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Dans le champ de la sociologie historique comme dans celui de l’histoire globale, on reconnaît de plus en plus l’importance de l’esclavage de plantation dans le Sud des États-Unis, en Amérique du Sud ou dans les Caraïbes, à la fois pour le processus « d’accumulation primitive » et pour le développement de nouvelles méthodes de gestion de la production basées sur un usage intensif de la force de travail (McMichael, 1991 ; Clegg, 2015 ; Williams, 2021). Cette démonstration est importante non seulement en ce qu’elle dévoile un secret honteux sur les origines du capitalisme, mais aussi parce qu’elle permet de mettre en lumière les formes diverses de contraintes qui caractérisent l’usage contemporain de la main-d’oeuvre par le capitalisme (Rioux et al., 2019).

Si le rôle de l’esclavage dans la genèse du capitalisme est dorénavant étudié, en revanche celui des rapports sociaux de sexe est encore mal compris par la sociologie historique néomarxiste. C’est notamment qu’elle s’appuie sur la théorie de la reproduction sociale (TRS)[1] pour penser le rapport de l’oppression des femmes au capitalisme (Federici, 2004 ; Leach, 2019). Or dans la TRS, ce rapport en est un de subordination où les rapports sociaux de sexe sont subsumés sous le capitalisme.

Pour Federici (2004, p. 12), par exemple, c’est le capitalisme qui a réduit les femmes à l’état de « machine à produire des travailleurs ». Ferguson (2020, p. 85) affirme que la TRS « identifie l’organisation de la production capitaliste – de laquelle résulte le travail genré – comme le principal obstacle à l’émancipation des femmes ». Plutôt que d’envisager le genre, les rapports sociaux de sexe ou l’oppression des femmes comme « un système séparé doté d’une logique distincte, attachée à des stratégies d’accumulation différentes », la TRS considère que « la discrimination de genre est intrinsèque au fonctionnement des relations sociales de propriété capitaliste » (Leach, 2019, p. 337). Selon la TRS, c’est donc le capitalisme qui produit et détermine le genre. De ce point de vue, elle se distingue peu des théories féministes marxistes qui, dans les années 1970, avaient été critiquées pour leur réductionnisme et leur naturalisme. De fait, la TRS peine à expliquer les rapports sociaux de sexe et la division sexuelle du travail sans tomber dans des explications naturalistes qui, en définitive, empêchent une réelle compréhension sociologique et historique de l’oppression des femmes.

Pour historiciser les catégories de sexe, nous proposons de nous tourner vers un autre courant théorique : le féminisme matérialiste[2], et plus particulièrement, la théorie des rapports de sexage de Colette Guillaumin (1978b ; 1978a ; 1992). Cet éclairage théorique, soutenons-nous, est plus à même de rendre compte de la dynamique des rapports sociaux de sexe, tout en évitant les impasses naturalistes sur lesquelles, en définitive, débouche la TRS.

Le présent article veut plus précisément montrer comment des rapports de sexage qui pré-existent au capitalisme, que l’on ne peut donc pas faire dériver de la logique capitaliste, ont pu influencer son développement de manière relativement autonome. Dans un premier temps, nous reviendrons sur la TRS en vue de mettre en évidence ses problèmes épistémologiques expliquant pourquoi, malgré ses prétentions, elle peine à dénaturaliser et à historiciser les rapports sociaux de sexe. Dans un deuxième temps, nous procéderons à l’analyse sociohistorique de deux cas de développement capitaliste relativement contrastés : celui de Shanghai, où l’industrialisation a fait largement appel à de la main-d’oeuvre féminine, et celui de Calcutta, où au contraire, le processus d’industrialisation a été caractérisé par un très faible taux de participation des femmes au travail salarié. Nous montrerons en quoi, dans les deux cas, la main-d’oeuvre mobilisée par l’industrialisation est façonnée, de manière indépendante du capitalisme, par des rapports de sexage historiquement constitués.

La théorie de la reproduction sociale : un tour d’horizon critique

Une réduction au capitalisme

Dans la TRS, la « reproduction sociale » désigne l’ensemble des activités et du travail nécessaire au fonctionnement de la société qui ne sont pas rémunérés, allant du soin des enfants au maintien des liens communautaires, au travail de soutien psychologique et d’entraide, en passant par toutes les activités domestiques (Ferguson et McNally, 2013 ; Fraser, 2018). Dans une société dominée par la production capitaliste et la recherche du profit, ces activités seraient marginalisées parce qu’elles ne permettent pas au capital de se valoriser. Là se situerait l’explication du caractère inégalitaire de la division sexuelle du travail, une division dans laquelle les femmes sont dépendantes des ressources des hommes. Cette dévalorisation capitaliste du travail reproductif se retrouverait sur le marché du travail où, quand les femmes n’en sont pas exclues, leurs emplois comportent une composante impayée plus importante que leurs équivalents masculins. La TRS parle de « patriarcat des salaires » pour désigner ces phénomènes (Federici, 2019).

D’après cette théorisation, la séparation structurelle entre le travail productif, associé au capitalisme et aux hommes, et le travail de reproduction, associé à la sphère domestique et aux femmes, serait un produit du capitalisme (Fraser, 2018). Par ailleurs, la reproduction de la force de travail constituerait une condition d’arrière-plan absolument nécessaire à l’accumulation du capital, soit un fondement de l’ensemble de l’édifice capitaliste (Fraser, 2018). Sans ce travail de reproduction, réalisé à l’extérieur du circuit de la production des marchandises, l’accumulation du capital serait impossible puisqu’il n’y aurait pas de force de travail à exploiter (Ferguson et McNally, 2013 ; Bhattacharya, 2017 ; Ferguson, 2020). En conséquence, du point de vue de la TRS, c’est au travers des rapports entre les femmes et le capital que la relation entre les hommes et les femmes doit être comprise :

The socio-material roots of women’s oppression under capitalism have to do instead with the structural relationship of the household to the reproduction of capital : capital and the state need to be able to regulate their biological capacity to produce the next generation of labourers so that labour-power is available for exploitation

Ferguson et McNally, 2013, p. XV

Une erreur de catégorie

Si la TRS prétend offrir une analyse non réductrice, non fonctionnaliste et nuancée de l’oppression des femmes (Arruzza, 2016), elle la fait cependant dériver du capitalisme en s’appuyant sur les catégories issues de l’analyse marxiste du capital pour la penser (Ferguson et McNally, 2013 ; Arruzza, 2016). Or, si l’on suit l’analyse marxiste, il n’y a rien dans le capital qui requiert une division sexuelle du travail, ni que ce soit les femmes qui soient exclues du salariat et assignées au travail de « reproduction sociale » plutôt que les hommes (Wood, 1988 ; Delphy, 2003 ; Lange, 2021). Cette division constitue un angle mort théorique, un allant de soi qui autorise une mauvaise spécification du concept de « reproduction sociale », lequel est réduit, en dernière instance, à la reproduction biologique. Dans la TRS en effet, la « reproduction sociale » désigne à la fois 1) un vaste ensemble d’activités non rémunérées nécessaires au maintien de toute société ; 2) la reproduction de la force de travail par des moyens non capitalistes ; 3) la reproduction biologique en tant que telle[3] (Edholm et al., 1978 ; Bakker et Gill, 2003). Regrouper ces trois significations sous un seul et même concept à connotation naturelle est une erreur de catégorie[4] qui masque le caractère social et historique de la division sexuelle du travail et qui, par là, l’investit d’un sens naturaliste.

La TRS s’en défend, plaidant qu’elle reconnaît que la reproduction biologique est socialement organisée et régulée par des normes encadrant les capacités reproductrices des femmes (Ferguson et McNally, 2013 ; Arruzza, 2016 ; Leach, 2019), mais ce contrôle des corps des femmes est nécessaire, soutient-elle, pour que la reproduction biologique n’entre pas en contradiction avec l’objectif de maximisation des profits des capitalistes et que ceux-ci n’aient pas à en assumer les coûts (Brenner et Ramas, 1984 ; Ferguson et McNally, 2013 ; Arruzza, 2016).

Rien de cela ne découle de la logique intrinsèque du capitalisme ou de l’impératif de maximisation des profits, comme le voudrait la TRS. L’exclusion des femmes du marché du travail s’est en effet accompagnée de l’émergence de la notion de salaire familial, dont le versement au père pourvoyeur pour prendre en charge une famille n’est pas nécessairement la solution la plus économique pour la classe capitaliste. Les périodes où la grossesse et l’allaitement constituent des obstacles majeurs au travail industriel ne représentent qu’une partie de la vie active de certaines travailleuses, alors que le salaire familial versé aux hommes pour la prise en charge de la famille est, lui, permanent, et ce, même si le salarié n’est pas marié ou bien si la famille reste sans enfants (Lange, 2021).

En centrant son analyse de l’oppression des femmes sur leur rôle de reproductrices, la TRS réduit toutes les femmes à un rôle de mère potentielle et associe corrolairement seulement celles-ci à la reproduction. Cette association ne va pas de soi, elle est elle-même la face mentale de conditions sociohistoriques particulières qui associent termes à termes femmes et mères. Pour faire cette association, les femmes doivent au préalable être construites comme telles dans la pensée, elles doivent déjà être réduites, par un processus d’altérisation, à la catégorie sociale « femme » à laquelle on les assigne. Qu’est-ce qui justifie cette altérisation, sinon l’idée de Nature (Guillaumin, 1978b) ?

Histoire contre théorie

Certaines auteures refusent l’explication biologisante de la TRS concernant la division sexuelle du travail. C’est le cas de Barrett (1980, p. 181) qui lui oppose une explication par la contingence historique. L’assignation des hommes au travail salarié et des femmes au travail domestique n’était pas inévitable, dit-elle. Elle résulterait d’un processus complexe intervenu au XIXe siècle : l’idéologie bourgeoise de la famille se serait alors imposée aux travailleurs masculins qui, en l’adoptant, l’aurait ensuite utilisée pour exclure les femmes du travail salarié. Une fois cette exclusion réalisée, la dépendance des femmes au salaire des hommes serait devenue structurelle, mais ne reposerait que sur une base idéologique. Ainsi, pour Barrett, l’oppression des femmes est le produit d’un contexte historique contingent et spécifique, depuis longtemps disparu. Dans la même veine, Vogel (2013, p. 154), qui a pourtant signé la plus rigoureuse des tentatives pour théoriser le féminisme marxiste, finit par suggérer de son côté que :

The existence of women’s oppression in class-societies is, it must be emphasised, a historical phenomenon. […] Origins [of women opression] exist, of course, but they are historical, not theoretical.

Enfin, dans Le Caliban et la Sorcière, Federici (2004) fait de la chasse aux sorcières et du colonialisme des formes d’accumulation primitive du corps des femmes. Elle situe ainsi la « défaite historique des femmes » bien avant l’industrialisation, entre le XVe et le XVIIe siècle. Si sa contribution clarifie le rôle majeur joué par la chasse aux sorcières et le colonialisme dans la configuration moderne des rapports sociaux de sexe, l’association de ces phénomènes au capitalisme apparaît douteuse. Federici traite l’Europe des XVe au XVIIe siècle comme si elle était déjà capitaliste, alors que seule l’Angleterre était alors caractérisée par des rapports sociaux de propriété capitalistes (Brenner, 1985a ; 1985b ; 1997 ; Leach, 2019). De même, elle traite les colonialismes espagnol et portugais comme étant capitalistes, alors qu’ils s’inscrivaient plutôt dans la logique mercantile d’accumulation géopolitique qui caractérisait les États européens pré-capitalistes (Brenner, 1997 ; Teschke, 2003 ; Lacher, 2005).

En s’inspirant des théories du système-monde, Federici en a aussi importé les problèmes : chez elle comme chez Wallerstein (1979), l’idéal-type « capitalisme » est confondu avec la réalité empirique. Le système « n’y est pas seulement le site du changement social, mais aussi la source fondamentale du changement social » (McMichael, 1990, p. 390, italiques dans l’original). Son concept de capitalisme étant extrêmement large et dénudé de spécificité historique, elle finit par tout attribuer au capitalisme sans pouvoir distinguer ce qui rend le capitalisme possible de ce qui en est la conséquence. Chez elle, les changements sociaux qui rendent possible le capitalisme y sont confondus avec le capitalisme lui-même.

Federici demeure prisonnière de l’un des défauts majeurs de la TRS : l’explanans[5] et l’explanandum s’y confondent par une mauvaise spécification du concept de capitalisme, dont la signification oscille constamment entre un usage théorique et un usage empirique. Le capitalisme y est un idéal-type, une notion théorique, mais désigne aussi le résultat empirique de la lutte des classes, des processus de racisation et des rapports de sexe relevant de l’agentivité des acteurs (Bakker et Gill, 2003, p. 19-23 ; Arruzza, 2016, p. 27-28). Ainsi, il importe peu que l’oppression des femmes ne puisse être expliquée par une théorie du capitalisme puisque ce dernier désigne aussi la réalité empirique qui recouvre les rapports de sexe. Ici, la TRS se rapproche de la pétition de principe : la « reproduction sociale » y est une condition de possibilité du capital, mais apparaît aussi comme une de ses conséquences.

Redécouvrir les rapports sociaux

Par ce tour de passe-passe, la TRS fait disparaître le niveau méso-sociologique des rapports sociaux entre les individus réels, en chair et en os, effaçant au passage l’agentivité des hommes. Parce que la TRS « met au premier plan la relation entre les femmes et le capital » (Ferguson et McNally, 2013, p. XV), elle fait l’impasse sur les rapports entre les hommes et les femmes. Les salarié.e.s y sont en rapport avec les patrons, mais les femmes, elles, sont mises en rapport avec un système impersonnel, désincarné, sans acteurs pour le faire fonctionner. Le capital s’y voit attribuer un statut de sujet qui peut entrer en relation avec les femmes : la médiation entre le système et les femmes, qui devrait prendre la forme d’un rapport social entre des personnes, y est inexistante.

Cela n’est pas sans conséquences sur la manière de penser l’imbrication des rapports sociaux. L’intersectionalité est maintenant une approche incontournable en sciences sociales, mais la TRS s’en éloigne en donnant la primauté explicative à la « totalité capitaliste » et en lui subsumant les autres rapports sociaux, sans les penser pour eux-mêmes, dans leur logique propre et leur historicité particulière (Laurin et Juteau, 1988 ; Juteau, 2016). En fin de compte, la TRS refuse d’historiciser les rapports sociaux de sexe et s’empêche de penser l’impact qu’ils peuvent avoir sur le développement capitaliste. Le capitalisme y est doté d’une logique propre, alors que les rapports sociaux de sexe sont relégués à la contingence, à une histoire impossible à théoriser. Dans la TRS, il n’y a pas de médiation entre la « totalité systémique du capitalisme » et les femmes, ces dernières y sont réduites à leur rôle de mères, lui-même présenté comme une évidence empirico-biologique. Cette absence est, nous dit Guillaumin (1992, p. 50, italiques dans l’original), caractéristique de l’idée de Nature :

les unités matérielles appropriées [y sont] des choses dans la pensée elle-même ; l’objet est renvoyé « hors » des rapports sociaux et inscrit dans une pure matérialité […] Corrollairement, les caractéristiques physiques de ceux qui sont appropriés physiquement passent pour être les causes de la domination qu’ils subissent.

Comment alors penser l’oppression des femmes sans tomber dans le naturalisme ou la contingence ?

Méthodologie

Une des conditions préalables à la construction d’une sociologie historique des rapports de sexe est de penser l’existence de ces derniers en construisant un idéal-type, un modèle théorique possédant une cohérence interne suffisante pour avoir sa propre logique, indépendante des autres rapports sociaux. En un mot, il nous faut définir un mécanisme social, c’est-à-dire « une pièce du raisonnement scientifique qui est vérifiable indépendamment et qui engendre un raisonnement théorique […] sans faire trop violence à ce que nous connaissons comme étant les faits au niveau empirique » (Stinchcombe, 1993, p. 24-25).

Cette démarche peut sembler contraire à d’autres analyses intersectionnelles, dans la mesure où elle ne consiste pas à penser les imbrications entre les rapports sociaux à partir de la totalité ou d’un point de vue systémique. Elle exige au contraire d’isoler un rapport social spécifique des autres rapports avec lesquels il interagit, car on ne peut comprendre une réalité empirique intersectionnelle sans connaître les différents rapports sociaux qui y interagissent. Il s’agit de dégager d’abord les « opérateurs de l’intersectionalité » (Juteau, 2016) pour ensuite les mettre en relation. La démarche inverse, qui cherche à définir les différents rapports sociaux à partir du système qu’ils forment, risque, comme dans le cas de la TRS, de déboucher sur une confusion entre le système comme objet théorique et le système comme objet empirique[6].

Dans le présent article, nous proposons d’identifier les mécanismes sociaux constitutifs des rapports de sexe par le biais d’une analyse sociohistorique comparative de deux cas d’industrialisation capitaliste : l’industrie textile de Shanghai et l’industrie de la jute de Calcutta. Dans la période 1880-1939, ces industries présentent des différences importantes au niveau de la participation des femmes au marché du travail. À Shanghai, la main-d’oeuvre industrielle féminine devint majoritaire dans les années 1920 et constitua jusqu’à 75 % de la force de travail dans la production textile durant les années 1930 (Perry, 1993). À Calcutta, à l’opposé, le taux de participation des femmes au travail salarié est resté sous les 20 % durant toute la période de référence (Sen, 1999b). En comparant les dynamiques sociales qui produisent ces taux de participation différenciés, il nous sera possible d’isoler les effets de différentes variables causales sur la participation des femmes au marché du travail et d’identifier éventuellement certains des mécanismes sociaux qui sont au fondement de la division sexuelle du travail.

Le choix de ces villes et de cette période historique permet, dans un deuxième temps, de tester l’une des hypothèses centrales de la TRS, à savoir que c’est la nécessité pour le Capital d’assurer la reproduction biologique de la force de travail qui serait à la racine de la division sexuelle du travail. Shanghai et Calcutta s’industrialisent à une époque où le bassin de recrutement de main-d’oeuvre est majoritairement rural. Cette population rurale jouit d’un accès direct à la terre, ce qui permet l’existence de stratégies de subsistance non marchandes. Le « point de Lewis[7] » n’étant franchi ni à Shanghai ni à Calcutta, nous verrons que l’accumulation du capital y procède sans que les capitalistes n’aient à s’inquiéter de la reproduction de la main-d’oeuvre. Celle-ci est alors le fait de rapports sociaux agraires caractérisés par des règles de reproduction non capitalistes[8].

Les femmes dans l’industrialisation de Shanghai

Désignée « ville ouverte » en 1895, Shanghai est au centre du développement de l’industrie textile durant la première moitié du XXe siècle, représentant plus de 50 % de la capacité de production installée en Chine en 1936 (Kubo, 2019). La production textile y emploie plus de la moitié de la force de travail industrielle dans les années 1930 (Perry, 1993). Constituée surtout de migrants en provenance des campagnes, elle est divisée par des particularismes construits autour des lieux d’origine des migrants, qui habitent des faubourgs géographiquement organisés en fonction des villages et provinces d’origine des travailleurs (Honig, 1983, 1992 ; Perry, 1993).

La division sexuelle du travail dans l’industrie textile

Dans l’industrie textile, la force de travail est rigidement et hiérarchiquement segmentée en fonction des qualifications, de l’expérience et du lieu d’origine (Perry 1993). La division sexuelle du travail est au centre de cette classification hiérarchique des qualifications idéologiquement justifiée par le confucianisme : les femmes occupaient les emplois les moins prestigieux de par la nature « intérieure » qu’on leur imputait (Hershatter, 2007).

L’industrie textile compte alors deux principaux secteurs, l’industrie cotonnière employant environ deux fois plus de main-d’oeuvre que le secteur de la soie (Perry, 1993). Peu capitalisée, l’industrie de la soie est organisée de manière décentralisée en une multitude de petites entreprises qui confient à des contremaîtres, souvent des artisans déclassés issus du monde rural, la gestion des ateliers. Ces artisans-contremaîtres – pratiquement tous des hommes – sont responsables de la gestion de la production et du recrutement de la main-d’oeuvre (Perry, 1993) pour des emplois très mal rémunérés et des conditions de travail extrêmement pénibles. Sans surprise, le secteur de la soie emploie jusqu’à 95 % de femmes et d’enfants (Perry, 1993).

Dans l’industrie du coton, plus mécanisée et mieux capitalisée que celle de la soie, les artisans déclassés masculins constituent la principale source de main-d’oeuvre jusqu’au milieu des années 1920. Ces ouvriers ne disposent ni du pouvoir d’embaucher ni de celui de gérer la production. Ils sont plus éduqués et plus qualifiés que les ouvrières recrutées dans le secteur de la soie (Xinwu et Min, 1988 ; Perry, 1993). Ils possèdent un esprit de corps assez développé, hérité de l’action de guildes qui, au XIXe siècle, ont cherché à protéger l’artisanat contre le machinisme, de sorte que le syndicalisme y trouve un terrain fertile pour se développer (Xinwu et Min, 1988 ; Perry, 1993).

Le syndicalisme joue un rôle ambigu dans l’organisation de la division sexuelle du travail à Shanghai. Dans l’industrie cotonnière, le syndicalisme de métier contribue à maintenir un monopole masculin sur la définition de la qualification d’abord et sur l’offre de travail qualifié ensuite (Cantin, 2009). Les ouvriers hommes sont ainsi en mesure d’exercer un rapport de force fondé sur leur qualification, dans l’industrie du coton, ou bien sur leur capacité à contrôler les processus d’embauche et à gérer la production, dans le secteur de la soie, tandis que les femmes sont exclues des emplois qualifiés dans l’industrie du coton et des positions de contremaître dans l’industrie de la soie. Les hommes gardent ainsi la mainmise sur les ressources disponibles sur le marché du travail, un monopole hérité du contrôle exercé par les hommes sur les guildes d’artisans et consacré par le code de la famille de la Chine impériale tardive conférant aux hommes le rôle de dirigeant[9]. De plus, dans les petites unités de production caractéristiques de l’industrie de la soie, les contremaîtres doivent souvent fournir leur outillage, de sorte que le contrôle exercé par les hommes sur le patrimoine familial contribue, lui aussi, à l’exclusion des femmes des postes de pouvoir (Perry, 1993).

Développement du machinisme et processus de déqualification

Durant le premier tiers du XXe siècle, l’industrie cotonnière de Shanghai attire les investissements et la progression régulière de la mécanisation soumet la production à un rythme de changement technologique soutenu (Kubo, 2019). Le mouvement ouvrier, organisé autour de l’enjeu de qualification, est vulnérable à l’implantation de ces changements technologiques dans l’entreprise (Xinwu et Min, 1988). À mesure que la modernisation des procédés de production bouleverse les anciennes hiérarchies de métier et menace le monopole masculin sur le travail qualifié, les grandes entreprises redéfinissent graduellement les échelles de qualification, reclassant des tâches autrefois considérées qualifiées et masculines comme étant désormais non qualifiées et féminines (Cantin, 2009).

L’érosion du syndicalisme par ces processus de déqualification prend place dans un contexte politique particulier qui permet aux capitalistes de compléter cette réorganisation du marché du travail en écrasant le mouvement ouvrier. En 1927, les nationalistes de Jian Jieshi, inquiets de l’influence communiste, lancent une campagne de répression qui va liquider le mouvement ouvrier shanghaïais (Smith, 2002). À partir de ce moment, les dernières résistances contre la féminisation de la main-d’oeuvre industrielle disparaissent.

Organisation du recrutement

Tout au long de cette période, le recrutement de la main-d’oeuvre féminine, responsabilité des contremaîtres, reste intriqué dans les réseaux de parenté étendus et les particularismes locaux qui caractérisent la force de travail shanghaïaise et qui lient les communautés ouvrières à leurs villages d’origine. Le recrutement permet de soumettre les travailleuses à un contrôle patriarcal coutumier. Recruteurs, contremaîtres, superviseurs et locateurs de logement sont liés les uns aux autres par des obligations coutumières et des pratiques de patronage qui s’étendent jusqu’aux villages d’où proviennent les travailleuses (Hershatter, 2007). Idéologiquement, ce contrôle est justifié par le confucianisme, qui attribue aux femmes une nature intérieure et aux hommes une nature extérieure (Honig, 1992 ; Jacka, 1997). La participation des femmes au travail industriel et leur présence dans l’espace public sont considérées comme dangereuses et les exposent à des risques d’agressions dont elles sont, par ailleurs, tenues responsables.

À ces réseaux vont se greffer des groupes criminalisés fédérés dans la Bande Verte, une organisation criminelle infiltrée à tous les niveaux de la hiérarchie sociale (Honig, 1983 ; Martin, 1996). À partir du début des années 1930, le crime organisé prend le contrôle d’une bonne partie du recrutement dans l’industrie textile, sillonnant les villages à 300 km à la ronde pour signer avec les familles paysannes des contrats dans lesquels ces dernières confient la tutelle de leurs filles aux recruteurs, qui les louent ensuite aux filatures de coton. Avant d’être démantelé sous la pression de l’opinion publique à la fin des années 1930, ce système est devenu dominant dans l’industrie du coton, fournissant les usines avec une main-d’oeuvre non libre, entièrement sous le contrôle des recruteurs qui les forcent aussi à réaliser des tâches domestiques et sexuelles à leur compte (Honig, 1983 ; 1992).

L’un de ces contrats (Honig, 1983, p. 426427) stipule que le père loue sa fille au recruteur pour qu’elle soit amenée dans les filatures de Shanghai, détermine le prix et la durée du contrat et transfère le statut de dépendance de la jeune fille du père vers le recruteur, le tout sans que celle-ci n’ait son mot à dire sur cette transaction. Que des dizaines de milliers de chefs de famille puissent, sur une période couvrant plus d’une dizaine d’années, signer de tels contrats est révélateur du statut de dépendance de ces jeunes femmes envers leur famille.

Pourquoi des jeunes femmes ? Les rapports sociaux de sexe dans le monde rural

Mais comment expliquer que la source de main-d’oeuvre de l’industrie soit composée de jeunes femmes de 14 à 25 ans, plutôt que de femmes mariées, de prolétaires masculins ou bien de travailleurs migrants en provenance des campagnes ?

Une bonne partie de la réponse tient à la structure des rapports sociaux de sexe et à la manière dont elle détermine les trajectoires de vies des femmes dans le monde rural. La forme particulière de ces trajectoires est issue de l’évolution historique des rapports sociaux de sexe caractéristiques de la Chine impériale tardive (1644-1911) dont la Chine républicaine a hérité. Dans la Chine impériale tardive, les familles sont confrontées à l’effritement de la taille des terres à cause de la partition entre les héritiers mâles (Huang, 1990 ; Brenner et Isett, 2002). Graduellement, une partie de la main-d’oeuvre familiale devient excédentaire, de sorte que pour survivre, les familles sont forcées de s’investir dans la fabrication de textile et dans les cultures commerciales du coton et de la soie. Si la croissance de cette production domestique permet le développement du commerce (Brandt et Rawski, 2008), elle résulte d’un processus d’appauvrissement des familles paysannes chinoises qui, ne pouvant tirer des revenus suffisants de la production agricole, sont forcées d’allouer du travail à des activités très peu productives pour survivre (Huang, 1990 ; Brenner et Isett, 2002). Dans ce cadre, le travail agricole, jugé plus prestigieux, se voit monopolisé par les hommes, et les femmes, les enfants et les vieillards sont affectés à la production de filés et au tissage du coton, une activité qu’on juge d’ailleurs plus conforme à la nature des femmes (Bray, 1994 ; Gates, 1996b).

Destinées au mariage, les jeunes femmes sont considérées comme des pertes nettes pour leurs familles d’origine (Gates, 1989 ; 1996b). L’âge relativement tardif du mariage, situé entre 14 et 20 ans (Lee et Feng, 1999), permet toutefois de compenser ces pertes en laissant une période de quelques années dans la vie des femmes où elles sont assez vieilles pour travailler sans être encore mariées (Jean, 2017). Face à la nécessité d’ajuster la quantité de main-d’oeuvre que la famille doit prendre en charge avec les ressources disponibles[10], certaines familles commencent à vendre ces jeunes femmes à d’autres familles, plus prospères, qui manquent de main-d’oeuvre (Watson, 1980 ; Gates, 1989 ; 1996b ; 1996a). Une séparation de plus en plus poussée entre deux moments de la vie des jeunes femmes s’organise : le premier, celui de la jeunesse, où elles appartiennent à leur famille d’origine et où leur corps peut être mis en circulation au besoin, et le deuxième, celui de l’âge adulte, où elles appartiennent à la famille de leur mari et où leur prestige social dépend de leur capacité à mettre au monde des enfants mâles pouvant perpétuer la lignée (Gates, 1989).

Cette production proto-industrielle sera ébranlée à partir de la 2e moitié du XIXe siècle par l’intégration de force de la Chine dans le marché mondial à la suite des guerres de l’opium (Feuerwerker, 2006b ; Kubo, 2019). Confrontées à la fois aux importations européennes de textile et à l’introduction des métiers à tisser industriels dans les centres urbains côtiers (Wang, 1994), les familles devront graduellement abandonner le filage et le tissage pour se recentrer sur les cultures commerciales de coton, de soie et de thé (Feuerwerker, 1970 ; 2006a ; 2006b). Les jeunes femmes, traditionnellement affectées à la production de filés, se trouveront alors dans une situation de surplus alors que les revenus des familles diminueront. Ce sont ces femmes qui, mises en circulation par leurs familles, constitueront le bassin de main-d’oeuvre rurale, abondante et bon marché duquel l’industrie textile tirera sa force de travail (Jean, 2017).

Les femmes dans l’industrialisation de Calcutta

La jute joue, au Bengale, un rôle économique majeur puisque son usage, répandu dans la production de cordes et de sacs de transport, en fait un produit d’exportation très demandé. Au XIXe siècle, le Bengale possède un quasi-monopole sur la jute, dont la production, d’abord entièrement manuelle, se voit mécanisée à la suite du développement de nouveaux procédés industriels (Seth, 2018). Les surfaces dédiées à la culture de la jute au Bengale augmentent alors rapidement et les exportations vers les premières manufactures de jute en Irlande explosent à partir du milieu du siècle (Ali, 2018). Le développement d’une industrie locale à Calcutta, amorcé dans les années 1870, s’accélère à partir de 1890 (Sen, 1999a ; Seth, 2018). À la fin des années 1930, la jute est la principale activité industrielle de la ville, employant plus de 280 000 travailleurs dans une centaine d’usines (Das Gupta, 1976 ; Basu, 2012).

La division sexuelle du travail dans l’industrie de la jute

Le taux de participation des femmes dans l’industrie est de 20 à 25 % dans la dernière décennie du XIXe siècle et décline à 13 % à la fin de notre période de référence au début des années 1940 (Sen, 1999b ; Banerjee, 2006a). Dans les manufactures de jute, la division du travail est fondée sur la distinction entre travail qualifié et non qualifié. Comme à Shanghai, ces classifications sont plus sociales que techniques. Au bas de l’échelle, la division sexuelle du travail est moins stricte, les femmes pouvant réaliser une grande variété de tâches et se trouvant réparties dans différents départements. À contrario, les postes qualifiés leur sont interdits au motif qu’ils sont adaptés aux hommes en raison de leur force physique, de leur plus grande capacité à opérer des machines ou à apprendre rapidement un savoir-faire technique, tisser, filer, et ainsi de suite (Sen, 1999b).

Il était inacceptable pour les ouvriers d’être les apprentis d’une femme (l’inverse étant aussi vrai), ce qui excluait les femmes des postes d’opératrices de machines et les confinait aux tâches manuelles, pénibles et répétitives ne nécessitant pas de période d’apprentissage. Contrairement à Shanghai donc, les femmes occupaient des postes vulnérables aux changements technologiques, qui pouvaient être mécanisés lorsque les propriétaires modernisaient la production, avec pour résultat une attrition graduelle du nombre de femmes (Sen, 1999b.).

Comme à Shanghai, les syndicats jouent un rôle ambigu dans l’organisation de la division sexuelle du travail. S’ils organisent les travailleuses dans certains secteurs d’emploi féminins, ils protègent un monopole masculin sur les emplois qualifiés (Sen, 1999b). L’idée d’un « salaire familial » versé aux hommes, défendue par certains réformateurs nationalistes à partir des années 1920 et reprise par le syndicalisme, est instrumentalisée par les employeurs qui s’en servent pour justifier les écarts salariaux entre les hommes et les femmes occupant des emplois similaires, ce qui ne les empêche pas, simultanément, de s’opposer vigoureusement aux propositions législatives visant à instaurer ce salaire familial (Sen, 1999a).

Organisation du recrutement

Les manufactures de jute utilisent des sardars pour assurer le recrutement de la main-d’oeuvre qui s’effectue quotidiennement aux portes de l’usine (Das Gupta, 1976 ; Sen, 1999b ; Basu, 2012). Le sardar est une sorte d’agent de placement qui dispose d’un réseau de contacts étendu parmi les paysans pauvres et les travailleurs déclassés (Das Gupta, 1981 ; Roy, 2008). Les travailleurs leur sont souvent redevables, soit par une dette en argent, soit par des obligations coutumières, et les sardars entretiennent ces liens de dépendance en distribuant les emplois en échange de paiements en argent ou de diverses faveurs (Das Gupta, 1981 ; Basu, 2012).

Tissés dans les villages et organisés en fonction des castes, des langues et des religions (Roy, 2008), les réseaux de patronage par lesquels les sardars distribuent les emplois excluent les femmes du fait de la purdah[11] qui impose une distance sociale souvent infranchissable entre les hommes et les femmes. Pour avoir accès aux emplois, les femmes sont quelquefois réduites à devoir fournir des faveurs sexuelles aux sardars, alors que d’autres se placent sous l’aile d’un « protecteur », souvent un concubin, qui, lui, est inséré dans un réseau de patronage (Sen, 1999b).

Composition de la classe ouvrière

En 1890, la force de travail provient surtout des campagnes environnantes, mais à partir de 1895, les manufactures commencent à recruter des travailleurs en provenance des provinces du Bihar, de l’Orissa et de l’Uttar Pradesh (Das Gupta, 1976 ; Sen, 1999a ; Basu, 2012). La grande majorité des migrants qui arrivent à Calcutta pour y travailler sont des hommes issus de la paysannerie pauvre et poussés vers Calcutta par le déclin de l’économie agraire qui affecte l’ouest et le sud de la présidence du Bengale (Bose, 1993 ; Basu, 2012). Ces migrants, qui deviennent rapidement majoritaires, restent attachés au monde rural par une multitudes de liens sociaux, familiaux et économiques. Leur migration prend une forme circulaire caractérisée par des alternances entre des séjours à la ville suivis de retours vers le village d’origine (Das Gupta, 1976 ; Sen, 1999b, 2004 ; Basu, 2004, 2012).

La plupart des ouvrières sont elles aussi des migrantes, mais contrairement à leurs homologues masculins, elles sont en rupture avec le monde agraire d’où elles proviennent. Plus âgées que les travailleuses shangaïses, il s’agit de femmes abandonnées par leur mari et devant subvenir aux besoins de leurs enfants, de paysannes qui ont fui leur village, leur famille et leur mari, ou encore de veuves sans ressources et contraintes au travail salarié (Sen, 1999b, 2004). Plus prolétarisées que les ouvriers, qui eux disposent encore des ressources du monde rural, ces femmes représentent les couches les plus marginalisées de la société, d’autant que le travail industriel implique une rupture de la purdah.

Considérées comme vulnérables aux agressions masculines et cependant incapables de contrôler leurs pulsions lubriques, les femmes doivent être protégées et contrôlées, d’où la nécessité de maintenir une stricte ségrégation de l’espace entre les hommes et les femmes (Borthwick, 2015). Celles qui défient publiquement ces normes sont réputées immorales. On les dit destinées à s’adonner à la prostitution pour l’argent facile que celle-ci est présumée rapporter, ce qui permet incidemment d’utiliser contre elles les lois sur le racolage (Banerjee, 2006b). Dans ce contexte, marqué par la purdah et le stigmate de « femme publique » les désignant à l’opprobre (Sen, 2004), plusieurs ouvrières vivent en concubinage. Les concubins deviennent leurs « protecteurs[12] ». Elles sont, en contrepartie, fustigées par les classes moyennes au motif que, vivant avec des hommes sans être mariées, elles remettent en question la stabilité de la famille (Sen, 1999b).

Pourquoi peu de femmes ? Les rapports sociaux de sexe dans le monde rural

L’explication de cette composition de la classe ouvrière à Calcutta, avec d’un côté des travailleurs migrants qui, ayant laissé femmes et enfants derrière eux, sont toujours attachés au monde rural par une multitude de liens, et de l’autre des femmes tombées dans les interstices d’une régulation sociale tissée serrée, suppose, comme dans le cas de Shanghai, de passer par une analyse des rapports sociaux dans le monde rural d’où l’industrie de la jute tire sa main-d’oeuvre.

Au XIXe siècle, un surplus de main-d’oeuvre s’est développé dans l’économie agraire (Das Gupta, 1976 ; Bose, 1993 ; Sen, 1999b ; Basu, 2004). Dans les années 1770, les Britanniques, alors en contrôle du nord-est de l’Inde, sont préoccupés d’établir la base fiscale qui leur permettra d’extraire les surplus de la paysannerie (Sinha, 1970 ; Patnaik, 1990 ; Bose, 1993). En 1793, ils confient la perception de cette taxation à une classe locale d’Indiens, les zamindars, qui se voient reconnus des droits de propriété clairs et permanents sur les terres en échange : c’est le « Permanent Settlement » (Guha, 2017). S’ensuit alors une période de commercialisation rapide de l’agriculture où les niveaux élevés de taxation, le caractère rentier des zamindars (Patnaik, 1990) et l’appétit des Britanniques pour la jute et l’indigo forcent la paysannerie à intensifier sa production, à ouvrir de nouvelles terres à la culture et à adopter les cultures commerciales de la jute et de l’indigo (Bose, 1993). Cette période de commercialisation rapide de l’agriculture prend une nouvelle forme lorsque, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les droits de propriété coutumiers des familles paysannes sont partiellement reconnus. Suivant une conception patriarcale de la famille héritée du droit religieux, ces droits de propriété sont exclusivement octroyés aux hommes chefs de famille (Sen, 2004). Une paysannerie pauvre, populeuse, caractérisée par des exploitations familiales de petite taille et dominées par les hommes peut ainsi se maintenir dans l’est du Bengale, où la culture de la jute est concentrée (Bose, 1993).

En 1823, la demande mondiale de l’indigo atteint son sommet et amorce un rapide déclin. À la fin du XIXe siècle, elle est réduite à l’insignifiance (Bose, 1993), créant ainsi un large bassin de main-d’oeuvre excédentaire à l’ouest et au sud de la présidence du Bengale. Les femmes se retrouvent davantage que les hommes en situation de surplus de main-d’oeuvre, notamment parce que les outils étant réservés aux hommes, les travaux « féminins » sont plus vulnérables à la concurence des nouveaux procédés de production (Mitra, 1981). Ainsi, la pénétration des produits manufacturés britanniques concurrence les activités de petite production domestique traditionnellement féminines, comme la confection des vêtements ou le tissage et le filage du coton (Mitra, 1981 ; Banerjee, 2006a), alors que la mécanisation du décorticage du riz et de la production de farine contribue, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, à rendre obsolètes des tâches qui jusque-là étaient sources de revenu pour les femmes (Mitra, 1981 ; Mukherjee, 1995 ; Banerjee, 2006a).

Ce surplus de main-d’oeuvre féminine ne sera pas mobilisé pour la production capitaliste, et ce, non pas parce que les employeurs s’y refusent. À partir des années 1860, les plantations de thé de l’Assam, propriétés de capitalistes britanniques, engagent des centaines de milliers de personnes en provenance du Bengale, du Bihar et de l’Orissa, dont une bonne proportion de travailleuses (Sen, 1996 ; 2002 ; 2004). Étant donné l’âge précoce du mariage, pratiquement toutes ces travailleuses sont déjà mariées au moment d’être engagées, ce qui provoque un large débat social et juridique au sujet du statut des femmes (Sen, 1996 ; 2002 ; 2004.). Les femmes peuvent-elles consentir à ces contrats de travail, ou ce droit de contracter vient-il contredire les droits des maris garantis par le contrat de mariage ?

Les planteurs, seule force économique de l’État d’Assam, exercent alors une influence démesurée sur le gouvernement de l’État qui tranche en faveur du droit de contracter des épouses. Renvoyée au gouvernement central pour adjudication, la cause est d’abord tranchée en faveur des planteurs. Voulant s’attirer les faveurs d’une opinion publique autochtone qui leur est défavorable et qui les accuse de détruire la famille, les planteurs accordent alors des prestations de maternité de base et des bonus pour la naissance d’un enfant aux travailleuses des plantations (Sen, 2004).

L’enjeu se trouve néanmoins ailleurs que dans le soin des enfants. À la fin du XIXe siècle, la petite paysannerie, largement majoritaire dans l’est du Bengale, est confrontée à de lourdes pressions économiques du fait de la croissance démographique, de la taxation élevée et d’un endettement endémique rendu nécessaire par l’adoption de la culture commerciale de la jute (Bose, 1993). En conséquence, elle ne peut survivre économiquement qu’en intensifiant son usage de la main-d’oeuvre familiale, dont les femmes et les enfants sont une composante essentielle (Bose, 1993). La reconnaissance du droit de contracter des femmes mariées entre ici en contradiction avec le droit des paysans masculins de commander une main-d’oeuvre familiale dont l’exploitation leur apparaît essentielle. Tout l’écosystème de la culture de la jute, duquel une grande partie des élites locales tire ses revenus, apparaît menacé. En 1901, le gouvernement renverse sa décision et il est interdit aux femmes mariées de signer un contrat de travail sans l’accord du mari (Sen, 1996).

Ce renforcement des droits des hommes sur leurs femmes est le point culminant d’une transformation progressive importante des pratiques maritales au cours du XIXe siècle. À partir de la fin du XIXe siècle, les castes, qui traditionnellement versaient un « prix de la fiancée » à la famille de la mariée, adoptent un système dans lequel une dot est désormais payée à la famille du marié (Sen, 1999b). Pour une famille confrontée à des difficultés économiques, l’entretien d’une fille non mariée est devenu un fardeau dont on cherche à se débarrasser au plus vite (Sen, 1999b), alors que pour une famille disposant d’une exploitation de taille suffisante, une jeune fille représente des bras supplémentaires. Plus ces bras arrivent tôt, plus longtemps ils contribuent à l’exploitation familiale. L’âge du mariage, probablement situé au-dessus de 12 ans dans la petite paysannerie au milieu du XIXe siècle (Chakraborty, 1963), recule à 10 ans au début du XXe siècle (Risley et Gait, 1903).

Au Bengale comme en Chine, les femmes sont au centre des stratégies permettant d’ajuster la production et la consommation des familles paysannes. Moins flexible que son équivalent chinois commercialisant les jeunes femmes, le système de gestion de la main-d’oeuvre familiale au Bengale fixe les jeunes filles dans les familles de leur mari et les contraint à la maternité très tôt (Sen, 1999b). L’intensification de l’agriculture induit un contrôle accru des hommes sur les membres de la famille, mais rend aussi le travail agricole plus pénible et moins rentable. Quand la famille est en surplus de main-d’oeuvre, les hommes, qui décident des stratégies de survie des familles, préfèrent migrer vers les villes et laisser le travail agricole aux femmes (Sen, 1999b). Quand bien même voudraient-ils envoyer les femmes dans les manufactures de jute, il n’y a au Bengale ni période prévue dans leur cycle de vie pour les mettre au travail avant le mariage et la maternité ni réseaux organisés sous le contrôle des hommes dans lesquels elles pourraient circuler. Par conséquent, lorsque les Britanniques industrialisent la région de Calcutta à la fin du XIXe siècle, ce sont majoritairement des hommes, et non des femmes, qui sont mobilisés dans le travail industriel.

Discussion

L’un des principes fondamentaux de la TRS veut que la division sexuelle du travail trouve sa cause dans la nécessité pour le capitalisme d’assurer la reproduction de la force de travail. Notre analyse réfute empiriquement ce principe en montrant que les aspects fondamentaux de la division sexuelle du travail sont présents, même quand le capitalisme n’a pas à prendre en charge la reproduction de la force de travail. À Shanghai comme à Calcutta, nous constatons une claire domination masculine sur les postes de pouvoir, sur le recrutement de la main-d’oeuvre ainsi que sur les emplois dits qualifiés. De même, quand les femmes ne sont pas carrément exclues des emplois salariés, comme c’était le cas à Calcutta, elles restent concentrées dans des ghettos d’emploi féminins spécifiques et ne peuvent travailler qu’à une certaine période de leur vie dans laquelle leur travail apparaît superflu pour la production familiale.

À Calcutta comme à Shanghai, la mainmise des hommes sur les guildes, les syndicats et les réseaux de patronage par lesquels se distribuent les emplois est l’une des causes de l’organisation sexuée du travail dans les entreprises. Ce constat rejoint l’analyse d’Hartmann (1979), qui soulignait l’importance du monopole masculin sur les ressources organisationnelles des entreprises et du marché du travail capitaliste dans le contexte de la révolution industrielle britannique. Les réseaux de patronage masculins qui préexistent à la pénétration du capitalisme sont construits sur des lignes de caste, d’ethnicité et de parenté et prennent la forme de rapports de dépendance personnalisés entre patrons et clients.

Notre analyse met aussi en exergue l’importance d’un rapport social d’appropriation non pas du surtravail des femmes, mais de leur corps, « pris en bloc », comme une « machine-à-force-de-travail » : le rapport de sexage théorisé par Colette Guillaumin (1978a ; 1978b ; 1992). Le sexage implique une appropriation collective de la classe des femmes par la classe des hommes. Celle-ci est un moment logique préalable et nécessaire à l’appropriation privée dans la famille, qui n’en est qu’un mode particulier d’actualisation (Laurin et Juteau, 1988). Cette appropriation collective est un rapport de majoritaire à minoritaire dans lequel les femmes sont socialement construites, par un processus d’altérisation similaire au racisme, comme des êtres endodéterminés par leur nature (Guillaumin, 1978b). La double face du sexage, publique et privée, permet autant de rendre compte de la forme personnelle des rapports de sexe, qui s’exprime par exemple dans la violence interpersonnelle subie par les femmes, que des formes publiques et politiques de leur appropriation, par exemple les législations limitant l’avortement ou la contraception.

Les processus d’industrialisation de Shanghai et de Calcutta montrent l’existence de contradictions entre, d’un côté, l’usage de la force de travail des femmes par le Capital et de l’autre, les revendications des prolétaires et des paysans masculins sur les corps des femmes et l’usage qu’ils en font. Ces contradictions établissent empiriquement l’existence d’un rapport social différencié, suivant une logique qui lui est propre et pouvant s’opposer à la logique capitaliste.

En Chine et au Bengale, l’appropriation collective s’exprime par des interdictions ou des limitations dans la sphère publique ainsi que par une violence exercée à l’encontre de celles qui transgressent ces normes : celles qui ne sont pas appropriées de manière privée appartiennent à n’importe quel homme, et deviennent la cible d’agressions ou bien sont forcées de se placer sous la « protection » d’un homme. En Chine, comme les travailleuses sont destinées à retourner dans leur village pour devenir des mères et des épouses, elles ne se sortent que rarement du mode d’appropriation privé. Même quand elles sont confiées temporairement à des représentants du crime organisé, elles restent en dernière instance sous la tutelle de leurs familles qui n’ont que temporairement et contractuellement cédé leurs droits sur ces femmes. Néanmoins, la mainmise collective des hommes sur les femmes est visible dans le rôle joué par les réseaux de contacts masculins sur les travailleuses migrantes. Seule la présence de ces réseaux masculins, qui s’étendaient de la ferme familiale aux contremaîtres des usines en passant par le crime organisé, garantissait que les travailleuses migrantes soient toujours sous la tutelle d’un homme, sans aucune autonomie.

À Calcutta, l’appropriation collective s’exprimait différemment, principalement parce que les femmes qui y travaillaient étaient celles qui tombaient au travers des mailles relativement serrées du filet social : le plus souvent il s’agissait de veuves rejetées, mais on y trouvait aussi des femmes qui refusaient un mariage forcé ou qui simplement tentaient de fuir le contrôle patriarcal coutumier. Ces femmes, parce qu’elles ne vivaient pas une appropriation privée, étaient soumises à des formes publiques d’appropriation, en étant par exemple victimes de harcèlement et de viols de la part des contremaîtres dans les usines de jute, ou bien en étant contraintes de rejoindre la très florissante industrie de la prostitution de Calcutta. Pour se protéger des excès de l’appropriation privée, plusieurs femmes se placeront sous la tutelle d’un « protecteur », tutelle sans laquelle se trouver un emploi ou avoir accès à un logement devenait une course à obstacles.

La meilleure illustration du caractère collectif des rapports de sexage se trouve probablement dans le débat sur l’emploi des femmes mariées par les planteurs capitalistes de l’Assam et du nord du Bengale. Ce débat exprime aussi clairement des tensions entre l’utilisation de la main-d’oeuvre féminine par le capital, d’un côté, et par la classe des hommes dans le cadre de la famille, de l’autre. Les intérêts des paysans, qui contrôlaient la ferme familiale et qui comptaient sur le travail des femmes et des enfants, s’opposaient à ceux des capitalistes, qui espéraient avoir accès à une main-d’oeuvre abondante et bon marché. Le fait que le conflit se soit résolu par une réaffirmation du droit de propriété des hommes sur les femmes et en défaveur des planteurs capitalistes montre la prégnance des rapports de sexage et leur importance dans l’organisation sociale et politique.

Il ne s’agit pas pour autant de nier l’importance de l’appropriation privée se déroulant dans la famille, ni l’effet que les dynamiques économiques auxquelles sont soumises les familles peuvent avoir sur les rapports de sexe. Au contraire, comme nous venons de le constater, les hiérarchies familiales jouent souvent un rôle fondamental dans les interactions entre les rapports de sexage et les autres rapports d’exploitation, qu’ils soient capitalistes ou autres. Dans les familles en effet, « les individus ne peuvent être substitués l’un pour l’autre aussi facilement que peuvent l’être des employés » salariés se recrutant sur le marché du travail (Friedmann, 1986, p. 47). Il en résulte que les décisions économiques des familles se trouvent encastrées dans des rapports de parenté hiérarchisés et patriarcaux, de sorte que des pratiques comme l’infanticide féminin, le mariage, la vente des jeunes filles ou le bannissement social des veuves constituent des moyens utilisés pour ajuster le nombre de personnes dont les besoins doivent être comblés avec les ressources familiales disponibles.

L’arrivée du capitalisme vient complexifier la gestion de cet équilibre, parce que d’un côté il érode graduellement la petite production marchande, qui fournit d’importantes ressources aux familles paysannes, et de l’autre, il offre des opportunités d’emplois salariés dans les nouvelles industries qui se développent rapidement. En Chine comme au Bengale, l’érosion de la petite production marchande déstabilise l’ancienne division sexuelle du travail en rendant obsolète une bonne partie de la main-d’oeuvre féminine, mais la réallocation de cette main-d’oeuvre suit des trajectoires différentes. En Chine, où un âge du mariage relativement tardif crée une période dans la vie des jeunes femmes où elles peuvent circuler et occuper un emploi salarié, les femmes sont largement redéployées dans l’industrie du coton et de la soie. Au Bengale, l’âge précoce du mariage les soumet très tôt à la tutelle d’un mari, il n’y a pas de période entre l’enfance et le mariage pour elles, de sorte qu’elles restent écartées du travail salarié.

Conclusion

Une sociologie historique comparative des processus d’industrialisation à Shanghai et à Calcutta entre 1880 et 1939 montre que dans ces deux cas, la primauté causale donnée à la « totalité systémique du capitalisme » par la théorie de la reproduction sociale s’avère empiriquement infondée. Nous constatons que les processus d’industrialisation capitalistes de la Chine et du Bengale impliquent, pour les familles qui y participent, des stratégies d’allocation de la main-d’oeuvre rendues possibles par l’existence de rapports de sexage historiquement constitués qui s’expriment, notamment, dans des schémas matrimoniaux différenciés. Ces rapports de sexage seront maintenus et réinstitués dans les nouveaux contextes créés par l’industrialisation, contribuant à donner sa forme particulière à la division sexuelle du travail. Alors qu’en Chine l’industrialisation fait largement appel à de la main-d’oeuvre féminine soumise à des rapports de sexage façonnés par leurs familles et repris par leurs employeurs, au Bengale, au contraire, le processus d’industrialisation est caractérisé par un très faible taux de participation des femmes au travail salarié.

Cette variété des formes prises par la division sexuelle du travail s’explique par des modalités différentes d’application des rapports de sexage : le mariage fixe définitivement qui détient les droits sur les corps des femmes, et plus il se produit tôt, moins les femmes sont disponibles pour le travail salarié. La manière dont est institutionalisée l’appropriation des femmes a un impact profond sur le développement capitaliste. Par ailleurs, la division sexuelle du travail ne peut être attribuée à la seule logique du Capital. Il existe des formes variées de division sexuelle du travail et celles-ci renvoient à des rapports d’appropriation dont les dynamiques sont analytiquement indépendantes du capitalisme, bien qu’elle intéragissent avec ce dernier empiriquement, dans le monde réel. La TRS, pour laquelle le capitalisme a « internalisé » l’oppression des femmes, est dans l’erreur. Au contraire, les rapports sociaux de sexe doivent être considérés comme ayant leurs propres dynamiques et une réelle autonomie face au capitalisme.