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Colette Guillaumin est l’auteure de la théorisation des rapports d’appropriation comme étant des rapports de classe spécifiques. Elle a déconstruit le fonctionnement des rapports d’appropriation physiques directs d’un groupe par un autre en établissant une analogie entre deux systèmes d’exploitation : le sexage et l’esclavage de plantation. Cette démarche lui a permis du même coup de retracer l’origine matérielle des rapports sociaux de sexe et de race, en soulignant l’exploitation spécifique du travail à laquelle ils se rapportent de manière différenciée de l’exploitation du travail salarié. Guillaumin affirme que ces rapports d’appropriation se sont perpétués jusqu’au présent, par l’entretien de l’oppression des femmes dans le sexage, ou par des « formes transitionnelles d’exploitation » (Guillaumin, 1978a, p. 6) qui se situent entre l’appropriation physique des individus et l’exploitation salariée de leur force de travail. Ses travaux ont été prolongés par d’autres analyses féministes matérialistes pour rendre compte des transformations du système de sexage dans le temps et de l’extension de l’appropriation collective des femmes par les hommes aujourd’hui (Juteau et Laurin-Frenette, 1988). Ils ont aussi été utilisés pour saisir la co-construction des rapports salariaux et des rapports d’appropriation dans la mondialisation néolibérale (Falquet, 2009) ou encore pour étudier l’exploitation spécifique des travailleuses domestiques migrantes en tant que fraction de classe des femmes (Galerand, 2015).

L’approche matérialiste des oppressions reste toutefois peu mobilisée pour étudier la condition des groupes catégorisés par le racisme et le sexisme. On lui préfère une analyse des discriminations imbriquées de sexe, de race et de classe (l’intersectionnalité) qui tient les catégories de représentation de l’altérité pour inéluctables, voire au mieux qui les considère comme des construits culturels n’ayant point d’origine dans les rapports sociaux de production (Juteau, 2010 ; Galerand et Kergoat, 2014). Il en résulte un déficit de connaissance des mécanismes concrets de reproduction des formes d’exploitation qui se distinguent des rapports salariaux et qui ne sont pas cantonnées au seul champ de l’emploi (Galerand, 2015). En faisant l’impasse sur les rapports de production à l’origine des catégories fabriquant des groupes définis par des caractéristiques naturelles, les études descriptives de la condition des individus triplement discriminés tendent de plus à reconduire leur substantialisation et naturalisation.

Cet article a au contraire pour ambition de mobiliser la théorie des rapports d’appropriation de Guillaumin, pour questionner la façon dont s’entretiennent mutuellement et se transforment les rapports d’appropriation de race et de sexe dans la société mauricienne au cours du XXe et au début du XXIe siècle. J’ai pour objectif de proposer une analyse originale des transformations récentes de cette société, d’un système de plantations organisé autour de la monoculture de la canne à sucre depuis l’esclavage (Claveyrolas, 2017), à une économie de marché considérée comme un exemple de développement réussi d’après la Banque mondiale (Neveling, 2017). Pour ce faire, je prends pour objet l’évolution des formes de l’exploitation des femmes noires, en mobilisant la notion de fraction de classe de Guillaumin pour saisir les expressions concrètes de l’appropriation de ce groupe parmi les Noirs. Je donne à cette fraction de classe le nom de « femmes noires », non pas pour faire référence à une identité substantielle avec ses traits culturels et biologiques correspondants. Il s’agit plutôt d’examiner les formes de l’appropriation des personnes au travail qui, combinées, conduisent concrètement à la menace permanente de la survie des individus de ce groupe.

J’entends premièrement contribuer à l’analyse de l’organisation sociale de la société mauricienne, en adoptant une critique matérialiste de la littérature existante sur l’ethnicité et le racisme à l’Île Maurice qui omet d’observer la reproduction des rapports d’appropriation jusqu’à aujourd’hui (partie 1). Dans le prolongement des travaux de Guillaumin, j’explore ensuite de quelles façons s’entretiennent mutuellement les rapports sociaux de race et de sexe dans le système spécifique des plantations (partie 2), puis comment se transforme l’appropriation des femmes noires aujourd’hui, ce qui donne naissance à des modes de leur « ré-appropriation par elles-mêmes » (Guillaumin, 1978a, p. 22) propres à cette société (partie 3). Pour effectuer ces prolongements théoriques adaptés à la société particulière de plantation, je mobilise aussi des travaux féministes matérialistes qui ont poursuivi l’oeuvre de Guillaumin (Juteau et Laurin-Frenette, 1988 ; Tabet, 2010 ; Pietrantonio et Bouthillier, 2015) ainsi que certains travaux féministes marxistes (Beneria, 1979 ; Mies, 1996 ; Federici, 2014 ; Broad, 2014 ; Prieto-Carron, 2014) et Black feminists américains (Davis, 1972 ; 1983 ; Rollins, 1990 ; Collins, 2000 ; 2018). Je me réfère aux apports de ces diverses littératures féministes dès lors qu’ils partagent les points communs suivants : la recherche de l’origine et des mécanismes de l’extension de l’oppression des femmes, une approche matérialiste de l’élaboration des catégories de sexe et de race et un questionnement sur les relations qu’entretiennent les rapports de pouvoir entre eux.

Le matériau empirique choisi pour la démonstration comporte des extraits d’entretiens biographiques et des observations de la vie quotidienne de femmes qui appartiennent à deux classes d’âge différentes : certaines ont plus de 60 ans, les autres entre 30 et 50 ans. Parmi les soixante femmes interviewées, toutes sont passées par le travail dans les emplois domestiques qui fut l’une des occupations principales des femmes noires dans le système des plantations, et qui est aujourd’hui en ré-augmentation dans les secteurs de développement du tourisme et de l’immobilier de luxe à destination d’une clientèle étrangère (Le Petitcorps, 2020). La rencontre avec ces femmes s’est faite sur plusieurs périodes de terrain de trois mois entre 2017 et 2019 : j’ai passé un temps plus long dans les espaces d’habitat populaires de la côte Sud-Ouest où j’y ai interviewé quelques hommes. En poursuivant la recherche des effets théoriques résultant de l’expression de la colère des opprimées (Guillaumin, 1981), j’appuie la démonstration sur l’interprétation de la façon dont ces femmes définissent à la fois leur exploitation et leurs aspirations.

L’impasse sur les rapports d’appropriation dans les travaux sur l’ethnicité et le racisme à l’Île Maurice

L’étude de l’exploitation des femmes noires est plus difficile à mener dans le contexte mauricien que dans d’autres sociétés fondées sur l’esclavage de plantation comme aux États-Unis ou dans les Caraïbes, dans la mesure où les analyses de l’ethnicité qui prédominent dans ce contexte ont exclu les rapports de race – et plus largement d’appropriation – de l’interprétation possible des rapports de production contemporains. Les recherches qui portent sur la société mauricienne contemporaine sont aujourd’hui dominées par un questionnement sur la construction de la nation dans une société dite plurielle (Williams, 1989 ; Trouillot, 1992). Sont ainsi nommées les sociétés qui ont connu plusieurs mouvements de migrations de main-d’oeuvre pour les besoins du développement de l’économie de plantation[1]. Si ces analyses de la société mauricienne adoptent souvent une approche constructiviste des « identités ethniques », elles ne vont cependant pas jusqu’à déconstruire le fondement raciste des catégories ethniques qui constitue le substrat symbolique commun à ces sociétés. Ces études n’échappent donc pas totalement à l’approche substantialiste des groupes sociaux à l’Île Maurice. De plus, elles évitent de poser la question de la manière dont se perpétuent les rapports d’exploitation relatifs à un rapport de propriétaire à objet (Guillaumin, 1978a) au sein de la société mauricienne moderne.

Selon Eriksen, les relations interethniques constituent la forme première des rapports sociaux de la société mauricienne moderne, tandis que les rapports de race appartiendraient au passé révolu de l’esclavage (Eriksen, 1998). La reproduction des différences culturelles et sociales entre groupes s’opère d’après ses travaux par la division traditionnelle du travail instaurée depuis le développement de l’économie de plantation sous la colonisation britannique (1810-1968), après l’abolition de l’esclavage (1835) : les Franco-Mauriciens contrôleraient les moyens de production (notamment la terre), les Chinois monopoliseraient le commerce de détail, les Hindous contrôleraient l’appareil d’État – bien qu’une importante partie d’entre eux continuent d’être des petits planteurs ou des laboureurs des champs de canne – , les Musulmans auraient le business et les Créoles, descendants d’esclaves, demeureraient sans pouvoir (Eriksen, 1998). Ces groupes ethniques se renforceraient de plus dans les mobilisations politiques pour l’accès aux ressources de la nation, depuis les années de préparation à l’indépendance proclamée en 1968 (Chan Low, 2008). Il existerait donc aujourd’hui des stratégies ethniques, plutôt que des identités ethniques (Eriksen, 1998). Eriksen considère cependant que le groupe créole n’a pas de stratégies ethniques, puisque les individus de ce groupe cessent d’être « créoles » dès lors qu’ils font l’expérience d’une mobilité sociale. Les Créoles ne seraient donc pas un groupe ethnique, quand bien même ils participeraient aux relations interethniques selon Eriksen. Les catégories sociales mentionnées par ce dernier, à partir d’une représentation par ailleurs simplifiée de la division du travail dans la plantation, mettent-elles alors réellement à jour des groupes ethniques contemporains et leurs relations ? Ou ne reproduisent-elles pas essentiellement les catégories ethniques construites par l’administration coloniale sous l’occupation britannique, sans véritablement rendre compte des relations constitutives des groupes sociaux aujourd’hui ? De plus, comme Williams l’a souligné à propos des analyses de l’ethnicité dans d’autres contextes de sociétés plurielles, cette approche occulte le rôle des agents qui ont le pouvoir de définir les termes de la compétition et de la coopération moralement acceptables entre groupes ethniques (Williams, 1989). Autrement dit, le groupe producteur des codes de la compétition ethnique disparaît de l’analyse, avec le substrat symbolique commun raciste qu’il a produit. Williams met en évidence le même phénomène repéré par Guillaumin dans les premières approches du racisme en France : la suppression de l’analyse du groupe majoritaire et du système culturel hégémonique qu’il a imposé aux individus dans leurs relations (Guillaumin, 1972).

Du point de vue d’une autre analyse de l’ethnicité à l’Île Maurice développée par Chazan-Gillig et Ramhota, la division ethnique de la population mauricienne correspond à un changement des rapports de production internes au développement sucrier qui a eu lieu au moment de la substitution de la main-d’oeuvre esclave par la main-d’oeuvre engagée, à partir des années 1830 (Chazan-Gillig et Ramhota, 2009). La barrière de couleur, qui définissait les rapports de production de l’esclavage sous la domination coloniale française et jusque dans les années 1830, ne correspond plus au cadre de différenciation légale introduit par la colonisation britannique sous le régime de l’engagisme. La barrière de couleur continue de distinguer les mulâtres et les créoles d’après Chazan-Gillig (2001). Mais ce qui va constituer la dualité du corps social mauricien jusqu’à aujourd’hui est la division du travail interne au développement sucrier, qui s’est établie entre les Indiens engagés laboureurs dans les champs de canne et les Créoles affectés aux activités du moulin et aux services domestiques pour les familles des propriétaires. Ces nouveaux rapports de production de la plantation auraient été par la suite internalisés dans les formes sociales religieuses et culturelles hindoues et chrétiennes, ainsi que dans l’édification des liens sociaux et familiaux qui vont contribuer à un mode d’enracinement différencié à la terre. Dans cette approche de la construction identitaire, « la singularité de l’expérience mauricienne vient de ce fait que l’ethnicité a pris dès le départ une forme économique de dépassement de la condition d’esclave et d’engagé, elle-même fondée sur l’apparition de formes différenciées d’accumulation, assimilables à des différences de classe » (Chazan-Gillig, 2001, p. 11). Le processus d’intégration sociale lié au développement sucrier sur la longue durée se manifeste dans la structuration des villages par les anciens laboureurs indiens qui accèdent à la propriété foncière à partir des années 1890. L’identité créole finirait quant à elle aujourd’hui par s’appliquer aux exclus, ou « s’étant exclus » du développement sucrier (Chazan-Gillig et Ramhota, 2009), c’est-à-dire à ceux qui n’ont pas développé de stratégie d’accumulation foncière sur la base de liens ethniques à l’image des Indiens.

Si cette approche tient compte de la continuité de la barrière de couleur dans les rapports sociaux, on ne parvient pas bien à voir où se situent les rapports de race dans l’organisation sociétale issue du développement sucrier. L’expression du racisme semble être une particularité des relations entre Créoles, Mulâtres et Blancs, qui sont placées en dehors des rapports de production dominants. Dans cette analyse de l’ethnicité, les Créoles dans la société contemporaine se retrouvent finalement à la même place que les femmes dans la théorie des rapports de classe, à l’extérieur des rapports de production examinés. Les approches de l’ethnicité dans les sociétés plurielles semblent donner la priorité à l’étude de groupes qui ont réalisé leur mobilité sociale, dans l’attente d’un résultat implicite (Williams, 1989) : la dissolution des groupes ethniques dans les classes et l’intégration nationale moderne autour d’une homogénéité culturelle. Il n’y a dans ce programme de recherche pas de place pour l’étude de la perpétuation des rapports d’appropriation qui continuent d’organiser en partie l’exploitation du travail hors des seules relations contractuelles « modernes » du salariat.

D’autres travaux ont cependant pris pour objet la permanence du racisme dans la société mauricienne contemporaine. L’analyse est alors développée à partir de l’étude du groupe considéré comme étant le plus visé par le racisme, à savoir les Créoles. La cause de leur marginalisation socio-économique est attribuée aux représentations sociales qui focalisent sur l’origine des individus et dévalorisent l’hybridité culturelle issue du métissage (Boswell, 2005). Les discriminations racistes sont envisagées comme faisant partie d’un système culturel à part des rapports de production, ce qui ne permet pas de discuter la formation de la catégorie Créole. Cela conduit concrètement à situer la cause de la conduite raciste dans la perception des différences et donc dans l’existence de caractères physiques différents en soi. Il s’agit par conséquent d’une « définition raciste du racisme » (Guillaumin, 1972), que les conclusions de l’un des rapports de la Truth and Justice Commission[2] rendent particulièrement explicite : « Mauritians with a visually discernable African ancestry have experienced and continue to experience racism more directly and regularly than others in Mauritian society » (TJC, 2011, p. 524). Les travaux sur le racisme à l’Île Maurice reculent devant une approche qui montrerait comment ce système symbolique définit l’ensemble des groupes ethniques de la société mauricienne par l’hérédité, les liens de sang et le phénotype. L’interpénétration de la race, de la classe et de la culture dans la construction de la nation moderne, à partir de l’hégémonie coloniale européenne, n’est pas déconstruite (Williams, 1989).

Les explications du racisme à l’Île Maurice évacuent donc l’analyse des rapports de production ou d’exploitation qui sont constitutifs des catégories raciales. Cela est en grande partie dû à la domination d’une compréhension de l’ethnicité qui ne tient pas compte de l’existence de plusieurs rapports de production coexistant dans le processus du développement sucrier et de la construction de la société moderne. Plutôt que d’envisager cette complexité, elles postulent la disparition des rapports d’esclavage au profit des constructions ethniques sous le régime du contrat d’engagisme. Elles reconnaissent également l’émergence des rapports de classe modernes avec la constitution de la classe des petits planteurs indiens par l’accès à la propriété foncière. En cela, elles rejoignent finalement les rares approches marxistes de la société mauricienne qui, tout en critiquant les dérives essentialistes de l’approche de l’ethnicité à l’Île Maurice, adhèrent à la théorie de la succession de rapports de production qui évolueraient inévitablement vers la constitution du prolétariat aujourd’hui (Collen et Seegobin, 1977 ; Neveling, 2015). Il en résulte une négligence de l’étude des exploitations spécifiques, y compris de sexe, qui se développeraient « en marge » des rapports de production dominants, mais qui seraient pourtant fondamentales dans la reproduction des rapports de production dominants de la société moderne. Pour corriger cette lacune, je propose d’effectuer un retour historique sur les rapports d’exploitation du travail tels qu’ils ont été vécus par des femmes mauriciennes qui ont travaillé pour les propriétaires de plantations dans les années 1950, 1960 et 1970.

Les rapports d’appropriation dans le système des plantations (1950-1970)

Je m’appuie sur la manière dont Guillaumin conceptualise les formes matérielles concrètes par lesquelles les femmes sont appropriées par les hommes dans le système de sexage (Guillaumin, 1978a), pour interpréter le fonctionnement des rapports d’appropriation propres au système des plantations à l’Île Maurice des années 1950 à 1970 tels que des femmes noires en ont fait l’expérience. Je cherche à distinguer dans leurs discours ce qui relève d’une condition commune avec les hommes travaillant dans les plantations face aux propriétaires terriens, et ce qui caractérise plus spécifiquement l’exploitation des femmes noires. Pour discerner la façon dont les rapports de race et de sexe s’entretiennent mutuellement dans la reproduction du système des plantations, je complète les éléments du rapport d’appropriation identifiés par Guillaumin avec d’autres analyses de l’exploitation spécifique des femmes apportées par Tabet (2010), Davis (1972, 1983) et par des auteures se revendiquant du féminisme marxiste.

Dans les années 1950, 22,9 % des foyers mauriciens vivaient en tant que « free tenant » : les membres de ces foyers habitaient dans un logement qu’ils ne payaient pas, mais qu’ils obtenaient en échange de leur travail pour le propriétaire du terrain et du logement[3]. L’économie du pays était alors dominée par la monoculture de la canne à sucre[4]. Les femmes citées ici sont nées durant ces années-là. Elles ont effectué leur premier travail pour les propriétaires des terres à un âge relativement jeune, parfois dès 8 ans. Elles ont donc été socialisées dès leur enfance ou leur jeunesse à travailler pour les propriétaires terriens dans leur maison, dans la plantation sucrière ou dans les salines qui sont surtout implantées sur la côte sud-ouest. Le rapport d’appropriation analysé ici concerne d’abord la relation du groupe des propriétaires terriens à celui de leurs travailleurs et travailleuses au sein de ces unités de production reliées par réseaux, qu’elles aient été tournées vers la production agricole ou vers la production domestique (Fox-Genovese, 1988). Nous ne sommes plus désormais ni à l’époque de l’esclavage où les esclaves étaient considérés comme des biens meubles ni à celle de l’engagisme où les lois répressives du vagabondage permettaient d’enfermer les travailleurs « sous contrat » dans l’enceinte des plantations (Allen, 1999 ; Perthuum et Perthuum, 2014). En revanche, des conditions sont conservées pour que des femmes et des hommes continuent de dépendre des propriétaires terriens pour leur survie et ne puissent pas vendre leur force de travail librement sur un marché. Le maintien du travail dépendant dans la plantation, en partie rémunéré seulement, correspond à ce que Guillaumin nomme une « forme transitionnelle d’exploitation » (Guillaumin, 1978a).

Les formes matérielles du rapport de race

En racontant son expérience de bonne de maison à partir de la fin des années 1960, Florise met en évidence les moyens par lesquels son travail a été approprié par les propriétaires usagers de services domestiques :

Florise : J’avais travaillé chez quelqu’un pendant 8 ans, je faisais la cuisine là-bas, et là eh… ils ont décidé qu’ils vont vendre leur grande maison, ils vont rester dans un petit appartement, alors moi comme j’étais dans la dépendance avec mes enfants, y avait plus de place pour moi. Alors là c’était la désolation. Parce que j’avais pas de maison, et moi j’avais besoin de travailler parce que où tu avais à travailler, tu avais une petite maison parce que tu avais pas la tienne, tu allais ! Alors là ils m’ont recommandée avec Monsieur D. Lui c’était le chef de l’usine de S. Et lui c’était un monsieur méchant comme tout.

Florise raconte qu’elle était obligée de travailler pour les propriétaires de cours[5] ou d’usines sucrières à l’époque parce qu’elle n’avait pas de logement à elle. Les conditions de cette dépossession étaient héritées de ses propres parents qui logeaient dans le « camp des travailleurs » d’une plantation sucrière. Elles étaient assurées par le fait que le travail dans les plantations ou dans les cours était en partie rémunéré en nature, notamment par l’octroi du logement. La rémunération partielle du travail en nature permettait aux propriétaires terriens de continuer de s’approprier les travailleurs pour leur production agricole, pour leur propre entretien physique et pour la consécration de leur statut de propriétaire. L’exploitation du travail était donc « transitionnelle » (Guillaumin, 1978a) : l’appropriation physique des travailleurs n’était pas totale, ceux-ci étant à la fois rémunérés en salaire et en nature. La part de la rémunération en nature variait parmi les travailleurs de ces unités de production, puisque certains avaient déjà réussi à acheter un logement indépendant grâce à des systèmes collectifs d’épargne. Dans ce cas, la rémunération en nature pouvait concerner une partie de l’alimentation ou des frais de santé à l’usage du foyer des travailleurs. La rémunération financière du travail était, quant à elle, maintenue à la seule reproduction de la force de travail immédiate du travailleur (Meillassoux, 1975), afin que celui-ci et les membres de son foyer restent à disposition du propriétaire terrien.

Dans le système de sexage d’après Guillaumin, l’expression individualisée de l’appropriation des femmes s’incarne dans le mariage (Guillaumin, 1978a). Dans le système des plantations au contraire, la forme privée de l’appropriation se situait d’abord, selon Florise, dans la propriété pour laquelle elle travaillait et dans la relation quotidienne qu’elle entretenait avec le « Monsieur » propriétaire de la cour et sa famille. Cette relation se maintenait souvent sur plusieurs années, et pouvait se transmettre d’une génération à l’autre lorsque les membres d’une même famille continuaient de travailler pour la même propriété. Les liens entre les formes privée et collective de l’appropriation de son travail sont explicites dans les propos de Florise. Lorsqu’un propriétaire se passait de ses services, elle devait rechercher un travail avec dépendance chez un autre propriétaire terrien, dans le réseau des unités de production du système des plantations (Fox-Genovese, 1988).

L’appropriation collective des travailleurs par les propriétaires terriens, dans le réseau des plantations et des autres unités de production apparentées (salines, cours), est intériorisée par les femmes interviewées comme étant un rapport de race. Si celles-ci mentionnent leurs occupations spécifiques dans ce système pour préciser les ressources qu’elles obtenaient individuellement du « Monsieur », elles emploient aussi indifféremment les termes de laboureurs et d’employés de maison pour désigner le groupe auquel elles appartenaient. Lorsqu’elles expriment leur appartenance à un groupe au travail, ce n’est pas la tâche spécifique exécutée qui émerge du propos (cuisinière, laboureur…), mais bien les propriétaires de leur travail : « nous sommes les travailleurs des Blancs ». Le « nous » contient un sens de classe inclusif à la fois des femmes et des hommes travailleurs des plantations, Noirs par opposition aux Blancs.

L’expression concrète de l’appropriation commune des femmes et des hommes travaillant pour les Blancs est l’accaparement de leur temps. Les récits recueillis auprès de femmes, et de quelques hommes, sont particulièrement explicites sur la façon dont le propriétaire et les relais de son autorité (le contremaître dans la production agricole, l’épouse dans le service domestique) disposaient du temps de leurs travailleur.se.s et pouvaient en faire un usage flexible et extensif. Céline, Solange et Pierre travaillaient tous les trois dans les années 1970 sur la côte Sud-Ouest de l’Île Maurice, la première dans une saline, la seconde dans les cours et le troisième dans le restaurant d’un propriétaire de salines :

Céline : Il y avait une Ferguson qui venait nous chercher au petit matin pour aller casser du sel.

Alors vous travailliez de sept heures du matin jusqu’à quelle heure ?

Nous travaillions jusqu’à trois heures. Mais s’il fallait faire un extra nous allions faire, s’il vous faisait lever à une heure du matin vous deviez vous lever à une heure du matin. Le monsieur nous disait : « à telle heure, vous devez rentrer dan karo[6], vous devez venir tôt. » Jusqu’à une heure du matin je suis déjà sortie de la maison, avec mon mari et mes camarades tout.

Solange : Il y avait une personne qui me faisait changer son drap tous les jours. Un autre : « tu viens ouvrir ma porte pour accueillir mon entourage ! Pour que je rentre ! » ça veut dire que je dois sortir de chez moi là, je dois baisser la tête plus bas, je vais juste ouvrir sa porte, après je retourne chez moi, le premier janvier ça ! Il ne compte pas le dimanche parce que nous on travaillait le dimanche, congé public, tout ! Vous savez esclave ce que ça veut dire ? Ben voilà comme ça. Ils vous disent de venir à quatre heures, nous on est là pour préparer un petit dîner pour que nous retournions chez nous de bonne heure mais quand ça ? Deux heures du matin qu’ils vont rentrer là !

Paul : Je travaille full, même pas elle vous donne à manger, à boire un peu de l’eau. Elle veut que vous travailliez tous les jours, même si elle peut ne pas vous payer.

D’après ces témoignages, l’accaparement du temps du travailleur dans le système des plantations n’avait pas de spécificité de sexe ni n’était particulier au service domestique. L’accaparement sans limites du temps de ces personnes était constitutif de l’exploitation de l’intégralité de leur individualité corporelle qui devenait « machine-à-force de travail » (Guillaumin, 1978a) pour les cours, les plantations ou les salines. Les propriétaires terriens prenaient aussi une partie du temps des membres de la famille de leurs travailleurs à leur convenance. Dès lors qu’on habitait dans la cour, la plantation ou la saline, on devait en échange être disponible pour « donner un coup de main » lorsqu’il y avait besoin d’une main-d’oeuvre supplémentaire, y compris dès le plus jeune âge (Le Petitcorps, 2019).

L’exploitation des femmes noires

D’après Guillaumin, l’esclavage de maison se distingue de l’esclavage agricole et se rapproche du sexage en ce que les individus et leur corps sont réduits à l’état d’outils de travail servant fondamentalement d’autres humains et leur corps (Guillaumin, 1978a). Or, d’après les récits recueillis à l’Île Maurice, l’aspect de l’individu-outil au service d’autres humains pour faire fructifier leur terre, entretenir leur famille ou maintenir leur statut social, est présent et intériorisé dans toutes les formes du travail pour les propriétaires terriens. Le rapport de race du système des plantations des années 1950 jusqu’aux années 1970 était intrinsèquement un rapport de service des travailleurs aux propriétaires terriens. Le service domestique constituait plutôt une variation spécifique du rapport de race où se jouait particulièrement l’incorporation de l’infériorité des Noirs par les gestes et les « rituels de déférence » exigés par la « Madame » ou le « Monsieur » (Rollins, 1990). L’anecdote citée par Solange l’illustre plus haut. Mais ce n’est pas encore ce qui caractérisait particulièrement les formes de l’appropriation des femmes noires, le service domestique étant par ailleurs encore occupé par une part importante d’hommes à l’époque[7].

En revanche, les femmes accomplissaient la plus grande part du travail de reproduction du foyer et de la communauté des travailleurs des plantations. En plus des ressources obtenues en échange du travail pour les propriétaires terriens, les femmes et les fillettes allaient par petits groupes dans les espaces non cultivés aux marges des plantations chercher du bois, des fruits et des légumes, des fruits de mer ou du foin pour nourrir les animaux éventuellement élevés dans leurs habitations (Le Petitcorps, 2019). Gajabaye, née en 1964, se souvient de cette pratique collective organisée entre femmes afin d’assurer la subsistance du groupe du temps des plantations :

Gajabaye : Nous allions tous ensemble chercher du bois, parce qu’à l’époque on cuisait sur le feu. On allait en groupe.

Les femmes, et les hommes aussi ?

Non seulement les femmes. Il fallait faire attention de ne pas être vues du gardien du terrain de chasse.

Ce travail domestique, pourtant nécessaire à la reproduction de la force de travail des plantations, n’avait aucune contrepartie. Lorsqu’un logement dans la plantation était octroyé à l’homme en échange de son travail, si celui-ci venait à mourir, son épouse devait quitter les lieux, quand bien même elle eût participé aux activités de production de la plantation et de reproduction de la force de travail.

La charge gratuite de la subsistance du foyer et de la communauté des travailleurs qui incombait aux femmes était la source spécifique de leur exploitation et de leur domination dans le système des plantations, à l’instar des conclusions des travaux féministes marxistes sur l’exploitation des femmes dans le système capitaliste (Beneria 1979, Mies 1996 ; Federici, 2014). Moins rémunérées que les hommes, tant dans leur emploi que par la gratuité de leur temps de travail consacré à la reproduction, elles pouvaient être amenées à rechercher des extra-financements auprès du « Monsieur » en échange d’un travail sexuel. Plusieurs femmes rencontrées ont obtenu des ressources de leur patron pour payer les études de leurs enfants par exemple, sans que la patronne en ait eu connaissance. Elles restent évasives sur le travail qu’elles ont dû effectuer en échange (Le Petitcorps, 2018). Le travail de subsistance gratuit des femmes noires, et l’inégal accès aux ressources de la plantation qu’il conférait par rapport aux hommes noirs, constituaient les conditions matérielles de la dépendance éventuelle des femmes noires au travail sexuel, à l’image de ce que Tabet a mis en évidence avec le concept d’échange économico-sexuel (Tabet, 2010).

L’organisation de la subsistance dans les marges de la plantation (Trouillot, 2002), à la fois en dehors du temps de travail et de l’espace rationalisé de travail pour les Blancs, était néanmoins aussi l’occasion de faire l’expérience d’une relative autonomie de la vie des travailleurs et d’une résistance aux identités assignées par les propriétaires terriens. Selon Davis, le rôle particulier des femmes esclaves dans l’espace-temps de la vie communautaire organisée autour de l’habitat était ce que les esclavagistes visaient à contenir en les violant (1972 ; 1983). Ces approches aident à entrevoir les mécanismes des rapports sociaux par lesquels les expressions concrètes de l’appropriation sociale étaient plus étendues pour les femmes noires que pour les hommes noirs. Elles permettent également de mettre en exergue la façon dont l’exploitation des femmes noires bouclait le système des plantations en constituant le moyen essentiel du maintien de l’appropriation et de la dépossession de l’ensemble de ses travailleurs. Dans le système mauricien des plantations des années 1950-1970, le travail additionnel des femmes pour la subsistance de leur foyer permettait aux propriétaires terriens de continuer à payer leurs travailleurs au niveau minimum de leur survie individuelle : ils se réappropriaient ainsi la classe des Noirs dans son ensemble. Les formes plurielles de l’appropriation des femmes travaillant dans les plantations étaient un moyen de la reproduction des rapports d’appropriation de race. On peut alors comprendre quel est l’enjeu de la concentration actuelle des formes de l’appropriation sociale sur des femmes noires pour perpétuer une société de classes de race (Collins, 2018).

Transformations actuelles de l’appropriation collective des femmes noires et émancipations potentielles

Les rapports de production du système des plantations ont été transformés par la politique de développement décidée entre les grandes corporations sucrières, les nouveaux dirigeants politiques de l’État indépendant et la Banque mondiale. Cette politique visait à réduire la dépendance du pays à l’économie sucrière (Neveling, 2017). Les nouveaux investissements se sont portés à partir des années 1970 sur le secteur du textile destiné à l’exportation. Celui-ci s’est développé sous un régime de Zone Franche, en ayant recours à une main-d’oeuvre principalement féminine à ses débuts (Burn, 1996 ; Ramtohul, 2008 ; Blin, 2008). Les foyers de travailleurs accèdent peu à peu à un logement indépendant ; les ressources pour la reproduction des foyers reposent désormais essentiellement sur les revenus du travail des hommes et des femmes ; les travailleurs obtiennent une sécurité sociale, une régulation des revenus ainsi que des investissements publics dans l’éducation et la santé, à la suite de mouvements de grèves menés par les syndicats des différents secteurs industriels dans les années 1970 (Koop, 2004). À partir des années 1990, la perte des avantages préférentiels sur l’exportation du textile, dont bénéficiait jusque-là l’Île Maurice, conduit à une réduction de la production et à des licenciements massifs affectant particulièrement les femmes (Ramtohul, 2008). Quelles sont les conséquences du développement d’un marché de l’emploi du textile mobilisant la force de travail des femmes suivi d’une récession économique, sur le travail et la vie des femmes issues de la classe des travailleurs du système des plantations ?

On a vu que le noeud de l’exploitation spécifique des femmes noires, de leur oppression sexuelle et des conditions de leur mise au travail pour les propriétaires terriens dans le système des plantations était leur travail domestique de subsistance pour leur propre foyer et communauté. J’analyse ici les changements qualitatifs du travail de subsistance et leurs enjeux avec les mutations de ce contexte productif national, du point de vue de femmes âgées entre 30 et 50 ans qui ont occupé des emplois domestiques après avoir été pour la plupart ouvrières dans la Zone Franche.

La concentration de l’appropriation collective sur les mères seules

Les statistiques sur la population mauricienne font état d’une augmentation continue des femmes cheffes de foyer au cours des vingt dernières années. En 2006, 18 % des foyers sont dirigés par des femmes, ils sont 22 % en 2017[8]. La mère seule cheffe de foyer est une figure omniprésente dans le discours des femmes mauriciennes interviewées. Elle symbolise la dureté de la condition actuelle des femmes noires dans les quartiers d’habitat populaire. Son évocation peut vouloir désigner leur propre condition présente, ou leur condition passée, ou bien encore la condition d’autres femmes du quartier qu’elles habitent. Plutôt qu’un groupe bien défini, la femme cheffe de foyer fait référence à un passage possible et craint de la vie des femmes issues de la classe des travailleurs de la plantation aujourd’hui. Elle représente la condition sociale qui se rapporte à la forme la plus extrême de l’appropriation collective de l’individualité corporelle des femmes noires. L’effet concret de l’accaparement de tout leur temps et de leur corps est la menace de leur propre survie. Cette réalité m’est apparue crûment au cours de l’enquête de terrain, lorsqu’étant présente au moment où des femmes avaient de graves difficultés financières, celles-ci m’ont avoué qu’elles avaient faim et qu’elles sautaient des repas pour garder la nourriture disponible pour leurs enfants.

La figure de la mère seule dont ces femmes parlent est la traduction discursive d’une connaissance pratique de tout ce qu’une femme est amenée à faire en dernier ressort pour assurer seule la subsistance de son foyer lorsque la survie de celui-ci est en jeu. La solitude à cette charge se retrouve non seulement dans les foyers où le père est absent, mais aussi lorsque présent, il ne contribue pour autant pas aux ressources de subsistance mises en commun pour la survie de l’ensemble des membres du foyer. Shakti, mère de deux enfants de 11 et 12 ans dans une cité de la côte Sud-Ouest, précise les difficultés de sa condition :

Shakti : Mon mari ne travaille pas, moi-même je fais l’homme et la femme. Mon petit ne peut rien demander à son père puisque lui ne veut pas travailler. Je dois leur chercher du pain, quelque chose pour mettre dans leur pain, tous les jours vous comprenez ?

Comme Shakti le met en évidence, il s’agit bien pour les cheffes de foyer d’accomplir un travail de subsistance, dont la préoccupation première consiste encore à assurer une alimentation suffisante pour nourrir les enfants au quotidien. Mais son organisation sociale a profondément changé depuis le système des plantations. Avec l’accès des travailleurs au logement indépendant, avec la salarisation et avec la transformation des champs de canne à sucre en terrains constructibles, les pratiques collectives d’organisation de la subsistance entre femmes se sont dissoutes. Le travail domestique de subsistance s’est trouvé surchargé sur des individus, et de plus en plus sur des mères seules.

Ces dernières multiplient aujourd’hui les stratégies de subsistance pour réunir les revenus suffisant à couvrir les dépenses du foyer. Shakti, par exemple, cumule plusieurs emplois domestiques, ajoute un supplément financier à son salaire par la vente de gâteaux devant chez elle, adopte des stratégies culinaires pour nourrir sa famille de la façon la plus équilibrée possible à moindre coût, contracte des crédits auprès de petits commerçants du quartier et « vend parfois ses fesses » pour pouvoir aussi payer les dépenses scolaires de ses enfants. Dans le contexte de la réduction des emplois stables sur le marché du travail et dans la continuité de leur affectation au travail de subsistance, ces femmes sont contraintes de prendre des emplois domestiques désormais à temps partiel, temporaires et en partie non déclarés, qui se sont développés avec les investissements nationaux dans l’économie du tourisme et de l’immobilier de luxe à destination d’une clientèle étrangère (Le Petitcorps, 2020). Elles s’investissent aussi dans le travail indépendant par la création de petits commerces de rue qui sont promus par des programmes gouvernementaux de développement de l’entreprenariat féminin depuis les années 2000 (Tandrayen-Ragoobur et Kasseeah, 2012). Elles ajoutent éventuellement à cela un travail sexuel qui conforte leur appropriation par des hommes en dehors du cadre du mariage.

Cette évolution de l’appropriation des femmes noires mauriciennes de la deuxième moitié du XXe siècle au début du XXIe siècle corrobore la thèse de Juteau et Laurin-Frenette (1988) sur les transformations du système de sexage au cours du XXe siècle. Les formes de l’appropriation privée des femmes, ici des femmes noires dans la plantation, mutent vers une appropriation collective des femmes qui est de plus en plus étendue. L’appropriation collective est de plus concentrée ici sur les mères seules : elle s’exprime concrètement par l’accaparement de leur temps et de leur corps à la fois dans l’emploi précaire, dans le travail indépendant et dans le travail sexuel. L’urgence du maintien en vie des membres du foyer génère la place des femmes noires sur le marché du travail et le fait qu’elles constituent l’« armée de réserve » (Juteau et Laurin-Frenette, 1988) sur laquelle se fondent les projets de développement économique, la flexibilisation du travail, autant que le retour aux rapports de dépendance personnalisés au travail. La centralité des femmes noires dans tout le processus reproductif explique selon Beneria le fait qu’elles soient, dans des sociétés de plantation comme la Jamaïque, forcées à se maintenir sur le marché du travail plus que les hommes (Beneria, 1979).

L’appauvrissement qui est le corollaire de l’exploitation des mères seules concerne l’ensemble des membres de leur foyer. La pauvreté se transmet d’une génération à l’autre, notamment par la difficulté d’accès de leurs enfants à la propriété dans un contexte où la politique de logement social est quasiment inexistante (Gooding, 2015). Cela conduit ainsi à perpétuer une société de classes de race, comme Collins l’a mis en exergue pour la société américaine (Collins, 2000, 2018). La concentration du travail de subsistance sur une fraction des femmes noires permet de basculer des rapports de classe aux rapports d’appropriation de race dans un contexte de récession économique et de crise.

La ré-appropriation de soi par le « travail pour soi-même »

Une contradiction réside toutefois dans le fait que la concentration de plusieurs formes d’appropriation du temps et du corps sur une fraction de classe des femmes noires fait l’objet de stratégies de résistance et de contestations par celles-ci tant elle menace leur propre survie, voire celle de leurs enfants. Plusieurs travaux féministes marxistes ont mis en évidence les résistances conduites par les femmes lorsque la réorganisation du travail et de la production menaçaient trop profondément la reproduction sociale des foyers de travailleurs (Broad, 2014 ; Prieto-Carron, 2014). La contradiction demeure aussi dans le fait que le travail de subsistance est le socle de l’exploitation spécifique des femmes noires, mais aussi la seule définition sensée de leur travail selon Davis (1972). Le but de ce travail, et des multiples activités réalisées aujourd’hui par les mères seules pour l’accomplir, échappe en partie aux objectifs de l’État et des acteurs privés dans le développement de l’économie du tourisme et de l’immobilier de luxe à l’Île Maurice. D’après Guillaumin, la ré-appropriation des femmes par elles-mêmes est une contradiction du rapport social de sexe qui se réalise lorsqu’elles vendent de leur propre chef leur force de travail sur le marché classique (Guillaumin, 1978a). C’est ce qui se produit dans une société de classes. Dans la société mauricienne de classes de race fondée sur le système des plantations, on peut s’interroger sur les possibilités qu’auraient vraiment les femmes noires de vendre leur force de travail de leur propre chef sur le marché, lorsque leur survie continue de dépendre d’un travail dit « pour les Blancs ». Les femmes mauriciennes rencontrées distinguent dans la langue créole deux définitions du travail : le travail pour quelqu’un ou pour une unité de production (usine, hôtel, promoteur immobilier) et le travail pour soi-même. C’est dans ce « travail pour soi », expression retrouvée dans d’autres anciennes sociétés de plantation comme au Brésil (Garcia, 1986), que certaines femmes et en particulier les cheffes de foyer, cherchent à exister en tant que sujet social (Pietrantonio et Bouthillier, 2015), à savoir en tant qu’individu sans marque de race ni de sexe.

Le « travail pour soi » désigne actuellement pour les femmes que j’ai interviewées le petit commerce de rue encouragé par le programme gouvernemental de promotion de l’entreprenariat féminin. Bien qu’inscrite dans un processus de dérégulation du travail (Bazin, 2014), cette activité est réappropriée par des femmes pour des bénéfices matériels. Elle permet d’abord de reprendre possession d’une partie de son temps dans la réalisation du travail de subsistance, et de décider ensuite de la valeur financière du produit de son travail au-dessus du revenu obtenu dans les emplois domestiques par exemple. Viviane et Shakti, qui ont récemment envisagé de développer leur activité à côté d’un emploi domestique, explicitent ces enjeux matériels de la réappropriation de soi et de son travail :

Viviane : Je passais mon temps à travailler chez mon patron et en rentrant à m’occuper de mes enfants, alors je voulais avoir mon temps à moi. C’est pour ça que je me suis lancée dans la cuisson des rotis[9] devant chez moi.

Shakti : J’aurais mon propre business, je vendrais mes rotis dans la cité, regardez tous les ouvriers qui viennent travailler ici, je pourrais vendre des gâteaux, du jus, vous ne pensez pas que je vendrai bien ? Si vous travaillez pour vous-même, un travail sur la demi-journée c’est assez pour vous ! Si ça marche bien je lâche mon travail de bonne. Oui !

Le statut de sujet, auquel des femmes noires aspirent par la réalisation de ce travail indépendant, n’existe pas par le travail pour quelqu’un ou pour une unité de production, ce qui est toujours associé dans l’imaginaire aux Blancs et à leurs alliés. Le sujet social du travail pour moi-même est envisagé comme un protagoniste qui entretient à nouveau la vie communautaire entre les anciens travailleurs de la plantation. En effet, les femmes qui cherchent à développer leur petit business, telle Sylvana, visent en premier lieu à destiner leur production à des personnes de leur quartier qu’elles rassembleraient de cette façon.

Sylvana : Un jour, je ferai le travail pour moi-même ! J’ouvrirai un snack, nous pourrons alors tous manger là, les gens de l’endroit. Si bon Dieu pose la main sur moi je réussirai, mon rêve deviendra réalité.

Le retrait du marché de l’emploi souhaité, les usages singuliers de l’entreprenariat féminin et la recréation d’une organisation sociale communautaire dans les quartiers d’habitat populaires n’étaient pas prévus par les acteurs de la politique de développement mauricienne. L’analyse du sujet social, auquel les femmes noires cheffes de foyer aspirent, permet de révéler la dimension politique que la notion de fraction de classe permet aussi de traiter. Elle peut mettre en évidence, comme Fanon en a fait l’usage à propos des masses rurales dans les pays colonisés, les groupes sociaux souvent oubliés des formations politiques alors qu’ils sont porteurs de sujet révolutionnaire (Fanon, 2002, [1961]). L’existence de la pensée et de la mise en pratique de la ré-appropriation de soi par soi-même dans le travail pour soi-même introduit une tension dans les rapports sociaux de race et de sexe. Le discours de propriétaires terriens, de promoteurs du développement, d’employeurs de service domestique, etc., réaffirme alors l’emploi racisé de la catégorie ethnique Créole, affublée des traits dégradants de la paresse et de la saleté, pour désigner non pas directement les descendants d’esclaves, mais tous les individus qui introduisent des tensions et des limites dans la reproduction des rapports d’appropriation au présent. Les mères seules, dont l’ensemble du travail est primordial à la reproduction et aux restructurations du système d’exploitation, sont ainsi quasi simultanément représentées comme des parasites de la société moderne, à l’instar de ce qu’avait observé Guillaumin à propos des appropriés (1981). Elles sont par là même exclues de l’analyse des rapports de production dans le champ de la connaissance. Or l’analyse des sujets sociaux émergeant de fractions de classe appropriées permet de faire aboutir la démarche de la dénaturalisation des catégories de race, de sexe et d’ethnicité. Elle révèle que les catégories de nature sont non seulement le résultat de la matérialité des rapports sociaux, mais aussi le produit des tensions concrètes que les sujets sociaux qui émergent dans des conditions historiques et spatiales précises introduisent.

Conclusion 

La notion de fraction de classe, travaillée par Guillaumin et par les féministes matérialistes qui ont prolongé ses travaux, permet, comme cet article a voulu le montrer, de redéfinir les groupes sociaux d’après la forme spécifique d’exploitation de leur travail et non d’après les identités de nature et de culture produites par le groupe majoritaire. Elle permet aussi de considérer l’expression concrète de l’appropriation du travail observée dans un système d’exploitation d’ensemble fonctionnant avec plusieurs rapports de classe. La théorisation de l’appropriation collective d’une classe par une autre qui s’observe dans différents lieux de travail, comme Guillaumin l’a montré en révélant le système de sexage, permet de tracer l’actualisation des rapports d’appropriation et de suivre les transformations du travail approprié, y compris lorsque les formes privées de l’appropriation tendent à s’amenuiser (Juteau et Laurin-Frenette, 1988).

L’approche compréhensive des interprétations que des femmes issues du monde du travail des plantations ont donné de leur exploitation à l’Île Maurice, a permis de prolonger les usages possibles de la notion de fraction de classe pour mettre en évidence les mécanismes d’entretien mutuel des rapports d’appropriation de sexe et de race ainsi que leur réorganisation aujourd’hui. À partir de l’analyse de ce qu’elles identifiaient de commun avec les hommes noirs et de spécifique à leur exploitation en tant que femmes noires, on a pu identifier des rapports de causalité entre les expressions concrètes de leur appropriation : entre l’exploitation du travail de subsistance et l’oppression sexuelle notamment. On a également pu rendre compte du rôle de l’exploitation spécifique de leur fraction de classe des Noirs pour la cohésion du système des plantations des années 1950-1970 reposant sur le rapport d’appropriation des travailleurs par les propriétaires terriens. Par cette démarche, on a aussi déplacé le regard du travail exploité de service domestique vers celui du travail domestique de subsistance, afin de saisir l’origine de l’appropriation collective de leur individualité dans le système des plantations ainsi que la façon dont celle-ci se transforme et se conforte à l’époque contemporaine.

L’analyse de l’expérience des mères seules cheffes de foyer menacées dans leur propre survie aujourd’hui, à partir de l’histoire retracée de la fraction de classe des femmes noires à l’Île Maurice, a permis de souligner le rôle fondamental que lesdites « pauvres », « parasites » et « exclues » ont dans le développement capitaliste, à la fois en tant que classe appropriée et en tant que protagonistes des rapports sociaux.

Cette étude de cas empirique à l’Île Maurice réaffirme l’importance de traiter de la fraction de classe de race et de sexe des mères seules cheffes de foyer : pour expliciter les formes extrêmes de l’appropriation collective des individualités au présent, pour tracer l’élargissement de cette fraction de classe en temps de crise de la production, et pour rechercher les expressions politiques singulières de la ré-appropriation de soi par soi-même.