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Introduction

Le placement des enfants est un risque inhérent à la consommation des mères, du fait notamment de l’incrimination de l’usage en France en toutes circonstances (Simmat-Durand, 2002, 2007). La séparation de la mère toxicomane et de l‘-enfant a été décrite comme quasi systématique jusque dans les années quatre-vingt-dix (Lejeune, 2000). La toxicomanie des parents constitue la quatrième cause de signalement des enfants en danger en France (Observatoire national de l’action sociale décentralisée (ODAS), 2004). Dans de nombreux pays, la tendance est à considérer que la toxicomanie est, en soi, une raison suffisante pour retirer la garde de l’enfant à la famille biologique (Rutman et coll., 2000). Aux États-Unis, un test a révélé une consommation de drogues illicites ou d’alcool chez la mère pour trois cas de placement d’enfants sur quatre (Child Welfare League of America, 2001).

Les pratiques hospitalières se sont modifiées à partir des expériences sur les mères contaminées par le sida (essentiellement usagères par voie intraveineuse au début de l’épidémie) et du recours aux traitements de substitution, largement accessibles en France sur prescription des médecins de ville. Les enquêtes dans les centres de soins font néanmoins état d’une majorité de femmes ayant perdu la garde d’au moins un enfant (Cassen et coll., 2002).

Le signalement et le placement des enfants de mère toxicomane ne sont pas étudiés en France, mais le débat existe, comme aux États-Unis ou au Canada, sur la responsabilité de la femme dans les dommages au foetus. Bien que celui-ci ne soit pas doté d’une personnalité juridique, un « droit foetal » émergent anime les débats éthiques, en particulier pour dégager la responsabilité médicale (Boltanski, 2004).

Dans notre recherche, la question des temps est récurrente, tant dans les propos des professionnels que dans le récit des -femmes, et cette distorsion des temps semble un point sensible de leur incompréhension mutuelle. Le présent article vise à approfondir la question des temporalités dans ces trajectoires de toxicomanie et de maternité, en confrontation avec l’action institutionnelle.

La sociologie du temps s’intéresse plus particulièrement aux temps sociaux en opposant temps sacré/temps profane, puis travail/loisir et emploi/retraite (Sue, 1994). Le temps en lui-même est peu sujet de la sociologie, comme le constate Norbert Elias (1996), mais l’organisation sociale contraint les hommes à réguler leurs rythmes biologiques sur une horloge sociale (ibid, p. 56). Le décalage des temps entre des institutions qui imposent leur rythme de travail et des femmes, pour lesquelles la dépendance a aboli les repères temporels, est retenu ici. Cette notion de temps différent imposé à l’autre est appelée idiorythmie par Roland Barthes (2002), le rythme propre ou particulier de chacun.

La question des temps est fondamentale dans la recherche sur les dépendances, l’entrée comme la sortie de l’usage de drogues étant décrites comme processus, maturation ou liées à un tournant dans l’existence (Taïeb et coll., 2005). La déformation du temps et/ou de l’espace est une conséquence de la consommation de cocaïne ou d’opiacés (Houdayer, 1999).

Méthodologie

Une recherche qualitative, sur un département français pendant l’année 2004, a montré l’évolution des représentations et des pratiques de prise en charge des femmes usagères de stupéfiants dans les maternités (Simmat-Durand, 2005). L’objectif était d’analyser le rôle et les modalités du placement des enfants, en particulier des nouveau-nés, et de décrire les pratiques, par les témoignages des professionnels à un niveau local dans les hôpitaux, les centres de soins spécialisés pour toxicomanes, les services judiciaires, les services sociaux et les associations. Plus de quarante professionnels ont été interrogés sur leur vécu et leurs pratiques lors de la confrontation avec des usagères de stupéfiants. Ils ont été rencontrés, à l’échelon d’un département, par un recrutement en « boule de neige » à partir d’un hôpital, chacun étant sollicité pour nommer ses interlocuteurs lors d’un travail avec une usagère de substances illicites (essentiellement héroïne, cocaïne et crack). Une observation dans un centre de soins pour toxicomanes a permis de rencontrer une vingtaine de femmes séparées de leurs enfants, souvent à plusieurs reprises, dont une douzaine ont été sollicitées pour un récit de vie enregistré. Il a fallu discuter de façon informelle[1], pendant trois ou quatre semaines consécutives, avec des femmes pour leur faire accepter le principe d’un entretien sur un sujet aussi pénible. Les entretiens ont été intégralement retranscrits et analysés de façon thématique. La méthodologie choisie ne vise pas à construire un échantillon représentatif, mais à explorer cette problématique au niveau local par une approche écologique.

Quatre temporalités différentes se superposent dans les récits recueillis, celle de l’institution sanitaire ou sociale, celle de la mère, celle de la justice et celle de l’enfant. Chacune suit son rythme propre, et la superposition des temporalités dans la trajectoire des femmes et des enfants concernés rend la rencontre hypothétique. L’enquête était centrée sur le parcours des mères et la reconstitution de leurs trajectoires et non sur le parcours des enfants, comme pour les enfants de mère alcoolique (Toutain et coll., 2007). De ce fait, les parcours des enfants sont reconstruits au travers des récits de mères ou des dossiers de services.

A. Le temps des institutions sociales ou sanitaires

L’action des services hospitaliers s’inscrit dans le temps de la prise en charge, si bien que ses effets à moyen ou long terme sont inconnus des professionnels. La notion temporelle de référence est l’urgence. L’urgence de faire quelque chose, en réponse au risque ou au danger perçu, fait écho à l’urgence de la vie des femmes impliquées. Cette notion traverse les discours relatifs aux toxicomanes : leur mode de vie, leur anxiété, et les amène à vouloir tout, tout de suite (Nuss, 1998). L’action institutionnelle pourra alors tomber dans un piège tenant à ce mode de vie : « Les toxicomanes participent eux aussi à la construction sociale du risque en urgence. Ils le prennent comme une norme de l’interaction avec les spécialistes. L’urgence n’est donc pas l’exception, mais la règle » (Trépos, 2003).

Gérer l’urgence

Le Code de la famille français prévoit un accueil d’urgence 24 heures sur 24 des bénéficiaires potentiels de l’Aide sociale à l’enfance (Ruault, Callegher, 2000). Sur le terrain, l’impossibilité structurelle de trouver un hébergement approprié pour une femme enceinte ou venant d’accoucher, de surcroît toxicomane, est rapportée par tous les soignants (Simmat-Durand, 2005).

De fait, une véritable course contre la montre s’engage afin de traiter sur le champ les situations (Naves, Cathala, 2000). Un séjour « normal » en maternité est de quatre jours, et le délai nécessaire pour trouver une solution ou pour évaluer la relation mère-enfant est parfois trouvé par l’hospitalisation du nouveau-né. Ces pratiques sont interprétées comme une punition, l’hospitalisation du nouveau-né de mère toxicomane étant plus souvent prescrite[2] (Fedi, 1994). Au Royaume-Uni également, les services peinent à faire sortir des femmes en grande difficulté sociale sans accompagnement à domicile (Johnson et coll., 2003).

Selon les dispositions de la loi, si le danger n’est pas manifeste, le maintien dans la famille doit être recherché par une action éducative en milieu ouvert, mais une demande de placement est faite lorsqu’il y a une urgence, les délais étant plus rapides. L’urgence prime sur le risque et détermine le choix du circuit du danger : en cas d’urgence, on fait appel aux dispositions prévues en cas de danger, quel que soit le niveau de risque (Simmat-Durand, 2005).

Une infirmière de maternité nous explique la difficulté de ce travail en urgence, au nom de la sécurité immédiate de l’enfant, surtout pour la mère :

« Si elles n’ont pas été prises en charge, si elles ont accouché par exemple dans l’urgence, rien n’a été préparé, des fois elles n’ont pas eu du tout de suivi. Elles arrivent à l’hôpital, elles sont parfois défoncées, ou elles sont complètement dans la précarité ou la marginalité. Il est certain que, dans l’urgence, il va y avoir un placement. Et ça, ça n’a pas été préparé avec la patiente, ça se fait tellement vite qu’elles n’arrivent même pas à faire le deuil. Elles sont, elles sont vraiment comme ça dans une angoisse perpétuelle et mises dans une situation d’échec. »
Infirmière, centre hospitalier parisien, 48 ans.

Le placement en urgence est considéré comme la plus mauvaise solution, car il induit un double traumatisme : « Les conséquences immédiates et à long terme du traumatisme de la séparation en urgence s’ajoutent à celles qui ont justifié par ailleurs une indication de séparation et d’accueil à temps complet posée à bon escient, et en multiplient les risques » (David, 2000 : 42). Cette séparation sera d’autant plus -dommageable que l’enfant est plus jeune, raison pour laquelle la loi française interdit le placement à la naissance en urgence, sauf en cas de force majeure comme la disparition de la mère. Le manque de structures de type unité mère-bébé[3] rend toutefois cette décision peu applicable.

Organiser la séparation et expliciter la décision

À l’opposé de l’urgence, quand les différents acteurs ont trouvé le temps pour évaluer la situation et chercher des partenaires, ce qui semblera la meilleure solution sera défini et organisé. Toute l’ambiguïté de la mise en oeuvre du placement se retrouve ici : il est indispensable que le placement puisse s’inscrire dans une démarche organisée et vécue positivement par la mère et qu’il ne provoque pas de séparation. Pour cela, il faut permettre que des liens se tissent entre la mère et l’enfant avant de trouver un placement adéquat pour que ce lien perdure. Bien que cette observation soit proposée comme une aide, a contrario elle pourra déboucher sur un placement. Un seul de nos interlocuteurs a utilisé l’expression de « mère à l’essai » :

« C’est l’auxiliaire qui a emmené, avec la puéricultrice, la petite fille à la pouponnière, rue […]. Et j’ai trouvé ça violent, parce que c’est même pas la mère, en fait, qui remet sa fille. Là pareil, c’était à l’essai, comme elle a eu un deuxième enfant, on lui a redonné le plus grand, qui avait été placé en pouponnière. Elle a été à l’essai au centre maternel pendant quatre mois et après on redivise tout, quoi ! C’était, d’une violence… »
Auxiliaire de puériculture, centre maternel, Paris, 26 ans.

Malgré tout, cet accompagnement ne peut se faire que dans la limite de l’intervention, c’est-à-dire la durée du séjour dans la structure.

Attendre

Une des conclusions d’une recherche-action sur la sortie de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) avait relevé la question des temporalités comme un facteur essentiel du processus : « L’évolution d’une situation suppose la mise en accord de plusieurs temporalités (de l’enfant, de la famille ou d’un des parents, de la famille d’accueil, de la famille adoptive…) ... Le temps à l’ASE apparaît ainsi comme étant un temps en “creux” par rapport aux autres temporalités et qui s’accorde difficilement aux autres » (Gheorghiu et coll., 2002 : 30).

De nombreux intervenants reconnaissent que, quelles que soient les solutions et les aides, certains parents ne pourront pas conserver la garde de leur enfant, soit parce que celui-ci sera finalement en danger, soit parce que la mère ne s’investira pas à long terme.

« Il peut arriver, au bout d’un temps, d’un délai variable, que, malgré le soutien à domicile, malgré l’aide ménagère, malgré la puéricultrice qui va régulièrement à domicile, il s’avère que la situation ne s’améliore pas ou s’aggrave, ou se détériore, que les parents aggravent leur consommation, que, il y a des négligences, que l’enfant est mal nourri. Pour toutes sortes de raisons qui s’accumulent en général, la PMI[4] décide de faire un signalement judiciaire après un essai raté de prise en charge à domicile. »
Médecin pédiatre, hôpital région parisienne, 62 ans, homme.

L’évolution possible de ces femmes, du point de vue social en particulier, n’est pas envisagée par les professionnels rencontrés. Pourtant, les textes définissent le placement comme un passage avant de revivre en famille. Or, ces femmes ne sont pas en position de recouvrer une quelconque position sociale. Dans la typologie établie par Serge Paugam (1991), elles sont totalement dépendantes de l’aide sociale. Les objectifs de retour à l’emploi leur sont inaccessibles : pas de formation professionnelle, pas de logement, pas de conjoint, des enfants à charge. De fait, elles sont assistées et leurs conditions de vie reposent sur des aides.

B. Le temps des « mamans »

La toxicomanie est souvent décrite comme mangeuse du temps, elle abolit les repères sociaux du temps et alimente une incompréhension mutuelle entre les mères toxicomanes et les professionnels.

« Pas du tout les mêmes espaces-temps, pas du tout. Et puis, nous, on n’est pas non plus préparés à travailler sur des temps différents, parce qu’on a à construire un projet de vie pour l’enfant qui peut pas aller avec l’-espace-temps de la mère. »
Cadre socio-éducatif, Aide sociale à l’enfance, femme, 46 ans.

La désorganisation du temps comme conséquence de la consommation de stupéfiants est bien décrite (de Quincey, 1821). Au début de l’usage, seul le temps des psychotropes subit une distorsion, puis au fur et à mesure que s’installe la dépendance, tout le vécu quotidien est déformé (Morel et coll., 2003).

Des ex-usagers d’héroïne définissent le temps passé dans la drogue comme un « temps perdu » ou comme une durée hors du temps, comme les malades de longue durée qui ne peuvent se situer dans un temps hors de la maladie ou de la souffrance (Reith, 1999).

Dans les recherches sur les dépendances, le temps est utilisé comme variable de contrôle pour les enquêtes longitudinales : le temps passé dans un centre de soins, la première prise de drogue, etc., mais n’est pas étudié en soi (Klingemann, 2000).

Le temps de la drogue

L’entrée dans la toxicomanie, comme le processus y menant, fait l’objet de récits tentant d’identifier des périodes, de séquencer le temps, comme la théorie de l’escalade (gateway hypothesis) ou celle de la transition (Taïeb et coll., 2005).

Les femmes qui sont dans la galère n’ont plus de prise sur le temps ; la drogue et la recherche du produit saturent leur espace-temps, le corps devient lui-même l’horloge (Klingemann, 2001). Même le soin est problématique, car les patients ne sont pas à même de respecter le rythme de travail des soignants :

« Donc il y a eu comme ça, ici, la possibilité pour Sophie de venir petit à petit dans l’institution. Je ne me rappelle plus qui nous l’a adressée, comment elle a réussi à s’inscrire petit à petit dans le centre, enfin s’inscrire, si, elle est quand même dans le programme méthadone, elle vient régulièrement. Moi, j’ai jamais pu la voir après lui avoir donné un rendez-vous ; parce qu’elle est pas vraiment en capacité de venir dans le cadre d’un rendez-vous ; donc moi, je la vois, de temps en temps, quand elle est très, très mal, elle attend manifestement qu’on le voit et qu’on la voit. »
Psychiatre, centre de soins pour toxicomanes, Paris, femme, 50 ans.

Dans cette phase, il y a encore moins de place pour l’enfant, qui n’est pas investi ni pensé avant sa naissance. La recherche d’aide et l’inscription des femmes dans un programme de soins vont a posteriori souvent se baser sur leur volonté de récupérer leurs enfants (Poole, Isaac, 2001). Le soin réintroduit le temps dans leur vie, la méthadone par exemple leur rend plein de temps, d’où un risque de conflits, voire de dépression (Klingemann, 2001). Le temps nécessaire pour les soins intensifs à un nouveau-né peut contrebalancer cet excès de temps pour celles qui en ont la garde. Les deux extrêmes sont ainsi observés dans les histoires de vie recueillies. Soit le placement de l’enfant provoque une plongée dans la drogue, voire l’-errance, la femme perdant totalement pied[5] :

« Donc, je suis pendant deux ans dans la rue, à galérer, à ne pas manger, à tomber dans les pommes, enfin je voulais crever, quoi, à me tailler, à me tailler, j’arrivais pas à crever, tu vois, parce qu’il y a que les mauvaises gens qui arrivent à crever (rires) tu vois, je suis pas si mauvaise que ça ! »
Carole, 28 ans, trois enfants (dix ans placé, sept ans placé, deux mois avec elle).

Soit au contraire, le placement provoque un sursaut pour essayer de s’en sortir dans l’espoir de récupérer l’enfant.

La sortie de la drogue est également étudiée : les personnes dépendantes « disparaissent » passées un certain âge, sous l’inter-action de deux effets, l’âge et l’atténuation du plaisir (Ogien, 2000). La drogue cesse alors d’être une « expérience totale » qui mobilise toute la vie (Castel, 1994). Souvent, un tournant dans l’existence est identifié (turning point) qui permet la sortie à l’issue d’une phase de maturation (Taïeb et coll., 2005).

Le temps de ces femmes, c’est aussi sortir de la toxicomanie et tirer un trait sur les années de galère ou d’errance. Pour les plus malchanceuses, la fin sera le décès violent, d’overdose ou de sida.

Pour les femmes, la maternité est une alternative qui crée une nouvelle dynamique dans leurs trajectoires de consommation (Guyon et coll., 2002). Deux biographies se superposent, celle de la drogue et celle des maternités, créant une nouvelle distorsion des temporalités (Le Blond-Vaudour, 1997).

Le temps d’être mère

Devenir mère suppose un processus qui s’inscrit dans le temps de la femme (Taboada et coll., 2001). Bien souvent, les femmes toxicomanes ne prennent conscience de leur grossesse que très tardivement et elles disposent, de ce fait, d’une période tronquée pour passer de l’enfant imaginaire à l’enfant réel. Néanmoins, la grossesse est une période qui réintègre le temps dans leur vie en leur donnant une échéance par le corps : la notion de temps biologique réapparaît. Une enquête nationale canadienne a montré que la grossesse était pour les femmes une des raisons principales à l’arrêt de la consommation des substances (Rutman et coll., 2000).

Pour certaines femmes, les grossesses se succèdent et se positionnent dans un processus de maturation et une envie différente d’avoir un enfant, ainsi que l’exprime une femme, dans une recherche menée en centre spécialisé de soins aux toxicomanes (CSST), à propos de son quatrième enfant : « Donc l’avoir pour moi, c’est comme le premier quoi en fait… parce que le premier est chez ma mère, le deuxième, j’ai dû le donner à 9 mois parce que j’étais sous héro et la petite (…) je l’ai donnée, elle avait 3 mois… on donnait à gauche et à droite » (Taboada et coll., 2001).

Pour d’autres femmes, la durée de la grossesse va être un temps « entre parenthèses » qui va permettre d’interrompre la consommation. Elles disent vouloir être « parfaites » pour l’enfant à venir et fondent sur lui tous leurs espoirs de changer de vie. Le père peut également s’inscrire dans cette pensée -magique :

« Donc me voilà, il continue à prendre de l’héroïne, etc. bon, il me disait : “quand tu seras enceinte, ce sera merveilleux, on prendra plus toutes ces merdes” ».
Sandra, interviewée en février 2002 (Aubisson, 2002).

Pour les professionnels aussi, la grossesse et l’accouchement vont constituer une parenthèse, un temps qu’il faut mettre à profit dans l’histoire de la femme « a window of opportunity to work » (Nair et coll., 1997), une possibilité d’intervention ou d’interruption de la trajectoire (Rutman et coll., 2000).

Enfin, la grossesse et le devenir mère donnent à ces femmes une nouvelle identité : « La capacité à ne pas se percevoir uniquement comme une junkie, une looser ou une prostituée, mais d’imaginer d’autres identités, semble contribuer de manière déterminante à engager, avec une chance de succès, un processus de sortie de la drogue » (Ernst, 2001).

Le décalage entre les deux chronologies, celle de la consommation et celle de la maternité, provoque un enchaînement de décisions incompréhensible pour les mères. Nombre d’études interrogeant les femmes en font mention, nos entretiens également. Alors que la femme n’est pas repérée dans sa phase de consommation, elle l’est ultérieurement et les enfants vont lui être retirés alors qu’elle ne consomme plus (Condition féminine Canada, 2002). De fait, l’échec de cette expérience, par le signalement, l’aide éducative et pire encore, le retrait de l’enfant, pourra entraîner une rechute dans la toxicomanie, comme refuge constant face à ces expériences la disqualifiant.

Le respect des horaires institutionnels

Les sociétés modernes attachent une grande importance à l’autodiscipline en matière d’horaires et ceux qui ne respectent pas ces normes temporelles sont perçus comme ne contrôlant pas leurs pulsions (Zarifian, 2001). Pour les familles en contact avec les services de protection de l’enfance, l’adaptation des temps de chacun est interrogée de façon récurrente : « Le “droit au temps” s’accommode mal d’un accompagnement trop standardisé » (Romeo, 2001 : 17).

L’incapacité de ces mères à respecter les horaires ou les jours de rendez-vous est retenue à leur encontre, comme une preuve de mauvaise volonté ou comme si elles ne souhaitent pas vraiment voir leur enfant. Le professionnel, exaspéré par des manquements récurrents, utilisera son propre temps comme sanction « ben moi, je n’ai plus le temps » pour refuser le rendez-vous manqué. Des conséquences dramatiques peuvent en découler quand un délai est prescrit par la loi. Pourtant, la plupart des professionnels rencontrés se disent sensibles à ce décalage :

« Oui, elles ne sont pas dans nos habitudes de vie, elles ne sont pas dans nos habitudes institutionnelles, elles sont en dehors de tout. […] Il faut vraiment qu’on s’adapte aussi à leur fonctionnement. Alors c’est vrai nous, on est très disponibles. […]

C’est vrai que, car il faut voir en fait que l’espace-temps n’est pas le même quoi et que nous, ça reste quand même une logique très administrative. […]

C’est comment adapter cet espace-temps entre leur temps à eux et notre temps à nous, en fonction de projets de vie, qu’on fait pour l’enfant, comment adapter… »
Cadre administratif, Aide sociale à l’enfance, femme, 46 ans.

Dans les récits de femmes, cet aspect est tout aussi important, elles ressentent qu’on ne leur a pas donné le temps : d’-arrêter de consommer, de devenir mère, de s’occuper du bébé, de s’en sortir.

C. Le temps de la justice

Les textes sur les mesures d’assistance éducative ont beaucoup évolué, en particulier sur la question de la durée des mesures. Depuis 1989, le juge des enfants ne peut plus placer un enfant « jusqu’à nouvel élément », c’est-à-dire de la naissance à sa majorité.

Le placement à durée limitée

Le juge réexamine la situation tous les ans de préférence, tous les deux ans au maximum. Le moindre signe d’évolution influe sur la poursuite ou les modalités de la mesure.

« Si vous voulez, avant, on était peut-être dans des séparations radicales au moindre problème, là bon, l’idée n’est pas du tout la même. L’idée, c’est qu’on donne quand même leur chance aux parents, après tout, c’est à eux d’éduquer leurs enfants, et même si bon, ils ont eu des problèmes, on essaye de ne pas être trop dans le déterminisme. »
Juge des enfants, homme, région parisienne.

Dès que la situation de ces femmes s’améliore ou qu’elles sont prises en charge par une équipe, la question du retour de l’enfant est posée. Ainsi Nora, après trois ans de séparation, vient d’obtenir la garde de son enfant :

« Donc après, ma fille, après la pouponnière, elle a été placée chez une assistante maternelle avec qui je m’entendais pas du tout. […]. Et donc après on a changé d’assistante maternelle, tout s’est bien passé, il y a eu un feeling, tout se passait très, très bien. […] Jusqu’aux deux ans et demi, trois ans de ma fille, là donc, jeudi dernier, le 3 juin, je suis passée à l’audience, au tribunal, et donc le juge a décidé de faire une main levée, en même temps demander une AEMO. Et donc là, j’ai récupéré ma fille, définitivement… »
Nora, 26 ans, un enfant de trois ans.

Pour Nora, à l’inverse de dossiers plus récents, un placement est prononcé, assoupli une première fois par un droit de visite et d’hébergement le week-end de la mère, suivi par le retour de l’enfant avec une mesure en milieu ouvert (AEMO). L’élément décisif a été la persistance de la mère à maintenir les liens, dans la durée et quel que soit le mode de garde de l’enfant. Elle était pour cela accompagnée par un centre de soins.

Le temps de l’évaluation

Quand les services sociaux saisissent la justice, sans formuler une demande expresse de placement, le parquet transmet l’affaire au juge des enfants qui instruit le dossier. Les délais nécessaires paraissent véritablement absurdes aux soignants, puisque la mère ne peut rester que quelques jours à l’hôpital, en l’absence de pathologie, et qu’ils sont alors dans l’obligation de la laisser partir avec l’enfant :

« Mais qui dit enquête, l’enquête a finalement commencé alors que la maman accouchait pour sa deuxième petite fille, puisque l’enquêtrice est venue à la maternité, et c’est là qu’elle nous a rencontrés et qu’on lui a expliqué certaines choses. Mais l’enquête, elle a quand même duré plus de six mois et s’il y a une mesure qui est prise, elle est pas prise tout de suite, nous, on avait le deuxième bébé qui était là, donc… »
Médecin, équipe hospitalière de coordination toxicomanie, femme, 45 ans.

Les affaires suivies au niveau judiciaire ou de l’Aide sociale durent parfois longtemps. Le juge réexamine tous les ans la situation pour voir si une amélioration, ou au moins une modification des conditions d’éducation de l’enfant, permet d’envisager un retour dans la famille. Un juge pour enfants nous a présenté une situation qui a bien évolué en l’absence de toute prise en charge spécialisée :

« Donc, elle m’écrit pour me dire que ça va quand même mieux et qu’elle va avoir un logement, et donc je lui accorde des hébergements, au fur et à mesure, pour voir comment ça se passe, ça se passe bien, donc les rapports sont toujours favorables. Donc, ce que je fais, je dis OK pour une main levée dès qu’elle a un logement. Ce que j’ai fait et depuis je n’en ai plus entendu parler. »
Juge des enfants, région parisienne, homme, 48 ans.

L’évaluation peut se faire par une mesure en milieu ouvert parce que le juge n’est pas bien convaincu du bien-fondé du placement ou qu’il faut le préparer.

Lutter contre la discontinuité

Un paradoxe du placement est qu’il introduit lui-même la discontinuité dans la vie de l’enfant, alors que c’est ce qui est reproché à la mère toxicomane. Pour sauver l’enfant de cette mère imprévisible, l’institution lui propose parfois une vie chaotique, faite de multiples placements.

Le principe de continuité familiale a émergé aux États-Unis dans les années 1970 (ATD Quart Monde, 2003) : l’enfant doit garder le contact avec ses origines, quelles que soient les circonstances. Les textes français se positionnent dans cette mouvance. Le placement ne doit pas être synonyme de séparation, de par sa définition même, il signifie que chacun trouve sa place (Mignot, 2003). Les ouvrages récents consacrés au placement s’accordent sur la nécessité de stabiliser les différents liens de l’enfant. Nos interlocuteurs en sont également persuadés :

« Cette idée de lutter contre la discontinuité des liens psychoaffectifs, parce que c’est ça qui fait le plus de mal, aux enfants comme aux adultes, c’est ça qui est le plus destructeur. Donc, toute notre action est engagée là-dedans, à la fois quand l’enfant est physiquement présent avec ses parents, à la fois quand on est amenés nous-mêmes à veiller à son placement ou quand il est déjà placé. »
Psychiatre, centre de soins pour toxicomanes, homme, 55 ans.

Certaines mères ne pourront s’inscrire dans la continuité et les contacts avec l’enfant seront épisodiques. Cela est très dommageable pour l’enfant, car le plus souvent, une adoption n’est plus envisageable. A contrario, l’institution peut créer elle-même la rupture, par le recours à un lieu de garde trop éloigné. Voici un exemple : Farida a accouché en 1996 d’un petit garçon, alors qu’elle consommait de l’héroïne. Elle n’a pas été repérée par les services de maternité et est sortie sans mesure d’accompagnement. À trois mois, son enfant est hospitalisé pour une grippe. Le comportement violent de Farida, ajouté à son incapacité à se plier aux horaires de l’hôpital, entraîne un signalement en urgence et un placement (l’ASE vient chercher l’enfant à l’hôpital). Elle maintient un lien régulier avec son fils que la pouponnière lui confie souvent pour le week-end. L’enfant est ensuite envoyé en famille d’accueil en province sans que Farida soit accompagnée ; elle est incapable de maintenir le lien. Quelques mois après, elle sombre dans le crack et l’errance. Elle ne revoit pas son enfant pendant trois ans. Son désir de le retrouver l’amène dans un centre de soins spécialisé où nous l’avons rencontrée. Le juge des enfants envisage un droit de visite du fait de son changement de comportement et de la médiation du centre de soins (l’enfant a alors neuf ans).

D. Le temps de l’enfant

Les enfants de mère toxicomane sont plus exposés que d’autres à des séparations précoces (Tyler et coll., 1997), mais la prise de substances toxiques par la mère ne suffit pas à expliquer les décisions. L’âge de la mère, sa parité, le fait d’avoir déjà des enfants placés, d’être dépressive sont des facteurs qui surdéterminent les ruptures (Nair et coll., 1997). Le placement des enfants vise avant tout à les protéger des effets délétères du mode de vie de leur mère, mais dans bien des situations, il impliquera une séparation du milieu biologique. Ainsi, les effets spécifiques de la prise de substances toxiques pendant la grossesse sont difficiles à évaluer, car ils se combinent avec des facteurs environnementaux et la qualité du maternage mis en place après la naissance (Lecompte et coll., 2002).

Peu d’études sont consacrées aux mères toxicomanes et encore moins au suivi de cohortes de leurs enfants. Lors du placement dans la famille élargie, comme c’est le cas en Espagne, la situation devient chronique et le placement permanent. En ce sens, il n’y a pas de temporalité de l’accueil (Sanchez Moro et coll., 2000). Ce constat est également fait pour les placements en Belgique : « une fois le principe du placement acquis, on semble d’ailleurs dans une autre temporalité : un rythme de renouvellement régulier et lent de la décision de placement s’installe et ce, le plus souvent sur le long terme » (Tange, 2003).

Le placement précoce

La loi française interdit les placements précoces, sauf urgence, et l’idée qu’il faut développer un lien entre la mère et l’enfant avant le placement fait aujourd’hui l’unanimité. Néanmoins dans des situations très détériorées, comme une pathologie psychiatrique de la mère, le juge peut être saisi en cours de grossesse et le placement prononcé dès la naissance.

« J’ai mon signalement avant qu’il soit né, on me fait savoir que l’enfant va naître à telle date. En général, on provoque la naissance, parce qu’il n’y a aucune participation de la mère à la naissance. J’ai mon signalement et je prépare mon ordonnance. Après on va voir si on laisse l’enfant à la mère, combien de jours, ça ne relève pas, après c’est pas moi qui en décide, c’est l’équipe médicale. »
Juge des enfants, Paris, femme, 45 ans.

Hors ces cas extrêmes, quand la mère est présente, le placement dès la naissance peut être motivé par l’absence d’hébergement ou l’errance de la mère, sa toxicomanie active, ou sa non-compliance (voir précédemment l’exemple de Nora, dont la fille a été placée parce qu’elle refusait toutes les solutions d’hébergement collectif). Dans bien des cas, quand la situation est précaire au départ, la sécurité immédiate de l’enfant prime sur l’évolution possible de la mère.

Autre exemple, Christine a fugué de l’unité mère-bébé où elle était en observation avec son fils auparavant hospitalisé en néonatologie. L’enfant est placé en pouponnière le temps de la procédure d’abandon judiciaire (un an et quelques mois), puis confié en adoption, sans qu’elle l’ait jamais revu. Ces durées longues, mais temporaires, sont décrites par tous les professionnels pour ces situations d’abandon judiciaire :

« Les plus complexes, c’est ceux qui ne sont pas reconnus, accueil temporaire, signalement judiciaire, 350[6], là c’est un parcours de deux ans, minimum à l’aide sociale à l’enfance. […] C’est facilement, au mieux c’est un parcours de deux ans, au pire ça peut être jusqu’aux cinq ans de l’enfant. Et après créer, enfin construire un projet d’adoption pour l’enfant à cinq ans, c’est extrêmement compliqué. C’est même mission impossible quasiment déjà, à cinq, six ans. »
Cadre administratif, Aide sociale à l’enfance, région parisienne, femme, 46 ans.

Ces cas entretiennent la controverse sur les durées jugées anormalement longues de ces procédures d’adoption. Les associations de parents adoptifs en particulier prônent des séparations radicales, dans un délai inférieur à deux mois (Peyré, 2002).

Pour les pédiatres et les professionnels de la petite enfance, néanmoins, le fait d’avoir permis à l’enfant de démarrer ses premiers mois de vie dans un cadre familial, même insuffisant, est de toute façon préférable à un séjour précoce en pouponnière.

« D’où un peu l’idée quand même sur le terrain de retarder le placement, le plus longtemps possible, en disant, il y aura toujours du lien de démarré, et là peut-être, s’il y a un placement plus tardif, elles continueront de voir l’enfant, parce qu’il y aura quelque chose. »
Magistrat, Paris, homme.

Le placement ultérieur

Dans les situations moins dégradées, la maternité va choisir une sortie à domicile avec un étayage par la protection infantile ou demander une aide éducative en milieu ouvert. Le juge ou les services administratifs peuvent hésiter entre placement et milieu ouvert pendant plusieurs années. Dans un cas décrit par un professionnel, le moment opportun pour cette mesure ne sera jamais trouvé, le milieu ouvert restant « supportable » :

« Et c’est vrai que c’est toujours très, très limite du placement, mais les enfants vont bien, les parents ont des sursauts de prise en charge de leurs enfants, qui font que, même si c’est limite, avec le magistrat, on n’a pas encore trouvé le moment opportun de faire le placement. »
Chef de service éducatif, Paris, homme.

Ainsi pour ce service judiciaire, quand les enfants sont plus grands et qu’il y a une relation avec les parents, d’autres solutions seront privilégiées comme des internats scolaires et une mesure en milieu ouvert.

Par exemple, Ourda a demandé le placement de ses trois enfants le temps de son sevrage et d’un séjour en postcure. Ils ont alors sept, six et quatre ans. Quand je la rencontre, six ans après, un nouveau juge nommé sur Paris (où elle réside alors que les enfants sont en province) a accepté de les rapprocher et un retour progressif auprès de la mère est mis en place.

Les enfants plus grands sont placés de préférence dans une famille d’accueil, mais souvent par la suite en institution. Certains n’iront qu’en foyer quand le lien avec la mère est fort. Également, si l’enfant a déjà sept ou huit ans lorsque l’abandon est prononcé, le service d’accueil peut en prendre la tutelle, car il ne sera jamais adopté.

Sur le long terme, un juge des enfants montre ainsi les séquelles possibles pour les enfants qui n’auraient pas été placés, alors que la toxicomanie de leurs parents aurait sans doute nécessité une telle mesure :

« On a des enfants dont les parents étaient toxicomanes, qui n’ont pas été placés ou qui ont été placés à certaines périodes, et bien ces ados, je peux vous assurer que c’est hyper lourd, c’est-à-dire qu’ils ont une fragilité, ce sont des enfants qui sont soit dans une relation hyper fusionnelle avec leurs parents, ou qui sont dans la protection de leurs parents et qui vivent pas pour eux-mêmes, c’est ce qu’il y a de moins pire si je puis dire. Et après, vous avez ceux qui sont, ceux dont les parents toxicomanes sont décédés, alors c’est hyper lourd pour l’enfant. Vous avez, quand même, un cumul de problèmes. »
Juge des enfants, Paris, femme.

Le temps d’être enfant

Les enfants de mère toxicomane ou alcoolique sont décrits par les professionnels comme dépossédés de leur enfance, prenant en charge tout petits les difficultés de leur parent.

« Cet enfant-là, qui a huit ans, n’est pas du tout dans une position d’enfant et est en train de supporter une maman qui est capable de s’alcooliser énormément à certains moments. »
Psychologue, Paris, centre de soins pour toxicomanes.

« Mais l’enfant souffre tellement, moi je trouve que les enfants de parents toxicomanes, vraiment ils portent quelque chose sur leur dos, ils grandissent avec cet… C’est des enfants qui sont parentalisés dès tout petits, ils sont, ils veulent toujours prendre soin du parent, nous on les sent vraiment chargés de responsabilités. »
Puéricultrice, association, région parisienne, femme.

La vie irrégulière menée par la mère toxicomane est décrite par nos interlocuteurs comme une discontinuité pour l’enfant, lequel manque de repères stables et développe un comportement insécure (Lecompte et coll., 2002). Le placement permet alors à l’enfant de « se poser ». Voici un récit de la directrice d’une association qui accueille en dépannage des enfants, tout en les maintenant dans leur famille :

« Et en fait, régulièrement, on a eu les enfants quand la maman n’allait pas bien, quand elle devait être hospitalisée, ou qu’elle craquait en fait, toujours en urgence, jamais quelque chose qui pouvait un peu se préparer pour les enfants. Il y a eu un placement pour finir de ces enfants, mais du jour où il y a eu le placement, les enfants allaient beaucoup mieux, […] comme s’ils savaient qu’il y avait là une sécurité pour eux et qu’ils ont pu, enfin se laisser… »
Puéricultrice, association, femme, 40 ans.

Le temps d’être enfant, c’est aussi pour que soient permises les acquisitions essentielles. La mère toxicomane peut avoir une relation fusionnelle avec ses enfants empêchant leur autonomie, en particulier à des moments clés de séparation, comme la marche, la propreté (Simmat-Durand, 2005). Le temps de l’enfant est ralenti par la trop grande proximité avec la mère, passées les premières semaines. Le cumul de petits retards aboutit à un retard d’acquisition scolaire. Voici comment la psychologue d’un centre de soins spécialisés pour toxicomanes décrit ce problème :

« C’est que l’autonomie de l’enfant n’est pas quelque chose de facilement acceptable pour la maman. On le voit, pour les lieux d’échanges sociaux, on le voit, pour la propreté, parce que l’enfant marche mais on garde quand même une espèce de, je vais pas dire d’emprise, mais il y a quand même, donc ils acceptent quand même très tard la propreté, toutes les phases d’alimentation aussi sont très longues et problématiques et il y a une alimentation entre guillemets “de bébé” très longtemps. »
Psychologue, centre de soins spécialisés pour toxicomanes, Paris, femme.

Il est évidemment extrêmement difficile par ce type d’enquête de discerner ce qui peut être en lien avec un maternage inadéquat de ce qui est attribuable à l’effet même de la -substance consommée pendant la grossesse, les retards d’acquisition étant décrits comme une conséquence de l’exposition in utero aux opiacés, aux benzodiazépines ou à la cocaïne (Lecompte et coll., 2002). En outre, les mères toxicomanes présentent plus souvent des symptômes de dépression ou d’anxiété, pour lesquels un lien a été montré avec le retard de l’enfant dans différents domaines.

Le temps du retour dans la famille biologique

La Cour européenne des droits de l’homme a retenu dans sa jurisprudence que les États ont avant tout l’obligation de ne pas séparer les enfants des parents. Que, quand cette séparation est absolument nécessaire, il faut qu’il y ait un principe de proportionnalité et que le but ultime est de permettre à la famille de se retrouver (Laurent, 2004).

Pourtant, la fin du placement était peu envisagée par les professionnels rencontrés, sans doute parce qu’ils appartenaient à des secteurs plutôt situés en amont du processus. Les femmes quant à elles n’imaginaient pas un avenir où elles ne pourraient pas retrouver la garde de leurs enfants, même si pour certaines, cela semblait plutôt relever de l’incantatoire.

Toute amélioration de la situation de la mère, ou du couple, devrait ainsi tendre vers un retour de l’enfant, mais la réalité est beaucoup plus complexe et les juges pour enfants ne nous ont pas caché la difficulté du retour :

« J’ai beaucoup plus de mal à reprendre l’enfant qu’à le placer. »
Juge des enfants, femme, banlieue parisienne.

Bien que de nombreux exemples nous aient été cités de ces retours d’enfants, des récits de vie des femmes ou des professionnels montrent la difficulté de ce changement d’itinéraire dans la vie de l’enfant. Voici le témoignage d’un chef de service éducatif :

« Elle [la travailleuse sociale] était horrifiée quand le juge a décidé de remettre l’enfant, parce qu’elle en était encore à la conception de la mère, à la maternité elle prenait des trucs, le médecin psychiatre avait dit à l’époque qu’elle était dangereuse pour ses enfants… Oui, mais c’était il y a six ans quand même, donc les choses ont pu évoluer. Le juge remet l’enfant, on va voir ce qui se passe… mais il faut pas rester sur, mais elle avait du mal à se détacher de ses arguments. »
Chef de service, Services sociaux éducatifs (SSE), Paris, homme.

Ce même chef de service avait vu quelques situations dans lesquelles l’enfant retournait vivre chez sa mère à sa majorité, à la fin de la mesure de placement, y compris lorsque les contacts n’avaient pas été très nombreux.

Le rôle de l’Aide sociale à l’enfance est de construire un projet pour l’enfant, qui parfois exclut ce retour en famille. Des dossiers judiciaires ont montré la difficulté pour les professionnels de renoncer à leur projet, alors même que la situation parentale a évolué, ce qui les engage dans un véritable bras de fer avec le juge qui privilégie la famille biologique.

Conclusion

La question du temps est abordée dans la littérature sur la toxicomanie, que ce soit par les récits des expériences ou à propos des pratiques de soins. La difficulté pour adapter les temporalités des consommateurs aux temps sociaux des institutions est plus rarement évoquée. Ce décalage des temps met en évidence la difficulté pour les femmes qui consomment et qui sont mères à superposer leurs différents rôles sociaux : être toxicomane, être mère, être usagère d’un centre de soins, etc. Leur manque de « prise sur le temps » qui est décrit comme une modalité essentielle dans le soin spécialisé n’est pas une donnée à laquelle s’adaptent aisément les lieux de soins ou les institutions en charge de leurs enfants qui agissent sous la pression de l’urgence sociale. A contrario, les institutions engagées sur le long terme (la justice, l’Aide sociale à l’enfance) ne prennent guère en compte les changements intervenus dans la trajectoire de ces femmes qui ne bénéficient que rarement d’une amnistie sociale et sont perpétuellement renvoyées à une image de « mauvaise mère », insuffisamment disponibles pour l’enfant.

Si la loi stipule que le placement-séparation doit être absolument évité, face à un risque et s’agissant d’un nouveau-né, le choix prudent des professionnels semble favorable au placement immédiat. Les effets à long terme de ces séparations précoces sont largement décrits et dénoncés comme compromettant l’avenir de l’enfant (Verdier, 1997), sauf si les conditions du placement préservent les liens mère-enfant. La situation décrite en région parisienne semble malheureusement loin de remplir de telles conditions. Les enfants sont hospitalisés en néonatologie parfois jusqu’à un mois, puis en pouponnière pour des durées jugées trop longues par les pédiatres (autour d’un à deux ans). Par la suite, ils sont enfin confiés à des familles d’accueil, souvent en province, ce qui ne permettra pas à la mère de maintenir le contact. Les bénéfices attendus du placement, que chacun trouve sa place tout en préservant les liens, ne seront réels que par une amélioration de ces conditions d’accueil. L’action récente des équipes hospitalières et de soins pour toxicomanes pour densifier l’accompagnement des mères, y compris quand l’indication de placement a été posée, va dans ce sens.