réalisations qui sont en avance par rapport aux idées de leur époque » (Blum, 2009, p. 149) ; est donc d’avant-garde ce qui est « novateur, qui devance, qui rompt avec la tradition, qui entend donner une impulsion au développement des idées » (Centre national de ressources textuelles et lexicales, s. d.). Si elle n’apparaît pas exactement en ces termes lorsque les artistes commentent leur propre pratique ou lorsque la recherche tente de la mettre en lumière, cette définition a le mérite d’exposer de nouvelles lignes de force qui s’y manifestent à des intensités variables, dans une toute nouvelle conceptualisation de l’avant-garde. D’abord, l’avant-garde devient ici éminemment réifiée. Devançant, rompant avec sa période, les rapports qui l’imbriquent au monde social se trouvent évacués ; l’avant-garde devient une chose en soi et pour soi, qui donne une impulsion au développement des idées sans être elle-même « poussée » par le monde social. Ensuite, l’avant-garde s’inscrit désormais dans une téléologie : la dimension spatiale et relationnelle de la définition militaire se trouvant en grande partie abolie, celle-ci laisse désormais place à des enjeux plus généralement « temporels ». Caractérisée par ses innovations, par son originalité et par la nouveauté de ses propositions, l’émergence d’une avant-garde suggère une chronologie où, jouant le rôle de précurseur, celle-ci se ferait l’intermédiaire d’une finalité. Enfin, l’articulation du rapport entre l’avant-garde et « le reste de l’armée » change radicalement dans la resignification du terme. L’avant-garde se définit, sur le plan figuratif, non plus dans son conformisme, mais au contraire dans sa distinction affichée – voire dans son antagonisme, généralement revendiquée telle. Un manichéisme est donc institué entre ce qui figurativement représente l’avant et l’arrière-garde, sapant la continuité qui forme la logique originelle de l’armée en marche.

On parvient ainsi à isoler trois caractéristiques à l’oeuvre dans le déplacement de la définition littérale vers la définition figurative : la téléologie (passant de militaires se déplaçant dans l’espace à des groupes se confrontant sur une ligne du temps), la réification (passant d’un combat entre armées à un combat entre idées qui serait détaché du monde social) et le manichéisme (passant d’une inscription de l’avant-garde dans l’armée en marche à sa distinction, voire à son opposition face au reste de l’armée). Ces caractéristiques de la définition figurative de l’avant-garde se déploient bien entendu sur un certain continuum dans les discours, et ne se manifestent pas toujours avec la même force. Aussi, on peut noter que, dans ce qui semble être la première évocation figurative de l’avant-garde appliquées aux arts et à la littérature, les trois aspects de la téléologie, de la réification et du manichéisme apparaissent tous également. « Ce fut une belle guerre que l’on entreprit lors contre l’ignorance, dont j’attribue l’avant-garde à Scève, Bèze et Pelletier ; ou si le voulez autrement, ce furent les avant-coureurs des autres poëtes », raconte au XVIe siècle l’historien Étienne Pasquier (1849, p. 21). Mais chez Claude-Henri de Saint-Simon, alors que la définition maintient fortement les caractères d’une réification et d’une téléologie, le manichéisme de l’avant-garde se trouve quant à lui presque complètement effacé. Nous retrouvons quelque peu l’idée initiale de l’objectif commun d’une armée en marche, de son « conformisme » face à une autorité qui la dépasse :

Unissons-nous, dit l’Artiste à ses interlocuteurs, le Savant et l’Industriel, et pour parvenir au même but, nous avons chacun une tâche différente à remplir. C’est nous, artistes, qui vous servirons d’avant-garde ; la puissance des arts est en effet la plus immédiate et la plus rapide. Nous avons des armes de toute espèce : quand nous voulons répandre des idées neuves parmi les hommes, nous les inscrivons sur le marbre ou sur la toile ; nous les popularisons par la poésie et le chant ; nous employons tour-à-tour la lyre ou le galoubet, l’ode ou la chanson, l’histoire ou le roman ; la scène dramatique nous est ouverte, et c’est là surtout que nous exerçons une influence électrique et victorieuse. Nous nous adressons à l’imagination et aux sentiments de l’homme : nous devrons donc exercer toujours l’action la plus vive et la plus décisive ; et si aujourd’hui notre rôle paraît nul ou au moins très secondaire, c’est qu’il manquait aux arts ce qui est essentiel à leur énergie et leur succès, une impulsion commune et une idée générale

1875, p. 209-213

Cette disparition du manichéisme ne fait cependant pas long feu dans l’utilisation de l’appellation d’avant-garde[1]. Aussi retrouve-t-elle, au tournant du XXe siècle, toute sa place dans la définition, devenant même pour plusieurs artistes et critiques la caractéristique de prédilection de l’avant-garde. Nous assistons effectivement à la naissance de ce qui plus tard sera qualifié d’« avant-gardes historiques », qui se définissent entre autres par une posture antagonique des artistes avant-gardes face à la tradition dominante et au public (Poggioli, 1968, p. 30), par un « contre-discours oppositionnel » (Murphy, 1998, p. 49-73), de même que par un « extrémisme esthétique » se déployant à travers un « négativisme » vis-à-vis des formes précédentes (Calinescu, 1987, p. 116-120, 140). Dans les études littéraires et artistiques, cette dimension oppositionnelle et anticonformiste sature depuis les années 1960 la recherche sur les mouvements, artistes et oeuvres dits d’avant-garde, trouvant son expression paradigmatique dans un ouvrage comme Théorie de l’avant-garde de Peter Bürger, publié en 1974. Même si les conclusions de Bürger sont aujourd’hui critiquées ou du moins nuancées par plusieurs (Scheunemann, 2008), ce sont encore celles qui prévalent ordinairement dans les nouvelles études sur l’avant-garde qui continuent de paraître.

Pourtant, la caractéristique de manichéisme de l’avant-garde, qui séparerait tradition d’innovation, conformisme d’anticonformisme, n’est pas sans poser problème pour la recherche – même lorsqu’elle ne s’applique qu’aux avant-gardes dites historiques. En effet, comment analyser, par exemple, un mouvement comme le futurisme italien, fondamental dans le mythe de la radicalité anticonformiste des avant-gardes historiques, mais qui porte l’odieux d’un appui sans équivoque au fascisme de Mussolini ? Et, plus récemment, comment évaluer la pratique d’une architecte comme Zaha Hadid, qui certes s’est appuyée sur l’héritage de l’avant-garde (principalement le suprématisme russe), mais pour construire des usines fabriquant des voitures de luxe (Rasmussen, 2018, p. 77-84) ? Ces exemples témoignent d’un danger auquel l’avant-garde ferait face : sa caricature par « les conservateurs, les postmodernistes et les révolutionnaires » (Roberts, 2015, p. 1). Et donc, lorsque c’est la rupture qui définit l’avant-garde, il faut trouver des moyens habiles de définir la « nature » que peut prendre cette rupture, si aisément appropriable par « l’ennemi ».

Contre cette menace d’une perte de sens de la notion, deux stratégies sont parfois employées en recherche afin de préserver la « pureté oppositionnelle » de l’avant-garde. La première consiste à créer des sous-divisions à l’avant-garde comme catégorie générale. Ainsi, il faudrait penser l’existence d’une « avant-garde radicale », politiquement révolutionnaire et anti-autoritariste (Sers, 2004), ce qui ne manque pas de suggérer la coprésence d’une avant-garde non radicale, où il devient possible de reléguer tous les artistes et oeuvres « à problèmes ». Littérairement, il serait également nécessaire de tracer la ligne entre des avant-gardes « progressistes » et des avant-gardes « naïves », ces dernières n’ayant peut-être pas tout à fait compris et assimilé la critique institutionnelle du mouvement auquel elles adhèrent (Murphy, 1998, p. 54-56). En d’autres mots, il existerait des avant-gardes authentiques, et cette authenticité se mesurerait à l’aune d’une opposition elle aussi authentique ; les autres avant-gardes, quant à elles, même si elles peuvent partager avec les « vraies » certains aspects sur le plan de la poétique par exemple, ne seraient pas authentiquement oppositionnelles.

Une seconde stratégie adoptée afin de garder intacte la catégorie d’avant-garde nous invite quant à elle à restreindre la portée du contre-discours oppositionnel pertinent – du contre-discours oppositionnel qu’on peut vraiment définir comme tel. Pour les tenants de cette approche, l’avant-garde se réduirait à une lutte unique, au-delà de laquelle il n’y a pas d’avant-garde véritable : le plus souvent, une lutte contre la société bourgeoise et le capitalisme. À cet effet, dans son essai The only game in town, Marc James Léger pose la question : une révolution basée sur les rapports de genre ou de race est-elle plausible (2019, p. 180) ? Se basant principalement sur la pensée de Žižek mais également sur celle de Lacan, sa réponse est sans équivoque. Le « nouveau mantra de la gauche », qui prône l’analyse du social à partir de perspectives de la race, de la classe, du genre et de la sexualité, n’arriverait pas à comprendre que ces rapports sont en fait tous issus des relations construites par le capitalisme (Léger, 2019, p. 181). Cette « nouvelle gauche » verserait dans la « micropolitique », dans une « politique victimaire » ; sa courte vue la restreindrait à la poursuite d’un « agenda identitaire », « particulariste », dont les luttes se fonderaient « sur le corps » et le « biologique » (Léger, 2019, p. 179-213). La définition de l’avant-garde ne serait plus seulement liée à l’antagonisme – il faudrait aussi que cet antagonisme soit adéquatement dirigé, c’est-à-dire qu’il n’ait pour seule cible que les rapports sociaux déterminés par le capitalisme.

Une question de dominés (et de dominants)

Cette tendance, depuis la moitié du XXe siècle, à inscrire l’avant-garde dans une opposition contre la société bourgeoise réifie d’une part les oeuvres, et d’autre part les individus et les mouvements qui les produisent ; qui plus est, elle ne tient pas compte du dynamisme et de la complexité que recouvre historiquement le concept d’avant-garde. Malgré cette propension à la réification de l’avant-garde artistique et littéraire, il est important de relever que le concept a également fait l’objet de plusieurs travaux sociologiques visant à le dénaturaliser. Parmi ces travaux, deux se distinguent particulièrement : ceux de Pierre Bourdieu (avec « Le champ littéraire » et Les règles de l’art) et ceux de Pascale Casanova (avec La République mondiale des Lettres).

Ces travaux ont en effet le mérite de mettre en lumière l’inscription inextricable de l’avant-garde dans un contexte social mouvant et complexe. Ce faisant, ils dépassent l’explication peu convaincante de la « cause unique », mettant plutôt en lumière de nombreux facteurs constitutifs de l’émergence de l’avant-garde, et faisant de l’un de ces aspects singuliers, soit sa domination dans un rapport donné, la caractéristique définitoire du concept. L’aspect initialement dominé de l’avant-garde (du moins avant sa canonisation subséquente dans les livres d’histoire) a toujours fait partie de sa définition figurative, cependant la domination n’est souvent traitée que secondairement. Chez Bourdieu et Casanova, cet aspect devient central à la définition de l’avant-garde, la domination ne s’efface pas dans un flou artistique. Les deux termes qui la fondent, soit les dominants et les dominés, sont plutôt définis en fonction de caractéristiques spécifiques au rapport (et non pas, par exemple, en fonction de la « société bourgeoise » et du reste du monde).

Ainsi, Pierre Bourdieu, dans son analyse de la structure des champs littéraire et artistique (1991), remarque d’entrée de jeu le rang qu’occupent les artistes d’avant-garde face au groupe régissant l’ordre et l’attribution des « places » – c’est-à-dire face au dominant. Systématiquement, ces artistes s’inscrivent dans une lutte pour la légitimation de leur pratique, dans un contexte où ils sont en « position inférieure » (Bourdieu, 1991, p. 10) – c’est-à-dire en position de dominés. Si ces derniers réussissent le pari de la validation au sein du champ, ils deviennent par ce fait même une « avant-garde consacrée » et délimitent ainsi le nouveau principe de légitimation ; ils ont désormais le luxe de « [d]éfinir les frontières, les défendre, contrôler les entrées » (Bourdieu, 1991, p. 16). En d’autres mots, ils acquièrent la place du dominant et, ce faisant, ses fonctions : le principe de légitimation préalablement minoritaire qui est le leur devient lui aussi majoritaire, asseyant une nouvelle norme. La lecture bourdieusienne de l’avant-garde a ici l’avantage d’éclairer le rapport dominants-dominés qui fonde la lutte dans les champs littéraire et artistique. Cependant, malgré plusieurs nuances qui intègrent par exemple l’enjeu des classes sociales, la question de l’avant-garde pour Bourdieu récupère une certaine dimension manichéenne, homogénéisant les groupes en conflit et l’opposition elle-même. Aussi, dans son étude du champ littéraire, les contraintes sont exercées par des règles qui semblent se concevoir assez uniformément pour les groupes en présence, diminuant l’impact de l’asymétrie dans les rapports sociaux de race et de sexe par exemple.

S’inscrivant dans la ligne de Bourdieu, Pascale Casanova raffine l’analyse des dominés et des dominants dans le champ littéraire en s’intéressant à une dimension spécifique de la domination : les enjeux national et linguistique (2008). S’attaquant au mythe de la « littérature universelle », Casanova divise l’espace littéraire mondial entre « centres » et « périphéries », où « la répartition inégale des ressources littéraires induit des formes de domination durables » (2008, p. 253). Les espaces littéraires dominants (la domination ici a simultanément une dimension littéraire, politique et linguistique) ont le luxe de définir ce qui fait la littérature, de même que la nouveauté littéraire : ils forment donc tant la norme établie que les critères de son renversement. Les « petites littératures » (celles qui ne proviennent pas de centres), quant à elles, doivent traverser un passage obligé d’accumulation littéraire avant de pouvoir se mesurer aux « grandes littératures » à armes égales. Une fois cette accumulation réalisée, des écrivain.e.s qui proviennent de ces « petites littératures » peuvent devenir « les artisans des grandes révolutions littéraires », luttant « pour changer l’ordre établi » (Casanova, 2008, p. 453). À toutes les époques, c’est d’ailleurs de cette lutte entre dominants et dominés, entre « centre » et « périphéries », que naît ce qu’on nomme littérature :

[L]a littérature est une sorte de création à la fois irréductiblement singulière et pourtant inéluctablement collective, de tous ceux qui ont créé, réinventé ou se sont réapproprié l’ensemble des solutions disponibles pour changer l’ordre du monde littéraire et l’univocité des rapports de force qui le gouvernent

Casanova, 2008, p. 254

Malgré l’inclusion de nouveaux rapports de domination, les groupes en lutte, de même que la lutte elle-même, restent encore relativement homogènes dans l’analyse. À titre d’exemple, on observe que l’enjeu racial se trouve subsumé par les questions nationale et linguistique. Et le fait que la trajectoire d’aucune femme (à part celle de Gertrude Stein) n’y soit véritablement étudiée, par ailleurs, n’est jamais problématisé. Encore une fois se manifestent certaines limites du manichéisme propre à la définition figurative de l’avant-garde.

Ces remarques critiques par rapport à la reproduction d’un certain manichéisme ne doivent cependant pas nous détourner de l’importante fondation que constituent les lectures de l’avant-garde par Bourdieu et Casanova. Premièrement, les deux grilles la conçoivent dans un rapport, rapport défini par la domination, c’est-à-dire par la coprésence de dominés et de dominants. Aussi, jamais l’avant-garde n’est-elle dans ces analyses une chose réifiée, qui fonctionne en soi et pour soi, indépendamment du contexte social de son inscription ; toujours s’y manifeste-t-elle comme la réponse à une position interactionnelle face à un autre groupe, le dominant, et non à des abstractions temporelles comme « la tradition » ou « le passé ». Ensuite, les grilles bourdieusienne et casanovienne ont le second mérite d’éclairer le dynamisme des structures étudiées. Malgré la conception sans doute un peu homogène des groupes mis en lumière, il est important de relever que ceux-ci ne se trouvent pas « coincés » dans un déterminisme qui les confinerait aux positions dans lesquelles ils se trouvent. Au contraire, il est possible de renverser des hiérarchies et de « se faire une place ». Finalement, tant pour Bourdieu que pour Casanova, les bouleversements artistiques et littéraires ne peuvent venir que des dominés, et c’est pourquoi d’ailleurs sont-ils les seuls à porter le potentiel d’être d’avant-garde. Après tout, le dominant a quant à lui tout intérêt à garder intacte la norme qui assure sa domination dans le champ.

Conjuguant une lucidité de dominés avec la connaissance de toutes les innovations esthétiques autonomes de l’espace, [les artistes d’avant-garde] peuvent jouer de possibles coextensifs à l’univers littéraire tout entier. Grâce à la constitution de ces ressources internationales, la gamme des possibilités techniques s’accroît considérablement et l’impensable littéraire recule. Bien plus, ils sont les seuls à pouvoir retrouver et reproduire le projet ou la trajectoire des grands hérétiques littéraires, des grands révolutionnaires spécifiques qui, une fois canonisés par les centres et déclarés classiques universels, perdent une part de ce qui est lié à leur historicité et du même coup de leur puissance de subversion. Seuls les grands subversifs savent revendiquer et reconnaître dans l’histoire même, c’est-à-dire dans la structure de domination de l’espace littéraire, tous ceux qui, mis dans la même situation qu’eux, ont su trouver les issues qui ont fait la littérature universelle

Casanova, 2008, p. 456

Condition nécessaire, le fait d’être dominé ne fait cependant pas systématiquement l’avant-garde : il faut absolument y conjuguer une conscience des rapports de domination dans lesquels s’inscrit la création, de même qu’une idée des stratégies à disposition. Les artistes d’avant-garde ne sont donc pas que dominés dans le champ – ils sont aussi lucides quant à sa structure et aux manières de la défaire. La domination est donc une condition nécessaire, mais ne représente cependant pas une condition suffisante. À présent, si l’on souhaite raffiner notre compréhension de l’articulation entre avant-garde et arrière-garde, il faut s’intéresser à la manière dont se manifeste la domination qui systématiquement prévaut à la constitution de l’avant-garde.

Rompre avec l’idée de rupture

Par rapport aux autres dominés, qu’est-ce qui distinguerait le dominé d’avant-garde ? Réinvestissant la Théorie de l’avant-garde de Peter Bürger et la couplant à l’analyse institutionnelle de René Lourau, Olivier Quintyn éclaire ce qu’il considère être la fonction principale de l’avant-garde : celle d’être un révélateur du contexte social dans lequel se crée (et se vend) l’art. Aussi, lorsqu’il se fait acritique, l’art assurerait « pour une part la reproduction sociale et la stabilité sémantique de l’ordre existant » (Quintyn, 2015, p. 49). À l’opposé, les oeuvres avant-gardistes seraient critiques du cadre institutionnel qui « gère » la production artistique. Elles « externalis[eraient] les règles implicites ou tues sur lesquelles l’art repose », elles « ouvr[iraient] des brèches dans ses cadres de productions et de réception, à l’exemple de Duchamp dont les ready-mades mettent au jour de multiples aspects, comme, entre autres, la valeur somptuaire de la signature de l’artiste indépendamment des objets sur lesquels elle s’applique » (Quintyn, 2015, p. 50 ; italiques dans l’original). Ce faisant, « l’avant-garde révèle[rait] et analyse[rait] l’art comme appareil idéologique de reproduction, au sens althusserien du terme » (Quintyn, 2015, p. 50 ; italiques dans l’original). Cette révélation, et les moyens artistiques et littéraires entrepris pour y mener, auraient le potentiel de « bouscule[r], sous le coup de la critique, les pôles institués, de façon à les déplacer et à redéployer autrement leurs liens, jusqu’à les abroger et à les reconstruire intégralement en situation d’urgence » (Quintyn, 2015, p. 49). Le dominé d’avant-garde serait donc celui qui, dévoilant les conditions tacites de sa domination, les attaquerait du même coup.

Mais encore faut-il préciser de quoi l’art, ici, se fait précisément le révélateur. Selon Quintyn, qui s’appuie sur Bürger, deux aspects sont éclairés par l’oeuvre d’avant-garde. D’une part, le contre-discours d’avant-garde serait autocritique. Il s’attaquerait à la manière traditionnelle dont l’art, sous ses airs de reflet du réel, naturalise le discours social dominant en se présentant comme « fenêtre sur le monde » non influencée par l’idéologie. D’autre part, l’oeuvre dite d’avant-garde attirerait systématiquement l’attention sur la nature médiée de toute image discursive, c’est-à-dire qu’elle cherche à détruire « l’effet de réel » qu’institue l’oeuvre réaliste (Barthes, 1968). Ce faisant, elle mettrait en lumière la contingence et l’instabilité des concepts qui les sous-tendent (Murphy, 1998, p. 56). Dans cette première optique, on pourrait dire que l’avant-garde est dominée au sein de l’art ou de la littérature comme champs spécifiques, rejoignant l’analyse bourdieusienne. Pour la critique marxienne de l’art cependant, à laquelle appartient Bürger, l’avant-garde ne révélerait pas que l’aspect « reproducteur », « naturalisant » de l’art traditionnel. Elle aurait une dimension politique, et une orientation spécifique. En effet, son autocritique prendrait place et sens au sein de « la société bourgeoise » (Bürger, 2013, p. 33-46) ; son aspect révolutionnaire se baserait sur ses attaques aux institutions fondées sur le capitalisme de marché et l’économie libérale. L’art d’avant-garde s’instituerait nécessairement comme critique totale du capitalisme (Roberts, 2015, p. 30).

On se retrouve encore une fois face au noeud du problème. En effet, pour des lecteurs subséquents comme Marc James Léger, déjà évoqué plus haut, il n’est question de considérer le contre-discours oppositionnel de l’avant-garde qu’à l’aune de sa fronde au capitalisme. Hors de ce seul enjeu, de ce « only game in town », point de salut : l’art ne ferait alors que reproduire le discours social dominant, parfois sous la patine de faux-semblants révolutionnaires. Si Léger n’a pas tort de souligner que ce qu’il qualifie de « politique victimaire » (2019, p. 195) joue parfois le jeu des dominants, son assimilation des « luttes identitaires » à la seule « logique du capitalisme multinational » (p. 195) ne tient pas compte de faits historiques difficilement contestables : des systèmes de domination existaient bel et bien avant l’émergence du capitalisme. Si ces systèmes s’en accommodent très bien, et qu’ils y acquièrent même de nouveaux modes d’oppression plus efficaces, ceux-ci ne sauraient s’y réduire ; et donc, contrairement aux affirmations de Léger (et de nombreuses autres analyses marxiennes de l’avant-garde en arts et en littérature), l’abolition du capitalisme ne signifie probablement pas la fin magique des rapports de domination qui le précèdent ou l’excèdent. Il y a dans ce type de lecture, comme le souligne Christine Delphy, une confusion entre la méthode (le matérialisme) et l’analyse que Marx a faite de la production du monde de production capitaliste. Cette « erreur » n’est pas sans conséquence politique, elle est elle-même un vecteur potentiel d’oppression en ce qu’elle voile et naturalise d’autres rapports, comme celui de la division sexuelle par exemple :

[Certains marxistes] pensent que dans l’analyse du Capital, les positions décrites – ou les classes constituées par l’analyse – capitalistes et ouvriers, peuvent être indifféremment occupées par des hommes ou des femmes ; que le fait qu’elles soient surtout occupées par des hommes est un facteur externe, qui n’enlève rien à la validité de l’analyse, ce qui implique que celle-ci serait la même si ces classes étaient constituées à parts égales de femmes et d’hommes. Or ceci est faux ; l’analyse du mode de production capitaliste est indifférente à la division sexuelle dans le sens où le fait que les positions ne puissent pas être occupées indifféremment par des hommes ou des femmes n’est même pas perçu comme un problème ; elle lui est indifférente, certes, mais dans le sens opposé : elle tient la division sexuelle pour acquise, elle la reconnait et l’intègre, elle est fondée dessus

Delphy, 1982, p. 62

Dans le cas de lecteurs comme Léger, où les catégories arrière et avant-garde se trouvent complètement absorbées par celles de capitalistes et ouvriers, les mêmes aveuglements se perpétuent. Et même dans des cas moins extrêmes, ces angles morts existent, et sont généralement attribuables au manichéisme qu’opère la définition figurative de l’avant-garde. Ce qu’on appelle « discours social dominant » ne peut cependant se concevoir efficacement dans son unicité, et ce même si la simplification donne l’impression d’une meilleure appréhension du phénomène étudié. De la même façon, l’oeuvre artistique et littéraire se doit d’être envisagée dans la polysémie de ses propositions, et non dans l’apparente cohérence de son contre-discours oppositionnel. Si contre-discours oppositionnel d’avant-garde il y a, la lutte dans laquelle celui-ci se déploie ne saurait donc s’imposer comme seule lutte possible. Il faut dépasser « la dominance théorique de la forme capitaliste dans la définition de l’exploitation » (Delphy, 2003, p. 70) en étudiant plutôt l’avant-garde dans son inscription au sein de multiples rapports sociaux. L’analyse de l’engagement et du potentiel révolutionnaire de l’art et de la littérature peut être raffinée pour permettre sa manifestation à l’extérieur d’un continuum dont les deux pôles seraient l’arrière et l’avant-garde. La recherche doit – au moins partiellement – rompre avec l’idée de rupture, sortir de cette ligne idéaliste imaginairement tracée entre innovation et tradition. Car le risque serait de reproduire soi-même des conformismes, avec l’irréprochable alibi de l’étude du révolutionnaire en arts et en littérature. Et c’est ici que l’apport de Colette Guillaumin devient particulièrement important.

Minorisation, contre-discours oppositionnel, utopisme : définir l’avant-garde artistique et littéraire II

Il est indéniable que ce que nous avons qualifié d’avant-gardes historiques a profondément bouleversé, au XXe siècle, tant le milieu des arts que la manière de comprendre sa situation et son rôle dans le monde social. Dans cette proposition, je ne souhaite nier ni l’ampleur ni la portée de cette contribution. Cependant, l’aspect révolutionnaire de l’action avant-gardiste ne doit pas nous aveugler face aux aspects conformistes et oppressifs qui lui coexistent. Se penchant, par exemple, sur la technique d’avant-garde archétypique, le photomontage, nous constatons que celle-ci traverse librement toutes les lignes politiques, esthétiques et idéologiques. En effet, le photomontage a tant servi « les dadaïstes et la gauche libérale allemande, les artistes utopiques de De Stijl, le “communisme scientifique” des constructivistes russes que, subséquemment, […] les fascistes allemands et italiens » (Foster, 2008, p. 55). Est-ce à dire qu’il ne constitue pas authentiquement, après vérification, une technique d’avant-garde dans cette première moitié du XXe siècle qui l’a vu naître ? Non : seulement, qu’une technique d’avant-garde peut, sous certaines conditions, servir les intérêts d’un groupe dominant ; et qu’il n’est pas impossible de promouvoir une fin oppressive sur le plan social par un moyen esthétique fondé sur une fronde contre la norme instituée dans le champ artistique.

Plusieurs variations de cette dynamique paradoxale (la conjugaison entre avant et arrière-garde ; entre anticonformisme et oppression) peuvent être relevées, et ce, même à l’extérieur du funestement célèbre appui des futuristes italiens au fascisme mussolinien (souvent considéré comme une exception un peu gênante – une erreur de jeunesse). On trouve par exemple de nombreux mouvements d’avant-garde prompts à défendre les valeurs et les ambitions d’un capitalisme naissant, ce qui dément de facto l’identification de l’avant-garde à un mouvement anticapitaliste : le purisme, le constructivisme russe et le courant Bauhaus, reléguant le « décoratif » et « l’ornemental » au vulgaire et au féminin, adhèrent aux idéaux de rationalisation, de standardisation et d’abolition de l’individualité hérités de deux figures paradigmatiques du capitalisme, Henry Ford et Frederick W. Taylor (Fer, 1994, p. 139). Fernand Léger, à cet égard, témoigne lui aussi, dans le nouvel « ordre mécanique », d’une inversion des valeurs du Beau et de l’utile – non pour en faire la critique mais pour en exprimer tout le potentiel (1965, p. 53). Plus pernicieusement, un mouvement dit d’avant-garde peut contribuer à universaliser une position dominante, comme c’est le cas de l’expressionnisme abstrait : le plus souvent réduit au travail d’une douzaine d’hommes blancs hétérosexuels, les origines et la promotion de leur travail se construisent ainsi sur plusieurs biais sexistes et racistes (Gibson, 1999). Et donc, si dans beaucoup d’analyses l’avant-garde est assimilée à un activisme politique de gauche révolutionnaire, cette compréhension ne peut qu’être partielle et partiale (Cottington, 2013, p. 98-99). Inversement, il n’est pas impossible de s’attaquer à des rapports de domination à partir d’une position d’« arrière-garde » sur le plan artistique. Par exemple, le critique d’art juif Jacques Biélinky, qui défend ouvertement des idées antifascistes dans les années qui précèdent la Deuxième Guerre mondiale, en appelle à l’intégration des artistes juifs à la tradition orthodoxe de l’art français (Jarrassé, 2011, p. 79-90).

Est-ce à dire que l’avant-garde, manteau conceptuel recouvrant beaucoup d’éléments disparates (et contradictoires), doit être abandonnée par souci de rigueur intellectuelle ? Serait-elle devenue une classification rendue désuète par la découverte constante, dans ses rangs, de « soldats » semblant défendre des ambitions contraires à ce qui historiquement l’a constituée ? Au contraire. Après tout, tant ses lectures critiques que les oeuvres qu’elles englobent ont permis de se délester d’une naïveté face à ce que fait réellement l’art, la littérature et, plus largement, la représentation symbolique du réel. À présent cependant, il nous faut préciser plus avant son champ d’action, quitte à abandonner une certaine tendance à canoniser les oeuvres, artistes et mouvements – quitte à abandonner une tendance à la sanctification d’auras radicalement révolutionnaires. Il faut reconsidérer le geste d’avant-garde à l’extérieur d’une perspective limitative du contexte social, qui réduirait l’oppression à un enjeu unique (d’ailleurs mouvant selon les périodes historiques), à la lutte entre deux blocs monolithiques. C’est d’ailleurs à cette fin que la pensée de Colette Guillaumin peut nous aider à mettre en lumière les dimensions sociologiques de l’avant-garde, nous amenant à réévaluer les aspects téléologique, manichéen et réifiant de sa définition figurative.

En dehors de la téléologie, du manichéisme et de la réification, nous avons évoqué deux aspects qui apparaissent dans différentes définitions figuratives de l’avant-garde lorsqu’elles sont appliquées aux arts et à la littérature : la domination (dont Bourdieu et Casanova font la caractéristique définitoire) et le contre-discours oppositionnel. À leur plus simple expression, on souhaite exprimer par là que l’avant-garde n’est jamais une position répandue ; et qu’elle se déploie à l’encontre des « manières habituelles de faire ». Je propose cependant ici que, selon la logique que Guillaumin déploie dans L’idéologie raciste, nous précisions la structure spécifique qui caractérise la domination de même que le contre-discours : le rapport entre minoritaires et majoritaire, rapport où les deux termes sont également importants (Guillaumin, 1972). « Chaque majoritaire et chaque minoritaire se définit dans l’ensemble social par rapport au Je imaginaire, l’un par contigüité [le majoritaire], l’autre [le minoritaire| par opposition » (Guillaumin, 1972, p. 219). L’antagonisme attribué à l’avant-garde, selon cette perspective, s’inscrit à même le processus de minorisation ; la minorisation devient ainsi la condition même de possibilité de l’avant-garde. Mais comment la lire, et ainsi parvenir à mieux définir les limites du geste avant-gardiste ? Pour chaque période historique étudiée, il est possible de mettre en lumière les minoritaires en s’intéressant aux groupes qui sont positivement désignés, c’est-à-dire les groupes « objet[s] du discours » pour lesquels on se sert d’un « terme positif pour exprimer une désignation impérative et limitative qui renvoie à un traitement syncrétique de celui dont on parle […] » (Guillaumin, 1972, p. 162). En effet, « [l]es catégories minoritaires sont dites et décrites, elles sont toujours annoncées, et à défaut de savoir ce que sont concrètement les minoritaires nous savons du moins quels ils sont. Ce sont précisément les nommés » (p. 213 ; les italiques sont de Guillaumin). Éclairer le majoritaire est une tâche un peu moins aisée. Pour ce faire, il faut se pencher sur les groupes qui sont négativement désignés, c’est-à-dire non désignés : le majoritaire est le « sujet du discours » (Guillaumin, 1972, p. 162), le « catégorisant » qui « ne Se nomme pas » (p. 213). Sa délimitation doit donc se faire « négativement » :

Mais comment construire ce modèle théorique qui définit le groupe qui parle ? En le reconnaissant « en creux » lorsqu’il nomme les autres. Pour chaque caractère catégorisant il existe un caractère implicite de non catégorisation. Il suffit alors de recenser les caractères catégorisés et de donner leur catégorisant implicite pour obtenir les caractères du catégorisant. Tout ce qui est effectivement nommé ou indiqué, nous donne négativement ce qui nomme et indique… Le majoritaire se dessine antithétiquement par ce qu’il n’est pas

Guillaumin, 1972, p. 215

La complexité de l’étude sociologique de l’avant-garde artistique et littéraire est à l’image de la complexité du monde social lui-même. Il n’existe nulle part de groupe réel constitué qui rassemble « l’ensemble des caractères de la minorité absolue » (Guillaumin, 1972, p. 89) ; de la même façon, la distance entre « majoritaires concrets » (les individus réels en position dominante dans le rapport social) et « majoritaires symbolique » (sujet idéal et idéel, « médiateur imaginaire de l’organisation sociale » que Guillaumin appelle « Ego ») peut être grande (Guillaumin, 1972, p. 218-219). Cette complexité nous force à repenser le conflit entre avant et arrière-garde à l’extérieur du manichéisme habituel propre à la définition figurative : coexistent plutôt un ensemble de multiples luttes artistiques, littéraires, sociales et politiques, qui circonscrivent nécessairement la radicalité absolue qu’on attribue au geste avant-gardiste. Il n’existe pas d’essence avant-gardiste. L’avant-garde ne se constitue que dans un rapport caractérisé par le rapport majoritaire-minoritaires, que ce rapport se joue sur le plan strictement esthétique (quoi qu’il y aurait matière à débat sur cette possibilité) ou sur les plans social et politique. Aussi, lorsqu’on parle d’avant-garde, il faut préciser le rapport dans lequel elle s’articule ; il peut également être utile de s’intéresser aux autres rapports qui traversent l’objet étudié, pour y relever la multiplicité des positions qui le fondent. Car il y a potentiellement autant d’avant-gardes que de rapports majoritaire-minoritaires dans un contexte social donné : l’éclairage de leurs croisements et de leurs interactions permet d’obtenir un portrait plus précis – et honnête – de l’avant-garde.

Comme je l’ai déjà précisé plus haut, être minoritaire n’équivaut pas de facto à être d’avant-garde. La question n’est donc pas le déplacement d’une analyse des luttes entre corpus d’oeuvres ou groupes constitués vers une analyse des luttes entre individus minorisés et non minorisés (déplacement qu’on assimile parfois à la mise en oeuvre d’une politique victimaire, où « dans le Panthéon des personnages historiques, les victimes remplac[ent] les héros » [Robert, 2018, p. 71]). Tout comme l’avant-garde ne possède pas d’essence avant-gardiste, le minoritaire ne possède pas d’essence minoritaire. À ce titre, ce n’est pas le sujet lui-même qui doit être considéré d’avant-garde ou oppositionnel ; ce n’est pas le mouvement, l’artiste, ni même l’oeuvre qui doivent être classés dans la catégorie d’avant-garde, au risque de reproduire la réification que nous tentons de dépasser. Il convient de changer quelque peu la perspective ; il ne s’agit plus de chercher les oeuvres, artistes et mouvements qui appartiendraient purement à l’avant-garde, mais plutôt de mettre en lumière le geste d’avant-garde au sein des oeuvres, des artistes et des mouvements.

Selon cette perspective, l’avant-garde se manifeste plutôt dans les fragments discursifs ou picturaux qui témoignent de la dimension antagonique face à un rapport majoritaire-minoritaires donné. C’est ici que l’aspect « contre-discours oppositionnel » de l’avant-garde devient essentiel. Le geste d’avant-garde est non seulement le produit d’un minoritaire dans un rapport, celui-ci doit nécessairement s’inscrire dans un contre. S’attaquant soit au majoritaire, soit à l’oppression du rapport qui minorise l’artiste, le geste d’avant-garde a cet effet d’éclairer le rapport comme construction. Alors que le geste d’arrière-garde naturalise un rapport majoritaire-minoritaires spécifique, le faisant passer pour quelque chose allant de soi, le geste d’avant-garde met quant à lui à mal la normativité de l’ordre établi, en déstabilisant sa dimension régulatrice et rationaliste : sa prétention à la transparence, à l’objectivité et à la décidabilité (Murphy, 1998, p. 259). Le geste d’avant-garde « a nécessairement pour cadre les conflits et les divisions du monde social », et à ce titre il possède un potentiel transformateur (Roberts, 2015, p. 3). 

C’est d’ailleurs à cet égard qu’il faut considérer la dernière caractéristique de la proposition que je souhaite faire, fortement inspirée des travaux de Guillaumin, soit la dimension utopiste de l’avant-garde, par ailleurs déjà relevée dans la recherche (Ayers et al., 2015). Cet utopisme ne signifie pas nécessairement que le geste d’avant-garde expose un autre monde enviable, seulement qu’il révèle le rapport comme rapport, c’est-à-dire comme construit – et donc qu’il révèle le rapport comme potentiellement révocable. À la manière dont Guillaumin le souligne quand elle parle de la théorie, j’affirmerais que les arts et la littérature d’avant-garde ont également le pouvoir d’exposer l’invisibilité qui fonde le caractère naturel de l’oppression ; et que, si « [p]enser un fait c’est déjà changer ce fait » (Guillaumin, 1981, p. 30), créer contre le rapport majoritaire-minoritaires, c’est poser la table d’un autre possible imaginable. Il faut prendre garde : cette dimension utopiste peut donner l’impression que la relation qu’entretient l’avant-garde avec l’arrière-garde est bel et bien l’objet d’un enjeu temporel, l’activité avant-gardiste « agissant non pas dans un lieu autre mais dans un temps autre », « en avance » sur la période (Loizillon, 2014). Cette saisie de l’avant-garde comme « en avance sur son temps », cependant, ne peut se former que rétrospectivement, une fois que le rapport a bel et bien été éclairé comme rapport – une fois que l’histoire de l’art et de la littérature a bien été écrite et approuvée. Or, l’utopie, dans une réflexion sociologique sur le concept d’avant-garde, doit se concevoir comme une lucidité face à la possibilité d’un monde autre au moment même de l’énonciation, et non pas comme une clairvoyance perçant une brèche sur un futur imaginé. Le geste d’avant-garde est, sur le plan d’un rapport social spécifique, révolutionnaire. Il n’est pas prescient, et à cet effet, il peut d’ailleurs perdre la guerre (ce qui est, sans doute plus souvent qu’autrement, la norme).

Conclusion

Voir l’avant-garde dans l’objet (en tant que geste) et non plus l’objet dans l’avant-garde (en tant que catégorie réifiée, bloc monolithique sans contradictions internes) ; lire l’avant-garde en fonction des aspects de minorisation, de contre-discours oppositionnel et d’utopisme, et non plus en fonction des aspects de téléologie, de manichéisme et de réification : voici les quelques propositions que j’ai tenté de faire avec cette contribution, à partir de considérations émises dans L’Idéologie raciste de Colette Guillaumin sur le rapport majoritaire-minoritaires et la minorisation. Le changement de perspective suggéré dans cet article autorise, d’une part, la lecture d’une coexistence d’antagonismes révolutionnaires et de conformismes au sein d’objets dits d’avant-garde. D’autre part, il nous permet de raffiner notre analyse de l’engagement en arts et en littérature en posant comme a priori sa polysémie, à l’extérieur d’une manie simplificatrice qui consiste à mettre en lumière une radicalité totale et sans partage, sorte d’étalon or de l’avant-garde authentique.