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Comme le montrent de nombreux travaux dans le champ des sciences sociales, l’une des fonctions importantes associées à l’usage des drogues et de l’alcool renvoie à la régulation de l’expression de la sexualité, et ce, tant dans les sociétés traditionnelles que dans les sociétés modernes. Le présent dossier illustre ces fonctions à partir de plusieurs perspectives théoriques et méthodologiques.

Dans un article de synthèse des recherches menées sur cette question, Joseph J. Lévy et Catherine Garnier font le point sur les recherches portant sur les usages d’aphrodisiaques, de drogues et de médicaments à des fins sexuelles. À partir d’une perspective transculturelle, ils illustrent leurs fonctions rituelles et récréatives visant à moduler les états de conscience, intensifier l’excitation et la réponse érotique ou restaurer les fonctions sexuelles. Cette recension met en relief la multiplicité des produits employés dans les différentes aires culturelles (substances animales et minérales, épices, fruits, plantes psychoactives, boissons) pour atteindre ces objectifs. Le développement des drogues de synthèse, depuis le LSD jusqu’au GHB, a aussi été associé dans la société contemporaine à la quête d’états érotiques, non sans répercussions négatives sur la réponse sexuelle et la prise de risques face aux infections transmissibles sexuellement (ITS) et au VIH/sida. Une autre tendance problématique renvoie aux détournements de médicaments à des fins récréatives et sexuelles, comme le Viagra. Ces recherches suggèrent que l’exercice de la sexualité pour plusieurs ne peut faire l’économie du recours à ces substances.

Dans une perspective ethnographique, Chantal Robillard, à partir d’un terrain en Bolivie, explore les significations symboliques associées à la consommation d’alcool parmi les prostituées de la ville de Tarija. Elle montre ainsi comment la consommation d’alcool participe, dans le milieu prostitutionnel, à la définition de la féminité et de l’expression de la dignité morale parmi les femmes. Elle analyse ainsi l’organisation de la prostitution dans la ville et les fonctions de la consommation d’alcool dans ces milieux, montrant comment cette dernière sert à contrôler les activités des femmes, contribue à leur exploitation économique et retarde le début des activités sexuelles. Cette consommation sert aussi de périmètre défensif chez les prostituées qui mettent l’accent sur l’aide psychologique qu’elles fournissent à leurs clients. L’alcool leur permet de réaffirmer symboliquement leur honorabilité et de se distancer des attributs stigmatisants associés à la prostitution, bien que l’usage de l’alcool entraîne des répercussions sur la santé mentale et physique des femmes. Cette étude met en relief le rôle complexe de l’alcool dans la sociabilité et la définition du prestige social chez des femmes d’Amérique latine.

Karine Bertrand et Louise Nadeau s’inscrivent, elles aussi, dans le thème de recherche touchant la prostitution. Elles explorent à partir d’une perspective qualitative le vécu de femmes prostituées suivies dans un centre de traitement situé au Québec et les liens établis entre la prostitution et la toxicomanie. Elles dégagent, à partir de l’analyse de six récits de vie, trois trajectoires principales. La première montre qu’à la suite de conduites délinquantes précoces (délits et consommation de substances), la prostitution constitue un dernier recours pour financer l’achat de drogues dures (héroïne et cocaïne) liées à une dépendance. La seconde fait référence à un parcours où la prostitution précède la consommation de drogues et d’alcool dont l’usage apparaît comme un moyen d’affronter les risques et de mieux accepter les activités sexuelles. Le troisième cas de figure s’appuie sur l’entrée dans la prostitution comme étant un accident de parcours de courte durée, même si la consommation de drogues précède cette activité. Par ailleurs, l’expérience de la maternité chez cinq femmes intervient pour certaines en liant l’aggravation de la toxicomanie au placement des enfants. Toutefois, ce lien est absent pour l’une d’entre elles, alors que pour une autre répondante, la naissance de l’enfant a contribué, au contraire, à une tentative de s’extirper de la toxicomanie. L’étude illustre par ailleurs les difficultés d’accès aux services d’aide pour les femmes prostituées, difficultés qui peuvent être atténuées par l’intervention de proches ou de professionnels. Des pistes d’action sont proposées pour améliorer les stratégies de soutien à cette population.

À partir d’une analyse qualitative de textes de répondants approchés par courriel, Marie-Hélène Garceau-Brodeur s’est penchée sur la consommation d’ecstasy et ses retombées sur les expériences sexuelles. L’auteure a mis en évidence les fonctions de sociabilité associées à cette drogue ainsi que sa contribution à l’augmentation de la conscience corporelle et de l’acuité des sens, du désir et du plaisir. La prédominance des sensations tactiles s’accompagne de la réduction des inhibitions et contribue à l’exploration de nouvelles pratiques sexuelles et à l’augmentation de la réponse orgastique chez les femmes. Néanmoins, à côté de ces perceptions favorables, plusieurs répondants font état de difficultés sexuelles et de blessures, de douleurs génitales associées à une trop grande activité érotique ou même d’une aversion à son égard. Cette étude exploratoire demanderait à être complétée par des recherches sur la prise de risque face aux ITS et au VIH/sida.

Deux études quantitatives complètent ce tour d’horizon des retombées de l’usage des drogues sur la sexualité. La première, celle de Éric Landry et Frédérique Courtois, est basée sur un échantillon de trente-trois hommes consommateurs de cocaïne, suivis dans un centre de toxicomanie. Elle souligne plusieurs corrélations significatives établies à partir des réponses à des questionnaires touchant les dimensions sexuelles. Ainsi, plus la durée de consommation est longue et la consommation élevée, moins la satisfaction sexuelle est forte. Par ailleurs, les comportements délinquants (prostitution, délits) deviennent plus nombreux lorsque la durée de consommation est longue. Les comportements sexuels abusifs sont, quant à eux, liés à la quantité consommée. Ces résultats suggèrent que la consommation chronique est un facteur important dans la modulation de la sexualité en contribuant à la fois à la réduction de la satisfaction sexuelle et à l’augmentation des conduites sexuelles abusives. Ces données suggèrent que la toxicomanie et les dysfonctions sexuelles devraient être simultanément prises en charge à partir d’un plan de traitement adapté à cette situation complexe.

Dans leur étude, Joanne Otis, Marie-Ève Girard, Michel Alary, Robert R. Remis, René Lavoie, Jean Vincelette, Bruno Turmel et le groupe d’étude Oméga s’intéressent aux hommes de la Cohorte Oméga qui ont des relations sexuelles avec d’autres hommes (HARSAH). Les auteurs montrent que l’évolution de la prévalence de la consommation de drogues entre 1997 et 2003, selon l’âge et l’adoption de comportements sexuels à risque, présente des tendances significatives particulières. Ainsi, la consommation de certaines drogues (cocaïne, ecstasy, drogues hallucinogènes, speed, GHB) a augmenté significativement pendant cette période, alors que celle de la marijuana a légèrement augmenté. L’usage des poppers a légèrement diminué alors que celle de l’héroïne est restée stable. Les répondants qui ont moins de trente ans ont été plus enclins que ceux plus âgés à consommer les drogues, à l’exception des poppers et de l’héroïne dont l’usage ne varie pas avec l’âge. Quant aux HARSAH qui n’ont pas eu de relations anales à risque, ils étaient moins enclins à consommer les drogues que ceux qui prenaient des risques sur le plan sexuel. Seule la consommation de l’héroïne ne variait pas selon la prise de risques. Ces résultats rejoignent ceux obtenus lors d’autres recherches menées sur les conduites à risques chez les HARSAH et montrent l’intérêt des études longitudinales.

Ce bref tour d’horizon sur les drogues et la sexualité met en évidence l’importance de ce champ de recherches dans le contexte des préoccupations liées à la santé sexuelle et l’intérêt à poursuivre des études plus précises dans ce domaine. Celles-ci permettraient de mieux comprendre la place des drogues et d’autres substances dans la construction des identités de genre, dans les pratiques érotiques en fonction des orientations sexuelles et dans les modulations des différentes dimensions de la sexualité (excitation, désir, réponse sexuelle, dysfonctions). De ce point de vue, des études comparatives tant locales qu’internationales seraient à mener. Nous espérons que les contributions présentées dans ce numéro aideront à développer un intérêt pour ce type d’études. Je voudrais ici remercier Marc Perreault qui a été à l’origine du développement de la thématique de ce numéro ainsi que les contributeurs qui n’ont ménagé ni leur temps ni leurs efforts pour aborder un thème difficile, mais néanmoins important.