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Cet article ambitionne d’avancer dans l’analyse de l’imbrication des rapports sociaux de sexe, race et classe (Falquet, 2020), et tout particulièrement des dynamiques historiques qui construisent en permanence les modalités particulières de cette imbrication dans chaque espace géopolitique et période. Dans ce but, je propose de continuer à faire dialoguer les deux courants théoriques qui me nourrissent : le féminisme matérialiste francophone[2] et le féminisme décolonial d’Abya Yala[3].

Plus précisément, je propose ici une lecture croisée de deux textes fondateurs, publiés à trente ans d’écart, issus de disciplines et de traditions théoriques bien distinctes mais qui, tous deux, ont la particularité d’aborder explicitement la multiplicité des rapports sociaux et d’ouvrir à une analyse historique de la co-construction de ces rapports sociaux. Le premier, de la sociologue française Colette Guillaumin (1992 [1978]), a introduit le concept de sexage pour penser les rapports sociaux de sexe. Le deuxième, de la philosophe argentine installée aux États-Unis, Maria Lugones (2008[4]), a donné au féminisme décolonial d’Abya Yala son premier cadre théorique en proposant le concept de colonialité du genre.

Le choix de ces textes et de ces auteures, qui seront appuyés par d’autres travaux affins, obéit à plusieurs motifs. D’abord, le fait que développés de part et d’autre de l’Atlantique, ils apportent tous deux des clés importantes pour penser les logiques patriarcales comme indissociablement liées à l’avènement progressif d’un système-monde capitaliste (Wallerstein, 1974 ; 1980 ; 1989), lui-même résultant de l’histoire coloniale et du racisme « moderne » qui relie dialectiquement Europe, Amérique et Afrique. Ensuite, parce qu’ils permettent, précisément, d’aller au-delà du grand-récit marxiste, avec lequel ils maintiennent implicitement un dialogue critique – en y introduisant la race, le sexe et l’hétérosexualité. Enfin, parce qu’ayant connu personnellement Guillaumin comme Lugones et traduit leurs travaux (vers l’espagnol pour l’une, pour l’autre vers le français[5]), je souhaite contribuer à faire vivre leur réflexion par cette mise en dialogue posthume[6]. On gardera à l’esprit que leur pensée, comme toute élaboration théorique, est le fruit d’une élaboration collective et d’innombrables luttes sociales qui en constituent la chair et la raison d’être. L’objectif final du présent texte est de contribuer à tracer les contours d’un véritable féminisme matérialiste décolonial, qui puisse lui aussi contribuer à l’effort collectif vers la transformation, voire l’abolition, des rapports d’oppression imbriqués.

Dans un premier temps, je rappellerai comment Guillaumin a théorisé non seulement les rapports sociaux de sexe mais, préalablement, l’idée moderne de race, dans le cadre d’une critique novatrice de l’idée de Nature. Je prolongerai ensuite ses réflexions pour penser explicitement en termes d’imbrication des rapports sociaux. Dans un deuxième temps, j’analyserai le travail de Lugones et les rapprochements possibles avec les analyses guillauminiennes et plus largement, matérialistes, ainsi que leurs divergences. Enfin, je présenterai deux grandes propositions théoriques, celle des vases communicants et celle de la combinatoire straight, qui permettent d’avancer vers un féminisme matérialiste décolonial.

Penser l’imbrication dynamique des rapports sociaux de sexe, race, classe à partir de Guillaumin

On verra ici comment Guillaumin a développé le concept d’appropriation pour comprendre aussi bien les rapports de sexe que ceux de race, puis comment je me suis appuyée sur ses analyses pour penser l’articulation des rapports sociaux de sexe, race et classe, de manière dynamique, sous le terme d’imbrication, en suivant notamment la piste des contradictions internes et externes de l’appropriation.

Guillaumin et la mise en lumière des rapports d’appropriation

Le tout premier apport de Guillaumin, dès sa thèse sur l’idéologie raciste, soutenue en 1969, est la dénaturalisation de la race – dans le sens qu’elle donne d’abord à ce concept, où elle englobe les Noirs, les Juifs, les femmes, les homosexuels, les fous : en un mot, l’ensemble des groupes qu’elle nomme minoritaires[7] (Guillaumin, 2002 [1972]). Elle a été la première à affirmer que le racisme n’était pas le traitement négatif infligé à un groupe humain déjà existant, mais bien la logique simultanée de différentiation et de naturalisation d’un groupe humain par un autre groupe, qui se pose, ce faisant, comme le « référent neutre » (Juteau, 2017). Elle a ainsi mis en évidence que l’idée moderne de race était le produit de rapports de pouvoir structurels – et non une simple opinion résultant de la mise en forme socioculturelle de différences naturelles ou pré-existantes entre des groupes humains (Guillaumin, 2002 [1972]). Guillaumin a aussi souligné d’emblée que le racisme moderne était un phénomène historiquement situé, édifié en système après l’abolition de l’esclavage de plantation colonial et concommitamment au développement, dans l’Occident du XIXe siècle, de sciences de la nature qui affirment progressivement l’idée d’un déterminisme interne des êtres vivants. Elle a montré que si la « race » n’avait pas d’existence réelle, « biologique », le racisme s’appuyait pourtant sur l’idée de Nature.

Son deuxième apport capital, dans l’article fondateur « Pratique du pouvoir et idée de Nature » (2016 [1978]), a consisté à rapprocher le fonctionnement des rapports qui produisent des femmes et des hommes, en particulier l’accaparement du travail des premières par les seconds, avec différentes logiques d’accaparement du travail qui ont existé historiquement, dans le cadre de rapports d’esclavage ou de servage très variés. Un certain nombre de ressemblances concrètes l’ont conduite à discerner une même logique d’accaparement du travail, sous forme d’appropriation physique directe de la personne tout entière, à la fois dans le système de plantation colonial des XVIIIe et XIXe siècles (pour les personnes esclavagisées, dans le cadre de l’esclavage) et dans les sociétés industrielles (pour les personnes considérées comme des femmes, dans le cadre de ce qu’elle a baptisé « sexage »). Au coeur de ces ressemblances, elle a mis en évidence le caractère arbitraire et contingent des catégories de race et de sexe, leur création par l’oppression et corrélativement, la naturalisation de cette oppression grâce à l’imposition et à l’inscription à même le corps d’un système de marques, dans le cadre du développement d’une puissante idéologie naturaliste au tournant du XIXe siècle (Guillaumin, 2016 [1981]).

Pour Guillaumin, le sexe, tout comme la race, constituent un rapport social, un rapport de pouvoir lié à l’organisation du travail, au sens large (incluant ce que d’autres pensent comme les activités de « reproduction » et comme celles de « production »). Cependant, il ne s’agit pas de rapports d’exploitation (propres au mode de production capitaliste), mais bien d’appropriation. Guillaumin distingue une dimension privée de l’appropriation, généralement la plus visible et la plus critiquée (mariage), et une appropriation collective, logiquement et historiquement première. À la différence de l’exploitation, l’appropriation est caractérisée par l’absence de mesure : ni le travail fourni ni le temps passé ne sont mesurés, et il n’existe pas non plus de mesure par un quelconque salaire. Cette absence de mesure est due au fait que ce qui est approprié n’est justement pas la force de travail (mesurable) mais bien la personne elle-même, ou plus exactement ce que Guillaumin conceptualise comme corps machine-à-force-de-travail (p. 18).

Elle fait ainsi un double pas de côté, fondamental. Par rapport au marxisme, qui s’intéresse avant tout à une force de travail désincarnée. Et par rapport aux courants féministes dominants : tant les « radicales », notamment au sens états-unien (qui estiment que c’est avant tout le vagin, pour la jouissance sexuelle, que les hommes cherchent à contrôler chez les femmes), que certaines « radicales », marxistes ou antiracistes (pour qui l’objet du contrôle central serait l’utérus, afin de maximiser la procréation, de la réduire ou de la contrôler dans des perspectives racistes ou eugéniques). Pour Guillaumin au contraire, l’appropriation, qu’elle concerne des femmes (racisées ou non), ou les racisé.e.s (féminisées ou non), vise une capacité de travail globale. Celle-ci peut être utilisée de différentes manières, incluant la jouissance sexuelle, l’obligation à procréer (comme ventre ou comme étalon) ou son interdiction, l’assignation aux soins personnels du corps des appropriateur.e.s ou de leurs « biens », le travail aux champs, le louage pour différents usages ou encore l’utilisation purement décorative ou de prestige.

Guillaumin souligne aussi que les rapports sociaux de sexe sont dynamiques et articulés avec d’autres rapports sociaux. En effet, ils sont sous-tendus par deux contradictions : l’une, interne, entre appropriation privée et appropriation collective, l’autre, entre appropriation et libre vente de la force de travail. Ils sont donc susceptibles de transformation. Soulignant à diverses occasions la variété des formes historiques d’esclavage, elle distingue également des formes transitionnelles d’appropriation, qui se situent entre l’appropriation physique directe du « corps-machine-à-force-de-travail » et l’accaparement du seul travail[8]. Cette préoccupation pour l’historicité, qui ouvre la possibilité de réfléchir au passage de l’appropriation globale des corps machine-à-force-de-travail à l’accaparement du seul travail puis à l’exploitation de la seule force de travail, typique du mode de production capitaliste, constitue une piste d’approfondissement déterminante du concept de sexage – qu’elle-même ne suivra pas[9]. Elle n’utilise d’ailleurs guère le terme de « mode de production capitaliste » et préfère opposer la « propriété foncière féodale » au « monde industriel » (p. 18), ou « l’économie foncière » à « l’économie domestique moderne » (p. 19).

Enfin, sans mener d’analyse explicite de l’hétérosexualité, Guillaumin pose l’institution matrimoniale comme la surface institutionnelle la plus connue des rapports d’appropriation privée. Pour autant, elle ne réduit pas l’oppression des femmes au mariage et à la famille. Pour elle, l’appropriation privée par le biais du mariage cache la logique sous-jacente et fondamentale de l’appropriation collective, qui va bien au-delà de la première et la rend possible. C’est Monique Wittig (2007 [1980]) qui mettra les points sur les « i » en s’appuyant explicitement sur Guillaumin pour affirmer que « La Femme » (le mythe créé par les rapports de sexage) est forcément hétérosexuelle[10]. Wittig montrera que la soi-disant « différence sexuelle » est en fait une idéologie totalitaire (la pensée straight) reposant sur une différenciation arbitraire de l’humanité en deux (et seulement deux) groupes de sexe hiérarchisés et mutuellement exclusifs, cette opération ayant pour seule fin l’appropriation. Elle affirme ainsi que la catégorie de sexe est une création et une imposition sociale contre-nature, tout comme l’hétérosexualité. Cependant, elle situe ces impositions dans la pensée occidentale contemporaine (dominée par Lacan et Lévi Strauss), à la différence de Lugones, comme nous le verrons.

L’imbrication dynamique des rapports sociaux (contradictions dans et entre les rapports sociaux)

À la même époque, les féministes Noires états-uniennes du Combahee River Collective affirmaient pour leur part que sexe, race, classe et sexualité constituaient des systèmes d’oppression imbriqués (CRC, 2006 [1979]), et devaient être étudiés non pas en parallèle mais de manière conjointe. Il s’agissait aussi pour elles de penser spécifiquement la situation des groupes à la convergence de ces oppressions, en l’occurrence les femmes et les lesbiennes Noires[11] de classe populaire.

J’ai proposé une première synthèse de leurs réflexions avec le matérialisme francophone, qui m’a conduite à penser en termes d’imbrication des rapports sociaux de sexe, race et classe (Falquet, 2020). Pour cela, j’ai proposé deux modifications aux thèses du Combahee. D’abord, en m’appuyant sur l’analyse lumineuse de l’anthropologue et sociologue Nicole-Claude Mathieu[12] (complice de la première heure de Guillaumin), j’estime que la sexualité constitue non pas un quatrième rapport social, mais bien la clé de voûte des rapports sociaux de sexe. Ensuite, plutôt que de penser en termes de systèmes (fermés, statiques), je propose d’envisager, avec Guillaumin, le sexe, la race et la classe comme des rapports sociaux, ce qui permet de souligner que les groupes concernés sont socialement et historiquement produits par ces rapports et non pas préexistant à ces derniers.

J’ai aussi tenté d’approfondir la question de la transformation historique, voire de la disparition, de certaines formes d’appropriation et donc de certains groupes sociaux. Pour Guillaumin, les rapports d’appropriation se rapportent en effet à trois grands phénomènes : 1) les rapports de race, organisés initialement par les rapports qui vont s’institutionnaliser après l’abolition de l’esclavage de plantation des XVIIe et XIXe siècles (appropriation physique directe) ; 2) les rapports de sexe ou « rapports de sexage », qui relèvent également de l’appropriation physique directe (que Guillaumin décrit dans les sociétés occidentales contemporaines) ; et enfin 3) les rapports féodaux de servage de l’Europe du Moyen-Âge, qui relèvent d’une appropriation physique indirecte (par le biais de l’appropriation de la terre, à laquelle les serves et serfs sont attaché.e.s selon des modalités très variées)[13].

Concernant, donc, la transformation des rapports sociaux, Guillaumin rappelle que l’apparition de la bourgeoisie a lieu en Europe, à travers le mouvement des communes, par le (très lent) détachement de la chaîne féodale, de serves et de serfs fuyant vers les villes[14] (p. 37). On sait que Monique Wittig, qui s’appuyait explicitement sur le concept guillauminien d’appropriation pour penser les femmes, a proposé l’idée selon laquelle les lesbiennes fuyaient le sexage comme certaines personnes mises en esclavage (marron.ne.s) s’échappaient des plantations (Wittig, 1980). Cependant, Guillaumin elle-même n’a jamais comparé les stratégies des femmes du XXe siècle à celles des Noir.e.s fuyant l’esclavage durant la période coloniale. Certes, elle souligne la contradiction entre appropriation et salariat en évoquant les femmes qui, dans les années 1960, accèdent de plus en plus au marché du travail salarié en tant que vendeuses de leur force de travail (et non plus comme appropriées). On peut alors imaginer un parallèle avec les « esclaves à talents » (tonneliers, charretiers, blanchisseuses notamment) qui parvenaient à gagner quelque argent et réussissaient finalement à acheter leur liberté[15]. Cependant, Guillaumin ne fait pas non plus elle-même ce parallèle. De plus, si elle constate les effets de l’accession des femmes au marché du travail salarié, elle ne développe pas de discours normatif qui leur enjoindrait de le faire pour échapper à l’appropriation. Elle montre d’ailleurs bien qu’il existe des formes sociales dans lesquelles des membres de groupes appropriés peuvent exercer des activités rémunérées sans échapper à l’appropriation ni entrer dans des rapports d’exploitation – caractéristiques des rapports salariaux capitalistes. Guillaumin souligne en revanche la concomitance des transformations de l’appropriation et des changements juridiques (lois spécifiques s’appliquant dans les villes franches, abolition de l’esclavage, lois sur la famille et le travail des femmes) (p. 46). En effet, marché du travail et système juridique font partie, pour elle, des moyens de l’appropriation.

Quant à la question non plus de la transformation, mais de l’éventuelle abolition des rapports d’appropriation (privée et/ou collective), ou encore de leur « dissolution » ou subsomption dans les rapports de classe, Guillaumin ne l’aborde pas directement. On peut cependant noter que la question ne se pose pas nécessairement de la même façon pour les rapports de race et pour les rapports de sexe. On peut aussi penser, à l’échelle individuelle, que la sortie de l’appropriation (tout au moins, de l’appropriation privée) ne se pose pas de la même manière 1) pour les personnes appropriées dans les rapports de race mais appropriatrices dans les rapports de sexe (hommes racisés) ou 2) l’inverse (femmes blanches) ou encore 3) pour celles qui sont appropriées dans les deux rapports, à savoir les femmes racisées. J’y reviendrai dans la troisième partie.

Analyses décoloniales et perspectives matérialistes : dialogues et limites

Trente ans après le texte fondateur de Guillaumin, la philosophe argentine María Lugones ouvrait à son tour, avec son article « La colonialité du genre », un nouveau champ théorique : le féminisme décolonial (Lugones, 2019 [2008])[16]. J’en présenterai d’abord les grandes lignes. Je signalerai ensuite certaines convergences avec les analyses de Guillaumin. Je pointerai enfin la difficulté que pose l’usage décontextualisé et anachronique des catégories – tout particulièrement celle de race.

La colonialité du genre et de la sexualité selon Lugones, au prisme matérialiste

Le texte de María Lugones s’inscrit dans le prolongement des analyses du sociologue péruvien Anibal Quijano qui, dans la continuité critique des travaux de Wallerstein sur le système-monde (1974 ; 1989 ; 1980), propose le concept de la « colonialité du pouvoir » (2000). La colonialité du pouvoir exprime la persistance et la profondeur du rapport colonial au-delà des indépendances formelles, notamment sous la forme de l’imposition de la rationalité occidentale « moderne » des Lumières. Selon Quijano, le processus colonial aurait provoqué, dès son origine, un brutal processus de « racisation » des populations autochtones, puis des populations déportées d’Afrique, avec pour conséquence leur déshumanisation radicale, justifiant leur mise au travail jusqu’à épuisement ou leur extermination. Dans un deuxième temps, le stigmate racial permettra leur exclusion systématique du salariat naissant, autrement dit de la possibilité de se transformer en prolétariat, possibilité réservée aux « Européen.ne.s/Blanc.he.s ». Les populations racisées, selon leur sexe, seront cantonnées dans le service domestique, la prostitution, les tâches agricoles, le travail informel, les métiers subalternes des armes et diverses formes de délinquance et de banditisme[17]. Ainsi, la proposition de Quijano, qui fonde le tournant décolonial, propose un double déplacement par rapport aux analyses marxistes classiques. D’abord, les conditions de possibilité du développement du mode de production capitaliste seraient moins l’accumulation primitive permise par l’accaparement de l’or et de l’argent des mines du Potosi, qu’une nouvelle organisation du travail basée sur la création-imposition de la race. Ensuite, le commencement et le centre de gravité du capitalisme ne seraient pas l’Europe de la révolution industrielle du XIXe siècle, mais Abya Yala, dès le XVIe siècle.

Reprenant à son compte les analyses de Quijano, Lugones expose et critique cependant son naturalisme frappant concernant ce qu’il appelle « le sexe » (où il mêle sexe anatomique, genre et sexualité). Elle souligne en particulier sa méconnaissance des travaux féministes sur l’intersectionnalité[18]. Elle-même racisée en tant que latina aux États-Unis, Lugones affirme l’inséparabilité de la race et du sexe et la nécessité absolue de les penser simultanément. C’est ce qui l’amène à affirmer que la colonisation du continent n’a pas seulement créé la race, mais également et inséparablement, le genre[19], dans son sens moderne-colonial. Ni évidence biologique ni simple interprétation culturelle contingente d’un prétendu dimorphisme sexuel universel, le genre constitue pour Lugones une imposition coloniale, brutale, aux conséquences tout aussi considérables que l’invention-imposition de la race.

Pour affirmer la non-existence du genre avant la colonisation, Lugones s’appuie notamment sur des autrices Noires et Autochtones qui décrivent d’autres manières de faire société et de concevoir les femmes, les hommes et d’autres groupes, avant l’invasion européenne. Elle cite en particulier longuement la féministe nigériane Oyeronké Oyewumi, qui s’est rendue célèbre aux États-Unis en affirmant que le genre n’existait pas en Afrique précoloniale, tout du moins chez les Oyo-Yoruba dont elle fait partie[20]. Lugones mentionne également la poétesse états-unienne Paula Gunn Allen (1992 [1986]), l’une des premières femmes autochtones à écrire que de nombreuses sociétés des Grandes Plaines étaient matrilinéaires et gynocentriques[21]. À sa suite, elle soutient que de nombreuses sociétés pré-invasion ne réduisaient aucunement la diversité des personnes à l’alternative binaire femme-homme, ni les pratiques sexuelles à la seule hétérosexualité[22]. C’est la colonisation qui aurait imposé aux populations colonisées le genre (colonial, donc), en tant que notion dichotomique et rigide, ainsi qu’une hétérosexualité éminemment réductrice et répressive.

Sans que cela invalide le fond de la proposition de Lugones, posons une première série de nuances à cette affirmation du caractère purement colonial du genre (et partant, de l’hétérosexualité). Ces nuances tiennent notamment au fait que Lugones s’exprime en philosophe et non pas en historienne ni en anthropologue, malgré l’intérêt croissant qu’elle a porté aux populations et à la culture Aymara à partir des années 2000 (Falquet, 2021).

D’abord, rappelons que parmi les centaines de civilisations présentes sur le continent au début de l’invasion (sans parler des 8000 ans au moins qui l’ont précédée), les vastes empires Aztèque et Inca notamment semblent avoir été plutôt patrilinéaires et peu gynocentriques. Depuis la publication de l’article de Lugones, plusieurs féministes autochtones (Paredes, 2010 ; Cumes, 2017 ; Tzul Tzul, 2018 ; Cabnal, 2015)[23] et blanches-métisses (Bolla, 2019 ; Segato, 2016 ; Mendoza, 2019) ont nuancé l’idée d’une absence de « patriarcat » autochtone précolonial. Quant au continent africain, différentes féministes ouest-africaines estiment qu’il est trop rapide d’affirmer l’absence de genre chez les Yoruba (qui ne représentent qu’une petite partie des 13 à 20 millions de personnes déportées au long du processus colonial), du simple fait de l’absence de terme pour le désigner (Bakare-Yusuf, 2003) et soulignent le danger de romantiser le passé pré-colonial (Atua Apusigah, 2008).

Une autre difficulté apparaît du point de vue plus spécifique du féminisme matérialiste : ni la diversité des corps et des pratiques de genre avant, pendant et après la colonisation ni l’existence de pratiques non hétérosexuelles ne suffisent hélas à affirmer que les rapports sociaux de sexe n’existent pas ou ne sont pas oppressifs. Bien au contraire, comme l’a brillamment montré Nicole-Claude Mathieu, les supposées entorses à l’hétérosexualité, au genre et même au sexe, que l’on observe dans presque toutes les sociétés ethnographiques et historiques connues, peuvent parfaitement être intégrées à la norme et la conforter (1991 [1989])[24]. Subvertir n’est pas abolir et les exceptions confirment presque toujours deux règles de fond dans la plupart des sociétés connues : la prééminence globale accordée aux individus considérés comme mâles (indépendamment de leur genre et de leur sexualité) et l’imposition aux individus considérés comme femelles de l’hétérosexualité procréatrice. Dans une perspective matérialiste, c’est du côté de l’organisation du travail, mais aussi des règles régissant l’alliance matrimoniale et la filiation, qu’il faudrait regarder pour pouvoir, au cas par cas, affirmer que les sociétés pré-invasion étaient moins inégalitaires sur le plan des rapports sociaux de sexe, ou ne connaissaient tout simplement pas ces rapports sociaux[25].

En somme, le travail de Lugones a l’intérêt de mettre l’accent sur la triple imposition coloniale d’un strict binarisme de sexe et de genre, d’une stricte hétérosexualité reproductive et d’une hiérarchisation entre femmes et hommes. Toutefois, il ne questionne pas radicalement l’existence du sexe biologique comme fondement de la catégorisation de genre ou de l’hétérosexualité comme mode central d’organisation de la sexualité. Pour leur part, Guillaumin et Mathieu apportent une critique radicale du naturalisme, qui fait de la « différence sexuelle » et de l’hétérosexualité des constructions historiques contingentes. En revanche, à la différence de Lugones, elles ne pensent pas les rapports de pouvoir historiques, en particulier coloniaux, qui expliquent l’apparition dans certaines sociétés de l’hétérosexualité et de son corollaire, l’idéologie de la « différence sexuelle ».

Lugones souligne aussi, c’est là son deuxième grand apport, que l’imposition coloniale du genre a d’emblée séparé radicalement les colonisé.e.s des colonisateur.e.s, et opposé les « femmes » entre elles. En effet, les Européennes se seraient vu reconnaître, au-delà d’un sexe femelle, un genre et une féminité « positive », organisés notamment autour du mariage, de la maternité, de la chasteté et de la fragilité, que Lugones baptise le côté clair/light du genre. Les autres (les Autochtones d’abord, les Africaines ensuite) se seraient vu assigner uniquement un sexe « biologique » sans genre, étant ainsi placées au rang des animaux non humains – ce qu’elle nomme le côté obscur du genre. D’où son affirmation que les colonisées (les racisées) ne sont pas des femmes. Je ne discuterai pas ici en détail de cette assertion centrale, complexe et souvent mal comprise. Je dirai juste qu’elle peut être interprétée dans le cadre matérialiste francophone, en s’appuyant à nouveau sur le travail de Mathieu. En effet, si l’on suit sa proposition de différencier les sociétés selon leurs modes de conceptualisation des rapports entre sexe, genre et sexualité, les Européennes, colonisatrices, se seraient vu appliquer le mode I qui existait déjà peu ou prou sur le continent européen (une conception individualiste et naturaliste des liens entre sexe et genre, où le genre traduit le sexe), tandis que les Autochtones et Africaines, vivant originellement dans des sociétés de mode I, II ou III, se seraient vu appliquer de force une sorte de mode I tronqué. Cependant, le fait que les hommes colonisateurs se livrent avec elles, de manière routinière, massive et connue de tou.te.s, à des pratiques sexuelles et procréatives forcées, permet de douter qu’elles aient été considérées totalement comme non humaines, à moins d’affirmer que les colons admettaient officiellement les relations sexuelles inter-espèces et surtout, se pensaient capables de procréer avec des membres d’autres espèces. Parallèlement, on sait que dans les sociétés occidentales contemporaines, et comme Guillaumin elle-même le montre, les femmes, réduites à leur corps, peinent toujours à être reconnues comme des êtres pleinement humains. Ainsi, le critère de « non-reconnaissance comme humain.e » n’est peut-être pas exactement ce qui sépare les colonisées des colonisatrices, même si cette distinction entre « femmes » posée par Lugones s’avère capitale.

De plus, la proposition d’un genre colonial biface (obscur/lumineux) permet d’examiner à nouveaux frais l’hypersexualisation, les violences sexuelles et les grossesses forcées imposées aux colonisé.e.s, mais aussi l’empêchement qui leur a souvent été fait d’établir des liens familiaux reconnus – matrimoniaux ou de filiation. Dit en termes philosophiques, de mieux comprendre leur expulsion de la société et de la culture. Dit en termes matérialistes, de mieux analyser leur assignation à des positions subalternisées dans la reproduction sociale de la vie, surtout pour les femelles (les fameuses « chingadas[26] » de la culture mexicaine, mères célibataires violées, prostituées, nourrices, etc.). La colonialité du genre permet d’approfondir la compréhension de ce qui avait déjà été souligné notamment par de nombreuses féministes Noires états-uniennes, au premier rang desquelles Angela Davis (1983 [1981]), à savoir la non-reconnaissance des liens familiaux pour les personnes esclavagisées, et l’expropriation quasi systématique de ce que Paola Tabet (1979) a appelé leur travail procréatif (les enfants qu’elles ont été amenées à avoir, que ce soit avec des hommes racisés ou blancs). Cependant, cette question est souvent abordée sous un angle moral, voire naturaliste (l’horreur de la séparation des mères de leurs enfants), or elle mérite des analyses plus profondes. J’y reviendrai.

Enfin, Lugones fait un troisième apport considérable quand elle affirme que les logiques de genre et l’hétérosexualité, qui ont été imposées aux populations colonisées, l’ont également été aux Européen.ne.s, même si c’est avec des contenus différents. En effet, elle met ainsi en évidence 1) que l’hétérosexualité elle-même est une création sociohistorique liée à la colonisation et 2) qu’elle a été imposée aux populations colonisées, mais aussi aux populations européennes (même si sur des bases différentes). Ce faisant, elle propose une origine historique à l’hétérosexualité, et vient donner un ancrage chronologique et politique aux trois modes de conceptualisation des liens entre sexe, genre et sexualité de Mathieu.

Rapprochements et distances concernant la race et la possible sortie de l’appropriation

Guillaumin comme Lugones ont toutes les deux souligné l’importance de travailler tant sur le sexe (que Lugones analyse avec la grille du genre et Guillaumin, avec celle du sexage) que sur la race, en leur accordant une importance comparable. Cependant, pour Lugones, sexe et race doivent être systématiquement abordés ensemble et ne doivent jamais être séparés, tandis que Guillaumin, en partant des liens entre l’esclavage de plantation colonial des XVIIIe et XIXe siècles et la création de l’idée moderne de race et sa naturalisation, a d’abord, dans les années 1960, nommé « race » le paradigme de toutes les altérisations et minorisations. Elle a ensuite, comme on l’a vu, mis en parallèle des logiques d’appropriation ressemblantes visant des groupes différents, dans trois périodes distinctes : le servage féodal du Moyen-Âge européen, l’esclavage de plantation des XVIIIe et XIXe siècles et le sexage dans les sociétés industrielles contemporaines. Cependant, elle n’a pas proposé une banale et fausse analogie entre sexe et race, mais bien la mise en perspective de plusieurs logiques historiques de différenciation et de naturalisation des groupes sociaux (Abreu, Falquet et Fougeyrollas, 2020). Et c’est grâce à un principe commun, celui de l’appropriation, que Guillaumin pense ensemble et « au même niveau », les rapports sociaux de sexe et ceux de race – tandis que Lugones propose également un principe commun, quoique d’un ordre très différent, pour penser au même niveau la race et le sexe : la colonisation d’Abya Yala. Et si Lugones croise explicitement ces deux rapports pour penser la situation spécifique des femmes racisées, l’un des derniers textes de Guillaumin montre la conscience très claire qu’elle a des positions différentes des femmes racisées et des femmes du groupe dominant – même si elle en fait une autre analyse que Lugones[27].

Lugones et Guillaumin soulignent toutes les deux la réification et la réduction des approprié.e.s à leur corps. Elles parlent toutes deux, concernant l’ensemble des personnes racisées, de personnes traitées comme des biens meubles et simultanément animalisées, de corps sans humanité et sans droits (pour Guillaumin des « corps-machines-à-force-de-travail », pour Lugones des corps animalisés), que les groupes dominants utilisent selon leur bon vouloir pour les activités les plus diverses. Cependant, Guillaumin inclut sans hésitation et sans distinction parmi ces êtres réifiés, les femmes blanches, tandis que Lugones effectue au contraire une distinction très nette entre le sort des femmes racisées, celui des femmes blanches (certes opprimées par le système de genre mais de façon différente, et oppresseures dans le système de race) et celui des hommes racisés.

La distance se creuse encore quant aux explications données à cette réification. Guillaumin y voit un motif d’ordre matériel et utilitaire : il s’agit pour les groupes appropriateurs d’en tirer un « mieux vivre » – bénéfice économique, quotidien, psychologique ou tout cela à la fois. Lugones en revanche, en soulignant la violence sans nom des traitements infligés aux corps déshumanisés, bien qu’en les replaçant dans le processus colonial et in fine, dans le développement du système-monde moderne-occidental, n’en donne aucune explication particulière. Ce faisant, elle laisse ouverte une brèche dans laquelle se développent un ensemble de discours simplificateurs et anhistoriques sur la cruauté (intrinsèque ?) des perpétrateur.e.s de cette violence, qui jouent essentiellement sur la morale, la victimisation et la culpabilisation individuelles, mais offrent finalement peu d’instruments pour la compréhension ou pour l’action. Ce manque d’explication des logiques structurelles est d’autant plus problématique que se mêlent souvent aux indignations rétrospectives les plus légitimes l’usage de catégories du sens commun naturalistes, simplificatrices, homogénéisantes et profondément anachroniques. Simultanément, on voit peu et mal les réactions des personnes qui ont été racisées et genrées de force – j’y reviendrai. Pour l’instant, faisons un rapide détour pour mieux cerner la complexité des réalités empiriques en jeu.

Le sens commun présente une forte tendance à « écraser » la multiplicité des siècles qui se sont écoulés depuis 1492 (ignorant encore plus superbement l’histoire pré-invasion) et la diversité des situations de chaque plantation, village autochtone, montagne ou île, région ou nation, au fur et à mesure de l’avancée du génocide des populations et de leurs résistances, de l’évolution des formes d’administration des colonies et des concurrences intra-européennes, du développement de la traite transatlantique, de ses lieux d’origine et de ses acteurs, ou encore de l’organisation de la production agricole de chaque côté de l’Atlantique. Dire « esclave » ou dire « Noir.e », parler de métissage ou de féminité, n’a de sens réel que de manière contextuelle.

Ainsi par exemple, les migrant.e.s irlandais.es de la fin du XIXe ont pu être considéré.e.s comme Noir.e.s aux États-Unis, tandis qu’au Brésil, d’autres migrant.e.s d’Europe ont été importé.e.s pour « blanchir » la population à la fin de l’esclavage. Il a existé tout au long de la colonisation, aux côtés des Noir.e.s esclavagisé.e.s, des Noir.e.s et des Métis.ses libres et d’autres encore, certes très minoritaires en nombre mais néanmoins visibles, esclavagistes et menant grand train, parfois après avoir été esclaves – notamment les riches Agoudas[28]. Les femmes européennes envoyées sur le continent y ont gagné des privilèges de race et de classe. Cependant, les premières d’entre elles, ironiquement connues sous le nom de Filles du Roy, sortaient directement des hôpitaux et des prisons et n’avaient à l’origine rien de la « bourgeoise blanche » que certain.e.s imaginent aujourd’hui. Enfin, si de nombreuses femmes blanches ont possédé, en leur nom propre ou comme épouse du maître, des esclaves Noir.e.s, ce fut également le cas de femmes Noires ou Métisses, notamment des affranchies devenues concubines de leur ancien maître, comme la célèbre Francisca da Silva qui posséda une centaine d’esclaves au XVIIIe siècle au Brésil[29]. On sait aussi que des groupes Autochtones ont possédé le plus légalement du monde et comme marque de « civilisation » des esclaves Noir.e.s[30] ; tandis que des Noir.e.s s’étant libéré.e.s et vivant en Quilombos ont pu tenir des Indien.ne.s en esclavage[31].

Ainsi, les esclaves n’ont pas toujours été Noir.e.s et toutes les personnes Noires n’étaient pas des esclaves, tandis que des hommes blancs ont connu la situation servile, comme l’a bien souligné Guillaumin elle-même (notamment : 2002 [1977]). Sans compter que si l’immense majorité des Autochtones furent en effet considéré.e.s comme des bêtes de sommes par les envahisseurs, certain.e.s, essentiellement issu.e.s des anciennes élites des empires Aztèque ou Inca, furent éduqué.e.s dans les meilleures écoles (catholiques) et occupèrent d’importantes fonctions religieuses ou en tant qu’épouses des colonisateurs et mères reconnues de leurs descendant.e.s, la première et la plus célèbre étant la fameuse Malinche, donnée par sa famille à Cortés.

Pour revenir aux divergences entre Guillaumin et Lugones, la principale est sans doute la suivante. Alors que pour affronter les questions du présent, toutes deux se tournent vers les siècles passés, leurs interprétations du déroulement de l’histoire sont presque diamétralement opposées. Si Guillaumin fait explicitement commencer l’idée moderne de race aux plantations coloniales du XIXe et semble analyser les rapports sociaux de sexe essentiellement dans le cadre des sociétés industrielles, comme on l’a vu Lugones les fait tous deux commencer beaucoup plus tôt, en 1492. Pour Guillaumin, le développement progressif des sociétés industrielles, avec l’abolition presque simultanée de l’esclavage et du servage (1865 aux États-Unis, 1888 au Brésil, 1861 en Russie), puis avec une progressive libération des femmes de l’appropriation privée au cours du XXe siècle, crée un certain déclin de l’appropriation (donc un affaiblissement des rapports sociaux de race et de sexe) au profit de l’exploitation au fur et à mesure du développement du capitalisme. Pour Lugones au contraire, le mode de production capitaliste a précisément été créé par la racialisation et la genrisation simultanées et forcées. Et précisément, la perspective décoloniale insiste sur la persistance jusqu’à aujourd’hui de la colonialité du pouvoir – autrement dit, de l’oppression raciste-sexiste. Face à ces divergences, peut-on réellement faire travailler ensemble les analyses matérialistes et décoloniales ?

Vers une synthèse féministe matérialiste et décoloniale

En fait, ces divergences mettent surtout en lumière la difficulté d’utiliser le travail de Guillaumin et, surtout, de Lugones pour parler précisément de la diversité des formations historiques concrètes. Pourtant, leurs deux éclairages s’avèrent d’une grande importance pour revisiter le « grand récit » marxiste linéaire et monocausal du développement du système-monde. C’est pourquoi je souhaite pour finir revenir sur deux outils transversaux que j’ai proposés en m’appuyant sur leurs deux grilles d’analyse, afin de donner plus de chair à l’historicité de l’imbrication des rapports sociaux et souligner son importance pour comprendre le développement du système-monde capitaliste. Complémentaires, ces deux outils visent à saisir la dynamique de l’imbrication des rapports sociaux comme moteur du développement du système-monde, en y faisant aussi apparaître l’agentivité des individus et des groupes.

La proposition des vases communicants

Le premier outil s’appuie sur les contradictions, l’une interne à l’appropriation et l’autre entre appropriation et salariat, dont Guillaumin a affirmé qu’elles devraient commander toute analyse du sexage. C’est initialement pour penser la réorganisation néolibérale du travail et tout particulièrement du travail de reproduction sociale – son internationalisation, dans le cadre de profondes transformations des migrations (augmentation, féminisation, illégalisation) et du racisme (inflation de la catégorie de « sans-papier » créant une sorte de « racisme sans race ») –, que j’ai proposé l’image des « vases communicants » (Falquet, 2015). Evelyn Nakano Glenn a bien montré comment, aux États-Unis, le travail de care avait été imposé historiquement à différents groupes sociaux sexisés et/ou racisés : esclaves, femmes, migrant.e.s, personnes racisées (2009 [1992]). À sa suite, j’affirme qu’assigner tel ou tel groupe à la réalisation (quasi) gratuite des activités de reproduction sociale anthroponomique relève d’un choix politique et social, qui s’appuie sur le caractère labile des rapports sociaux et surtout sur leur imbrication. Les « vases communicants » signifient ainsi que la plupart des activités peuvent être effectuées alternativement dans le cadre de, et transférées vers, des rapports d’appropriation (selon des logiques de sexe et/ou de race), ou d’exploitation (selon les logiques de classe), sous l’effet de transformations législatives ou de politiques publiques notamment.

Deux exemples l’illustrent. Le premier concerne une question qui se pose avec acuité dans les sociétés occidentales contemporaines : « qui s’occupera des enfants » (ou des personnes âgées ou malades) ? Or les enfants peuvent être gardés gratuitement par une personne socialement construite comme femme et comme mère, par une collectivité villageoise ou de quartier (souvent féminine), par une personne tenue en esclavage ou sans papiers, par un.e baby-sitter dans un cadre privé et informel, par un.e éducateur.trice dans un cadre collectif et formellement salarié. Le deuxième possède une forte résonnance historique et (dé)coloniale : le travail agricole (qu’il soit à vocation nourricière ou qu’il s’agisse de monocultures d’exportation) peut être imposé à des femmes et des hommes mis.es en esclavage et éventuellement, mais pas nécessairement, racisé.e.s de ce fait, ou bien à des femmes et des hommes prolétarisé.e.s occupant différentes positions de race (salarié.e.s agricoles, souvent migrant.e.s), ou encore confié à des personnes féminisées occupant différentes positions de race et de classe ([co]épouses de paysans, femmes esclaves, salariées agricoles).

L’image des vases communicants pointe la variété des arrangements possibles, mais aussi les logiques et les rapports de force qui les sous-tendent – en d’autres termes, les stratégies de différents acteurs. En effet, la possibilité pour les groupes dominants d’organiser les activités selon l’un ou l’autre des régimes de travail (exploitation ou appropriation), et au sein du régime de l’appropriation, dans le cadre des rapports de race ou dans celui des rapports de sexe, permet même une double mise en concurrence (ou en complémentarité) des individus et des groupes. On peut jouer les corps machines-à-force-de-travail racisés versus les corps sexisés, ou bien opposer ces simples corps (racisés et/ou sexisés), avec les personnes disposant librement de leur force de travail. Et il existe de considérables enjeux économiques, sociaux et politiques selon que les groupes dominants tentent plutôt de repousser les femmes (ou certaines femmes) du travail salarié vers le travail domestique, ou bien de fragiliser le statut des personnes racisées (mais lesquelles et de quel sexe) ou encore de serrer la vis au prolétariat (ou à certains groupes racisés ou sexisés au sein de ce prolétariat), pour imposer aux un.e.s ou aux autres, par exemple, de réaliser le « sale travail » de la reproduction sociale. 

Du point de vue des stratégies et des luttes des individus et groupes appropriés et/ou exploités, relativement peu abordées par Guillaumin et Lugones, on saisit mieux les enjeux qui existent pour les un.e.s et pour les autres à développer plutôt une conscience et une solidarité de sexe, de race ou de classe, selon les circonstances. Cela, même si la seule manière de sortir véritablement du cercle vicieux consiste à combattre simultanément et grâce à une alliance large, les trois rapports sociaux à la fois. L’image des vases communicants permet de souligner la nécessité de la lutte « imbricationnelle » et de combattre les illusions et même la perversité des luttes monocausales. Elle montre qu’il ne s’agit pas d’une injonction morale à lutter de manière imbriquée, mais d’une nécessité pour que les succès de la lutte des un.e.s ne nuisent pas aux autres groupes ou même à une partie du groupe mobilisé. Les vases communicants nous parlent tout autant des pressions racistes actuelles vers le lesbonationalisme (Falquet, 2011) ou le femonationalisme (Farris, 2013), que des dilemmes politiques des États-Unis après la fin de l’esclavage, où certain.e.s estimaient venue « l’heure du Noir », tandis que d’autres attendaient l’heure (du vote) des femmes. Ils éclairent tout autant les débats à la chambre des Lords anglaise à la fin des années 1830, que rapporte Flora Tristan, soulignant avec une cruelle lucidité que l’abolition de l’esclavage était avant tout un calcul économique visant à profiter du bas coût de la main-d’oeuvre juive et irlandaise prolétarisée (Tristan, 2003 [1840]).

L’image des vases communicants aide aussi à penser l’imbrication des rapports sociaux comme un processus dynamique, en transformation incessante mais sans qu’aucun rapport ne s’éteigne complètement. Je propose d’ailleurs d’envisager que l’organisation du travail et l’extraction de plus-value de l’actuel mode de production capitaliste reposent précisément sur un rééquilibrage permanent entre les rapports d’appropriation et d’exploitation. C’est pourquoi il me semble juste de parler de système-monde hétéropatriarcal, raciste-colonial et capitaliste néolibéral.

Enfin, la dynamique non linéaire des vases communicants résulte de deux phénomènes. D’une part, les contradictions internes à chaque rapport social et les contradictions qui peuvent exister entre eux, autrement dit la mécanique intrinsèque de l’imbrication. D’autre part, des luttes et stratégies menées par les individus et les groupes dont les vies sont structurées par ces rapports sociaux. C’est ce que nous allons voir à présent.

La combinatoire straight

Les groupes et les individus qui, à partir de leur naissance, sont considérés soit comme des humain.e.s à part entière, soit comme de simples corps animalisés, déploient aussi différentes stratégies, au niveau micro ou méso, pour tenter de changer leur statut. Pour penser ces stratégies, j’ai proposé le concept de combinatoire straight, appuyé sur Guillaumin et Wittig, mais aussi sur Mathieu et Tabet (Falquet, 2016).

Je définis la combinatoire straight comme l’ensemble des institutions et des règles régissant, à chaque moment et dans chaque lieu, à la fois les logiques de l’union matrimoniale et celles de la filiation légitime. En d’autres termes, comme ce qui dit ce qui est prescrit, toléré ou interdit sur le plan du choix des partenaires selon le sexe, la race et la classe, mais aussi quelle sorte de progéniture est attendue des différentes catégories d’union, dans quelles catégories de sexe, race et classe elle sera placée et à qui elle appartiendra. Penser en termes de combinatoire straight permet de dépasser les impensés naturalistes selon lesquels la femme s’unit nécessairement à l’homme, tandis que l’on pratique « spontanément » l’endogamie de « race » et souvent de classe. Cela permet aussi de rappeler que tous les enfants ne constituent pas une enviable richesse et n’ont pas tous la même valeur, que certains sont bienvenus et attendus en grand nombre, tandis que d’autres sont poussés vers la mort in utero, peu après la naissance ou à un âge prématuré, que ce soit par leurs parents, leur groupe ou par la société. Et que l’individu qui les a fabriqués neuf mois durant est loin de se voir systématiquement reconnaître des droits quelconques les concernant.

La combinatoire straight rend possible d’aborder à nouveaux frais les thèmes centraux du féminisme décolonial : le viol des femmes racisées, le métissage forcé, l’idéologie du blanchiment, le sort particulier des métis.ses, les familles et les maternités empêchées, l’abandon et la monoparentalité féminine imposée, la soif de respectabilité face à la prédominance des unions informelles. Elle aide à contextualiser les stratégies des femmes racisées tenues en esclavage qui cherchent à officialiser certaines relations imposées par des hommes blancs pour que leurs enfants ainsi légitimé.e.s puissent, selon leur sexe, accéder à une certaine éducation et, peut-être, les libérer ; le destin différent des fils métis (héroïques dirigeants de révoltes ou errants plein d’amertume entre deux mondes) et des mulâtresses ou des quarteronnes (souvent vouées au travail sexuel) ; la logique des hommes blancs produisant de futurs contremaîtres à bas coût pour leur propre plantation en violant des femmes esclaves ou des travailleuses domestiques indiennes ; la situation hasardeuse des Filles du Roy, tantôt envoyées épouser des colons blancs et dont la descendance se hisse vers l’embourgeoisement, tantôt embarquées avec d’anciens esclaves affranchis pour peupler les côtes insalubres du Libéria… La combinatoire straight permet en somme d’étudier comment, par certaines stratégies matrimoniales et procréatives, l’on parvient parfois à passer soi-même, ou à faire passer ses descendant.e.s, du statut de « corps-machine-à-force-de-travail » approprié à celui de personne susceptible de posséder et de vendre sa propre force de travail – voire de s’approprier autrui et/ou de l’exploiter. Inversement, elle explique comment le risque de grossesse forcée et la production d’enfants socialement peu légitimes à la suite de violences sexuelles, ou la simple « mésalliance », font perdre à certaines personnes ou à leur descendance le statut de personnes à part entière.

Enfin, la combinatoire straight ouvre la possibilité d’aborder la dimension transgénérationnelle de l’imbrication des rapports sociaux, trop souvent impensée. Elle rappelle à quel point les stratégies matrimoniales et procréatives individuelles s’inscrivent, même pour les dominant.e.s, dans des logiques de groupe (famille, clan, race ou classe), et possèdent non seulement des conséquences immédiates mais aussi sur plusieurs générations. Enfin, la combinatoire straight permet d’analyser la production d’enfants (c’est-à-dire de main-d’oeuvre, qu’elle soit destinée à être appropriée, exploitée ou libre d’approprier ou d’exploiter les autres) dans une logique imbricationniste et historicisée. Plus précisément, elle met en lumière l’organisation sexuelle, raciale et de classe du travail procréatif, et son évolution. Qui produit physiquement les nouveaux corps, dans quelles conditions, et qui s’approprie le fruit de cette activité ? S’agit-il d’un travail approprié, exploité ou libre ? Si la question se pose aujourd’hui de manière très visible avec les nouvelles technologies reproductives, elle existait déjà avec les « fermes d’esclaves » du Sud des États-Unis après l’interdiction de la traite. La combinatoire straight éclaire d’un jour nouveau la façon dont ce travail procréatif, les règles et les stratégies qui l’entourent, participent à la reproduction élargie, ou si l’on préfère, à l’accumulation – un aspect particulièrement invisibilisé, bien que central, de la dynamique globale du devenir du système-monde moderne-colonial.

Au terme de cette mise en dialogue de Lugones et de Guillaumin, l’élaboration d’une pensée féministe matérialiste décoloniale apparaît non seulement comme possible, mais aussi utile et nécessaire, pour analyser la complexité du développement du système-monde capitaliste depuis 1492 – dont ni la perspective marxiste ni la théorie décoloniale générale ne rendent suffisamment compte. Elle implique cependant de dépasser aussi bien le concept d’intersectionnalité sur lequel s’appuie Lugones, que le parallélisme entre le sexe et la race de Guillaumin. Il convient en revanche de garder de Lugones, notamment, la centralité accordée aux femmes racisées et la mise en discussion explicite de l’hétérosexualité, et de Guillaumin, sa critique inégalée du naturalisme et sa mise en avant des enjeux matériels de l’appropriation. Enfin, le travail des féministes Noires du Combahee River Collective m’a permis d’avancer le concept d’imbrication des rapports sociaux de sexe, race et classe, pour analyser la simultanéité des rapports sociaux et la placer dans une perspective historique, comme un phénomène dynamique fait de stratégies et de luttes à l’échelle micro, meso et mondiale. En complément, j’ai avancé l’image des vases communicants et le concept de combinatoire straight, qui visent à penser le fonctionnement concret de cette dynamique de l’imbrication.

La perspective féministe matérialiste décoloniale permet ainsi d’examiner à nouveaux frais l’histoire du système-monde, non plus comme le seul mode de production capitaliste mû par une contradiction centrale, mais comme un processus non linéaire traversé par différentes contradictions qu’il convient de ne pas hiérarchiser à priori. On voit alors se dessiner un processus historique complexe dans lequel l’exploitation féroce se double de plusieurs logiques d’appropriation tout aussi brutales et déterminantes. Du coup, l’espoir d’une histoire linéaire tournée vers un progrès presque assuré s’estompe et l’oppression peut sembler plus forte du fait d’avoir à affronter, au lieu d’un seul, plusieurs rapports de pouvoir imbriqués, contre lesquels il est impératif de lutter de manière simultanée. En revanche, de cette situation plus complexe, se dégagent de plus nombreuses contradictions, susceptibles d’ouvrir plus de brèches vers l’émancipation individuelle et collective et, surtout, vers l’affaiblissement ou, qui sait, l’abolition des rapports de pouvoir.