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L’Association des archivistes du Québec (AAQ) a fêté son 50e anniversaire en 2017. L’occasion a été saisie par plusieurs d’offrir l’histoire, ou une partie de l’histoire, de l’AAQ aux lecteurs (Dugas 2017 ; Gagnon-Arguin inédit ; Lévesque & Gagnon-Arguin 2017 ; Héon 2017). Des textes équivalents ont aussi été produits pour les 10e, 15e, 20e (de la revue Archives), 25e et 40e anniversaires de l’Association. Pourquoi est-ce nécessaire d’en produire un nouveau au travers de cette multitude ? C’est que, comme le dit Louise Gagnon-Arguin, en conclusion de son bilan historiographique consacré à l’AAQ : « [...] somme toute, l’histoire de l’AAQ a fait l’objet de plusieurs réflexions, études, analyses conduisant à la publication de rétrospectives diverses rappelant les manifestations de la vie des archivistes à travers leur association » (Gagnon-Arguin inédit, 10). L’Association est vue comme un reflet de la vie des archivistes, et plus globalement de l’archivistique, plutôt que comme un acteur à part entière de cette vie. Lorsqu’on parle de l’AAQ, il n’est pratiquement question que des actions qu’elle a menées ou chapeautées. Évidemment, elles sont importantes dans le développement du champ archivistique, mais il est tout aussi important de se rappeler et d’étudier les paramètres de l’Association en tant que regroupement d’individus. Seules les connaissances sur les conditions nécessaires au regroupement des archivistes peuvent expliquer la pérennité historique de l’Association et permettre d’éviter le possible délitement de ces forces qui oeuvrent à la reconnaissance et à la valorisation de l’archivistique, des archivistes et des archives. Comme l’a récemment écrit Catherine Dugas, « il n’y a jamais eu de moment stable ou de certitude paisible pour l’association et, conséquemment, pour les archivistes eux-mêmes. […] Une force d’action est toujours nécessaire ; l’implication et le support de tous sont donc d’autant plus vitaux » (Dugas 2017, 140). C’est pourquoi nous proposons de mettre en évidence l’importance de l’organisation collective, et les modalités qui disposent à l’action, à travers une nouvelle révision de l’histoire de l’AAQ.

La position de la personne qui écrit ces quelques lignes rappelle le nain juché sur les épaules des géants. Nous devons nous appuyer sur les travaux de nos éminents prédécesseurs pour tirer le portrait de l’histoire de l’Association. Toutefois, s’il est permis au nain de voir plus loin, il ne peut apprécier que ce qui se voit du trajet emprunté par les géants. Notre histoire sera composée à partir d’autres récits, donc d’une sélection, par d’autres, d’événements et de faits, mais aussi de sources que nous avons nous-mêmes choisies et dont nous vous présenterons certains extraits. Notre principale contribution sera donc de regarder autour des préoccupations archivistiques pour dégager comment l’AAQ a évolué en tant qu’association pour offrir une narration qui ne se veut pas exhaustive, mais signifiante et représentative des 50 ans d’histoire de l’Association. Nous nous efforcerons de mettre en évidence les changements dans les variables organisationnelles, telles que les finances, la composition du membrariat et l’organisation du pouvoir interne, qui déterminent son évolution. Nous verrons aussi comment l’Association s’inscrit dans la société québécoise en mettant en relation son histoire avec des dynamiques plus larges. Il apparaîtra de ce récit que la principale force centripète qui assure la cohésion de l’Association est la stabilité de son objectif principal : promouvoir et défendre la profession archivistique. À travers l’adversité, née autant de problèmes internes (dissensions, problèmes administratifs et financiers, etc.) qu’externes (absence de reconnaissance sociopolitique, crises économiques, etc.), elle a toujours su garder le cap et ajuster ses pratiques lorsque c’était nécessaire. Nous verrons que la même force a pour effet de pousser à une centralisation du pouvoir au sein de l’Association, à cause de besoins administratifs grandissants, mais aussi de changements sociaux favorisant cette concentration. Pour cet exposé, nous diviserons l’histoire de l’AAQ en cinq parties de dix ans, subdivisées en fonction des situations qui prévalent au cours de ces périodes. Ces cinq parties s’accrocheront chacune aux principaux événements ayant marqué l’Association pour mettre en relief des considérations plus sociologiques concernant l’évolution des variables organisationnelles.

Les débuts de l’AAQ, 1967-1977

La création et l’exploration, 1967-1973

La Révolution tranquille qui s’enclenche sous la gouverne du Parti libéral du Québec en 1960 secoue les fondements de la société québécoise. Avec elle s’enclenche un effort collectif de prise en main et d’organisation politique et sociale. L’affirmation nationale entraîne un regain d’intérêt pour toutes les expressions de la spécificité québécoise, y compris pour son histoire et son vecteur primaire, les archives. En parallèle, l’État se dote d’outils organisationnels et législatifs pour améliorer son efficacité administrative et imposer son autorité sur tout le territoire (Héon 2017, 5). Il n’est pas le seul, puisque tous les acteurs sociaux du Québec sont en effervescence et cherchent à mieux s’organiser, à prendre plus de place, à se faire valoir. Ce développement administratif additionné à la laïcisation des services sociaux entraîne une augmentation rapide du nombre d’archivistes nécessaire au traitement de toute la documentation produite. Le contexte est tellement favorable au regroupement, à l’organisation et à l’action collective que non pas un, mais deux groupes d’archivistes pensent simultanément à créer une association. En octobre 1967, Luc-André Biron, Claude Lessard et François Beaudin sont à Santa Fe, aux États-Unis, à l’occasion du congrès annuel de la Society of American Archivists. Ils décident, lors d’une conversation de soirée, « de travailler, de retour au Québec, à la mise sur pied d’une association d’archivistes » (Beaudin 1982 décembre, 5). À leur retour, ils trouvent une lettre de Roland-J. Auger et Jacques Mathieu les invitant à participer à la création d’une organisation d’archivistes. Les initiatives se joignent et aboutissent en une assemblée de fondation de l’AAQ qui se tient le 9 décembre 1967. Robert Garon dira quelques années plus tard : « [...] dans ce Québec en effervescence, les archivistes devaient s’unir pour participer, comme tous les autres Québécois, à la renaissance nationale : il importait de fournir un apport à l’émancipation collective, il importait également d’en tirer profit. » (Garon 1974, 5)

Dès l’assemblée de fondation, il est clair que le premier objectif de l’AAQ est « le perfectionnement professionnel de ses membres et la promotion des intérêts de la profession d’archiviste » (Garon 1974, 7). La volonté collective exprimée en assemblée générale le montre dès 1968, lorsqu’elle demande au gouvernement du Québec d’adopter une loi sur les archives afin d’encadrer la pratique archivistique, d’améliorer la conservation des archives et de reconnaître l’expertise des archivistes. Par cette demande, répétée en 1969, les membres de l’Association font savoir qu’ils trouvent le champ archivistique trop étroit pour la fonction qu’il occupe dans la société québécoise ; ils réclament une plus grande reconnaissance de sa valeur, mais aussi plus d’espaces où le déployer. Les autres prises de position, qui sont assez nombreuses, témoignent de l’appartenance disciplinaire des membres, mais aussi de leur conscience d’appartenir à une société en réveil. Ils demandent d’une même voix l’exclusion des produits antiacides, notamment dédiés à la conservation des archives, d’un projet de loi concernant les tarifs douaniers et l’adoption du français comme langue officielle de travail au Québec.

Au niveau institutionnel, les premières années suivant la fondation de l’AAQ sont consacrées à l’exploration. Celle-ci se réalise à la fois par l’expérimentation et par la réflexion. On charge plusieurs comités de réaliser des mandats allant de l’organisation de voyages à la définition de la structure professionnelle du champ archivistique. L’enthousiasme est si grand qu’il faut mettre sur pied un comité d’organisation des réunions pour arriver à coordonner toutes les activités. Dans son rapport de fin de mandat, le président Jacques Mathieu souligne à quel point les membres se sentent investis du devoir de faire avancer l’Association en vantant le taux de roulement au sein du Conseil d’administration : « Aujourd’hui se termine le renouvellement du Conseil de direction formé par les fondateurs. Sur ce conseil, il ne restera plus qu’un membre fondateur. J’y vois un signe de progrès, un indice de nos capacités, un présage d’excellent augure quant à l’avenir. La participation de tous a conduit au succès jusqu’à maintenant, elle reste le gage des succès à venir. » (Mathieu 1971) L’élan insufflé par la nouveauté incite à la mobilisation à un moment où, dans le champ archivistique, tout est à faire. Forte de cet enthousiasme, l’AAQ s’engage dans la mise sur pied de ses propres outils de valorisation et de développement de l’archivistique en même temps qu’elle construit l’organisation qui lui permet de les mettre en action. Elle se lance dans la publication du Bulletin de liaison, « qui [contient] en même temps que des nouvelles diverses de l’Association, le résumé ou le texte de quelques conférences présentées lors des réunions des membres » (Gagnon-Arguin 1994, 3). Elle en change le nom dès 1969 pour Archives, puis divise la publication en deux, suivant ses fonctions, en 1971 : la revue Archives et La Chronique. La première est consacrée au développement disciplinaire, alors que la seconde est vouée à la consolidation du regroupement. Les nouvelles qu’on trouve dans La Chronique sont souvent personnelles et encouragent la création et le maintien de relations suivies entre les archivistes de l’Association. Les autres textes renforcent le sentiment d’appartenance à l’AAQ en relatant ses bons coups et en initiant à ses instances, notamment par la publication des règlements et des comptes-rendus de réunions.

De l’implication des membres dans ces publications, comme dans les comités et des nombreuses prises de position en assemblée générale et du nombre de ces réunions, on peut déduire que le pouvoir effectif[1] au sein de l’AAQ appartient en grande partie aux membres. Lorsqu’ils ne sont pas les initiateurs des réflexions et actions, ils sont au moins impliqués dans leur organisation et leur déroulement. Pour des raisons pratiques toutefois, c’est un conseil d’administration qui gère les affaires courantes et qui assume la direction générale de l’Association. Cette instance est composée de représentants des milieux religieux, gouvernementaux et scolaires. Ce sont surtout des personnes qui, d’une façon ou d’une autre, exercent déjà une influence sur leurs collègues en dehors de l’Association en tant que cadres (directeurs de service, abbés, etc.) ou spécialistes reconnus (professeurs)[2]. Comme le mentionne Jacques Mathieu cité plus haut, le renouvellement du conseil se fait rapidement et tous les élus aux responsabilités définies (présidence, vice-présidence, secrétariat, trésorerie) sont remplacés chaque année[3], ce qui réduit les possibilités pour les individus d’accaparer le pouvoir effectif malgré leur influence personnelle.

En s’attardant aux finances[4] entre 1967 et 1973, il est indéniable que la fondation de l’AAQ est une réussite. Elles montrent la capacité de mobilisation du regroupement, mais aussi ses limites organisationnelles. Les états financiers de 1971-1972 indiquent une augmentation des cotisations du triple par rapport à 1969-1970, passant de 1 072 $ à 3 670 $. Cette même année, l’Association réussit à obtenir une première subvention de 2 500 $ qui double presque ses revenus. Ces données témoignent de la notoriété déjà acquise par l’AAQ, qui engage les archivistes à cotiser et l’État à subventionner. En 1971-1972, l’Association rencontre un problème : elle n’arrive pas à dépenser l’argent qui entre dans ses coffres, étant incapable de transformer ses revenus en actions et activités. Ses dépenses restent concentrées dans le fonctionnement, qui représente 43 % des dépenses, et la production des publications, 23 %. Il se peut que cette incapacité de dépenser soit due à la surcharge de travail que représente l’organisation de son premier congrès. Dès l’année suivante, elle parvient à équilibrer ses revenus et ses dépenses. Son efficacité organisationnelle s’améliore, puisqu’elle réussit à faire augmenter les dépenses en actions, en activités et en réunions, avec le même budget de fonctionnement, lequel ne représente plus que 26 % des dépenses.

L’organisation, 1974-1977

Après la première phase d’exploration, l’AAQ entre dans une deuxième phase d’organisation et de consolidation. En étant tout aussi active qu’auparavant, sinon plus, elle raffine ses pratiques et ses structures, pour oeuvrer au mieux, selon la perception de l’époque, à l’avancement de la profession archivistique. Cela provoque une concentration des pouvoirs dans les instances administratives, qui doivent gérer plus de dossiers plus rapidement, et une spécialisation accrue du travail qui limite les possibilités de participation des membres à l’organisation.

Le nombre d’activités et de services offerts par l’Association est en augmentation rapide, de même que le nombre de membres. Les revenus et dépenses doublent de 1974-1975 à 1975-1976. Les besoins administratifs se multiplient d’autant, ce qui pressure les personnes responsables de l’organisation. Le secrétariat est débordé dès 1973-1974, tant et si bien qu’il doit déléguer des tâches. On crée d’autres instances de gestion, comme un secrétariat pour la revue Archives, et on sollicite l’aide de membres pour soulager le secrétaire. Malgré ces efforts, tous les secrétaires, entre 1974 et 1977, ressentent le besoin de demander, dans leur rapport annuel, l’embauche d’un employé afin de lui confier des tâches administratives. C’est chose faite en août 1977 lorsque Collette Lessard est engagée à titre de secrétaire-trésorière permanente (AAQ 1977 décembre). Ce nouveau poste décharge les administrateurs de plusieurs tâches administratives, ce qui simplifie leur travail, mais les dépossède d’une partie des connaissances procédurales nécessaires à la gestion de l’Association. On cherche aussi à accélérer et à faciliter la prise de décision afin d’augmenter l’efficacité de l’administration en créant un comité exécutif formé d’un nombre restreint d’administrateurs. Le président qui le met en place en est très satisfait, puisqu’il suggère « au président qui [le] remplacera d’utiliser très fréquemment cet outil d’administration moins lourd à faire fonctionner que le Conseil d’administration » (Beaudin 1976). Rappelons que les membres du conseil vivent souvent aux quatre coins du Québec et que les réunir peut être très compliqué et coûteux. Ce changement provoque toutefois la concentration d’une partie du pouvoir effectif entre les mains des membres du comité exécutif. Plus largement, l’augmentation des besoins administratifs entraîne le renforcement de la spécialisation des administrateurs, ce qui nuit aux membres non qualifiés qui souhaitent occuper ces charges.

Cette dynamique de concentration du pouvoir provoque une lutte entre ceux qui y sont favorables et ceux qui s’y opposent. Dans son rapport annuel, François Beaudin, président en 1975-1976, sermonne des membres mécontents de l’AAQ s’étant exprimés dans les pages de La Chronique en leur rappelant l’utilité dudit bulletin telle qu’il la conçoit : « [La Chronique] est un moyen d’échange de nouvelles, mais elle est d’abord et avant tout la voix officielle de l’AAQ, de son président, de son conseil, de ses sections et régions. Elle n’est surtout pas le lieu où un membre passe ses commentaires sur la façon dont l’association est dirigée et administrée, car il existe, à cette fin, un organisme : c’est l’assemblée générale. » (Beaudin 1976) Il souhaite que le bulletin soit un organe de communication institutionnel même si cela doit se faire au détriment des membres qui veulent s’exprimer. Il demande aussi que ces derniers confinent leur action à l’assemblée générale, laissant le champ libre à l’initiative du conseil d’administration lorsqu’elle ne siège pas. Il s’agit d’un premier indice de différenciation entre l’Association, en tant qu’institution, et l’association des archivistes du Québec, en tant que regroupement d’individus. Une telle distinction signifie que l’organisme commence à développer des intérêts qui lui sont propres, qui ne sont plus forcément ceux des archivistes qui la composent. Pourtant, il semble que François Beaudin ait perdu ce combat puisque Gilles Héon, dans le rapport annuel du président suivant, précise plutôt que La Chronique est ouverte à la critique et « permet à chacun d’émettre ses opinions quelles qu’elles soient » (Héon 1977) et celui qui le suit, André Martineau, en rajoute : « [Elle] a permis à tous d’émettre son opinion et fait réfléchir le Conseil d’administration. » (Martineau 1978) Ainsi, le souci d’efficience organisationnelle de François Beaudin semble mis en échec, du moins partiellement, par la volonté des membres de conserver une part du pouvoir effectif.

Pourtant, l’Association, à partir de 1974, se stratifie davantage lorsque de nouveaux postes d’administrateurs et de nouvelles instances sont créés, éloignant les membres du pouvoir effectif. Il s’agit d’un effet secondaire d’une décision importante pour la cohésion associative : la création des sections des archives historiques et de gestion documentaire. Cette distinction devient nécessaire parce que les gestionnaires menacent de quitter l’Association. Ils jugent ne pas recevoir l’attention qu’ils méritent dans l’offre d’activités et de formations, bien qu’ils représentent une majorité de membres (Gagnon-Arguin 1992a, 19). Pour éviter la scission que représenterait leur départ, l’assemblée générale forme des instances séparées qui sont chargées de l’organisation d’activités et de formations spécifiques permettant « la codification d’un corpus de connaissances et l’élaboration d’une discipline archivistique comme d’une discipline de gestion des documents » (Garon, Minotto & Couture 1978, 58). Elles s’organisent sous la forme de deux structures qui se déclinent en regroupements régionaux. Les directions de section mettent en place des activités d’envergure touchant l’ensemble de leurs membres alors que celles des régions s’intéressent davantage aux besoins locaux. Ces nouvelles sections sont dirigées par un directeur et deux conseillers élus qui, en plus de leurs fonctions dans les sections, font partie du conseil d’administration. Ils ont donc de plus grandes responsabilités que les conseillers élus par l’assemblée générale qu’ils remplacent. L’organisation de l’Association, d’horizontale qu’elle était, se verticalise. D’une seule instance administrative, on passe à quatre[5], ce qui éloigne les membres de l’exercice du pouvoir effectif. Un épisode illustre pourtant que ces instances ne respectent pas forcément l’ordre hiérarchique établi et que la concentration du pouvoir au sommet est, en pratique, moins contraignante qu’il n’y paraît. François Beaudin, dans le rapport annuel cité précédemment, indique que des membres d’une section ont décidé de prendre la parole sans l’assentiment préalable du conseil d’administration. Il fait savoir que cela n’aurait pas dû se produire et que l’initiative de la prise de parole devrait appartenir aux administrateurs (Beaudin 1976). Que la région l’ait fait démontre, d’une part, que des membres non membres du conseil ont considéré avoir assez de légitimité pour passer à l’action et, d’autre part, qu’ils ont les moyens d’agir sans le support du conseil d’administration. Il apparaît que les membres ne sont pas tous prêts à se départir de leur initiative et de leurs moyens au profit de l’efficience et de l’unité d’action.

Au cours de la première décennie de son histoire, l’AAQ se développe rapidement. Elle capte l’attention d’une grande partie des archivistes et celle de l’État, qui reconnaît l’importance de son travail en lui accordant des subventions. Son succès est dû en grande partie au consensus qui lui sert de fondement : il existe un déficit culturel en archivistique et il est nécessaire de le combler pour assurer, d’une part, la pérennité des archives, traces de la spécificité historique du Québec, et, d’autre part, la gestion documentaire nécessaire au déploiement de l’État. La forme que prend le développement de l’Association l’entraîne vers des changements structurels qui améliorent son efficacité de gestion administrative et de représentation des subtilités disciplinaires, mais qui provoquent une concentration des pouvoirs et l’augmentation de leur stratification. Ces effets sont limités par des résistances internes et par la disposition du champ disciplinaire qui reste peu hiérarchisé. En effet, s’il existe des rapports de domination entre cadres, archivistes et techniciens dans les milieux de travail, ceux-ci sont contenus dans des milieux d’envergure modeste, ce qui individualise les rapports et donne moins d’influence aux titres officiels. En même temps, la hiérarchie sociale au sein du monde archivistique est peu rigide, étant donné qu’il n’existe que peu de structures de reconnaissance des compétences, et donc de la valeur professionnelle, telles que les universités et collèges décernant des diplômes en archivistique (Nahuet 2007, 93-94). La disposition de la hiérarchie se fait plus souvent dans les milieux de travail plutôt qu’en amont, à l’école, ce qui lui donne une légitimité concrète, car fondée sur l’expérience, et laisse une forme de mobilité entre les échelons.

Restructuration de l’AAQ, 1978-1987

La diversification, 1978-1983

Au cours de la première moitié de sa deuxième décennie d’existence, l’AAQ continue ses activités de promotion de la profession archivistique, notamment en intervenant auprès des gouvernements sur divers projets de loi et politiques. Ses efforts sont récompensés par l’adoption de lois favorables au développement de l’archivistique en 1982 et 1983[6]. Elle maintient aussi ses activités de formation et de publication, mais vit cette période difficilement, embourbée dans une crise identitaire et ralentie par la stagnation de ses sources traditionnelles de revenus.

Le conflit entre l’archivistique historique et la gestion documentaire, apaisé par la création de sections en 1975, reprend de plus belle en 1979. En effet, les gestionnaires de documents remettent en question le nom de l’Association, car celui-ci ne correspond pas à leur réalité. Pour tenter de résoudre le différend, on décide de créer un comité sur la représentativité qui doit se pencher, notamment, sur le nom qui sied à l’association. Le rapport qu’il dépose suggère de conserver le nom, mais de redéfinir le concept du mot « archives » pour intégrer les notions de gestion documentaire. Le comité relève « la nécessité pour l’AAQ d’améliorer son image “relativement au dynamisme qu’elle doit démontrer” » (Gagnon-Arguin 1992a, 29). En réponse, Carol Couture, président en 1979-1980, définit cinq objectifs devant favoriser une plus grande identification des membres à l’AAQ : établir des assises solides, favoriser un meilleur fonctionnement, donner priorité aux activités intéressantes pour les membres, insister sur les activités régionales et établir une politique d’information (Couture 1980). La réalisation de ces objectifs se fonde sur une amélioration de l’efficacité administrative et une augmentation de l’activité organisationnelle. Le processus de décision est accéléré par un recours plus fréquent au comité exécutif. Pour la première fois, il se réunit plus souvent que le Conseil d’administration, auquel on ne soumet « que les questions dont l’ampleur le [justifie] » (Couture 1980).

Ces évolutions sont rendues nécessaires par les besoins croissants d’activités et de formations afin de satisfaire les membres et de maintenir la cohésion de l’AAQ. Une grande partie de la surcharge de travail est prise en charge par la secrétaire-trésorière récemment embauchée. Progressivement, on rapatrie au secrétariat les tâches qui avaient été déléguées à des comités (Beaudoin 1979). On choisit aussi d’y faire converger toutes les communications, notamment celles concernant La Chronique, afin de réduire les coûts de publication (Caron 1982). Ces choix ont pour effet de placer l’administration au centre de tous les échanges et d’une grande part des initiatives. Ce contrôle accru est considéré d’autant plus nécessaire que la pression s’accroît sur les administrateurs. La concentration du pouvoir effectif au sommet des instances de l’Association et la spécialisation des fonctions administratives coïncident avec un désengagement des membres de responsabilités qu’ils assumaient précédemment. Selon Louise Gagnon-Arguin, le nombre de prises de position en assemblée générale chute drastiquement à partir de 1978, ce qui laisse un vide à combler par les autres instances (Gagnon-Arguin 1992b, 131). Cela pourrait s’expliquer par une délégation de pouvoir en faveur des administrateurs qui contrôlent de plus en plus les dossiers, politiques ou administratifs, qui sont de plus en plus compliqués. On peut suggérer que la réduction des occasions de prendre position est aussi en cause. Claude Lessard, ancien président, mentionne, dans La Chronique en 1982, que les assemblées générales se font de plus en plus rares et que les membres perdent de leur dynamisme (Lessard 1982 décembre). En même temps, les archivistes sont de plus en plus sollicités en milieu de travail et le temps qu’ils ont à investir bénévolement diminue. Aussi, leur nombre, malgré une période de stagnation entre 1978 et 1980, continue d’augmenter pour atteindre 506 en 1983 (Larouche-McClemens 1984), alors qu’ils étaient 370 en 1979 (Beaudoin 1979). Or, tous ne peuvent être mis à contribution par l’Association : l’AAQ passe progressivement, aux yeux des membres, d’une association de membres, où ceux-ci sont actifs et exercent le pouvoir effectif, à une association de services où les membres sont de plus en plus passifs. Devenus clients, ils exigent une qualité de service et un rendement supérieurs en échange de leur cotisation, qu’ils voient maintenant comme une transaction ou un investissement plutôt que comme une contribution à un effort collectif.

Claude Lessard dit, dans le texte déjà cité, « [a]ujourd’hui on exige plus de notre Association qu’il y a douze ans, car les budgets ne sont plus de cinq cents ou de mille dollars. Aussi est-il nécessaire par exemple que la Revue paraisse régulièrement » (Lessard 1982 décembre). Ainsi, l’ancien président désigne deux sources de pression exercée par les membres sur l’administration associative : d’une part, on demande une organisation professionnelle, notamment pour assurer la parution régulière des publications, qui ne peut être obtenue que par une spécialisation accrue. D’autre part, on exige une gestion financière plus serrée étant donné l’ampleur du budget, mais aussi à cause du contexte de récession. En effet, après une décennie de croissance continue, les revenus de cotisations et de subventions stagnent de 1978 à 1980 à cause du ralentissement de l’économie (Gagnon-Arguin et Chouinard 2007, 179). À partir de 1981, l’aide du gouvernement est presque coupée de moitié étant donné sa propre situation économique. Compenser ces diminutions est nécessaire parce qu’une bonne partie des dépenses sont dorénavant incompressibles. En effet, le salaire de l’employée doit être régulièrement versé et les publications ne peuvent être interrompues ou ralenties sous peine de mettre à mal les outils de promotion de la profession et de communication institutionnelle que représentent respectivement la revue Archives et La Chronique. Pour assurer son financement, l’Association diversifie ses sources de revenus, entre autres en rentabilisant les congrès annuels et le bulletin institutionnel et en promouvant l’autofinancement des activités des sections. Celles-ci obtiennent, en échange, l’autonomie nécessaire à l’organisation d’activités et de formations. Or, l’augmentation des dépenses est telle que le retour à la croissance des revenus de cotisations en 1981 ne permet que le rétablissement d’un équilibre précaire. Le souci du maintien de la santé financière en contexte de récession force l’AAQ à intégrer à ses pratiques la notion de rentabilité afin de maintenir et d’assurer la qualité des services aux membres. Couplée à la centralisation des outils d’administration et de communication, cette dynamique provoque une distanciation de l’administration et des membres. Au cours du processus de diversification des revenus et de rétablissement de la cohésion par la création des sections de gestion documentaire et d’archives historiques, les nouvelles directions locales prennent la place du Conseil d’administration en tant qu’instances de proximité. Ce sont elles qui « canalisent [dorénavant] le dynamisme des membres » (Couture 1980) et leur budget de fonctionnement en témoigne : en 1983, il est d’une valeur équivalente à celle du budget global de l’AAQ dix ans plus tôt, soit environ 14 000 $.

Pour conclure sur la période 1978-1983, soulignons qu’il s’y produit un renversement de la distribution des sexes au sein du conseil d’administration, au moment où la société québécoise s’engage dans un effort de rattrapage pour la condition féminine (Dickinson & Young 2009, 365-368). Si les femmes font partie de l’histoire de l’AAQ depuis le début et participent à son administration, elles y sont toujours en minorité et surtout confinées aux postes administratifs (secrétariat et trésorerie) ou subalternes (conseillères). De plus, la grande majorité d’entre elles provient du milieu religieux où la non-mixité de certaines organisations favorise l’avancement des femmes. En 1978, Louise Hamel, qui provient du milieu gouvernemental où elle doit faire sa place au milieu d’hommes, est élue présidente. C’est la première femme appelée à diriger l’Association. À partir de cette élection, le nombre de femmes augmente rapidement au conseil, si bien qu’en 1981, elles forment la majorité et leur lieu de provenance se diversifie. Elles sont également plus nombreuses que les hommes à s’inscrire au congrès de 1981, soit 100 femmes contre 83 hommes (AAQ 1981). En 1982, soeur Lucienne Choquet devient présidente, puis deux autres la suivent : les femmes occupent la présidence jusqu’en 1984.

L’instabilité, 1984-1987

L’année 1983-1984 aurait pu bien commencer pour les finances de l’AAQ grâce aux effets de l’adoption de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels et de la Loi sur les archives. En obligeant les ministères du gouvernement à traiter leurs archives, ces lois ont pour conséquence directe l’embauche de nombreux archivistes dans la fonction publique, en plus de reconnaître leur crédibilité comme intervenants dans les processus de gestion documentaire. L’AAQ bénéficie doublement de ces évolutions. Elle voit son bassin de membres potentiels s’agrandir, puis elle bénéficie de la reconnaissance de la valeur professionnelle des archivistes (Couture 2000, 42-43 ; Héon 2017, 6) pour sa propre notoriété. Cependant, les coupures de salaires effectuées par le gouvernement Lévesque en 1983 affectent grandement les revenus de cotisations de l’Association pour 1983-1984 : ils chutent de moitié comparativement à l’année précédente. Pourtant, grâce à la rentabilité exceptionnelle de la section de gestion documentaire et du congrès, le déficit est évité. En 1985-1986 et 1986-1987, les profits du congrès et des activités des sections sont pratiquement nuls. Les cotisations reprennent leur importance, allant jusqu’à représenter environ 60 % des revenus contre 30 % en moyenne pour les années précédentes. C’est que les archivistes se rallient pour contrer les déboires financiers de l’AAQ, reconnaissant les avantages qu’elle leur apporte en termes de formation, d’activités, mais surtout de reconnaissance professionnelle, et ce, malgré l’augmentation importante du coût de la cotisation annuelle. Leur nombre atteint un sommet en 1985, soit 554 membres. Parmi eux se trouvent notamment les premières cohortes d’étudiants universitaires en archivistique (Gagnon-Arguin 1992a, 17-18). Après l’Université du Québec à Montréal et l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information (EBSI) de l’Université de Montréal en 1983, ce sont l’Université Laval, l’Université du Québec à Chicoutimi et l’Université du Québec à Hull qui développent des programmes de premier et (ou) deuxième cycle universitaire (Nahuet 2007, 94). À chaque occasion, on demande à l’AAQ d’exprimer son avis sur le cursus, mais, comme le déplore Louise Gagnon-Arguin, « cet avis relève […] de la compétence des seuls membres du Conseil d’administration, puisque l’AAQ ne dispose pas de normes précises pour juger de la valeur des programmes de formation » (Gagnon-Arguin 1992a, 24).

Cette entrée de l’archivistique dans le monde académique permet, d’une part, la reconnaissance de son sérieux et de la nécessité d’une formation rigoureuse pour la pratiquer (Couture 2000, 45) et, d’autre part, de mettre de l’avant des archivistes, devenus professeurs, et de faire essaimer leur façon d’appréhender la discipline. Ce faisant, les universités deviennent des lieux privilégiés de développement de la discipline archivistique et vont jusqu’à accaparer en grande partie la fonction de réflexion sur les théories et les pratiques. Une grande part des auteurs dans la revue Archives en proviennent d’ailleurs (Gagnon-Arguin 1994, 20-21). Ce processus de spécialisation permet de « prépare[r] une relève de qualité, formée et préparée à prendre sa place sur le marché du travail » (Couture 2000, 45). Il occasionne aussi une uniformisation de la pensée qui se manifeste par une réduction des divergences entre la gestion documentaire et l’archivistique, qui sont toutes deux enseignées, ainsi qu’une réduction de l’espace de débats sur la discipline. Ces changements engendrent des résistances. Par exemple, en marge d’une table ronde de spécialistes sur la classification des documents administratifs organisée par l’AAQ en 1987, Alban Boudreau constate « une peur et une angoisse à aborder ouvertement les sujets délicats qui nécessitent un tant soit peu une remise en question tant des théories que nous véhiculons que de nos pratiques » (Boudreau 1987 mai, 8) à l’AAQ. Il demande que les débats théoriques importants soient démocratisés : « Il faut cesser d’organiser des débats entre les spécialistes pour les mettre à nos ordres du jour. » (Boudreau 1987 mai, 8-9) Ceux qui s’insèrent dans le milieu académique oeuvrent concrètement à développer, mais aussi à normaliser l’archivistique (Couture 2000, 44) et se servent des plateformes qui leur sont accessibles pour le faire, dont l’AAQ. Les plus hautes instances leur sont ouvertes parce qu’ils sont connus de tous les acteurs du milieu qui consomment le savoir qu’ils produisent. Ils sont donc nombreux à participer à l’administration de l’Association et à l’élaboration de ses orientations.

L’AAQ a besoin de trouver de nouvelles solutions pour pallier ses problèmes organisationnels, administratifs et structuraux. Les dépenses de secrétariat explosent entre 1984-1985 et 1985-1986 et le résultat est dévastateur, puisque le déficit atteint 18 000 $ en 1986-1987. À la fin de l’année financière, il ne reste que 3 700 $ dans les coffres. Il faut dire que près de la moitié de ce déficit est attribuable à l’acquisition d’un ordinateur. Or, engager une telle dépense à ce moment démontre toute la pression exercée pour améliorer l’efficacité des procédures administratives, même en contexte économique difficile. Nicole Sauvé-Leblanc, trésorière, indique dans le rapport annuel 1985-1986 « [qu’] il est urgent d’investir le plus rapidement possible dans l’achat d’un ordinateur afin d’informatiser la comptabilité de l’Association. Il serait par la suite très facile de donner le support nécessaire aux régions, sections et comités » (Leblanc-Sauvé 1986, 21). En plus d’améliorer la gestion financière, l’informatique se révèle un outil de contrôle puisque la trésorière espère s’en servir pour se mettre au fait des finances des différentes sections. Sans ce nouvel outil, elle peine à y avoir accès sans froisser leur susceptibilité.

Les sections éprouvent elles-mêmes des difficultés. Elles se sont toutes deux développées rapidement pour offrir des activités spécialisées à leurs membres, mais leur organisation parallèle par région divise leurs forces. En 1986, les organisateurs de la section des archives historiques constatent « un problème de motivation, un essoufflement du membership. Les activités de formation en demande dans les régions requièrent un encadrement qui n’est pas toujours disponible » malgré les demandes pour « une plus grande implication de la section dans les activités régionales […] » (AAQ 1986a, 3). Elles sont débordées et peinent à remplir leur « rôle de support et de synthèse des efforts des membres sur le plan du développement professionnel » (AAQ 1986a, 2). Même si les sections des archives historiques et de gestion documentaire vivent une compétition pour les ressources de l’AAQ, mais aussi en tant que tenants d’approches opposées d’une même discipline, il leur arrive, par nécessité, de collaborer ou, du moins, de profiter des activités de l’autre (AAQ 1986b, 2).

La période 1978-1987 voit mûrir le champ archivistique avec l’apparition des lois sur les archives, des cursus académiques et des experts qui en émergent. Cette évolution concourt à encadrer et rigidifier les interactions entre les acteurs et à renforcer les dynamiques de pouvoir qui donnent une place prépondérante à ceux qui sont chargés de la réflexion et de la formation, mais aussi de l’administration en son sein. Leur mainmise sur les institutions et leur reconnaissance parmi les archivistes leur donne les moyens de rationaliser la discipline pour l’ériger en profession. Cependant, l’opposition entre la gestion documentaire et l’archivistique historique, quoiqu’elle s’estompe en théorie et en pratique, entraîne des dédoublements d’efforts et mine la cohésion du groupe alors que l’AAQ se trouve aux prises avec des problèmes d’ordre financier. Alors que les dépenses ne cessent de croître en même temps que les besoins administratifs, les revenus stagnent à cause de la conjoncture économique. Grâce à l’instauration de nouvelles lois, le nombre d’archivistes augmente, ce qui tire les revenus de cotisation vers le haut. Également, pour équilibrer ses budgets, l’Association introduit dans ses pratiques la rentabilisation des activités.

La professionnalisation, 1988-1997

La pacification, 1988-1992

L’occasion de régler le conflit entre les sections comme le souhaitait Alban Boudreau en 1987, par un débat théorique public (Boudreau 1987 mai, 8), se présente dès 1988 sous la forme d’une crise associative. Si celle-ci ressemble à celles qui ont précédé, elle se révèle déterminante parce que, contrairement aux autres, elle se produit dans un contexte où les acteurs du champ archivistique sont positionnés de façon à permettre l’établissement d’une hégémonie sur la question. Cela ne se fait pas sans violence symbolique, mais permet le dépassement d’une opposition devenue néfaste à l’évolution de la discipline.

À l’automne 1988, l’Association met en place un comité d’orientation dont le mandat est de mettre à jour sa mission, ses objectifs et ses structures (Couture 1988 octobre, 2). Dès octobre, le directeur de la section Gestion des documents démissionne avec fracas. Il critique, dans La Chronique, le peu de considération démontrée envers les gestionnaires de documents et soutient que la consultation des membres en vue de la restructuration associative est biaisée en faveur des archivistes historiques. Il soutient que la remise en cause de la structure à deux sections représente « la négation potentielle de l’existence d’un des deux groupes qui composent l’AAQ » (Roberge 1988 décembre, 2). Il ne s’oppose pas à la transformation des structures, mais il relève la menace de dissolution qui pèse sur le groupe des gestionnaires documentaires et tente de l’en préserver. Cette opposition à la réduction des groupes associés aux deux branches de l’archivistique est mise en échec par la dynamique qui pousse au changement. Déjà, les formations universitaires tendent vers l’unification de la discipline et le maintien de sections distinctes à l’AAQ provoque des complications inutiles. Le comité d’orientation, qui rend un rapport préliminaire en février 1989, constate « dans la profession une volonté nettement exprimée d’unification, de resserrement et d’affirmation » en vue de travailler à leur reconnaissance professionnelle. Il suggère entre autres la mise en place de mécanismes de gestion intégrée, le prolongement des mandats des exécutants à deux ans, l’établissement d’un secrétariat permanent à temps plein, le remplacement des sections spécialisées par des « instances régionales autonomes, responsables et imputables » et un nouvel énoncé des mission et cadre d’action de l’Association construit autour d’une nouvelle notion englobant à la fois la gestion documentaire et l’archivistique historique : « [...] la gestion de l’information organique et consignée d’une personne physique ou morale à quelque stade de vie qu’elle soit. » (AAQ 1989, 10-11 ; Héon 1996, 14) Ces réflexions sont soumises aux membres lors de l’assemblée générale de 1989 et ceux-ci se les approprient. Pour mettre en oeuvre les conclusions, des comités sur la recherche d’une identité et d’un idéal commun et sur les structures sont mis sur pied. Tous deux recommandent des voies de mise en application des propositions qui leur sont confiées, mais aussi des moyens de progresser vers la reconnaissance professionnelle de la discipline unifiée (AAQ 1990a ; AAQ 1990b). Les changements de structure et d’orientation sont adoptés à l’assemblée générale de 1991. Concrètement, la substitution des régions aux sections spécialisées a pour effet de pacifier l’AAQ en désolidarisant les défenseurs des groupes sociaux formés autour des spécialités. Le changement s’opère surtout par le retrait d’un échelon dans la hiérarchie administrative, soit la direction de section, qui peinait à se démarquer de l’échelon inférieur dédié aux régions, et par la fusion des deux structures régionales consacrées aux branches de l’archivistique, ce qui évite le dédoublement des efforts et la division des ressources. De plus, le changement structurel inverse la tendance à la verticalisation de l’AAQ en donnant plus de responsabilités, notamment la gestion des formations, mais aussi plus d’autonomie, aux pôles de pouvoir que représentent les organisations régionales où sont concentrées toutes les ressources pour l’action locale. En outre, cette solution permet de concentrer les efforts de l’Association vers un nouvel objectif externe : la reconnaissance sociale et légale de l’archivistique comme profession. Cette quête permet de canaliser l’énergie de tous les membres, nonobstant leur appréciation des changements structuraux, dans une démarche unificatrice. Elle empêche aussi tout retour en arrière, puisqu’on lance l’Association unifiée vers de nouveaux objectifs qui demandent de maintenir la cohésion de la structure pour être atteints, rendant toute contestation de la nouvelle orientation difficile.

Déjà, au congrès de 1988, « des représentants de l’Office des professions du Québec [ont] indiqué aux membres qu’il leur [est] inutile de songer à la constitution d’un ordre professionnel parce que leur type d’emploi et leur pratique ne répond[ent] pas aux critères de l’organisme » (Garon 2007, 12). Un membre émérite suggère, dans La Chronique en 1988, une stratégie que l’AAQ adopte effectivement : « [...] si nous voulons être reconnus comme des professionnels, agissons comme des professionnels et nos réalisations parleront pour nous. » (Raiffaut 1988 septembre, 7) L’Association choisit de restructurer son action pour mettre de l’avant le professionnalisme des archivistes en dehors du cadre légal (Garon 2007, 13). Par exemple, elle définit « les fonctions susceptibles d’être réalisées par les professionnel(le)s et les technicien(ne)s de l’archivistique » (Fillion 1991 mai, 4) qui, d’une part, délimite le champ archivistique dans les milieux de travail et, d’autre part, cristallise une hiérarchisation des rôles dans ce même champ. Elle crée aussi un comité des affaires professionnelles et un comité de formation et de perfectionnement qui ont respectivement pour mandat « de conseiller les autorités de l’AAQ en matière de développement et de reconnaissance de la profession » (Baillargeon et Lévesque 2007, 44-45) et de « promouvoir, de coordonner et de contrôler la qualité de la formation et du perfectionnement des membres de l’Association » (Nahuet 2007, 97-98). Ils ont pour buts de faire résonner les enjeux archivistiques dans la sphère publique et d’établir la crédibilité des archivistes par la diffusion d’un code d’éthique, ainsi que d’encadrer l’apprentissage pour assurer sa normalisation, son uniformité et sa diffusion. Malgré le refus de l’État de le réglementer, par ces avancées de l’AAQ, le champ archivistique se structure et se police.

D’un point de vue administratif, la période 1988-1992 est difficile pour l’Association. L’administration, plus précisément la personne engagée pour réaliser les tâches administratives, est

[...] dépassée par sa tâche puisque tout un chacun s’en remet à elle pour l’exécution de leurs opérations quotidiennes ; les retards s’accumulent, les pièces justificatives se perdent à telle enseigne que le vérificateur [se voit] dans l’impossibilité « d’exprimer une opinion sur la fidélité des états financiers et sur leur conformité aux principes comptables généralement reconnus » à la fin de l’exercice 1987-1988.

Héon 1996, 16

Elle est remplacée et, dès mai 1988, la nouvelle secrétaire doit prendre la parole dans La Chronique pour expliquer, sur un ton exaspéré, aux administrateurs et membres qui la sollicitent combien elle est surchargée (Gendron 1988 avril-mai, 4). Il est donc décidé de rationaliser l’administration générale (Couture 1988 octobre, 2) en en confiant la responsabilité à un directeur général. Celui-ci, Gilles Héon, est issu du milieu archivistique et a présidé l’AAQ. Sa présence stabilise l’administration puisqu’elle assure une continuité à travers le roulement rapide des élus, mais elle accentue la dépossession des membres de leurs outils de gestion en les confiant à une personne responsable devant le conseil d’administration plutôt que devant l’assemblée générale, comme le sont les élus. Toutefois, il quitte dès 1992, une fois l’administration remise en ordre, et n’est pas remplacé.

L’AAQ vit un nouveau passage difficile d’un point de vue financier à cause d’une récession économique (Juneau 1991 juin, 1). Cette pression financière a une incidence sur l’offre de services de l’Association qui doit consacrer de plus en plus de temps à maximiser ses revenus tout en réduisant ses dépenses. Pour y parvenir, on cherche à augmenter les revenus de cotisations, mais comme le nombre de membres de l’AAQ diminue de 1988 à 1991, cela encourage la recherche de nouveaux secteurs de recrutement. En phase avec le développement d’un mouvement de jeunes à la recherche d’emplois et de considération, le comité de l’Association chargé du recrutement évalue qu’il serait pertinent de courtiser les étudiants, car, « non seulement […] constituent-ils la relève au sein de la profession, mais ils peuvent éventuellement contribuer à en hausser le niveau professionnel. De plus, étant regroupés, [ils] sont assez faciles à rejoindre » (AAQ 1991). Si l’appel est lancé, il n’est toutefois pas immédiatement accompagné d’effets, puisque le nombre d’étudiants membres diminue de 1989 à 1992. Les revenus provenant des subventions et du congrès, quant à eux, augmentent jusqu’en 1991-1992, permettant à l’AAQ de dépasser le cap du 100 000 $ de revenu annuel. Le contrôle des dépenses, notamment par le recours à l’appel d’offres pour la publication de la revue Archives (Couture 1988, 2), permet de produire un surplus cette même année. 1991-1992 est surtout faste parce que le congrès annuel se révèle être un succès à la fois financier et promotionnel, étant organisé en marge du congrès quadriennal du Conseil international des archives. Pour l’AAQ, c’est l’occasion de se donner une « visibilité maximale » (Couture 1988, 2) et de « mobilis[er] [s]es forces vives et [représenter] la maturité de l’archivistique québécoise […] » (Lajeunesse 2008, 182). Le congrès annuel suivant, déficitaire, plombe à nouveau les finances en 1992-1993.

L’émergence, 1993-1997

À la fin de 1992 et au début de 1993, La Chronique connaît quelques turbulences qui montrent une forme de désengagement de la part des membres, mais aussi de l’administration de l’AAQ. Le responsable du bulletin dit dans la parution de février 1993 : « On dit souvent qu’un périodique d’association professionnelle est le reflet de la vitalité de celle-ci ; vitalité tant intellectuelle que corporative. À en juger par le nombre d’articles qui nous proviennent tant des régions que de nos instances décisionnelles, il semble bien que nous soyons plus près du cercueil que de la coupe Stanley. » (Dessureault 1993 février, 1) Pour ces propos, il est démis de ses fonctions par le conseil d’administration (Beaudoin 1993 mars, 1). Toutefois, à partir de 1993-1994, on peut dire que le temps des crises internes à l’AAQ est terminé. Après l’effort de redressement de la période précédente, l’administration de l’Association se stabilise. La moyenne de la durée de l’implication au conseil d’administration augmente par rapport aux années précédentes, ce qui facilite la continuité des efforts, mais, en même temps, augmente l’influence des individus qui y sont élus et la dépendance de l’Association envers eux, puisque moins de membres ont l’occasion d’acquérir une expérience d’administration. Jusqu’à la fin de la période, les revenus et les dépenses augmentent de façon constante, les premiers surpassant toujours, par une marge confortable, les seconds. Les cotisations augmentent en même temps que le nombre de membres, passant de 532 en 1993 à 663 en 1996. Cette augmentation est surtout due à l’entrée massive des étudiants dans les rangs de l’Association : ils passent de 50 à 147 dans la même période (AAQ s.d.). Les congrès sont rentables et contribuent à hauteur d’environ 15 % aux revenus totaux contre environ 5 % pour les années précédentes. Également, le congrès de 1992 permet d’établir les fondements de la discipline archivistique sur lesquels s’établit un consensus au sein de l’AAQ (Couture 2000, 47). L’Association, dont la cohésion est rétablie, peut dorénavant concentrer ses efforts sur deux problèmes interreliés : la reconnaissance de la profession et l’évolution des conditions de travail des archivistes.

Réunir les conditions de la reconnaissance de cette « profession en émergence (Héon 1994, 333) » fait donc partie des priorités de l’AAQ à partir de 1993. Les membres adoptent, lors de l’assemblée générale de 1993 et sur la recommandation du comité des affaires professionnelles, une politique intitulée La reconnaissance professionnelle des membres de l’Association des archivistes du Québec : une question de crédibilité qui confirme la catégorisation des archivistes, et propose la révision du code d’éthique et la mise en place de « mécanismes d’identification, de mise à jour et d’évaluation des membres. Puisque sur le marché de l’emploi la discipline archivistique est méconnue, l’AAQ doit mettre de l’avant l’adéquation entre certaines responsabilités et la formation suivie par les personnes qui en ont la charge » (AAQ 1993 novembre, 21). Pour cette raison, elle complète sa catégorisation des archivistes en spécifiant quel cursus académique doit être suivi pour occuper certaines fonctions (AAQ 1993 novembre, 24). Pour faciliter l’identification des archivistes à l’une ou l’autre des catégories, l’Association met en place une procédure de certification. Celle-ci doit permettre à chaque membre de démontrer son niveau de connaissances et le type de tâches qu’il peut prendre en charge. Par l’attribution de certificats, « [l’AAQ] reconnaît […] officiellement une expertise basée sur la formation ou l’expérience, en s’inspirant des méthodes adoptées par les corporations professionnelles » (Lévesque et Gagnon-Arguin 2017, 5) et, de ce fait, « s’attribu[e], d’une part, le pouvoir de juger la valeur de la formation dispensée par les universités et les cégeps et, d’autre part, la capacité de déterminer celle de l’expérience acquise » (Garon 2007, 15). Également, l’Association complète et consolide le code d’éthique qu’elle renomme code de déontologie, terminologie empruntée au Code des professions (Leblond 1994 mars, 3), afin de compléter l’encadrement des pratiques archivistiques. Le code de déontologie « stipule que les membres doivent tenir à jour leurs connaissances afin de conserver leur compétence » (Nahuet 2007, 98). En faisant respecter cette norme, l’Association s’assure de faire valoir son programme de perfectionnement. Elle gagne doublement à faire reconnaître et adopter son code de déontologie.

Ces démarches, faute de moyens pour les imposer, demandent un travail constant pour les faire accepter dans les divers milieux où la discipline archivistique se déploie (Leblond La Chronique mars 1994, 3). Heureusement, l’AAQ peut compter sur la proactivité de plusieurs de ses membres et, consciente de cette problématique, ajoute aux objectifs de son programme de formation et de perfectionnement « le développement des habiletés professionnelles des membres de l’AAQ » (Nahuet 2007, 99). Cette mesure vise à donner à tous les archivistes les moyens de faire valoir leur expertise dans leur milieu de travail et permet de décentraliser et de personnaliser la promotion de la reconnaissance de la profession pour la rendre plus efficace. Comme elle n’a pas les moyens de faire respecter ses règlements, l’Association les impose par la pression sociale induite par ses membres qui veulent faire reconnaître leurs compétences et leur rigueur professionnelle en adoptant à la fois la certification et le code de déontologie et en les important dans leur milieu de travail. Ainsi, les mesures d’encadrement de la profession archivistique mises en place par l’Association lui permettent de s’imposer comme une institution de contrôle. Ces outils sont particulièrement importants dans le contexte des années 1990 où une dynamique de précarisation du travail se met en place. Comme le mentionne le comité des affaires professionnelles dans un article de La Chronique d’avril 1994 :

[...] faire appel à un gestionnaire qui s’identifie au Code d’éthique est garant pour l’employeur de la qualité et du résultat des services. À une époque où le recours à des contrats est devenu chose courante dans les milieux de travail, la publicité qu’un membre de l’AAQ peut faire […] pourra inciter les employeurs à être plus prudents et à recourir aux services de l’Association pour s’assurer de la qualité professionnelle de la personne qu’ils veulent engager.

AAQ 1994 avril, 4

Pour l’employeur contractuel, il est utile d’avoir accès à des moyens simples pour déterminer quelles personnes possèdent les qualités nécessaires pour effectuer les tâches demandées. Pour le chercheur d’emploi, il est impératif de posséder un avantage comparatif par rapport à ses compétiteurs et cela peut être la reconnaissance, par une institution reconnue, de sa formation et de son expérience de la pratique archivistique.

En ce sens, les outils développés par l’AAQ en fonction de sa stratégie de reconnaissance professionnelle s’insèrent dans la dynamique de transformation de l’organisation du travail en permettant aux archivistes de s’adapter à la nouvelle réalité du marché. Toutefois, le succès mitigé de la stratégie d’un point de vue de la reconnaissance professionnelle ne ralentit pas la précarisation des conditions en archivistique. Il est en effet constaté que ce « secteur d’activités [est] toujours au nombre des premiers affectés par les contraintes budgétaires » (AAQ 1993 novembre, 21). Cela est entre autres vrai au gouvernement du Québec, où le programme de mises à la retraite massives provoque la diminution des postes (Gagnon-Arguin & Chouinard 2007, 179). Pour l’Association, il s’agit d’un enjeu majeur, puisqu’environ 55 % de ses membres proviennent de la fonction publique (Gougeon & Lebeau 1992 décembre, 4 ; AAQ 1994, 1). L’emploi précaire et les autres conditions de travail deviennent, par nécessité, des préoccupations de l’AAQ. Elle documente le phénomène afin de s’y adapter et offre des formations à ce sujet (Sauvageau 1993 décembre, 9).

Selon les résultats d’un sondage des membres de la région de Montréal en 1994, seuls 68 % des répondants occupent un emploi à temps plein en archivistique alors que 7 % sont à temps partiel, 15 % sont chômeurs, 12 % contractuels et 10 % bénévoles. Également, 42 % des répondants ont moins de cinq ans d’expérience (AAQ 1994), ce qui indique une augmentation rapide du nombre d’archivistes sur le marché du travail. Ils doivent compétitionner davantage pour obtenir un emploi et souvent accepter de moins bonnes conditions que leurs prédécesseurs. Évidemment, ces données ne reflètent pas la situation québécoise en son ensemble, parce qu’il existe des diversités régionales du marché de l’emploi, mais elles illustrent tout de même la réalité de la moitié des membres de l’AAQ[7]. Un autre sondage, réalisé en 1997 à l’échelle de l’Association, propose d’autres données intéressantes : environ 6 % des répondants se déclarent gestionnaires, contre 66 % archivistes ou gestionnaires de documents, 5 % techniciens en documentation, 2 % consultants et autant de retraités, 3 % étudiants et 6 % chômeurs (AAQ 1997, 4). Les personnes les plus à risque de subir les contrecoups de la précarisation sont celles dont les conditions sont les moins bonnes. Les techniciens n’ont pas l’expertise pour devenir consultants, les étudiants n’ont pas la notoriété ni le réseau de contacts, et les chômeurs n’ont pas les moyens d’investir dans une entreprise. Ensemble, ils forment environ 14 % du membrariat de l’AAQ. Pourtant, leurs intérêts sont peu, ou pas, représentés dans les instances ou dans les formations concernant la transition vers cette nouvelle catégorie d’emploi. La précarisation est acceptée comme une fatalité, à tel point qu’on organise une conférence présentant « de solides conseils à tous ceux et celles qui doivent vivre l’expérience peu sécurisante du travail à contrat » (AAQ 1993 décembre, 10). Il faut dire que les gestionnaires, qui sont très présents dans les instances de l’Association malgré leur faible nombre, sont souvent ceux qui doivent opérer la transition vers les emplois précaires. Dans ce contexte, l’AAQ se retrouve « entre l’arbre et l’écorce », ne pouvant se faire revendicatrice de meilleures conditions ni promouvoir la précarisation du monde du travail. En fait, elle ne peut qu’encourager ses membres à s’y adapter dans les meilleures conditions possibles, tout en en profitant pour se faire valoir en tant qu’institution. En même temps, l’étude des conditions de travail chez les archivistes, notamment des salaires, permet à l’AAQ de se rendre compte de l’iniquité de son système de cotisation : « [...] c’est à ceux et celles qui jouissent des plus grands avantages d’emploi qu’on demande le moins. » (Lambert 1995 novembre, 3) Afin de le rendre plus équitable, il est décidé, en 1996, de moduler le coût d’adhésion en fonction des revenus annuels des membres. L’Association augmente, du coup, ses revenus de cotisations malgré une diminution du nombre de membres de 1996 à 1997 passant de 663 à 537 (AAQ 1998a, 5).

La période allant de 1988 à 1997 montre qu’à travers l’AAQ, on peut atteindre le champ archivistique dans son ensemble. On voit comment la création et la consolidation d’institutions peuvent donner les moyens à des acteurs d’imposer leur hégémonie sur la discipline. De plus, on voit qu’une fois l’unité établie, de nouvelles conjonctures se développent et provoquent de nouvelles tensions. Dans un contexte de difficultés économiques affectant surtout le secteur culturel, dont l’archivistique fait partie, ainsi que de métamorphose du monde du travail, de nouvelles frictions se produisent autour des conditions d’emploi qui se détériorent pour une partie des travailleurs. L’AAQ n’est pas en mesure d’agir sur cette question, puisqu’elle rassemble des acteurs des deux camps en confrontation, mais elle peut adapter son positionnement de façon à gagner en autorité et en reconnaissance dans le champ archivistique, et c’est ce qu’elle fait en mettant au point les projets de certification et de code de déontologie.

La pérennisation, 1998-2007

La reconnaissance, 1998-2002

Les efforts de l’Association pour faire reconnaître la profession commencent à porter fruit au cours des années 1998-2002. Ainsi, la mise en application de la certification permet à une centaine d’archivistes de revendiquer les qualifications nécessaires pour occuper des postes professionnels et techniques dès 1998 (AAQ 1998a, 7). En 1999, ils sont 234 (Garon 2007, 15) et 418[8] en 2002 (AAQ 2002, 27). La popularité de la certification laisse croire que son utilité, supposée en 1994[9], est avérée en pratique. Elle est d’autant plus utile pour les archivistes n’ayant pas suivi de cursus académique, puisqu’elle leur permet de faire valoir leur expérience. Le comité responsable de l’étude des demandes constate que le nombre de ces archivistes sans diplôme est en diminution (AAQ 2003a, 21), ce qui démontre que le champ archivistique repose de plus en plus sur des institutions, soit les programmes d’archivistique collégiaux et universitaires, qui émanent de ses propres dynamiques structurantes.

La reconnaissance de l’expertise des deux tiers des membres de l’Association par la certification entre 1998 et 2002 permet de croire que les pratiques sont uniformisées au sein de la profession. Étant réputés tous égaux eu égard à la certification, les archivistes considèrent mériter un salaire équivalent pour un travail semblable. Pour cette raison, l’Association produit en 1998 une étude sur la rémunération en fonction du milieu de travail, la catégorie (professionnelle ou technique) et l’expérience. Elle en profite pour lancer une campagne visant à normaliser les conditions de travail en faisant connaître les taux salariaux moyens qu’elle a identifiés (AAQ 1998b). Cette démarche permet aux archivistes de sortir de l’isolement de leur milieu de travail, où ils évoluent souvent en nombre restreint, de comparer leurs conditions selon des données objectives et d’en revendiquer de meilleures. Les archivistes, grâce à la grille salariale produite par l’Association, font reconnaître collectivement leur expertise, puisque la reconnaissance des uns dans une entreprise peut servir d’exemple à d’autres, et tend à faire augmenter les salaires. Cette dynamique est mise en évidence lorsqu’on étudie l’évolution du membrariat, selon les catégories tarifaires liées aux revenus annuels, au cours de la période. Selon une compilation réalisée en 2006, le nombre de membres se stabilise autour de 575 entre 1998 et 2002. Les membres dont les revenus sont les plus faibles (tranches de moins de 24 999 $ et de 25 000 $ à 39 999 $) diminuent alors que les membres aux revenus plus élevés (40 000 $ à 54 999 $, 55 000 $ à 69 999 $ et 70 000 $ et plus) augmentent (AAQ s.d.). Si on considère que la majorité des membres à chacune de ces années est la même qui renouvelle son adhésion, cela signifie qu’une part importante de ces membres obtient une augmentation salariale qui lui permet de changer de catégorie de tarification. Cela peut aussi suggérer que les membres à moins grands revenus renouvellent leur cotisation moins souvent que les autres. Plusieurs facteurs pourraient expliquer ce phénomène tels que la variation de la marge de revenus qui peut être utilisée pour renouveler une adhésion associative, ou l’intérêt supérieur des archivistes à haut revenu pour l’AAQ. Ce dernier élément peut être induit par le fait que de meilleures conditions d’emploi laissent du temps libre pour pratiquer du bénévolat, alors que la faible précarité réduit l’esprit de compétition entre les membres, ce qui facilite la formation d’un esprit communautaire. Ayant plus à offrir dans un partage de connaissances et d’influence, ils sont aussi plus souvent sollicités et intégrés aux réseaux sociaux qui se constituent au sein de l’AAQ.

En parallèle, l’administration associative s’adapte à la précarisation du marché de l’emploi. En 1998, les membres décident de créer un poste permanent pour la directrice générale (AAQ 1998a, 5). Ce changement transforme la fonction. Elle n’a plus un rôle temporaire de redressement comme pour son prédécesseur, mais de remplacement. Dans La Chronique de mars 1996, le président James Lambert énonce les besoins que la direction générale vient combler en 1998 :

Une personne à la direction générale pourrait sauver la tradition de participation active des membres dans les affaires de l’Association. Plus de membres seraient en mesure d’occuper des postes de responsables ou de membres de comités s’ils n’avaient à assumer que des rôles d’orientation, de planification et de prises de décision laissant à la personne titulaire du poste tout le travail de cuisine, telles la recherche d’information, la compilation des données, la rédaction de textes, la préparation des budgets, la réservation de lieux de rencontre. Et puisque cette personne travaillerait avec tous les comités, elle pourrait assurer la coordination des efforts qui manque aujourd’hui. La crédibilité de l’Association ne s’en trouverait que rehaussée.

Lambert 1996 mars, 3

Cette décision est tout à fait en phase avec l’état du marché de l’emploi. Bien qu’elle puisse permettre de continuer à s’impliquer dans l’Association malgré la diminution du temps qu’ils peuvent y consacrer, cette embauche prive les administrateurs du contrôle des renseignements, ce qui les rend dépendants de la direction générale qui obtient une part du pouvoir effectif. Également, la permanence du poste signifie l’ajout d’un poids considérable sur les finances de l’AAQ. En effet, les dépenses associées à la direction générale et au secrétariat augmentent radicalement à compter de 1998. L’opération semble rentable puisque, dans l’ensemble, la croissance des revenus dépasse celle des dépenses, ce qui permet à l’Association de dégager de grands surplus en moyenne au cours d’une période, soit environ 14 000 $ par année entre 1998 et 2002. Les montants obtenus en subventions et en publicités sont surtout dus au fait qu’une personne salariée soit dédiée à leur recherche. Ces revenus supplémentaires sont d’autant bienvenus qu’il est décidé en 1998 d’augmenter le nombre d’heures de travail de la secrétaire administrative afin qu’elle puisse prendre en charge la gestion des inscriptions et des finances du congrès annuel qui relevait auparavant du comité d’organisation (AAQ 1998a, 5).

Ce transfert de responsabilités des élus vers les salariés se produit notamment en prévision des effets de la nouvelle configuration du marché de l’emploi qui doit laisser moins de temps aux archivistes pour s’impliquer. Toutefois, ces effets sont sous-estimés puisque, malgré les changements structurels apportés à l’organisation pour les accommoder, les membres s’impliquent moins dans les instances, ainsi que dans les activités de l’AAQ. Par exemple, pour la première fois, en assemblée générale de 1999, un poste du conseil d’administration reste vacant : le poste de premier vice-président ne trouve pas preneur. La situation se répète en 2001. Également pour la première fois, la revue Archives prend du retard dans ses parutions (AAQ 1998a, 9). Or, comme le souligne Louise Gagnon-Arguin dans un article consacré aux revues professionnelles en sciences de l’information au Québec, une revue associative « constitue la preuve de la vitalité et de l’engagement des spécialistes québécois à diffuser leur savoir et leur savoir-faire » et la vitalité de celle-ci « se manifeste surtout par la continuité de la parution » (Gagnon-Arguin 2008, 191-192). Donc, il semble qu’il se produise, à partir de 1998, un désengagement des membres même si celui-ci n’a pas d’effet sur les revenus du congrès et des formations. Cela souligne, comme le remarquait le président James Lambert à propos de la cotisation en 1995, que leur participation à l’AAQ est vue comme « un investissement dans leur perfectionnement professionnel et dans l’avancement de la profession » (Lambert 1995 novembre, 3). Ainsi, l’implication est faible lorsqu’il n’y a pas de gain personnel et, au moment où les archivistes obtiennent une reconnaissance professionnelle dans leur milieu de travail, les bénéfices liés à l’implication au sein de l’AAQ se limitent pour plusieurs à la formation, au perfectionnement et au réseautage.

La redistribution, 2003-2007

La période 2003-2007 s’ouvre sur une première année financière déficitaire en neuf ans. Elle est due à la perte de subventions et à la diminution des revenus de formations. Alors que 300 personnes s’inscrivent aux activités de formation en 2002, elles ne sont que 120 en 2003 parce que l’AAQ n’organise qu’une activité régionale (Nahuet 2007, 108). La diminution des revenus est davantage attribuable à des problèmes d’organisation qu’à une perte d’intérêt des membres : il s’agit d’une manifestation de la pénurie d’implications et de la réduction du temps à allouer aux activités associatives. Dans son rapport annuel de 2002-2003, la secrétaire, France St-Hilaire, note que le comité exécutif s’est réuni trois fois et le conseil d’administration cinq fois (AAQ 2003a, 15). Plus tôt, en 1997-1998, la secrétaire du moment, Hélène Laverdure, compte respectivement neuf et six réunions (AAQ 1998a, 16), ce qui est à peu près équivalent à la pratique instaurée sous la présidence de Carol Couture en… 1979-1980. Ainsi, les administrateurs, au début des années 2000, allongent l’intervalle traditionnel des rencontres, ce qui leur laisse moins d’occasions pour coordonner leurs efforts et peaufiner collectivement leurs projets. Le désengagement est tel que, en 2003, on perçoit le besoin de diminuer le fardeau que représente la fonction de président pour susciter des implications. Depuis la création de l’AAQ, la présidence représente la continuité de l’action associative. Pour occuper la fonction, il faut être élu à la vice-présidence pour se présenter l’année suivante à la présidence. Après un an d’exercice, on passe à la présidence sortante. Cela implique de consacrer trois ans aux plus hautes fonctions de l’Association[10]. Pour assurer qu’il y ait toujours des candidatures à la présidence malgré le contexte défavorable, il est décidé, lors de l’assemblée générale de 2004, d’abolir le poste de seconde vice-présidence afin de réduire d’une année le temps d’implication obligatoire associé à la présidence. Pourtant, dès 2006, à cause de la démission de la personne occupant la vice-présidence, l’assemblée générale décide, en contravention des statuts, de réélire la présidente sortante faute d’autres candidatures (AAQ 2007a, 3).

Le nouveau poste exécutif de direction aux affaires associatives, créé en 2004 pour remplacer la seconde vice-présidence abolie, a notamment pour fonctions d’établir les orientations de l’Association, d’évaluer la direction générale, de mettre à jour les procédures et politiques et de susciter des candidatures pour les élections (AAQ 2003b, 4-5). Le titulaire du poste est responsable du bon fonctionnement de l’administration de l’AAQ et, plus globalement, de la surveillance des affaires relevant du caractère institutionnel de l’Association. Ses devoirs sont capitaux et cela montre de nouveau la volonté de décharger la présidence, mais aussi d’établir un contre-pouvoir contre la présidence, mais aussi contre la direction générale qui contrôle toute la gestion de l’information et la logistique derrière chaque activité. Contrairement aux présidents, les directeurs aux affaires associatives sont élus pour deux ans et sont rééligibles à la fin de leur mandat : il existe donc peu de contraintes à l’extension de leur influence. La création de ce poste, si elle participe à l’installation de moyens de contrôle de l’administration, provoque surtout la redistribution du pouvoir en créant un triumvirat, mais ne le décentralise pas. Également, et probablement pour des raisons de manque de candidatures aux postes administratifs, les exécutants tendent de plus en plus à s’impliquer pour un second mandat. De 2003 à 2007, une trésorière, deux secrétaires, un directeur aux affaires associatives et une présidente voient leur mandat reconduit. Cette dynamique tend à favoriser la concentration de pouvoir, mais permet également de pérenniser l’administration de l’Association en partageant le fardeau de la mémoire institutionnelle entre plusieurs individus.

En 2005, l’AAQ donne suite aux préoccupations nées dans les années 1990 quant aux conditions de travail des archivistes. Elle organise une nouvelle enquête sur la rémunération, mais aussi sur les avantages sociaux. Elle couple cette initiative à une étude sur « la présence des femmes dans les services d’archives du Québec, la qualité de leurs emplois et la reconnaissance professionnelle dont elles bénéficient » (AAQ 2005, 3). Selon les données recueillies, « les femmes sont presque deux fois plus nombreuses que les hommes dans tous les services d’archives au Québec » (AAQ 2005, 9), ce qui correspond à la distribution moyenne des postes électifs au sein de l’Association. L’étude de la répartition des sexes par catégorie d’emploi montre que les femmes sont proportionnellement plus souvent employées comme secrétaires et techniciennes et la situation s’inverse pour les postes de professionnels. Il est à noter que la répartition des postes d’administrateurs respecte les proportions, mais, eu égard aux salaires, les administratrices sont beaucoup plus nombreuses à gagner de bas salaires (AAQ 2005, 31). Elles sont aussi surreprésentées dans les emplois au statut précaire. Elles occupent plus souvent que les hommes des postes permanents à temps partiel, temporaires à temps plein et temporaires à temps partiel, et elles sont moins souvent employées permanentes à temps plein (AAQ 2005, 12). Selon l’enquête, même si « la profession est majoritairement féminine » (AAQ 2005, 18), les femmes obtiennent, en l’exerçant en 2005, des conditions bien inférieures à celles des hommes. Il est intéressant de constater que, bien que les résultats ne traitent que de personnes employées dans des services d’archives, la répartition des sexes par milieu de travail est déterminée par des stéréotypes de genres : dans les institutions d’archives publiques ainsi que les ministères et organismes, les femmes sont sous-représentées alors qu’elles sont surreprésentées dans les institutions d’enseignement, surtout dans les commissions scolaires et les écoles privées, mais aussi dans les universités et institutions spécialisées d’enseignement, dans le milieu de la santé et dans les municipalités et organismes du secteur municipal (AAQ 2005, 23). La représentation des sexes dans les instances de l’AAQ respecte les proportions identifiées au sein de la profession, ce qui montre qu’il n’y existe pas de discrimination sexuelle patente eu égard à ses structures et à son fonctionnement. La stratégie de l’Association dans ce contexte se résume à celle relative aux conditions de travail : elle documente les dynamiques sociales qui touchent la profession afin de s’y adapter, mais refuse de se commettre sur ces questions.

L’Association canalise plutôt ses efforts sur l’élargissement du champ archivistique en travaillant à la promotion et à la reconnaissance professionnelle des archivistes. C’est pourquoi elle s’implique, dès 2005, dans le projet de Déclaration québécoise sur les archives. L’objectif est « de doter le Québec d’un texte fondateur qui di[t] haut et fort la place et le rôle des archives dans [la] société » (Baillargeon et Lévesque 2007, 47). Le moyen choisi est d’appeler l’ensemble des membres de la société à s’engager à valoriser la gestion des archives ainsi que leur conservation et leur diffusion. La démarche, symbolique, permet, par sa simplicité, à tous les acteurs du champ de joindre leurs efforts de promotion pour faire connaître les archives. Le succès populaire et médiatique de l’opération permet aussi « [d’]illustre[r] l’importance de la profession d’archiviste dans la conservation du patrimoine et de la gestion de l’information organique et consignée du milieu » (Lajeunesse 2008, 182). L’engagement d’un aussi grand nombre de personnes envers la sauvegarde du patrimoine documentaire québécois symbolise la réussite de la stratégie de l’AAQ de reconnaissance de facto de la discipline, mais aussi de la profession d’archiviste.

Ce contexte social favorable au milieu archivistique et l’appareil de contrôle interne de l’administration associative montrent que l’AAQ a, au cours de la période 1998-2007, pour objectif de pérenniser son existence. Malgré ces succès évidents, la structure organisationnelle de l’AAQ et sa position dans le champ disciplinaire limitent sa capacité d’action. Même si, pour la majorité des membres, l’expérience du marché du travail se mêle à la discrimination en fonction du sexe, l’Association n’est pas en mesure d’intervenir. Cette problématique, ainsi que la concentration du pouvoir exécutif au sein du triumvirat, menace de provoquer un déficit de représentativité qui retirerait à l’Association sa légitimité. De plus, durant pratiquement toute la période, l’AAQ réussit à dégager des surplus budgétaires en établissant un record en 2004-2005, avec un bénéfice de 37 265 $. Pourtant, en 2006-2007 et 2007-2008, elle éponge de lourds déficits. Ceux-ci sont essentiellement dus à l’augmentation rapide des salaires versés pour l’administration. Dans ce contexte, l’AAQ se dote « d’une politique-cadre en matière de gestion financière […] qui a plusieurs objectifs dont ceux d’assurer un avenir profitable à l’Association, de mettre au service des membres […] des ressources financières par le biais de produits et de services et de gérer adéquatement une éventuelle situation de crise » (AAQ 2007b, 29). Elle renouvelle ainsi son orientation de pourvoyeuse de produits et services destinés aux archivistes, et, ce faisant, sa quête de rentabilité qui l’éloigne des intérêts disciplinaires de ses membres.

Le renouvellement, 2008-aujourd’hui

La relève, 2008-2012

L’intervalle 2008-2012 débute par deux années déficitaires. Pourtant, des mesures sont prises pour réduire de façon importante les dépenses : elles passent de 196 000 $ en 2007-2008 à 164 000 $ en 2008-2009, mais l’absence de rentabilité du congrès annuel empêche d’atteindre l’équilibre budgétaire. Dès 2009-2010, on s’assure de la profitabilité financière du congrès. Cette source de revenus en vient à dépasser en importance celle des subventions. Depuis la première obtenue en 1971-1972, les subventions représentent une source de financement essentielle, mais aussi relativement stable. Elles sont particulièrement utiles à l’Association dans le contexte du ralentissement économique des années 1980 et 1990, puis leur contribution au budget global diminue. La tendance devient plus forte à compter de la période 2008-2012 où le désengagement progressif de l’État se fait particulièrement sentir. L’AAQ doit dorénavant compter sur ses propres moyens pour maintenir ses activités. Les surplus que dégagent les congrès sont inconstants et dépendent de facteurs qui ne peuvent être suffisamment stabilisés pour s’y fier afin d’atteindre l’équilibre budgétaire. Par exemple, les coûts associés à l’événement ne sont pas les mêmes en région qu’en ville, et la localisation impacte aussi les revenus associés aux inscriptions et aux publicités. De plus, même s’ils sont importants, les revenus du congrès ne représentent, au mieux, que la moitié de ceux des cotisations et ceux-ci stagnent à partir de 2008. Puisque les effets de cette stagnation peuvent être critiques si les autres sources de revenus s’amenuisent, il est nécessaire de consolider et d’augmenter le membrariat.

Les premières générations de membres de l’Association, qui sont toujours convaincues de la pertinence de l’action collective pour la reconnaissance de la profession, quittent progressivement le milieu vu leur avancement en âge. Il devient évident qu’il faut s’adresser aux nouvelles cohortes, qui suivent les programmes collégiaux et universitaires, afin de « s’assurer de conserver un dynamisme du côté de la relève » (Dugas 2017, 140). Pour pouvoir leur offrir des conditions de participation qui répondent à leurs besoins, l’AAQ sonde ses membres étudiants et les résultats démontrent qu’ils souhaitent obtenir une représentation au conseil d’administration pour faire valoir leurs intérêts. Un sondé commente la situation qui prévaut dans la structure en 2011 : « [...] les étudiants sont sous-représentés au sein de l’AAQ. Aucune activité n’est spécifique à nous. C’est difficile de s’intégrer à une association aussi crédible soit-elle lorsque je n’y trouve pas de place. […] Faites-nous plus de place, on [est] des jeunes dynamiques. On a des idées intéressantes. Écoutez-nous. » (AAQ 2011a, 2) En réaction, l’Association offre aux étudiants un siège au conseil en 2012 (Dugas 2017, 140). Le contexte est particulièrement favorable à la relève : c’est le printemps érable. Alors que, dans les années 1990, ils réclament une place sur le marché de l’emploi, dans les années 2010, les jeunes demandent une part du pouvoir. Des centaines de milliers d’étudiants se mobilisent et prennent la parole pour revendiquer des changements sociaux. Ils expriment et font valoir leur droit de participer à l’orientation et à la marche de la société québécoise. Ils en demandent en quelque sorte autant pour intégrer l’Association.

En 2011, l’AAQ produit un nouveau sondage pour donner suite à ceux de 1998 et de 2005 sur l’état de la rémunération dans la profession. L’approche par les genres utilisée en 2005 n’est pas reconduite. L’analyse des données recueillies permet de constater que l’effort de l’AAQ de différencier les catégories d’emplois (technicien et professionnel) en fonction de la formation académique ne se concrétise pas sur le marché du travail. Selon les résultats obtenus, 16 répondants occupent un poste de technicien, alors qu’ils sont seulement 5 à avoir suivi une formation collégiale en technique de la documentation. 11 techniciens sont surqualifiés aux yeux de l’Association. Le sondage permet également de remarquer que le niveau de scolarité obtenu a un impact sur le salaire, mais seulement pour les générations d’archivistes qui cumulent moins de 20 ans d’expérience (AAQ 2011b, 2). Pour ces travailleurs, le salaire d’entrée a été déterminé au moins en partie par leur niveau de scolarité. Cette différenciation de la valeur des formations coïncide avec les premiers efforts de l’AAQ pour distinguer les techniciens des professionnels. Ceux qui ont 20 ans d’expérience ou plus sont entrés sur le marché du travail avant que l’obtention du grade, autant collégial qu’universitaire, devienne une condition nécessaire à l’exercice de la profession et ce sont d’autres critères qui ont déterminé leur salaire. Si on compare les données obtenues lors du sondage de 2011 avec celles du sondage de 1997, nous pouvons constater que le niveau global de scolarité chez les répondants a augmenté. Au sein de l’AAQ, le nombre de détenteurs d’un DEC ou d’un certificat est en diminution alors que ceux d’un baccalauréat ou d’une maîtrise sont en augmentation. En 1997, 13 % des sondés ont un diplôme collégial contre 5 % seulement en 2011. Pour les mêmes années, ceux détenant un certificat représentent respectivement 49 % et 39 %, un baccalauréat 17 % et 28 % et une maîtrise 7 % et 11 % (AAQ 1997 ; AAQ 2011b). La volonté de l’Association de promouvoir la formation au sein de la discipline semble fonctionner et, en corollaire, la profession devient de plus en plus exclusive parce que seules les personnes ayant suivi un cursus académique spécialisé semblent pouvoir la pratiquer.

Pendant la période 2008-2012, le problème du manque de volontaires pour participer aux instances de l’AAQ persiste. Dans son rapport de fin de mandat, le président sortant Marc Beaudoin s’exprime ainsi en 2009 : « [...] depuis quelle que année [sic], notre association vit encore un problème de relève à sa direction. […] Les années à venir devront être ponctuées de réflexions et de décisions quant à la meilleure façon de trouver un équilibre entre stabilité et renouvellement des forces. » (AAQ 2009, 8) Peut-être justement à cause du manque de candidatures, il est élu, malgré la traditionnelle rotation annuelle à la présidence, pour un second mandat lors de l’assemblée générale de 2009. Pourtant, l’Association ne manque pas de visibilité pour susciter des implications. La Déclaration québécoise sur les archives remporte un si grand succès qu’elle est portée à l’attention du Conseil international des archives en 2010 puis transformée en Déclaration universelle sur les archives et adoptée par l’UNESCO en 2011. Un article du Devoir, qui rapporte l’affaire, attribue une grande part de ce succès à l’AAQ : « Après le lancement de la déclaration, l’AAQ s’est emparée du dossier pour le faire connaître à l’échelle mondiale. » (Doyon 2011 10 novembre)

La réforme, 2013-aujourd’hui

Si l’on suit le même découpage des périodes, nous devrions trouver une dixième section allant de 2013 à 2017 avant d’atteindre 2018, dans une onzième période. Pourtant, nous allons nous contenter d’intégrer le présent à la dernière période des 50 années que nous avons revues étant donné que la proximité temporelle avec les événements qui s’y déroulent empêche d’avoir une vue d’ensemble et d’évaluer l’importance des événements et des dynamiques. Nous nous efforcerons quand même de dresser, au mieux de nos connaissances et des ressources à notre disposition, un portrait sociologique de l’Association telle qu’elle se présente depuis 2013. Nous devons également souligner que l’évolution de l’AAQ au cours de cette période influence notre capacité à l’analyser.

D’un point de vue organisationnel, la période 2013-2018 montre la persistance des difficultés à trouver une relève pour siéger au conseil d’administration. Le rythme de rotation aux divers postes de l’Association est très lent, les administrateurs acceptant souvent de réaliser un second mandat. La dynamique a un effet bénéfique puisque, entre 2013 et 2018, leur expérience collective pallie les nombreux changements de personnel salarié. On compte normalement sur les employés pour perpétuer la mémoire associative lorsque les élus doivent céder leur place. Étant donné que ce sont les salariés qui effectuent la majeure partie des tâches administratives, lorsqu’ils quittent leur emploi, ils emmènent avec eux une grande partie des connaissances de l’administration. Or, la conjoncture entraîne une réappropriation des diverses procédures administratives par les élus. Ayant toutes les informations en mains pour évaluer lesdites procédures et les différents services offerts, ils en profitent pour les réviser. Les pratiques communicationnelles sont modifiées et rajeunies. Avant la démocratisation de l’accès au Web, les principales occasions de socialisation, de réseautage et d’échange professionnel se présentaient lors de réunions, dont une grande partie était organisée par l’AAQ. Avec Internet cependant, les occasions d’échange et de partage d’informations et de connaissances sont multipliées infiniment. L’Association cherche donc à proposer aux archivistes des lieux d’échange privilégiés afin de ne pas perdre sa position centrale dans le champ archivistique. Aussi, elle décide de cesser la publication de La Chronique en octobre 2015. En remplacement, il est « décidé de miser sur le numérique pour offrir une infolettre mensuelle à tous ceux qui désirent recevoir les nouvelles de l’AAQ directement dans leur boîte courriel » (AAQ 2016, 14). L’Association cherche ainsi à occuper les nouveaux canaux de communications du champ archivistique ouverts par Internet. C’est dans cette optique qu’un programme de mentorat est mis sur pied à compter de l’automne 2015. Il doit « offr[ir] la possibilité d’être accompagné pour faciliter l’intégration sur le marché du travail et contribuer à la formation et au développement professionnel des jeunes archivistes. [L’] objectif [est de] favoriser le transfert des connaissances entre archivistes et encourager les archivistes à mieux rayonner dans leur milieu » (AAQ 2016, 18). Ainsi, il permet à l’AAQ de s’imposer comme intermédiaire nécessaire à la transmission de connaissances professionnelles dans une ère où les informations circulent librement. Le programme y parvient en plus en offrant un service intéressant pour les membres qu’il cherche à recruter pour préparer la relève au sein de la profession, mais aussi de l’Association : les étudiants. Le développement d’Internet permet aussi de faciliter et d’accélérer l’organisation d’activités, et ce, peu importe où elles doivent avoir lieu. Pour cette raison et à cause du problème récurrent de manque de bénévoles dans les régions, la responsabilité d’organiser des formations se transfère progressivement des régions à la direction générale, ce qui, essentiellement, ne laisse entre les mains des régions que la responsabilité des activités sociales. Cela provoque une nouvelle dynamique de concentration du pouvoir effectif. Plus globalement, l’accélération des communications facilite tellement l’organisation logistique qu’elle peut expliquer le rétrécissement de l’organisation. La capacité d’organisation de chaque individu est démultipliée par la technologie, ce qui réduit le besoin de main-d’oeuvre bénévole. Dans ces conditions, il faut prendre en considération le danger de ne plus impliquer la grande majorité des membres de l’Association dans l’organisation des activités réalisées en leur nom et dans leur intérêt. Heureusement, l’AAQ trouve encore le tour, en multipliant les occasions de réflexion et d’échanges, d’impliquer plus d’une centaine de membres chaque année (AAQ 2017).

En guise de conclusion de la période 2013-2018, il importe de mettre en lumière la confiance que l’AAQ a appris à placer, en 50 ans, dans la capacité de la société, du gouvernement et des institutions étatiques québécoises à s’appuyer sur la profession archivistique pour la gestion, la conservation et la diffusion du patrimoine. Alors que, en 1971, elle demandait spécifiquement au gouvernement de nommer un archiviste compétent comme conservateur des Archives nationales du Québec (Baillargeon & Lévesque 2007, 47-48), en 2018, en réaction à la nomination de Jean-Louis Roy en tant que président-directeur général de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, elle souligne la sensibilité « à la diffusion de l’information, à sa préservation, de même qu’aux besoins des utilisateurs de l’information dans des domaines cruciaux comme l’accès à l’information » (Saulnier 2018), bien qu’il n’ait aucune formation en archivistique. Sans doute, l’AAQ est maintenant consciente, et sûre que ses démarches ont eu un impact positif sur la reconnaissance de la discipline archivistique.

Conclusion

Si la démonstration est trop longue pour être résumée ici, rappelons simplement que l’AAQ oeuvre à promouvoir et à valoriser l’archivistique, les archivistes et les archives. Elle a emprunté, et suit toujours, la voie de la conciliation plutôt que celle de la contestation. Le respect qu’elle témoigne envers l’ordre établi marque son action et son organisation depuis 50 ans ; c’est qu’elle évolue dans un espace social, le champ archivistique, qui la dépasse. L’évolution de l’AAQ est interreliée avec celle des acteurs dudit champ, y compris celui des archivistes en tant que groupe social duquel elle s’est détachée au fur et à mesure qu’elle s’est institutionnalisée. Pourtant, l’Association, par sa position prépondérante, fondée sur sa propre renommée, mais aussi sur celle de ses membres, et par les outils qu’elle s’est donnés pour agir, joue un rôle structurant dans l’évolution de la discipline archivistique. Elle peut donc en influencer la transformation, même s’il faut rappeler qu’au cours de son histoire, l’AAQ s’est centralisée et hiérarchisée, laissant principalement le pouvoir aux mains d’une minorité d’archivistes qui, à cause de plusieurs dynamiques sociales, se trouvent être les plus privilégiés autant pour la reconnaissance de leur expertise professionnelle que pour leurs conditions de travail. Aussi est-il important d’insister : ce sont les intérêts de tous les archivistes qui, depuis 50 ans, sont représentés par l’Association puisque c’est de leur regroupement qu’elle tire sa légitimité (Gagnon-Arguin 1992a, 19). Retenons aussi du présent travail qu’il s’agit d’une première esquisse d’une histoire sociale de l’AAQ. Elle doit être complétée et approfondie, nuancée et critiquée. Elle soulève plus de questionnements qu’elle en résout sur les relations de pouvoir au sein des différentes instances. Par manque d’informations facilement accessibles, il n’a pas été possible de déterminer des critères objectifs de hiérarchisation sociale et il a été impossible, faute de temps et d’espace, d’étudier le degré d’initiative, d’autonomie et d’autorité, donc de pouvoir effectif, dont bénéficient les bénévoles, notamment au sein des divers comités permanents[11]. Finalement, quoiqu’il ait été dit sur les luttes, violences et hégémonies dans le champ archivistique, il faut garder en tête que tous les acteurs dont nous avons parlé, et les autres aussi, ont été animés, au cours des cinquante dernières années, par la volonté de faire progresser la profession. Ils se sont impliqués pour eux-mêmes, en tant que professionnels, mais aussi pour que la société bénéficie de la conservation et de la diffusion de ses documents. À l’instar de Catherine Dugas, nous saluons « la loyauté de ces bénévoles et leur passion pour leur association » (Dugas 2017, 140).