Corps de l’article

Les revues de travail social sont un reflet des enjeux contemporains et peuvent agir en guise de répertoire de ceux-ci. Elles peuvent donc offrir une bonne indication – bien que celle-ci ne soit pas nécessairement complète – des priorités du travail social. Marie-Christine Bois et Jeanette Schmid ont exploré les discours du travail social tels que représentés dans la Revue canadienne de service social (RCSS), seule revue canadienne de travail social officiellement bilingue (français-anglais), évaluée par des pairs et priorisant le travail social canadien. La revue a été lancée en 1974. En 1982, lorsque la revue a adopté son titre actuel, elle visait à publier des articles portant sur « la théorie, la pratique, la politique, l’administration et la formation en travail social au Canada » (Canadian Journal of Social Work Education, 1982, p. 3).

En 2020, nous avons examiné les articles publiés dans la revue durant la décennie 2010-2019 (inclusivement) pour en tirer des implications concernant la portée et l’influence de la revue, et plus particulièrement pour explorer dans quelle mesure les articles qui y sont publiés représentent un caractère propre au travail social canadien. Seuls les articles sélectionnés pour publication ont été analysés. Nous avons utilisé une perspective de travail social critique (critical social work) (Fook, 2016)[1], ainsi qu’une perspective socioconstructiviste, pour porter attention aux voix représentées dans la revue et dégager les thèmes essentiels concernant les priorités du travail social.

Marie-Christine est rédactrice administrative de la RCSS et Jeanette, membre du comité de rédaction. Nous ne prétendons donc pas à l’objectivité, mais nous nous sommes lancées dans ce projet afin d’évaluer où en est la revue. Chacune d’entre nous a apporté des perspectives différentes à ce projet, étant de contextes linguistiques et culturels différents. Nous espérons que nos postures différentes se sont complétées afin de nous permettre d’approfondir les questions explorées.

En abordant cette recherche, nous avons exploré les écrits, établissant que diverses constructions régionales du travail social ont été articulées, en particulier ces dernières années. Il s’agit principalement d’un moyen de résister au travail social anglophone, occidental et eurocentrique dominant. Ce corpus de connaissances identifie les hypothèses sous-jacentes et les approches de la pratique pour des localités particulières. Parmi les exemples, citons les travaux d’Anderson (2015), Bennett et coll. (2013), Furuto (2017), Patel (2018), Ravulo et coll. (2019), Spitzer et coll. (2014), Yadav (2019) et Yip (2013). Il ne semble pas y avoir de conceptualisation spécifique de ce qui constitue le travail social canadien, bien qu’il semble que le travail social dominant ici adopte souvent des hypothèses eurocentriques et anglophones. Ces hypothèses sont illustrées dans les divers codes de déontologie du travail social et dans l’Énoncé du champ d’exercice 2020 de l’Association canadienne des travailleuses et travailleurs sociaux, qui, bien que reconnaissant désormais la justice sociale et les perspectives autochtones, privilégie toujours une perspective individualisée et fondée sur les compétences. Divers cadres identifiés comme étant plus pertinents pour les réalités canadiennes ont été proposés. Par exemple, le travail social structurel (Mullaly, 2006), le travail social critique (Fook, 2016), le travail social vert (Dominelli, 2018) et la pratique anti-oppressive (Dumbrill et Yee, 2019; Parada et Wehbi, 2017). Des efforts importants sont également déployés pour théoriser et faire progresser le travail social autochtone (Baskin, 2016; McCauley et Matheson, 2018; Sinclair, 2004).

En plus de considérer les conceptualisations régionales du travail social, nous avons également exploré les analyses de discours antérieures des revues de travail social. De telles rétrospectives sont limitées, bien qu’évidentes dans les travaux récents de Molgat et Trahan-Perreault (2015) concernant les contextes minoritaires francophones canadiens, et de Yu (2018) concernant les générations volées d’Australie.

En employant l’analyse de contenu, nous avons cherché à identifier les diverses constructions du travail social canadien représentées dans la revue au cours de la dernière décennie. Nous avons examiné 163 articles, que nous avons codés et organisés en catégories et en thèmes.

Nous avons constaté qu’il y avait un peu plus d’articles en anglais qu’en français, bien que vers la fin de la période examinée, nous ayons trouvé une parité quant au nombre d’articles paraissant dans ces langues. La grande majorité de ces articles traitent spécifiquement du travail social au Canada. Il est également évident que près d’un tiers des articles se concentrent sur l’Ontario. Les articles en français avaient tendance à être spécifiques aux réalités vécues par les francophones et étaient concentrés au Québec. Bien que cette répartition coïncide avec l’emplacement des institutions où des programmes de travail social sont offerts, d’autres parties du pays semblent sous-représentées, certaines régions n’ayant aucune représentation dans la dernière décennie. Nous avons noté qu’au moins 75% des institutions canadiennes qui accueillent des programmes de travail social étaient représentées, parfois par le biais de projets de recherche collaboratifs. Parmi les publications françaises, les grandes institutions dominent, notamment l’Université Laval. Il est possible que les universités occultées représentent des établissements plus petits ou ceux qui offrent principalement des programmes de premier cycle.

Un autre thème qui a émergé concernait les perspectives conceptuelles adoptées. En l’absence d’indication claire à ce sujet, nous avons tenté de faire des déductions. Les plus courantes sont les perspectives postmodernes qui incluent le discours anti-oppressif ou de justice sociale, les approches féministes, les critiques du néolibéralisme et les discussions sur le travail social vert. Cependant, les articles français se concentrent davantage sur la construction des réalités vécues, les discours critiques et les questions de pouvoir étant abordés de manière moins directe, ce qui reflète peut-être les différences culturelles au sein de la profession. Les méthodologies de recherche utilisées reflétaient généralement les perspectives conceptuelles. Parfois, les méthodologies ont été utilisées en combinaison. La recherche qualitative semble dominer, bien que certains se soient appuyés sur des méthodes mixtes ou des méthodologies quantitatives.

Nous avons également exploré les enjeux abordés dans les articles. Les thèmes liés à la pratique étaient le plus souvent abordés, de même que les besoins de groupes spécifiques. Ces sujets sont très variés, sans qu’un point de convergence particulier ne se dégage. Certains auteurs ont abordé des aspects de la formation en travail social, en particulier la formation pratique. Les enjeux liés au néolibéralisme et à la justice sociale, notamment en relation avec les politiques sociales, ont été explorés. Les publications thématiques et les sujets de forum retenus, qui reflètent les priorités du comité de rédaction, ont attiré l’attention sur le travail social autochtone; le féminisme dans le travail social; les droits de l’homme; le néolibéralisme; le nouvel activisme; les compétences; l’identité sexuelle et de genre; la spiritualité; et la justice sociale. Certains appels à contribution n’ont pas attiré suffisamment d’articles pour donner lieu à des numéros thématiques.

En tirant un sens de ces résultats, nous étions conscientes que les chercheurs en travail social canadiens soumettent des articles à des publications internationales et peuvent également publier dans d’autres revues canadiennes de travail social ou interdisciplinaires. Nos résultats ne sont donc pas représentatifs de l’ensemble du travail social canadien, mais ils donnent une indication de ce que les universitaires locaux estiment pertinent pour une publication canadienne.

Les tendances émergentes impliquent que, bien que la revue soit centrée sur le Canada, plutôt que de refléter largement les réalités et les contextes canadiens, il y a une dominance régionale tant au niveau des auteurs que des sujets explorés. C’est en partie une conséquence involontaire d’une représentation accrue des travailleuses sociales et travailleurs sociaux francophones, qui apportent à la revue leurs propres traditions et leur propre culture du travail social. Au moins un quart des programmes de travail social canadiens n’ont pas été représentés dans la revue au cours de la dernière décennie, et le comité de rédaction pourrait envisager des moyens d’encourager une participation plus large. Les invitations à des appels spéciaux, ainsi que les forums, ont façonné le contenu de la revue, sans lesquels les questions d’oppression et de représentation – en particulier en ce qui concerne les populations autochtones, racisées et issues de la diversité de genre – auraient pu être largement négligées. Une optique qualitative et postmoderne caractérise la plupart des articles publiés. Cependant, des mécanismes permettant de renforcer davantage une perspective critique pourraient être nécessaires.

Nous concluons que la revue, bien qu’elle tende vers une représentation critique du travail social, reflète également les points de vue dominants du travail social canadien et témoigne ainsi de la nature continue et contestée du travail social canadien. Le comité de rédaction pourrait donc envisager des stratégies pour améliorer le contenu critique de la revue en intégrant des voix racisées, autochtones et autres voix marginalisées, et en améliorant la représentation régionale et institutionnelle à travers le pays. Il pourrait également être utile d’examiner comment les langues autochtones pourraient trouver leur place dans cette revue canadienne, par exemple par la traduction des abrégés des articles, ce qui est présentement considéré par le comité de rédaction.

L’objectif de ce numéro thématique spécial représente le désir du comité de rédaction de voir la revue refléter une voix critique qui remet en question le courant dominant du travail social, reconnaît la diversité des expériences vécues et met en avant des savoirs qui ont souvent été réduits au silence. Étant donné qu’un tel examen peut donner une image du paysage actuel du travail social, nous encourageons les futurs comités de rédaction à s’engager à nouveau dans l’exploration du contenu et de la direction de la revue. Cela pourrait devenir une nouvelle tradition, avec une exploration du contenu des publications à tous les dix ans, offrant ainsi une réflexion sur l’évolution de la profession.