Corps de l’article

Bien que la conception par don de sperme soit utilisée depuis le XIXe siècle (Zweifel, 2015), ce n’est qu’avec l’avènement des banques de gamètes commerciales au tournant des années 1980 que la pratique s’est démocratisée, et ce, à la fois pour les couples hétérosexuels que pour les couples lesbiens (Beeson et Kramer, 2011; Canneaux et coll., 2016). Le développement des enfants conçus par don de gamètes, le regard qu’ils posent sur les circonstances particulières de leur conception et les liens qu’ils entretiennent avec leurs parents ont généré un important corpus de recherche (Blake et coll., 2010; Malmquist et coll., 2014; Provoost et coll., 2017). Parmi les questions qui préoccupent à la fois la communauté scientifique et les milieux professionnels voués à la procréation assistée, la divulgation à l’enfant des circonstances entourant sa venue au monde fait l’objet d’une attention particulière. Cet enjeu de la divulgation s’inscrit dans le contexte social plus large d’une sensibilisation accrue de l’importance, pour les personnes conçues grâce à un don de gamètes, d’avoir accès à des données nominatives permettant de retrouver la personne à l’origine de leur conception, ce que certains conceptualisent comme un « droit aux origines » (Cousineau, 2011; Guichon et coll., 2012). La divulgation se trouve à être le socle sur lequel repose cet accès éventuel aux origines, puisque la connaissance de sa conception par don de gamètes sous-tend tout désir d’en apprendre davantage sur ses origines génétiques. Cela explique pourquoi le dévoilement à l’enfant de sa conception par don de gamètes est de plus en plus appréhendé comme une exigence éthique (Théry, 2013).

Les arguments en faveur de la divulgation soutiennent que cette dernière permettrait à l’enfant de recréer la genèse de son histoire, un élément jugé indispensable à la construction de son identité personnelle (Allan, 2017; Delaisi de Parseval, 2009). Selon Le Lannou (2010), la construction identitaire qui découlerait de la connaissance des circonstances entourant sa conception serait liée à une vision fantasmée des origines, ce que d’aucuns interprètent comme l’expression d’une survalorisation des liens biogénétiques (Nordqvist et Smart, 2014; Turkmendag, 2012).

Si les recherches démontrent que les couples hétérosexuels reconnaissent le bien-fondé de la divulgation, la norme procréative voulant que les « vrais » parents soient présumés les géniteurs de leurs enfants les amènent souvent à vouloir maintenir le secret (Readings et coll., 2011; Tallandini et coll., 2016). Plusieurs éléments concourent à cette décision. D’une part, le recours à un don de sperme est souvent l’aboutissement d’un long parcours d’infertilité empreint de souffrance, lequel engendre un stress considérable, de l’anxiété et de la honte chez les membres du couple (Kalampalikis et coll., 2010; Ying et coll., 2015), en plus d’avoir une incidence négative sur leur bien-être psychologique et leur sexualité (Luk et Loke, 2015). D’autre part, les hommes incapables de procréer perçoivent l’infertilité comme une atteinte à leur virilité (Mikkelsen et coll., 2013), ce qui peut engendrer de la colère et du désarroi, de même qu’un sentiment d’échec et d’inadéquation (Côté et coll., 2018). Certains vivront même une crise existentielle découlant du deuil de la paternité biologique (Hanna et Gough, 2015; Wyverkens et coll., 2017). Dans un tel contexte, le secret est alors perçu comme un moyen de préserver la cohésion familiale et l’authenticité des liens de parenté.

Le recours au don de sperme représente chez les couples lesbiens la voie privilégiée pour fonder une famille (Golombok, 2015). Puisque la décision concernant le choix de la mère qui portera l’enfant est souvent prise de façon pragmatique (Hayman et Wilkes, 2017), les mères non biologiques vivent rarement, contrairement aux hommes infertiles, un deuil associé au fait de ne pas être liées génétiquement à leur enfant (Hayman et coll., 2015; Nordqvist et Smart, 2014). Malgré cela, le dévoilement à l’enfant de sa conception par don de gamètes peut représenter un défi de taille pour les mères lesbiennes (Indekeu et coll., 2013; Van Parys et coll., 2016). En effet, cela implique qu’elles aient réfléchi à la place qu’elles souhaitent accorder ou non au donneur dans leur histoire familiale (Côté, 2014; Goldberg et Allen, 2013; Nordqvist, 2014). Comparativement au don anonyme, cette préoccupation est d’autant plus présente lorsqu’il s’agit d’un « donneur connu », c’est-à-dire un homme gravitant dans l’entourage du couple, qu’il s’agisse par exemple d’un ami, du frère de la mère n’ayant pas porté l’enfant ou encore, d’un internaute rencontré par le biais d’une plateforme Web comme un forum ou un groupe Facebook.

Les incidences du recours à un donneur connu dans la construction identitaire des enfants sont peu documentées. Il en est de même de la divulgation à l’enfant de l’identité de l’homme à l’origine de sa conception (Goldberg et Allen, 2013). Pourtant, cette configuration familiale recèle des enjeux spécifiques. La décision de dévoiler l’identité du donneur peut influencer la dynamique familiale telle que tissée par les mères, alors que l’enfant pourrait éventuellement solliciter une plus grande implication de la part de cet homme dans sa vie. Le dévoilement pourrait aussi conduire certains donneurs à vouloir renégocier l’entente de départ afin d’être plus présents dans la vie de l’enfant, et ce, malgré les réserves exprimées par les mères (Nordqvist, 2012; Surtees, 2017). Or, au Québec, la Loi instituant l’union civile et les nouvelles règles de filiation permet de lever cette inquiétude, puisque la loi autorise la réalisation d’un projet parental grâce aux forces génétiques d’autrui[1], sans que celui-ci ne soit inscrit dans la filiation de l’enfant ainsi conçu (Leckey, 2014). Ce faisant, les couples lesbiens peuvent opter pour un donneur connu sans craindre que ce dernier n’usurpe légalement la place de la mère qui n’a pas donné naissance[2].

Le présent article porte sur le dévoilement aux enfants de mères lesbiennes de leur conception grâce à l’apport d’un donneur connu, et ce, en croisant les points de vue des mères avec ceux des donneurs. Si on connaît le point de vue des parents sur le dévoilement (Gross, 2014; Lycett et coll., 2005; MacDougall et coll., 2007 ; Nordqvist et Smart, 2014), la façon dont les donneurs s’inscrivent dans la dynamique constitue une lacune importante des savoirs actuels. En outre, nous ne savons pas non plus comment les donneurs planifient la divulgation à leurs propres enfants du rôle qu’ils ont joué dans la conception d’autres enfants. Cette étude permet de poser un regard inédit sur ce procrole des adultes directement concernés.

Présentation de la recherche

Cet article prend appui sur une étude longitudinale qui documente la réalisation d’un projet parental à l’aide d’un donneur connu au sein de familles lesboparentales québécoises. L’étude s’appuie sur trois collectes de données[3] qui ont permis d’illustrer certains enjeux vécus au fil des années chez les mères lesbiennes (Côté, 2012, 2014), leurs enfants et ceux des donneurs (Côté et coll., 2019), les donneurs eux-mêmes (Côté, Lavoie et deMontigny, 2015) et enfin, les membres de leur entourage (Côté et Lavoie, 2016, 2019).

Amorcée en 2009, la première collecte de données (T1) a examiné la façon dont des mères lesbiennes se représentent le rôle du donneur de sperme dans la vie de leurs enfants, de même que le désir de ce dernier d’être impliqué auprès d’eux. Vingt-sept personnes ont alors été rencontrées, soit dix-huit mères (neuf couples lesbiens) et leur donneur respectif. Les résultats du T1 ont démontré des niveaux différenciés d’implication du donneur, lesquels sont tributaires de la mise à distance ou de l’adhésion au modèle nucléaire de la famille par les mères ou encore, de l’importance qu’elles accordent ou non à une présence paternelle auprès de leurs enfants. Ainsi, une forte adhésion au modèle traditionnel biparental et une minimisation de l’importance de la paternité éloignent le donneur de la cellule familiale. L’inverse est aussi vrai. Quant aux donneurs, leurs représentations de la paternité et la perception de l’importance de leur rôle influenceront leur désir de s’impliquer dans la vie de l’enfant. Or, au moment de la première collecte de données, les enfants des mères lesbiennes (n = 13) étaient trop jeunes pour influencer le rôle du donneur, la presque totalité d’entre eux étant alors d’âge préscolaire. Même si la plupart des enfants connaissaient le donneur, seulement deux étaient conscients du fait que cet homme était à l’origine de leur naissance. Nous avons donc souhaité voir de quelle façon le rôle était susceptible d’évoluer au fur et à mesure que l’enfant grandit et qu’il s’inscrit désormais dans la dynamique aménagée au départ entre ses mères et son donneur.

L’ensemble des femmes et des hommes ont à nouveau été rencontrés en 2013 et 2014 lors du deuxième temps de mesure (T2). Dans une situation, le portrait familial s’était modifié par la naissance d’un troisième enfant issu d’un donneur différent de ceux des aînés. Un dixième couple rencontré à la fin de la première collecte de données, mais qui n’a pas pu être inclus dans la diffusion des résultats du T1 alors en cours, a été ajouté aux publications issues du T2. Les partenaires de vie des donneurs en couple à ce moment-là ont également été rencontrés. Au total, le T2 compte trente-six (n = 36) participants d’âge adulte, soit vingt mères lesbiennes, onze donneurs et cinq partenaires de vie de ces donneurs (deux hommes et trois femmes). Les mères ont alors en moyenne 38 ans, tandis que les donneurs sont âgés en moyenne de 40 ans. Six d’entre eux s’identifient comme gais et les cinq autres comme hétérosexuels. Toujours au T2, quatre donneurs sont pères d’enfants âgés de deux ans à 24 ans (n = 8), alors que la conjointe d’un cinquième est enceinte au moment des entrevues. Quant aux enfants des mères lesbiennes (n = 20), ils sont à l’époque âgés de deux à onze ans. Douze d’entre elles et eux savaient, à ce moment, qui était leur donneur. Quant aux enfants des donneurs, la majorité (n = 7) ne savait pas que leur père avait contribué à la naissance d’autres enfants. Même si certains enfants des donneurs et celles et ceux nés de leurs dons se connaissaient, peu étaient conscients des liens génétiques les unissant.

C’est lors du troisième temps de mesure (T3), qui s’est déroulé en 2015, que nous avons rencontré les enfants concernés. Nous souhaitions alors comprendre comment les enfants se représentaient leur système familial, la compréhension qu’ils et elles avaient de ce qu’est un donneur et, enfin, les éléments sur lesquels ils et elles s’appuyaient pour déterminer les frontières de leur système familial. Au T3, les familles lesboparentales et celles des donneurs réunissaient conjointement vingt-neuf enfants. Huit d’entre eux n’ont pas été interrogés, cinq parce qu’ils étaient trop jeunes pour comprendre ce qu’il leur était demandé alors que les trois autres, âgés de plus de 18 ans, n’avaient jamais été mis au courant par leur père que ce dernier agissait comme donneur. Ceci s’explique par le fait que cet homme n’entretenait aucune relation avec le couple bénéficiaire de ses dons. Parmi les enfants rencontrés au T3, dix-sept enfants grandissaient au sein de familles lesboparentales (sept filles et dix garçons), et quatre autres étaient les enfants de donneurs (deux filles et deux garçons).

Le présent article s’appuie sur les données issues du T2. Il permet d’illustrer comment s’est jouée la divulgation de l’identité du donneur aux enfants issus de ses dons, de même qu’à ses propres enfants, le cas échéant. Chaque mère, donneur et partenaire de vie ont été rencontrés individuellement afin de pouvoir s’exprimer sans contrainte sur des sujets sensibles tels que le rôle que le donneur souhaite jouer ou non auprès des enfants nés de ses dons et la façon dont les mères le perçoivent. Les entrevues semi-dirigées ont permis d’orienter les échanges autour de thèmes préalablement identifiés lors de la recension des écrits (notamment la relation entre les adultes concernés, les rapports projetés des donneurs avec les enfants issus de leurs dons et évidemment, la divulgation aux enfants), tout en permettant l’émergence d’autres éléments liés aux trajectoires individuelles et aux expériences des participants.

Les entretiens d’une durée moyenne d’une heure et demie ont été codifiés à l’aide du logiciel NVivo puis interprétés selon les méthodes habituelles d’analyse de contenu thématique (Padgett, 2016). Cette procédure est itérative, et implique de nombreux allers-retours entre les données brutes, celles ayant été codifiées et leur analyse, afin d’assurer la validité de l’interprétation. Dans le but d’appréhender le vécu singulier de chaque mère, donneur et partenaire de vie tout en facilitant le repérage des éléments invariants, consensuels et divergents dans les discours, les entrevues ont fait l’objet d’une analyse verticale doublée d’une analyse transversale.

Perspective théorique

L’étude combine deux cadres théoriques, soit la théorie des représentations sociales et celle du parcours de vie. Les représentations sociales permettent de comprendre comment les parents qui le deviennent grâce à des tiers se positionnent par rapport à ceux-ci. Ces représentations s’élaborent et se construisent grâce aux expériences vécues, aux informations dont disposent les acteurs sociaux et des savoirs qu’ils possèdent en regard d’un objet (Jodelet, 2015). Elles sont génératrices de prises de position liées à l’insertion des acteurs et des groupes au sein des rapports sociaux (Abric, 2011). Les positions exprimées agissent essentiellement dans la communication et concernent tout objet qui revêt une importance aux yeux des acteurs impliqués. Devenir parents à l’aide d’un donneur de sperme peut ainsi faire émerger des représentations différenciées de la paternité et de la famille (Côté, 2014), alors que cet homme sera perçu comme une menace au statut parental ou, au contraire, comme une personne inscrite à l’extérieur de l’univers familial certes, mais faisant néanmoins partie de l’histoire de l’enfant.

La théorie du parcours de vie propose quant à elle un cadre d’analyse globale et compréhensive du développement individuel (Elder et coll., 2004), en plus d’offrir un appareil conceptuel articulé pour documenter l’évolution des rôles parentaux (Gherghel et Saint-Jacques, 2013). Le parcours de vie est constitué de l’ensemble des trajectoires (conjugales, familiales, amicales, professionnelles, etc.), lesquelles sont ponctuées par des événements, des transitions ou des points tournants qui indiquent un changement de statut ou de rôle chez les personnes concernées, de même que des changements de comportements et de pratiques. Une définition large du concept de « point tournant » est utilisée dans le cadre de la présente recherche, mettant ainsi l’accent sur le changement qu’il entraîne de sorte à le considérer comme un moment dynamique compris dans son contexte, et non comme un problème particulier (Saint-Jacques et coll., 2009). Dans le cas présent, la divulgation aux enfants de l’implication du donneur dans leur conception constitue un exemple d’un tel point tournant.

Résultats

Trois éléments principaux quant à l’annonce aux enfants de l’identité de leur donneur se dégagent du discours des participants : (1) les stratégies de divulgation déployées par les adultes; (2) la discussion entre eux sur l’information à transmettre aux enfants concernés; et (3) les enjeux soulevés par l’annonce dans la relation entre le donneur et l’enfant ou encore, dans la relation entre les enfants des mères lesbiennes et ceux des donneurs.

Stratégies de divulgation déployées par les adultes

Trois stratégies distinctes sont utilisées en matière de divulgation. La première consiste à expliquer, dès les premières questions formulées sur la façon de faire des bébés, le recours au don de sperme dans un contexte où deux femmes doivent nécessairement solliciter une aide extérieure au couple pour concevoir. L’objectif étant ici d’assurer de façon proactive une intégration précoce de l’information. Une deuxième stratégie est d’attendre le moment opportun, c’est-à-dire lorsque les mères jugent leur enfant assez mature pour comprendre la situation. Si le don de sperme est discuté, ce n’est pas nécessairement le cas de l’identité du donneur. Enfin, la dernière vise à répondre aux questions au fur et à mesure qu’elles sont posées.

Quatre familles ont opté pour l’intégration de l’information dès le très jeune âge de l’enfant. Il s’agit exclusivement des familles de mères lesbiennes. Dans deux de ces situations, le donneur est identifié et reconnu comme le père des enfants. Il s’agit d’une paternité dépourvue d’une filiation légale, ce dernier n’étant pas reconnu sur l’acte de naissance de l’enfant. Pour les deux autres familles, le donneur évolue en périphérie du noyau familial formé par les mères.

Je n’ai pas de souvenirs qu’elle l’a appris un jour précis [l’identité du donneur], parce que c’est quelque chose qu’on lui a répété dès qu’elle a été en âge de comprendre que ça prenait une graine de monsieur et une graine de madame pour faire un bébé. On a commencé à lui dire très, très jeune.

Chloé, mère

Lorsque le donneur est connu des enfants comme un père, les mères prennent soin d’expliquer à leurs enfants qu’il se situe en marge de la famille formée par les mères et leurs enfants, le socle de l’unité familiale reposant sur l’union conjugale.

On leur a toujours dit que Marc, ce n’était pas mon amoureux ni l’amoureux de Diane. Que nous, maman et moi, on est les deux, ensemble. C’est nous les amoureuses. Que Zoé et Jacob, ce sont nos enfants. « Marc c’est ton papa, mais il ne vit pas dans la même maison que nous. Il ne vit pas dans la même maison que nous, parce que ce n’est pas notre amoureux ».

Julie, mère

Six familles attendent plutôt le moment propice pour révéler l’identité du donneur. Ce moment n’est toutefois pas défini avec précision, les mères, les donneurs et les partenaires de vie de ces derniers estimant que la nécessité s’imposera d’elle-même lorsque les circonstances seront favorables et que l’enfant sera prêt à intégrer l’information.

C’est sûr qu’à un moment donné, ils vont finir par le savoir, mais quand? On n’a pas encore pris la décision. Quand on va connaître nos enfants, leur degré de maturité. On va voir aussi un peu quand les mères vont prendre la décision de le dire aux leurs. C’est tout ça qui va jouer.

Véronique, partenaire d’un donneur

Attendre le « bon moment » soulève toutefois des enjeux liés au risque de voir l’information transmise de façon inopinée ou inopportune. La situation peut rendre inconfortable et si dans l’ensemble, les donneurs concernés conviennent que la prérogative de la divulgation revient aux mères, il n’en reste pas moins que le fait de taire son identité peut engendrer certains malaises.

Si c’était à refaire, je dirais aux filles : « Dites-leur très, très rapidement » parce que je ne voudrais pas être confronté à ce que ce soit moi qui sois pris, à un moment donné, à le dire aux enfants, alors que ce n’est pas à moi à l’annoncer. Ça toujours été clair entre les filles et nous que c’était elles qui se chargeaient de ça et elles, retardant, retardant, retardant… un moment donné les enfants risquent de se tourner vers moi pour le demander, et je ne voudrais pas être pris avec cette responsabilité-là.

Conrad, donneur

Enfin, quatre familles ont opté pour attendre les questions en ce sens. La première qui survient habituellement dans la prime enfance est : « Où est mon papa? », ce à quoi la réponse généralement formulée par les mères est : « Tu as deux mamans qui t’aiment, mais pas de papa ». L’enfant s’en satisfait et ce n’est que plus tard, lorsque l’enfant comprend comment se font les bébés que des questions plus précises émergent, habituellement au début du parcours scolaire.

Moi, je réponds à ses questions. Au fur et à mesure, il va avoir plus de questions. […] S’il me pose une question, je me dis qu’il est prêt à entendre la réponse, mais je n’irai pas dans les détails à moins qu’il me demande des détails. Ça va être au jour le jour.

Renée, mère

Évelyne est très éveillée pour son âge et ça faisait longtemps qu’elle posait des questions sur comment…d’où viennent les bébés? Comment ça marche? Puis : « Comment vous nous avez eus ? ». Elle sait qu’elle était dans le ventre de mommy et que Danny était dans le ventre de maman puis, là elle savait que ça prenait du sperme donc ça vient d’un monsieur. À un moment donné, elle a demandé et on lui a dit.

Rebecca, mère

Le fait d’attendre que les enfants posent des questions soulève le risque de créer l’impasse sur le sujet en favorisant le silence autour de la divulgation, concourant à en faire un sujet tabou. C’est ce qu’explique Suzie, alors qu’elle s’est trouvée à devoir justifier, devant un couple d’amies, le fait que ses enfants n’avaient toujours pas d’information concernant les circonstances liées à leur conception.

On s’est dit : « C’est vrai qu’on est un peu bêtes. Nos enfants ne nous poseront jamais la question parce que c’est à nous à mettre ça sur la table ». Le fait qu’on n’en parle pas, ça devient une espèce de mystère. Finalement, c’est comme si on leur demandait de venir percer un mystère alors que c’est nous qui l’avons constitué en mystère puisqu’on n’en a jamais parlé. On ne savait pas trop comment on allait s’y prendre

Suzie, mère

Réfléchissant à propos de la stratégie adoptée par sa conjointe et elle d’attendre la survenue des questions de la part de leurs enfants, Suzie souligne le fait que cette attente peut être interprétée comme étant plutôt le signe qu’il s’agit d’un sujet à ne pas aborder.

Dans la même veine, pour les donneurs qui ont des enfants, le fait de différer la divulgation de leur rôle comme tiers de procréation en faveur d’un couple d’amies en conduit certains à s’inquiéter de la réaction de leur(s) enfant(s), en cas de découverte fortuite ou encore, de divulgation tardive.

C’est juste qu’un jour, il va falloir l’expliquer à Léa [sa fille]. Ça, c’est la grosse question. Mais un jour, il va falloir lui dire. Je ne sais juste pas quand. Moi, j’ai tendance à penser qu’à un moment donné, il va falloir lui dire donc plus vite qu’on lui dit, mieux c’est. Si on attend trop longtemps, elle va peut-être être fâchée de ne pas l’avoir su avant.

Justin, donneur

S’entendre sur l’information à transmettre

La question de la divulgation est discutée de longue date entre les mères, les donneurs et les partenaires de vie. Dès le départ, avant même la conception des enfants, la question est abordée de même que l’information qui devra alors être transmise et la façon de procéder. Par la suite, cette préoccupation ressurgit à l’occasion, notamment lorsque les mères et les donneurs se rencontrent lors d’événements tels que les anniversaires ou d’autres occasions spéciales. Lorsque des questions émergent, les parents ont comme préoccupation majeure que le don soit compris comme une assistance à la procréation, et non pas comme impliquant une relation sexuelle. Les parents s’assurent d’ailleurs qu’il n’y ait pas d’ambiguïtés à ce sujet et tendent à expliquer concrètement les mécanismes de conception.

La discussion s’est faite une fois Geneviève [l’enfant des mères lesbiennes] née. C’est Émilie [sa fille] qui nous a amenés d’une question à l’autre à lui dire : « Oui, Amélie et Rébecca ont un monsieur qui a donné un don. Geneviève, c’est papa qui a donné le don ». On a dit qu’il n’y avait pas eu de câlins d’amoureux parce que ce n’était pas des amoureux. Les câlins d’amoureux, ce sont les relations sexuelles.

Sabrina, partenaire d’un donneur

Son livre préféré pendant six mois, c’était les différences entre les corps des garçons et des filles puis comment les bébés sont conçus, la grossesse et l’accouchement. Il m’a demandé : « Est-ce que toi et Sylvain avez fait ça? » parce qu’il y a même une image d’un homme et une femme au lit. J’ai dit : « Non, il a fait ça dans un petit pot. » [rires] « Puis on l’a mis dans le corps de mom. » C’était un bon âge pour les discussions comme ça parce que rien ne le choque. C’est juste très l’effet de la vie.

Camille, mère

On va être obligés d’expliquer que ce n’était pas exactement de la même manière. «Papa n’a pas couché avec Rebecca et Amélie. Il a fait ça avec un pot de plastique.» [rires]

Julien, donneur

Plusieurs mères et donneurs se sont montrés préoccupés à l’idée que l’enfant conceptualise le don comme une forme d’abandon. En ce sens, les adultes sont soucieux que les enfants comprennent que le donneur n’est pas un père qui les a abandonnés, mais bien un homme généreux qui a aidé leurs mères à réaliser leur rêve de fonder une famille.

Ça m’angoissait au départ et j’ai abordé la question avec les filles. J’ai dit : « Je ne veux pas qu’ils pensent que j’étais avec Suzie et que je les ai quittés. Il faut que ce soit clair dès le début que vous avez toujours été ensemble, que moi j’étais là juste pour vous aider à avoir des bébés.

Conrad, donneur

On va lui dire qu’il y a un monsieur qui nous a aidées à le concevoir, parce que deux mamans, ça ne peut pas faire un bébé. Il y a un monsieur gentil qui est venu nous aider à le concevoir : c’est un donneur. On va vraiment lui expliquer qu’il n’a pas de papa, puisqu’il a deux mamans. On va lui expliquer comment on a fait puis tout ça. Il va vraiment comprendre que ce n’est pas un homme avec qui mettons j’aurais eu une brève relation, et qui m’aurait laissée une fois enceinte. Là, mon fils aurait pu sentir beaucoup d’abandon. Thomas n’a jamais voulu être son père. Dès le départ, c’était un donneur.

Renée, mère

Lorsque les donneurs ont des enfants eux-mêmes, les adultes souhaitent que l’information soit transmise en même temps pour tous et toutes, afin d’éviter que les enfants des uns révèlent l’information aux enfants des autres. Contrôler le message est aussi une préoccupation, pour faire en sorte que la même information soit transmise à l’ensemble des enfants concernés.

C’est certain que quand les filles vont le dire aux enfants, il va falloir en parler aux nôtres nous aussi. Parce que sinon, ce sont les enfants qui vont s’en charger.

Francis, donneur

Parfois, c’est l’aîné.e de la fratrie qui se charge de la divulgation de l’identité du donneur à ses plus jeunes frères et soeurs. Cela peut également conduire à précipiter la divulgation à l’enfant du donneur du rôle joué par son père dans la conception d’enfants considérés comme des compagnons de jeu lorsque les deux familles se côtoient : « On ne voulait pas que ce soit un secret pour ses enfants », précise Amélie (mère). « On avait toute une stratégie de comment, à qui on le dit en premier parce que les filles surtout – les gars étaient plus jeunes – donc les filles sont amies, elles vont se parler. »

Les enjeux particuliers soulevés par l’annonce

L’annonce amène parfois une redéfinition des liens relationnels entre le donneur et les enfants issus de ses dons ou, du moins, de nouvelles discussions ou des pistes de réflexion chez les adultes. Si plusieurs enfants n’avaient toujours pas formulé d’exigences ou de désirs concernant une présence accrue du donneur dans leur vie au moment du T2, les adultes eux, s’y préparaient de façon proactive en précisant qu’elles et ils s’adapteront le cas échéant.

Il y a quand même une sensibilité par rapport à ça, dans le sens où il y a une ouverture pour en parler de ça, de la définition des rôles. Mais tout ça, ça dépend aussi beaucoup de Julien, plus que nous trois. Je pense qu’au niveau des trois - Odette, Jeanne et moi - on a un bon niveau d’entente par rapport à ça, par rapport à l’ouverture en tout cas. Une entente de base et ensuite une ouverture par rapport à l’évolution des choses.

Damien, donneur

Je suis intéressé par ce qu’ils font puis ce qu’ils deviennent. Mon rôle est d’être en attente. Je suis en attente de savoir qu’est-ce qu’ils ont besoin et si c’est moi qu’il faut pour remplir ça. Pas dans le sens que « Est-ce que c’est moi? », mais « Est-ce qu’elles veulent que ce soit moi qui remplisse ça?».

Julien, donneur

Parfois, la divulgation peut générer plutôt un recul de l’implication du donneur, surtout lorsque l’entourage désapprouve la situation. Ainsi, pour une famille, la situation s’est avérée délicate puisque, peu après l’annonce à l’enfant de l’identité du donneur, ce dernier a rencontré une femme qui désapprouvait le fait que son conjoint ait agi de la sorte. Conséquemment, la fréquence des contacts entre le donneur et l’enfant a diminué pendant un certain temps. Durant cette période, les mères ont utilisé différentes stratégies pour pallier ce désengagement soudain et démontrer à l’enfant que le donneur s’intéressait à elle, en lui soulignant par exemple les commentaires positifs qu’il pouvait formuler sur Facebook lorsque les mères la mentionnaient dans leurs publications.

Pour l’instant, je n’ai pas envie de le forcer parce que je ne sens pas qu’il n’a pas envie de voir Sandrine. Je sais qu’il va voir sur Facebook, qu’il va voir les photos. Ça démontre qu’il a quand même un intérêt. Pour moi, c’est important que Sandrine sache que ce n’est pas parce que son donneur a rencontré une autre personne qui n’est pas nécessairement d’accord avec la situation qu’il a mis une croix sur elle. Maintenant, comment je lui explique? Pour l’instant, je ne lui explique pas. Mais quand elle va lui faire un dessin, je vais lui dire : « Écris-lui un petit mot et je vais lui scanner ». Elle va voir des photos sur Internet d’Éric, lui aussi va voir les photos d’elle. Je dis : « Éric a vu ton dessin. Regarde ce qu’il a écrit. »

Annick, mère

Si toutes les mères se font appeler « maman » ou ses différentes déclinaisons (ex. : « mom »), il est plus difficile de trouver des termes d’adresse pour nommer le donneur. En effet, les mères ont dû réfléchir à une expression jugée appropriée pour parler de l’homme à l’origine de la naissance de leurs enfants. Au départ, lors des négociations pour le don, il a été prévu que deux se feraient appeler « papa », alors que trois autres seraient dénommés par un terme de parenté plus large (« tonton » ou « parrain »), et les cinq autres par leur prénom.

Une fois l’enfant inclus dans l’équation, les adultes lui laissent généralement le choix de désigner le donneur comme il le souhaite. Certains de ces enfants disent « mon papa », « mon père » ou « mon donneur » lorsqu’ils parlent de lui dans une discussion, mais utilisent son prénom pour s’adresser directement à lui, d’autres utilisent indifféremment ces termes d’adresse. Par ailleurs, les termes d’adresse ne sont pas nécessairement utilisés de la même façon par les membres d’une même fratrie.

Il a demandé à ses mères : comment dois-je l’appeler? Elles lui ont répondu qu’il devrait me le demander. Alors il est venu me voir et m’a demandé : comment devrais-je t’appeler? On n’a pas vraiment décidé, en fait. Je crois que de temps en temps il va dire « mon père » quand il parle de moi à ses amis, mais il s’adresse à moi par mon prénom.

Damien, donneur

On se sentait très à l’aise dans ça, sans que les enfants les appellent « papas » [parlant du donneur et de son conjoint]. Quand les enfants, particulièrement Christian, parce que je ne pourrais pas te dire si Élaine l’appelle papa. Je pense que non. C’est plus Christian qui l’appelle « papa » de temps en temps.

Patricia, mère

L’annonce peut induire une refonte du système de parenté, c’est-à-dire les liens unissant les personnes faisant partie de la famille et leur rôle respectif. Cela est d’autant plus vrai lorsque le donneur fait partie de la famille de la mère qui n’a pas porté l’enfant. Selon les mères concernées, avoir recours à son frère comme donneur présente plusieurs avantages, dont celui de leur permettre d’être liées biologiquement d’une certaine façon à leurs enfants. Ce faisant, les membres de l’entourage (parents, frères et soeurs, neveux et nièces, etc.) occupent la même place dans le système familial qu’ils auraient eu si ces mères avaient porté elles-mêmes leurs enfants.

Advenant l’annonce de l’identité du donneur, certaines mères craignent néanmoins que cela complique la situation dans laquelle leur frère, identifié comme un oncle (dans certains cas comme un parrain), soit dès lors investi d’un rôle paternel par l’entourage : « On n’a pas l’intention de lui cacher », explique Audrey, une mère lesbienne. « C’est sûr qu’on va voir rendu là à quel point ça va créer de l’ambiguïté, parce que biologiquement c’est clair qu’elle a un père puis son père, c’est son oncle », conclut Audrey.

Discussion

Les recherches portant sur le sujet de l’annonce aux enfants de l’identité de leur donneur offrent généralement le point de vue d’une seule des parties concernées, habituellement celui des parents, en omettant celui des tiers de procréation (Doumergue et Kalampalikis, 2014; Freeman et coll., 2016; MacDougall et coll., 2007; Van Parys et coll., 2016). Analysée à l’aide de la théorie du parcours de vie, la divulgation peut être comprise comme un point tournant qui n’a pas comme effet, du moins au T2, de faire dévier les trajectoires familiales des familles concernées. Cela s’explique sans doute par le fait que le don s’inscrit dans un espace dialogique qui charpente la relation unissant les mères, leur donneur et la ou le partenaire de vie de ce dernier (Côté et Lavoie, 2016). La collecte de données effectuée au T2 permet, en effet, de valider l’importance du dialogue, tel que constaté au T1 (Côté, 2012, 2014) dans le maintien des liens unissant les mères, les donneurs et leurs partenaires de vie, dans ce moment particulièrement sensible où la divulgation peut entraîner une modification de schèmes représentationnels de l’enfant sur la composition de son système familial.

Ce dialogue façonne la manière dont se fera la divulgation à l’enfant de sa conception par don de gamètes, et plus spécifiquement, l’identité du donneur. Pour les enfants des mères lesbiennes, le dévoilement est enchâssé dans un processus où l’identité du donneur est dévoilée graduellement au fur et à mesure que l’enfant grandit et se questionne quant à la différence qu’il observe entre sa réalité familiale et celle de ses pairs. Il s’agit d’un processus itératif, puisqu’il se construit en tenant compte des questions formulées par l’enfant et de sa satisfaction momentanée aux réponses apportées par ses parents. Cela comporte néanmoins certaines limites. Par exemple, en l’absence de questions formulées par l’enfant, il n’est pas toujours clair pour les adultes concernés de percevoir si cela résulte d’une absence de curiosité, d’un besoin inexistant d’en savoir davantage ou d’un silence s’étant peu à peu installé au sein de la famille, l’enfant et les parents attendant que l’autre fasse les premiers pas pour amorcer la discussion. Tout comme Van Parys et ses collègues (2016), nous constatons que l’enfant est un acteur actif dans le processus de dévoilement, dont les questions et les réactions viennent influencer les intentionnalités parentales.

Quant aux enfants des donneurs, cette divulgation de la participation de leur père au projet parental d’autrui est plutôt typique de l’expérience des enfants conçus par dons de gamètes et grandissant dans des familles hétéroparentales (Blake et coll., 2010; Freeman et coll., 2016; Isaksson et coll., 2016), alors qu’elle se déroule généralement dans une temporalité définie où l’enfant est initié à l’information. En effet, les donneurs pourraient faire le choix de ne pas informer leurs enfants de leur participation à la réalisation du projet parental d’autrui. Or, dans les situations où les enfants nés de ses dons évoluent dans son entourage, il est évidemment plus difficile de maintenir le secret. C’est pourquoi, dans notre échantillon, seul le donneur n’ayant pas de liens étroits avec le couple bénéficiaire de ses dons a décidé de ne pas informer ses propres enfants de la situation. Quoi qu’il en soit, peu importe la façon dont cela se déroule, le dévoilement est une préoccupation partagée par les mères et les donneurs, à la rencontre de leurs intérêts communs et des besoins de leurs enfants.

Enfin, la primauté des représentations hétéronormatives et biogénétiques de la famille complique la façon d’expliquer le rôle du donneur dans la conception de l’enfant, les mots qui seront utilisés pour le désigner, et son inscription dans le système de parenté de l’enfant (Malmquist et coll., 2014; Ripper, 2009; Ryan-Flood, 2005; Van Parys et coll., 2016). En effet, lorsqu’il s’agit de dévoiler à ses enfants qu’ils ont été conçus par un don de gamètes, les parents concernés peuvent craindre que cela n’entraîne une nouvelle conceptualisation de l’enfant quant aux liens d’apparentement, le conduisant à considérer le donneur comme étant un père, et ce, au détriment du parent non lié biologiquement à son enfant qui se verrait ainsi relégué au second plan (MacDougall et coll., 2007). Or, nos résultats démontrent que les mères et les donneurs rencontrés ne semblent pas s’inquiéter outre mesure de la situation, laissant à l’enfant le soin de déterminer la façon dont il souhaite intégrer le donneur dans sa vie.