Corps de l’article

Introduction

Le gouvernement libéral du Canada, élu majoritaire le 19 octobre 2015, proposait dans ses promesses électorales la légalisation du cannabis. Le discours pour justifier cette réforme législative était que la prohibition n’avait en rien diminué son usage. Cette situation entraînait des conséquences négatives, telles que des milliers de Canadiens avec un casier judiciaire et des jeunes qui, en s’approvisionnant sur le marché illégal, s’exposaient à des conditions de consommation plus à risque. La légalisation de cette drogue avec une approche en santé publique soutenue par des stratégies de prévention fondées sur des données probantes plutôt que sur une idéologie sera plus efficace à protéger les jeunes et à diminuer les usages problématiques de cette drogue, expliquait le gouvernement (Santé Canada, 2016).

Le 13 avril 2017 était déposé à la Chambre des communes le projet de loi C-45, Loi sur le cannabis (Gouvernement du Canada, 2018), visant à réguler le marché en vente libre (sans encadrement médical) de cette drogue[1]. En parallèle, les provinces et les territoires développaient des lois sur le cannabis qui encadraient sa distribution. Le même jour que le dépôt de C-45, était aussi déposé un projet de loi (C-46) resserrant les contrôles en matière de conduite avec facultés affaiblies (Parlement du Canada, 2018). Ce projet de loi contenait des clauses spécifiques sur le cannabis au volant.

Lorsqu’une politique publique ou une loi est proposée par le gouvernement, ce dernier construit le problème de manière à justifier la pertinence des solutions proposées (Bacchi, 2009, 2015). En d’autres termes, si le gouvernement a bien fait son travail, la formulation du problème permet d’enfermer les acteurs des débats dans le problème tel que posé ; cela signifie que ceux-ci ne le remettront pas en question et que les débats porteront sur des divergences plus ou moins importantes sur les solutions pour y répondre. Lors d’une réforme majeure, les débats se passent toutefois dans un contexte de résistances multiples et d’intérêts divers que les gouvernements ne peuvent se permettre de négliger s’ils veulent mener leur réforme à terme (Genieys et Hassenteufel, 2012). Dans ce type de réforme, la construction même du problème à résoudre présentée par les intervenants politiques peut être contestée par certains acteurs. Dans ce dernier cas, cela oblige à davantage de compromis (Bacchi, 2009, 2015). Ce sera le cas avec la légalisation du marché en vente libre du cannabis au Canada.

Dans cet article, nous nous interrogerons plus spécifiquement sur un aspect des débats qui ont eu cours lors de la légalisation du cannabis, soit la distinction opérée entre les consommateurs autorisés de cannabis à des fins médicales, et les consommateurs visés par cette légalisation. Pour ce faire, nous reprendrons les questionnements sur une politique publique de Bacchi et Goodwin (2016). Ces chercheurs, s’inspirant des travaux sur la pensée critique et la « gouvernementalité » de Michel Foucault, identifient six questions à poser pour analyser d’où viennent les fondements du problème tel que construit dans une politique publique, les réactions des différents acteurs, les résultats législatifs (lois et réglementations) et les répercussions à prévoir sur les pratiques : 1) Comment le problème à résoudre est-il présenté par les intervenants politiques ? 2) Quelles sont les présuppositions qui fondent ce problème ? 3) D’où vient cette représentation du problème ? 4) Qu’est-ce qui est mis sous silence et qui aurait permis de voir le problème autrement ? 5) Quels sont les effets de cette représentation du problème dans les solutions mises en oeuvre ? 6) Comment et où cette représentation du problème s’est-elle disséminée, et par qui fut-elle défendue ou contestée ? (Bacchi et Goodwin, 2016, p. 20). Ces questions visent à « rendre visibles » les éléments constitutifs d’une politique publique[2]. Les cinq premières questions retiendront l’essentiel de notre attention et la sixième question sera traitée dans ses grandes lignes seulement pour illustrer notre propos. Nous avons privilégié cette approche, car l’objectif ici est de comprendre comment la construction des consommateurs de cannabis en deux catégories bien distinctes a influencé la manière de concevoir les problèmes à résoudre dans ce processus législatif et les solutions proposées. Comme mentionné par Bacchi et Goodwin (2016), dans la compréhension des problématisations des politiques publiques, les « silences » sur certains éléments du problème soulevé sont tout aussi révélateurs que ce qui est mis de l’avant.

Cette analyse est partie d’une recherche plus vaste sur les débats qui ont eu lieu lors de la légalisation du cannabis au Canada (Beauchesne, 2020). Pour faire cette analyse, en plus des mémoires, des audiences publiques et des débats politiques (fédéraux, provinciaux, territoriaux et municipaux) qui ont mené à l’adoption de plusieurs lois et réglementations sur le cannabis, furent consultés les différentes revues de presse canadiennes pendant cette période, les bulletins de divers organismes impliqués dans ces débats, de même que ceux de l’industrie du cannabis. À ce corpus documentaire, il faut ajouter de nombreuses études qui touchent à la manière dont on problématise l’usage de drogues, légales ou illégales, faisant ressortir certains aspects qui vont influencer par la suite la manière de se représenter le « problème » de l’usage du cannabis, et les solutions à privilégier pour encadrer sa production, sa mise en marché et son usage.

En première partie de cet article, nous nous interrogerons sur l’origine de cette distinction entre les consommateurs qui ont reçu une autorisation médicale pour faire usage de cannabis et les autres consommateurs visés par cette nouvelle loi, montrant comment les premiers ont acquis une légitimité que ne possèdent pas les seconds. Par la suite, nous verrons comment cette distinction est factice, les motivations à consommer cette drogue étant relativement similaires pour l’ensemble des consommateurs. Dans les débats sur la légalisation du cannabis, cette distinction va rendre aveugle à ses participants le fait que cette légalisation apportera un marché qui ne sera pas le miroir du marché illégal, tant en termes de produits consommés, de consommateurs, que de profils de consommation. Enfin, nous terminerons cette première partie par la stigmatisation attachée à l’usage du tabac qui s’est répandue dans plusieurs milieux, car la forme de consommation dominante sur le marché illégal de cannabis est l’herbe fumée. Cela aura son importance pour problématiser l’usage du cannabis dans les nouvelles législations, permettant aux gouvernements de trouver les compromis nécessaires pour mener à terme cette réforme, contrant ceux qui s’opposent à son arrivée.

En deuxième partie, nous aborderons brièvement l’impact de cette distinction entre deux catégories de consommateurs dans les projets de loi fédéraux C-45 et C-46, et son écho dans les provinces, les territoires et les municipalités. D’une part, elle contribuera à rendre invisible une grande partie des consommateurs de cannabis et leurs motivations à en consommer, d’autre part, elle ouvrira la porte plus aisément à des contrôles sur les consommateurs sans autorisation médicale, même dans le cadre de cette légalisation.

La nécessité de distinguer deux catégories de consommateurs de cannabis

À l’exception de l’Uruguay et de l’Alaska, tous les pays et régions qui ont permis un certain accès au cannabis autorisé médicalement l’ont fait en conservant prohibé l’usage du cannabis sans suivi médical. Ainsi, politiquement, il a fallu maintenir une distinction très nette entre ces « usagers médicaux » de cannabis dont la consommation devenait légitime, et ceux dont les usages demeuraient prohibés.

À part quelques études, il y a très peu d’analyses critiques sur la construction de ce « consommateur médical de cannabis » qui ferait usage, soi-disant, de « cannabis médical ».

Tout en saluant et observant avec intérêt l’évolution des politiques en matière de cannabis médicinal dans le monde, nous croyons qu’il est important d’examiner comment l’accès au cannabis médical a été rendu possible, sur quels concepts et problématisations il repose (donc se déploie) et en quoi cela pourrait avoir des implications pour d’autres domaines de la politique en matière de drogue, y compris, notamment, les limites des politiques et législations existantes en matière de cannabis. […] Ici, le statut d’objet de « cannabis médicinal » peut être analysé non comme figé et donné, mais plutôt comme une réalité construite et donc contestable.

Lancaster et al., 2017, p.118, traduction libre

Bien sûr, il y a des controverses quant à savoir si les vertus thérapeutiques du cannabis sont réelles ou pas pour un certain nombre de problèmes de santé. Mais là n’est pas la question posée ici. Il s’agit de comprendre les fondements de la construction des catégories « cannabis médical » et « usage médical de cannabis » en opposition aux usages prohibés de cannabis.

Ces appellations de « cannabis médical » et d’« usage médical de cannabis » ne sont pas le fait des autorités de la santé, tant aux États-Unis qu’au Canada. En effet, même si l’expression usuelle pour désigner l’usage du cannabis sous suivi médical est celle de cannabis prescrit à des fins thérapeutiques, le cannabis n’est pas « prescrit » par les médecins dans les textes des réglementations qui autorisent l’usage du cannabis à des fins médicales. Les médecins fournissent plutôt une attestation médicale qui autorise un patient à consommer un certain dosage d’une forme quelconque de cannabis selon le problème en cause. La raison de cette terminologie dans les réglementations est que le cannabis n’est pas encore considéré comme un médicament à part entière, « car il n’est pas approuvé pour usage thérapeutique en vertu de la Loi sur les aliments et drogues et des règlements usuels en matière de médicaments contrairement à certaines formes de cannabis de synthèse » (INSPQ, 2018, p. 7). En effet, lorsqu’un médicament a traversé avec succès toutes les étapes nécessaires à son approbation par Santé Canada, il reçoit un numéro d’identification (Drug Identification Number [DIN]) qui permet à un médecin de le prescrire en tant que médicament aux fins thérapeutiques pour lesquelles il a été approuvé. Les produits du cannabis, en dehors de certains produits de synthèse (comme le Sativex®, le Cesamet®, etc.), n’ont pas de DIN. Donc, techniquement, ils ne sont pas prescrits par un médecin, mais autorisés par celui-ci à la suite d’une attestation médicale d’un problème.

Le cannabis consommé à des fins médicales fait référence à une méthode en trois étapes, comme l’indique le Règlement sur l’accès au cannabis à des fins médicales régi par la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, qui établit un cadre pour l’accès au cannabis pour usage médical ou thérapeutique. Ce cadre est décrit dans la Loi sur le cannabis (Loi C-45). Pour obtenir du « cannabis pour usage médical », un individu (patient inscrit) doit suivre les trois étapes suivantes :

  • Obtenir auprès d’un spécialiste de la santé autorisé une autorisation d’acheter du cannabis pour usage médical ;

  • Obtenir auprès de Santé Canada une autorisation ou un permis d’acheter du cannabis pour usage médical ;

  • S’enregistrer de manière indépendante auprès d’un titulaire d’une licence de vente de cannabis à des fins médicales, avec un document médical et une « ordonnance écrite » (autorisation d’un professionnel de la santé) à l’appui.

Assoumou-Ndong, 2019

Il en est de même aux États-Unis. La U.S. Food and Drug Administration (FDA) chargée d’approuver les médicaments, tout comme Santé Canada, n’a pas homologué les produits du cannabis pour leur reconnaître le statut de médicament (FDA, 2020), à l’exception de quelques produits synthétiques et, il y a deux ans, de l’Epidiolex (cannabidiol) sous forme orale pour le traitement de deux formes sévères d’épilepsie (FDA, 2018). C’est dans la réglementation de chacun des États qui ont permis l’usage du cannabis à des fins thérapeutiques que l’on retrouve une autorisation donnée aux médecins (et parfois d’autres praticiens en santé) qui est similaire à ce qui se retrouve dans la réglementation canadienne.

Alors, si la construction de ce « consommateur médical du cannabis » et la désignation de « cannabis médical » ne proviennent pas du milieu de la santé, d’où viennent-elles ?

Pour comprendre cette distinction entre deux groupes de consommateurs de cannabis, l’un légitime et l’autre pas, il faut remonter aux conventions internationales sur les drogues, textes juridiques fondateurs de la prohibition. Dans ces conventions qui désignent les drogues prohibées, les usages médicaux de celles-ci et la recherche scientifique ont toujours été permis, quand l’État signataire en approuve le cadre d’accès. Dès le préambule de la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, il est reconnu « que l’usage médical des stupéfiants demeure indispensable pour soulager la douleur et que les mesures voulues doivent être prises pour assurer que des stupéfiants soient disponibles à cette fin » (ONUDC, 2014). L’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS, 2004), responsable du respect des conventions internationales sur les drogues dans le monde, est même venu préciser le texte des conventions sur cet aspect dans son rapport de 2003.

233. À défaut d’une définition approuvée par l’OMS [Organisation mondiale de la santé], et pour poursuivre ses propres travaux conformément aux conventions internationales relatives au contrôle des drogues, l’Organe définit ces termes de la manière suivante : on entend par « médicament » une substance médicinale synthétique et/ou naturelle, pure ou sous forme de préparation, utilisée, conçue ou approuvée aux fins médicales ci-après : a) Améliorer l’état de santé et le bien-être ; b) Prévenir et traiter une maladie (y compris en atténuer les symptômes) ; c) Aider au diagnostic ; d) Assurer la contraception ou aider à la conception ; e) Assurer l’anesthésie générale.

234. Usage médical. On entend par « usage médical » d’une substance son utilisation aux fins médicales mentionnées ci-dessus dans un pays donné. Cet usage doit être approuvé par les autorités de réglementation compétentes de ce pays et l’utilité reconnue par les milieux médicaux […].

235. Les médicaments agissent essentiellement par des mécanismes biochimiques, endocrinologiques, immunologiques, métaboliques ou pharmacologiques. L’Union européenne a récemment ajouté une autre catégorie, à savoir l’utilisation génomique (administration de cellules souches, transfert de gènes, etc.).

236. On peut parler d’usage « à des fins scientifiques » lorsqu’une substance est utilisée comme outil d’étude des mécanismes de la santé ou de la maladie ou lorsqu’on étudie l’usage thérapeutique d’un produit. En ce qui concerne les patients, ces études se déroulent dans le cadre d’essais cliniques, qui doivent être préalablement approuvés par un comité d’éthique de la recherche.

237. Consommation médicale. On parle de « consommation médicale » lorsque le ou les médicaments sont consommés par les patients pour améliorer l’état de santé et le bien-être, aider au diagnostic, assurer la contraception ou aider à la conception, assurer une anesthésie générale, prévenir et traiter une maladie (y compris en atténuer les symptômes), ainsi qu’à des fins scientifiques. La consommation médicale englobe l’ingestion, l’inhalation, l’injection, l’application topique ou toute autre forme d’administration.

OICS, 2004, p. 42-43

Ainsi, cette possibilité d’usage thérapeutique est très étendue et ne prévaut pas que pour le cannabis, mais également pour les autres drogues illégales, telles les opiacés (héroïne, morphine), si l’État en approuve l’accès.

Toutefois, quand certains gouvernements ont permis l’accès au cannabis à des fins thérapeutiques, la question était plus complexe qu’avec les opiacés. Il s’agissait de donner accès à des produits du cannabis dont le statut de médicament n’avait pas été reconnu par les autorités de la santé (sauf quelques produits synthétiques) et contre le voeu de nombreux professionnels de la santé (Zolotov et al., 2018). Il fallait également maintenir une distinction nette entre deux types de consommateurs, avec une autorisation médicale et sans celle-ci, car le cannabis constituait la drogue illégale la plus consommée et plusieurs groupes militaient pour sa légalisation. La désignation de ces consommateurs de cannabis sans suivi médical en tant que « consommateurs récréatifs » sera alors renforcée pour distinguer ces deux types de consommateurs. Cette distinction entre ces deux groupes de consommateurs a été reprise des décisions des tribunaux qui ont rendu des jugements favorables aux militants en faveur d’un droit d’accès à l’usage du cannabis à des fins thérapeutiques. Lors de ces audiences, les consommateurs qui revendiquaient cet usage ont dû faire valoir la spécificité et la légitimité de leur demande, en se distinguant des « consommateurs à des fins récréatives » (Bottorff et al., 2013).

Renforcer politiquement cette distinction entre les consommateurs avec un suivi médical et ceux dont les usages demeuraient prohibés demandait toutefois de restreindre la portée du projet thérapeutique.

Projet thérapeutique vs plaisir

Les consommateurs de médicaments sont déjà distincts des consommateurs des autres drogues légales et, bien sûr, des consommateurs de drogues illégales, par leur grande légitimité à consommer des drogues. Cela se traduit sur les sites en santé publique ou autres par l’énumération ou la typologie suivante : les médicaments, l’alcool, le tabac, et les drogues, alors que tous ces produits sont pourtant des drogues. Cette typologie reflète en réalité l’ordre de légitimité à les consommer, les médicaments faisant partie des usages de drogues considérés les plus légitimes ; par la suite vient l’alcool, puis le tabac, les drogues illégales étant les moins légitimes[3].

Pour intégrer le cannabis consommé sous suivi médical dans la catégorie des médicaments, la qualification de « cannabis médical » se répandra de plus en plus pour désigner les produits utilisés par les consommateurs à des fins thérapeutiques, surtout avec l’expansion de l’industrie dans ce marché qui tenait également à se démarquer du marché illégal (voir à cet effet les sites Web des compagnies vendant ces produits). De plus, pour dissocier ce « consommateur médical » de cannabis des consommateurs sans suivi médical, il faudra passer sous silence la référence au plaisir. C’est comme si le plaisir venait « contaminer le projet thérapeutique » des consommateurs de cannabis sous suivi médical, en les rapprochant des consommateurs sans suivi médical (Lancaster et al., 2017, p. 118, traduction libre). Bien sûr, la réalité de cette absence de plaisir dans le projet thérapeutique, même quand il est question de problèmes physiques, peut aisément être remise en question. Pour reprendre l’exemple classique de Keane (2002, p. 49, traduction libre) : « Si quelqu’un a mal au coeur et prend une pilule pour enlever cette nausée, comment peut-on séparer le plaisir de ce changement d’état avec la « pure absence de nausée ? » ». Ainsi, se soigner signifie non seulement corriger un dysfonctionnement biologique ou psychologique, la diminution d’un mal-être ou d’un malaise, mais participe souvent au recouvrement d’un plaisir à vivre. De la même manière, l’amélioration du sommeil, le regain d’appétit ou la diminution de l’anxiété qui sont les trois motivations les plus souvent mentionnées pour faire appel au « cannabis médical » peuvent difficilement être dissociés du plaisir à vivre (Lancaster et al., 2017 ; Walsh et al., 2013). Toutefois, la construction politique du « consommateur médical de cannabis » se restreint volontairement à une définition étroite du traitement et de la médecine qui « traiterait les pathologies et restaurerait la «normalité» » en santé (Lancaster et al., 2017, p. 118, traduction libre). Cela permet ainsi plus aisément de justifier une loi qui donne accès aux produits du cannabis à des consommateurs qui ont des raisons « légitimes » d’en faire usage, les distinguant des consommateurs sans suivi médical qui en feraient un usage non légitime, soit un plaisir coupable que l’on doit maintenir prohibé (Duff, 2016 ; Fischer et al., 2015 ; Lancaster et al., 2017 ; Subritzky, 2018).

Un autre élément enracine cette distinction entre les « consommateurs médicaux » de cannabis et les « consommateurs récréatifs », soit le discours prohibitionniste lui-même, justifiant la répression des consommateurs de drogues illégales. Cette fois, il s’agit, d’une façon plus large, de distinguer les usages légitimes de drogues de ceux qui ne le sont pas. Le produit de ce discours a été bien intégré par la population qui distinguera ses propres usages de drogues – jugés légitimes, des usages de drogues illégales.

Intégrer la norme sociale vs s’évader de la réalité

Parmi les consommateurs de drogues qui en font usage en dehors du cadre médical (mis à part les consommateurs de drogues légales telles l’alcool et le tabac), il y a tous les usagers qui prennent des drogues pour soulager des problèmes physiques, ou encore pour performer aux études, au travail, dans le sport, et même sexuellement. Ce tableau est sans compter les doses de caféine consommées par la majorité des adultes dans divers produits pour se donner de l’énergie. Tous ces consommateurs de drogues en dehors d’un suivi médical ne se considèrent pas de « mauvais » utilisateurs de drogues ou des « drogués », même s’ils peuvent ressentir une dépendance et que certains modes d’approvisionnement de ces drogues ne sont pas toujours légaux (Beauchesne, 2018). En fait, les études sur ces divers usagers de drogues aboutissent à un discours commun : leur usage de drogues est une stratégie légitime d’adaptation à l’environnement. Ils n’ont rien à voir avec les consommateurs de drogues illégales qui cherchent à « s’évader de la réalité ». Eux, au contraire, cherchent à « intégrer la norme sociale » (Bennett et Holloway, 2017 ; Binsinger et Friser, 2002 ; Goffette, 2008 ; Levy et Thoër, 2008 ; Thoër et al., 2008 ; Thoër et Robitaille, 2011). Ces propos renvoient au discours prohibitionniste qui établit une différence entre les « bonnes » et les « mauvaises » drogues, les « bonnes » étant celles qui permettent de performer, de diminuer son stress, de se sentir mieux pour atteindre ses objectifs de vie, les « mauvaises » étant celles qui sont prises uniquement pour « s’évader de la réalité ». Ce discours permet de ne pas associer les divers usages de drogues dans le quotidien de certaines personnes, ou encore les diverses « conduites dopantes »[4], au discours négatif sur les consommateurs de drogues illégales.

Bien sûr, ces distinctions sont tout à fait simplistes quant aux différentes motivations à consommer du cannabis. Nous y reviendrons à la section suivante. Il suffit pour le moment de retenir que pour autoriser un usage médical de cannabis dans un contexte où un usage sans autorisation médicale demeurait prohibé, il était nécessaire de distinguer nettement les deux catégories de consommateurs. Cette distinction fut facile à faire, puisque l’usage médical de drogues constitue déjà l’usage le plus légitime de ces produits et que les consommateurs de cannabis eux-mêmes ont dû faire cette distinction pour valider leur demande d’accès au cannabis à des fins thérapeutiques devant les tribunaux. De plus, le discours moral prohibitionniste avait déjà fait son chemin dans les perceptions populaires sur les drogues, distinguant les « bonnes » drogues pour des raisons thérapeutiques, de performance et d’intégration sociale, des « mauvaises drogues » dont le but serait l’évasion de la réalité. Enfin, l’industrie du marché thérapeutique de cannabis qui va se développer à la suite de l’expansion des lieux où cet usage est autorisé tenait également à cette distinction pour son image ; elle désire que ses activités soient associées au milieu médical et, pour ce faire, contribuera grandement à l’appellation de « cannabis médical » pour désigner ses produits.

Au fur et à mesure de la reconnaissance du droit d’accès au cannabis à des fins thérapeutiques par des pays ou régions, chez les scientifiques, dans les institutions gouvernementales, les corps de police et dans les médias, s’est peu à peu ancrée dans le vocabulaire cette distinction entre les consommateurs « médicaux » et les consommateurs « récréatifs » selon que l’on se référait à l’un ou l’autre groupe de consommateurs. Au Canada, la revue de presse pendant le processus de légalisation et son implantation indiquait d’ailleurs clairement que pour de nombreux groupes, le Canada légalisait non pas un autre mode d’accès au cannabis, mais le « cannabis récréatif », comme si les consommateurs sans suivi médical n’avaient rien à voir avec les consommateurs de cannabis possédant une autorisation médicale d’en consommer, tant en termes de motivation d’usage que de produits consommés (Association pour la santé publique du Québec [ASPQ], 2017-2020). De plus, un parallèle avec le consommateur d’alcool a été fait par plusieurs intervenants aux débats en référence à ce « consommateur récréatif », ce qui amène cette première question : le consommateur d’alcool, tout comme le consommateur de cannabis, peut-il être considéré comme un « consommateur récréatif » ? La fin de la prohibition de l’alcool a signifié l’arrivée d’un marché de consommateurs, de produits et des contextes de consommation qui n’étaient pas le miroir du marché illégal. Ce constat amène une seconde question : pourquoi le marché du cannabis légal serait-il le miroir du marché illégal ?

Le consommateur d’alcool : un « consommateur récréatif » ?

Depuis longtemps les études ont identifié que les rapports positifs ou négatifs qui sont établis avec les drogues dépendent de trois facteurs reliés entre eux : les produits eux-mêmes (concentration, quantité, qualité, mode d’usage), le rôle qu’ils jouent dans la vie des personnes (rapports positifs ou négatifs selon les attentes, la personnalité, l’état mental et émotionnel, les motivations d’en consommer) et les divers paramètres environnementaux entourant cette consommation (contexte légal, conditions de vie, milieu culturel, environnement immédiat). La compréhension du jeu de ces trois composantes (en anglais drug, set, setting) aide à identifier les meilleures stratégies de prévention des usages problématiques de drogues et de leurs méfaits potentiels (Fallu et al., 2019 ; Zinberg, 1984).

Dans cet objectif, plusieurs études se sont intéressées plus spécifiquement aux motivations à consommer des drogues. Celles qui retiendront notre attention ont trait à l’alcool et au cannabis, puisque le consommateur de drogue avec lequel le « consommateur récréatif de cannabis » a été le plus souvent comparé dans les débats est le consommateur d’alcool.

Ces études, bien sûr, ont de nombreuses limites, dont le fait d’être en grande partie fondées sur des instruments d’auto-évaluation, qu’il y ait peu d’études longitudinales, que les échantillons se restreignent généralement à certaines catégories de jeunes ou de jeunes adultes (on peut aisément présumer que les motivations évoluent avec l’âge) et qu’elles aient principalement été effectuées sur des Caucasiens dans les milieux scolaires. Malgré cela, il en ressort certaines constances utiles pour répondre à notre question (Cooper et al., 2016).

Le modèle le plus répandu pour faire des études motivationnelles sur l’alcool et le cannabis est celui de Cox et Klinger (1990) que d’autres études ont enrichi sur certains aspects, particulièrement pour mieux tenir compte du contexte, ou encore pour prendre davantage en compte la pharmacologie différente de ces drogues. Le modèle motivationnel de Cox et Klinger (1990) comprend deux dimensions : les personnes consomment parce qu’elles cherchent quelque chose ou veulent éviter quelque chose et les personnes ont une motivation centrée sur un besoin personnel ou qui répond à des besoins communautaires.

Ces deux dimensions peuvent être croisées pour donner les quatre catégories de motivations suivantes : (1) les motivations de l’approche centrée sur soi, telles que boire, fumer ou utiliser des drogues pour augmenter le plaisir physique ou émotionnel ou pour le plaisir des sensations (c’est-à-dire des motivations d’amélioration de soi) ; (2) les motivations centrées sur soi qui sont des stratégies d’évitement, telles que boire, fumer ou utiliser des drogues pour faire face à des menaces à son estime de soi ou pour éviter ou minimiser des émotions négatives (c’est-à-dire des motivations d’adaptation) ; (3) les motivations de rapprochement social, telles que boire, fumer ou utiliser des drogues comme un moyen de faire des liens avec les autres, pour animer des rassemblements sociaux (c’est-à-dire des motivations sociales et d’affiliation) ; (4) les motivations d’évitement social, telles que boire, fumer ou utiliser des drogues pour éviter le rejet social ou obtenir l’approbation d’autrui (c’est-à-dire des motivations liées à la recherche d’approbation et de conformité).

Cooper et al., 2016, p. 379, traduction libre

Cooper et ses collaborateurs (2016) ont fait une revue de littérature des études motivationnelles sur la base de ce modèle. Leur constat global est qu’il y a plus de similitudes que de différences entre les motivations d’utiliser l’alcool et le cannabis. Les quatre catégories de motivations se retrouvent dans les motifs de consommation de ces deux drogues, et ce, tant chez les consommateurs qui gèrent bien leur usage que chez les consommateurs problématiques, car les motifs de consommation d’une même personne peuvent varier selon les contextes. Les différences de motivations entre la consommation de l’alcool et de cannabis concernent deux éléments seulement : 1) avec l’alcool, plus qu’avec le cannabis, des personnes en font un usage épicurien (pour le plaisir du goût ou rehausser un repas ; Kairouz et al., 2002) avec le cannabis plus que pour l’alcool, l’expérience sensorielle différente de la réalité prend plus d’importance. Cela tient probablement aux propriétés psychoactives particulières du cannabis, principalement la présence de THC (Biolcati et Passini, 2019). Toutefois, ces deux différences n’enlèvent en rien le fait que l’on retrouve les quatre catégories de motivations chez les consommateurs de ces deux drogues.

Ainsi, l’aspect récréatif est là pour les deux drogues, mais ne constitue qu’un élément parmi un ensemble de motivations à les consommer, motivations qui varient selon les attentes et les croyances que l’on a sur la capacité de la drogue à répondre à certains besoins et le contexte d’utilisation. Les motivations à consommer de l’alcool ou du cannabis sont donc beaucoup plus diversifiées et complexes que le qualificatif « récréatif » le laisse sous-entendre. D’ailleurs, personne dans les débats n’a utilisé l’expression « alcool récréatif », expression qui n’est pas présente dans le vocabulaire usuel sur cette drogue.

Les études statistiques des dernières années sur la consommation du cannabis reconnaissent de plus en plus cette diversité de motivations à consommer du cannabis, que ce soit l’automédication, le soulagement de divers problèmes émotifs, la réduction de l’anxiété, etc. En même temps, les qualifications de « cannabis récréatif » et de « consommateurs récréatifs de cannabis » persistent pour désigner les consommateurs et les produits en dehors de l’usage médical autorisé, et ce, même dans le milieu scientifique. D’ailleurs, Santé Canada (2020b) classe encore ses rappels et avis de sécurité concernant des lots de cannabis sur le marché en vente libre dans la sous-catégorie : « cannabis récréatif ».

Le marché légal de cannabis : un miroir du marché illégal ?

Le marché de l’alcool, au lendemain de sa (re)légalisation à la suite de la prohibition, est venu répondre à cette diversité de motivations par une multitude de produits dont plusieurs avaient disparu du marché illégal, modifiant ainsi non seulement les produits consommés, mais les modes et contextes de consommation, de même que les profils des consommateurs. Le qualificatif de « cannabis récréatif » pour désigner les produits en vente libre, ou encore l’appellation de « consommateur récréatif » très réductrice des motivations à consommer, ont amené à négliger dans les débats lors de la légalisation du cannabis le fait que le marché légal de cannabis ne sera pas le miroir du marché illégal. L’industrie du cannabis, déjà présente dans le marché thérapeutique, aura un impact considérable sur le marché en vente libre du cannabis, modifiant les produits consommés, les modes et contextes de consommation, de même que les profils des consommateurs.

Bien sûr, l’industrie vendra certains produits habituels aux consommateurs du marché illégal, principalement le cannabis séché. Toutefois, par définition, l’industrie cherche à étendre son marché en proposant des produits qui répondent aux diverses attentes des consommateurs. Ainsi, cette industrie du cannabis qui a bâti son expertise dans le marché thérapeutique allait répandre les produits de ce marché dans le marché en vente libre. Le marché très lucratif de l’automédication (réduire son anxiété, se détendre, diminuer certaines douleurs, retrouver l’appétit, le sommeil, etc.), en particulier, s’ouvrait devant eux. C’était à prévoir, surtout qu’avec ces produits, on peut plus aisément rejoindre toutes les tranches d’âge. Comme elle a déjà une expertise dans cette catégorie de produits, elle peut offrir une grande gamme de produits qui ne se fument pas, en réponse aux nombreuses personnes ne désirant pas fumer le cannabis (CCDUS, 2019 ; Rotterman, 2020 ; Santé Canada, 2020a). De plus, les produits du cannabis allaient avoir des concentrations variables de CBD, un des cannabinoïdes les plus étudiés avec le THC, pour répondre à différents besoins d’automédication et adoucir l’effet du THC.

En effet, plus d’une centaine des composés chimiques du cannabis sont désignés sous le nom de cannabinoïdes, et deux d’entre eux sont à l’heure actuelle plus documentés. Le THC (delta-9-tétrahydrocannabinol), responsable de l’effet psychotrope, et le CBD (cannabidiol), qui non seulement possède certaines propriétés thérapeutiques, mais vient moduler l’effet du THC pour en réduire les effets[5]. Pour simplifier l’équation, plus le THC est élevé par rapport au CBD, plus les effets psychoactifs sont ressentis rapidement et intensément. Plus le CBD est élevé par rapport au THC, plus l’effet du THC sera faible, se dispersant sur une plus longue durée. Cela permet ainsi aux gens qui le désirent de subir moins intensément les effets psychotropes du THC.

Dès les premiers mois du marché en vente libre au Canada, cette clientèle a répondu à l’appel, car les gens s’informent de plus en plus sur Internet quant aux produits qui pourraient contribuer à leur mieux-être (Lewis et Sznitman, 2019). De plus, parmi les consommateurs, plusieurs en prenaient déjà pour des motifs relatifs à ce mieux-être. Une étude de l’Institut de la statistique du Québec (2020, p. 11) indique qu’à la suite de la légalisation, il y a eu une augmentation de la consommation de cannabis, « notamment chez les hommes et chez les personnes de 45 à 64 ans »[6]. Parmi les 16,0 % de Québécois de 15 ans et plus ayant consommé du cannabis dans les 12 mois précédant l’enquête, 23,5 % disent en consommer pour traiter un problème de santé, 77,7 % pour relaxer, 41,6 % pour aider au sommeil, 21,3 % pour « aider avec les sentiments », 48,6 % pour ressentir l’effet euphorisant qu’il procure, 84,0 % pour le plaisir et 74,4 % pour socialiser (Institut de la statistique du Québec, 2020)[7]. Les personnes consommant pour un problème de santé ou pour soulager un problème quelconque (physique ou émotionnel) sont beaucoup plus nombreuses chez les usagers quotidiens que pour les autres motifs. Quant à l’enquête canadienne de Charlebois et ses collaborateurs (2019), elle montre que 46,0 % des consommateurs en prenaient principalement pour des raisons médicinales, 32,0 % pour la détente et 10,0 % pour la socialisation entre amis. Ces motivations à consommer du cannabis ont bien sûr eu des répercussions dans les achats sur le marché en vente libre. Les premiers produits en rupture de stock chez les détaillants de cannabis et les boutiques en ligne, même si leurs prix pouvaient être assez élevés, furent les produits avec des taux élevés en CBD et qui ne se fument pas (CCDUS, 2019 ; Rotterman, 2020). Ainsi, de nombreuses personnes, principalement dans les tranches plus âgées de la population et chez les femmes, ont vu dans l’arrivée de ce nouveau marché de cannabis non pas une drogue « récréative », mais une drogue qui pourrait éventuellement les aider à améliorer leur bien-être physique ou mental sans passer par le marché du cannabis autorisé médicalement, tout comme cela s’est passé dans les États américains qui ont légalisé le cannabis (Subritzky, 2018). D’ailleurs, dans la présentation des produits sur ce nouveau marché, la multiplicité des motivations à consommer du cannabis en dehors de fins récréatives est bien mise en valeur[8].

Il faudra plusieurs années avant que des profils de consommation clairs se dégagent, le temps d’une intégration culturelle du cannabis en tant que drogue légitime à consommer et que l’essai des nouveaux produits sur le marché permette aux personnes d’identifier ceux qu’ils préfèrent. Ainsi, les consommateurs eux-mêmes, maintenant que les contextes d’usage ont changé par la légalisation du marché en vente libre de cette drogue, vont peu à peu redéfinir leurs attentes et leurs besoins à l’égard de ces nouveaux produits offerts par l’industrie et ainsi modifier les profils de consommation dans toutes les tranches d’âge.

Toutefois, lors des débats sur la légalisation du cannabis, surtout au niveau provincial et municipal, comme la perception dominante était qu’on était en train de légaliser le cannabis « à des fins récréatives », la grande modification des produits, des profils de consommation et des contextes de consommation qu’amènerait au fil des années ce nouveau marché fut peu prise en compte. On se limita essentiellement à analyser la situation du marché légal comme s’il allait être le miroir du marché illégal en termes de produits consommés et de profils de consommation, et à encadrer les règles d’accès à ce marché pour des consommateurs « récréatifs » (ou « non médicaux », appellation qui se retrouve également dans les débats).

Un autre élément important dans les débats est que l’image dominante du consommateur « récréatif » était celle d’un fumeur, car c’est la forme d’usage la plus répandue sur le marché illégal. Ce consommateur allait ainsi subir les effets d’un certain discours stigmatisant lié à la « dénormalisation » du tabac.

La stigmatisation de l’usage du tabac

Si les compagnies de tabac ont acquis un pouvoir politique considérable qui leur a permis pendant longtemps d’éviter que des projets de loi ne soient passés afin de contrôler le contenu de leurs produits, ou encore de restreindre leur capacité de promotion ou de mise en marché (Muggli et al., 2001), elles ont eu beaucoup moins de succès au niveau local. En fait, quand des restrictions ont eu lieu, les gouvernements suivaient généralement un mouvement de la base ; celui-ci était animé par des militants antitabac qui, à la suite de la médiatisation d’études sur la nocivité de la fumée secondaire, faisaient valoir les droits des non-fumeurs en s’appuyant sur les revendications des milieux de la santé pour réduire le tabagisme.

Les campagnes pour faire reconnaître le droit des non-fumeurs à ne pas subir la fumée secondaire ont eu du succès, la majorité des fumeurs reconnaissant aujourd’hui ce droit. Ils acceptent également que dans les lieux impossibles à ventiler adéquatement, des interdits de fumer soient mis en place. C’est ce qui a amené dans certaines villes les premiers interdits de fumer dans les lieux publics (Bell et al., 2010 ; Wolfson, 2001). La pression sur le politique s’est alors maintenue pour que ces interdits ne soient pas seulement municipaux ; les gouvernements furent alors forcés d’agir et ces interdits dans les lieux publics se sont répandus jusqu’à gagner tous les gouvernements provinciaux et territoriaux au Canada et à amener le gouvernement fédéral à légiférer en ce sens, restreignant grandement les lieux où il est permis de fumer.

Les revendications des groupes de la base, jumelées à celles des milieux de la santé, se sont toutefois construites sur un discours ambigu qui va bien au-delà du droit des non-fumeurs à ne pas subir les méfaits de la fumée secondaire. En effet, la « dénormalisation » de l’usage du tabac s’est traduite chez certains groupes antitabac par une croisade morale fondée sur la stigmatisation de l’usager de cette drogue (Bayer et Stuber, 2006 ; Bell et al., 2010 ; Chapman et Freeman, 2008).

Par exemple, en Australie, les campagnes de prévention antitabac ont largement contribué à dégrader l’image des fumeurs, décrits comme des drogués sans volonté, malodorants, voire repoussants, pollueurs égoïstes qui provoquent des incendies, qui pèsent sur les dépenses de santé et sont moins productifs que les autres salariés, sans oublier bien sûr qu’ils empoisonnent leur entourage à cause du tabagisme passif.

Peretti-Watel et Constance, 2009, p. 207

Cette croisade morale est si forte dans certains milieux que l’accès aux soins en santé est parfois restreint pour les fumeurs.

La stigmatisation qui est actuellement associée au tabagisme semble être en partie responsable des efforts visant à faire des soins de santé un privilège pour lequel les fumeurs auraient nié leur « droit » d’accès. Des rapports récents des médias du Canada, du Royaume-Uni et de l’Australie indiquent que certains chirurgiens refusent de traiter les fumeurs ou les poussent vers le bas des listes d’attente de chirurgie, et plusieurs médecins détournent les fumeurs de leur clinique de pratique familiale. Les médecins qui ont pris de telles mesures soulignent les exigences croissantes imposées aux médecins généralistes dans un système de soins de santé où l’offre ne répond pas à la demande et où les ressources sont déjà trop minces […][9].

Bell et al., 2010, p. 797, traduction libre

C’est sur ce discours de stigmatisation que leur habitude fut bannie de nombreux endroits publics extérieurs où l’enjeu de la fumée secondaire n’est pas là, et même privés, si l’on inclut les nombreux endroits où ils ne peuvent habiter, car interdits aux fumeurs. Ces restrictions de consommation dans les lieux où la fumée secondaire n’est pas un enjeu sont généralement fondées sur un discours soutenant que fumer dans les lieux publics constitue un mauvais exemple pour les enfants. Or, s’il fallait émettre des interdits dans les lieux publics extérieurs sur des comportements alimentaires nocifs pour la santé sur la base que c’est un mauvais exemple pour les enfants, cela signifierait interdire en priorité que l’on se gave en public de malbouffe, de boissons sucrées, etc., soulignant les problèmes de santé multiples qui en résultent et qui sont très coûteux pour le système de santé. En fait, dès que l’on sort de la question du tabac, cet argumentaire face à la légitimité de prohiber des lieux publics extérieurs les habitudes malsaines pour la santé est vite intenable.

De plus, tout comme dans le discours prohibitionniste, le fumeur est considéré comme responsable de sa situation et, pour cette raison, doit en assumer les conséquences. Même les compagnies d’assurance-vie sont venues confirmer la légitimité de cette stigmatisation et la responsabilité du fumeur face à sa situation, contrairement aux autres habitudes de vie : « Toutes les grandes compagnies d’assurance-vie ont longtemps offert des réductions importantes aux non-fumeurs. Des réductions similaires ne sont pas offertes aux personnes qui ont un poids santé ou encore qui évitent d’autres facteurs de risque importants pour la santé » (Chapman et Freeman, 2008, p. 29, traduction libre). En effet, depuis les années 1970, la majorité des coûts en santé sont liés à des habitudes de vie malsaines : sédentarité, malbouffe, absorption d’aliments transformés et ultra-transformés, de boissons sucrées, etc. Pourquoi viser en particulier une habitude de vie et en stigmatiser ceux qui en sont dépendants ?

Dans le milieu de la santé, cette stigmatisation de l’usage du tabac est peu abordée et, lorsqu’elle est reconnue par des personnes du milieu, ces dernières

croient qu’elles stigmatisent des comportements et non des personnes, et pour ces intervenants, cette distinction est cruciale. Toutefois, à savoir si c’est ce qui se passe dans les faits, concrètement, n’est pas aussi certain […]. Et pour ce qui est des militants antitabac, la question morale de savoir comment équilibrer l’avantage global pour la santé publique qui peut être obtenu par la stigmatisation des fumeurs, et les souffrances qui résultent de cette stigmatisation n’est pratiquement jamais abordée. La question devient d’autant plus pressante que la stigmatisation retombe sur les plus vulnérables socialement, c’est-à-dire les pauvres qui continuent de fumer.

Bayer et Stuber, 2006, p. 47, traduction libre

Les enquêtes menées auprès d’ex-fumeurs indiquent en effet que si la première raison évoquée pour avoir cessé l’usage du tabac était leur santé, la seconde raison était d’échapper à cette stigmatisation. De plus, les études indiquent que les personnes à revenus plus élevés ont cessé davantage de fumer que les personnes à bas revenus. L’hypothèse est que cette stigmatisation de l’usage du tabac est partie d’un ensemble de stéréotypes négatifs avec lesquels elles auraient à vivre, donc aurait moins d’effet (Bell et al., 2010 ; Jinyoung, 2014).

S’il demeure important de « dénormaliser » l’usage du tabac et de respecter les droits des non-fumeurs, cette stigmatisation va à l’encontre des approches de réduction des méfaits en santé publique. Les intervenants qui s’inscrivent dans ces approches cherchent à réduire la stigmatisation des consommateurs problématiques de drogues illégales pour faciliter leur accès aux services. Leur discours principal est qu’il faut éviter d’aggraver les problèmes potentiels de ces consommateurs. On conteste également le discours prohibitionniste à l’égard des consommateurs de drogues illégales voulant que leurs problèmes de santé viennent de leur incompétence à gérer leur vie à cause de la drogue et que, s’ils refusent de cesser leur consommation, la solution doit être de les punir (Bastien, 2013 ; Fallu et Brisson, 2013 ; Lévesque, 2013 ; Massé, 2013). Pourtant, c’est ce discours de stigmatisation qui prédomine dans certains groupes antitabac et qui reçoit un certain appui populaire, même si cette drogue n’est pas prohibée.

En somme, contrairement aux discours et stratégies de prévention en matière d’alcool, dans le discours antitabac on préconise que plus personne ne consomme ces produits, parce que c’est un comportement à haut risque. Cela s’est traduit dans certains discours par la stigmatisation des consommateurs de tabac. Comme la forme dominante d’usage de cannabis sur le marché illégal est de le fumer, les gouvernements ont trouvé dans les lois sur l’usage du tabac dans les lieux publics et dans les objectifs des politiques sur cette drogue un compromis pour légaliser le cannabis (fédéral) et assurer sa distribution (provinces et territoires) tout en conservant le discours de la prohibition sur les consommateurs de cette drogue sans autorisation médicale : idéalement, personne ne devrait en consommer. De même, on restreindra les usages de cannabis sur la place publique, comme on le fait pour l’usage du tabac, et même davantage. Des stratégies en santé publique pour orienter les consommateurs vers des formes d’usage moins à risque que celle de fumer le cannabis n’ont à peu près jamais été mises de l’avant pour justifier ces restrictions (ASPQ, 2017-2020).

Ces « solutions » politiques permettront ainsi de répondre aux craintes populaires dont certains partis politiques opposés à la légalisation se faisaient les porte-voix.

Compromis politiques

Loi C-45

La problématisation politique de l’usage du cannabis pour justifier sa légalisation se retrouve dans le document Vers la légalisation, la réglementation et la restriction de l’accès à la marijuana, Document de discussion (Santé Canada, 2016). Ce document fut rédigé pour permettre à un Groupe de travail sur la légalisation et la réglementation du cannabis (GTLRC) de mener des consultations auprès des divers gouvernements provinciaux et territoriaux, des experts ou encore de divers groupes intéressés par la question. Ce document de discussion fut également mis en ligne sur le site de Santé Canada. Au total, 30 000 personnes ont participé à ce processus consultatif, ce qui montre l’intérêt de très nombreux groupes et individus sur la question. Cette consultation a servi au groupe de travail à préparer un rapport sur les éléments que devait contenir le projet de loi légalisant le cannabis, soit C-45 (GTLRC, 2016).

Avant de présenter le contenu de la problématisation politique de l’usage du cannabis dans ce Document de discussion qui a servi de base à la consultation, il importe de préciser la spécificité de ce type de consultation. Certains types de consultation publique, dont celle-ci, constituent pour les intervenants politiques une occasion de communiquer au public ce qui est non négociable dans la manière de poser un problème. C’est également un outil pour mieux connaître les directions à prendre dans ce qui est négociable afin de s’assurer que la manière d’y répondre soit politiquement viable, c’est-à-dire que les groupes-clés s’en montreront globalement satisfaits. Le Groupe de travail a ainsi pour mandat de conserver ce qui est non négociable (problématisation politique) et de faire ressortir les groupes d’intérêts dans ce qui est négociable, orientant par des recommandations les réponses politiques à donner. Ici, il s’agissait plus spécifiquement d’orienter le gouvernement sur certains aspects du projet de loi légalisant le cannabis.

Les nouvelles technologies informatiques permettant une consultation en ligne facilitent « les modalités de cadrage » de ce type de consultation. Par exemple, « en répondant à un questionnaire, la participation des internautes se résume à un choix entre des possibilités prédéfinies […] » (Badouard, 2014, p. 39). Ce fut le cadrage de consultation privilégié par le gouvernement. Dans les parties 1 et 2 du document, le gouvernement définissait le problème à résoudre et le contexte qui l’avait amené à privilégier la légalisation. Ensuite, à la partie 3, il exposait son questionnement sur le contenu du projet de loi et fournissait un texte explicatif pour chacun des cinq points de discussion qui se terminait par des questions à partir de ce texte sur lesquelles les gens devaient manifester leur préférence et en expliquer les raisons. Ainsi, sa problématisation du cannabis était d’abord posée, et c’est sur cette problématisation préalable que reposaient les points de discussion.

Si ces dispositifs participatifs connaissent de nouveaux développements technologiques ces dernières années, ce ne sont toutefois pas de nouvelles stratégies de gouvernance. L’enjeu pour le gouvernement dans ce type de consultation est de communiquer sa manière de poser le problème (ce qui est non négociable) et d’entendre les réflexions de publics spécifiques ou plus élargis sur certains points de la problématique (ce qui est négociable). L’espace de réflexion est ainsi délimité par le gouvernement à l’intérieur de la problématisation déjà effectuée par ce dernier (Bacchi et Goodwin, 2016 ; Foucault, 1978 ; Lascoumes et Le Galès, 2004).

Ce qui est d’intérêt pour cet article est le « non négociable » dans le Document de discussion et dont le premier élément, bien sûr, est la légalisation elle-même. Dans ce Document de discussion, le gouvernement explique que la légalisation du cannabis doit viser à atteindre les objectifs suivants :

  • Protéger les enfants et les adolescents en les empêchant de se procurer de la marijuana.

  • Empêcher les profits de tomber entre les mains des criminels, notamment le crime organisé.

  • Réduire pour la police et le système de justice le fardeau associé aux infractions liées à la possession simple de la marijuana.

  • Éviter que les Canadiens n’entrent dans le système de justice criminelle et qu’ils n’obtiennent un dossier criminel pour des infractions liées à la possession simple de la marijuana.

  • Protéger la santé publique et la sécurité de la population en renforçant, le cas échéant, les lois et les mesures d’application qui dissuadent ou punissent les infractions plus graves liées à la marijuana, en particulier la vente et la distribution aux enfants et aux jeunes, la vente à l’extérieur du cadre réglementaire, et la conduite d’un véhicule motorisé sous l’influence de la marijuana.

  • S’assurer que les Canadiens sont bien informés, au moyen de campagnes de santé publique soutenues et appropriées, et veiller à ce qu’ils comprennent les risques, surtout les jeunes.

  • Établir et appliquer un système strict de production, de distribution et de vente et adopter une approche liée à la santé publique, accompagnée d’une réglementation visant la qualité et la sécurité (ex. : emballage à l’épreuve des enfants, étiquettes d’avertissement), de la restriction de l’accès et de l’imposition de taxes, et d’un soutien programmatique pour le traitement de la toxicomanie et les programmes d’éducation et de soutien de la santé mentale.

  • Continuer de donner accès à la marijuana à des fins médicales de qualité contrôlée, conformément à la politique fédérale et aux décisions de la Cour.

  • Entreprendre la collecte de données de façon continue, incluant la collecte de données de base, pour surveiller l’impact du nouveau cadre. (Santé Canada, 2016, Introduction)

Ces objectifs annonçaient une volonté de réduire les méfaits de la criminalisation des consommateurs et les méfaits potentiels de l’usage du cannabis en fondant les décisions futures sur des données probantes. Toutefois, le gouvernement devait réaliser ces objectifs en tenant compte de deux limites politiques. La première était que cette réforme ne devait pas heurter de front les citoyens encore imprégnés de discours prohibitionnistes et ouvrir ainsi la porte au principal parti d’opposition, le Parti conservateur, contre cette légalisation, qui se faisait le porte-voix de ces discours. La seconde était que cette réforme ne devait pas remettre en question la prohibition des autres drogues dans la population ni le mettre à risque vis-à-vis les instances internationales de contrôles des stupéfiants, cette légalisation contrevenant déjà aux conventions internationales sur les drogues (Beauchesne, 2018).

Voyons comment cela s’est traduit dans le Document de discussion.

Première limite politique

Au point 3.1 de ce Document de discussion, le gouvernement explique qu’afin de « minimiser au mieux les méfaits associés à la consommation de marijuana, il faut se pencher sur les deux approches différentes utilisées dans le contrôle du tabac et de l’alcool » (Santé Canada, 2016). Dans le cas du tabac, explique-t-il, « l’objectif général est de réduire voire d’éliminer [notre souligné] sa consommation chez tous les Canadiens. En revanche, pour ce qui est de l’alcool, l’objectif général est de promouvoir une consommation responsable chez les adultes et d’en interdire la consommation chez les jeunes. […] la consommation d’alcool est grandement normalisée au sein de la société canadienne » (Santé Canada, 2016).

Quel sera le choix du gouvernement fédéral ? « Il est très important d’empêcher l’usage répandu ou la normalisation, surtout si l’on tient compte du fait qu’il faut diminuer le taux de consommation chez les jeunes Canadiens » (Santé Canada, 2016). Ainsi, le modèle du tabac est privilégié, soit idéalement, « réduire voire éliminer [notre souligné] sa consommation chez tous les Canadiens » (Santé Canada, 2016). Cela est également confirmé au point 2 où il est dit que les bienfaits du cannabis ne peuvent être que thérapeutiques : « la marijuana présente à la fois des risques et des avantages thérapeutiques potentiels pour la santé » (Santé Canada, 2016).

Ici la question n’est pas de savoir si les intentions du gouvernement sont trompeuses considérant qu’il a aussi comme objectif de consolider l’industrie canadienne de cannabis (Beauchesne, 2020). L’idée est qu’en problématisant la réglementation à mettre en place sur le cannabis sur les objectifs des politiques en matière de tabac et en expliquant qu’il ne s’agit pas de normaliser l’usage du cannabis comme on l’a fait pour l’alcool, cela s’inscrit très bien dans la perspective prohibitionniste, tout en légalisant cette drogue. Ce choix ouvrira la porte aux multiples interdits de consommation dans les réglementations mises en place par les provinces et les municipalités, comme nous le verrons.

Deuxième limite politique

Au point 2 de ce même document, le gouvernement reconnaît que la légalisation du cannabis n’est pas conforme aux fins visées par les conventions internationales sur les drogues, mais que c’est une situation qui évolue, s’en référant à l’Uruguay et aux premiers États américains qui ont légalisé le cannabis. Il explique son souci de conserver de bonnes relations internationales :

Même si la proposition du Canada de légaliser la marijuana peut différer de la politique de contrôle des drogues d’autres pays, elle partage les mêmes objectifs tels que protéger les citoyens, en particulier les jeunes ; mettre en oeuvre une politique fondée sur des données probantes et mettre la santé et le bien-être au centre d’une approche équilibrée pour l’application des traités. Le Canada est engagé à respecter ses partenaires internationaux et à trouver un terrain d’entente dans la poursuite de ces objectifs.

Santé Canada, 2016, point 2

Comme le Canada est signataire des conventions, préserver une bonne entente signifie montrer que le Canada n’est pas en train de contester les fondements mêmes de la prohibition des drogues interdites par celles-ci, à l’exception du cannabis. Pour ce faire, il va associer le cannabis aux drogues légales et le dissocier des autres drogues illégales : « selon ce que l’on sait actuellement, le risque de dépendance à la marijuana est plus faible que celui de la dépendance à l’alcool, au tabac ou aux opiacés. Et contrairement à l’alcool et aux opiacés, les surdoses de marijuana ne sont pas mortelles » (Santé Canada, 2016). Dans ce même objectif, le gouvernement va soutenir la rhétorique prohibitionniste en présentant sa politique plus libérale sur le cannabis comme une action de contrôle différente en vue de diminuer sa consommation, évitant de normaliser son usage ; du coup, il n’attaque pas les fondements des conventions internationales sur les drogues, soutenant qu’il y a des drogues qui sont « mauvaises » en elles-mêmes et qu’il est légitime de les prohiber.

Encore une fois, il ne s’agit pas de faire un procès d’intentions au gouvernement sur la simplification de l’argumentaire entourant le cannabis pour justifier sa légalisation, ni sur sa position à l’égard des interventions sur les autres drogues, surtout considérant qu’il est beaucoup plus ouvert à diverses stratégies de réduction des méfaits que le gouvernement conservateur précédent. Il s’agit ici de souligner que le gouvernement ne pouvait limiter son argumentaire pour légaliser le cannabis au fait que « malgré ces interdictions, la marijuana demeure la substance illégale la plus consommée au Canada » (Santé Canada, 2016, point 2) ; il fallait également maintenir la déviance de ce comportement, et en faire une drogue à part des autres drogues illégales. Ne pas avoir fait cela aurait laissé entendre que la prohibition, de manière générale, est clairement inefficace à empêcher la consommation des drogues illégales, amplifiant les risques potentiels pour la santé qui peuvent leur être associés, tout en criminalisant inutilement bien des consommateurs de celles-ci. Ce discours aurait indisposé les organes de contrôles des conventions internationales sur les drogues, tout en ouvrant la porte aux discours des militants qui désirent la légalisation de l’ensemble des drogues.

Ainsi, dans cette problématisation du cannabis pour justifier sa légalisation, cette drogue demeure toujours « mauvaise » en elle-même, mais la moins nocive en comparaison des autres drogues illégales, ce qui l’apparente davantage aux drogues légales. Toutefois, comme il ne peut être question d’en « normaliser » son usage, la voie des objectifs des politiques sur le tabac fut privilégiée. Cela a mené le gouvernement fédéral à interdire de fumer le cannabis dans tous les lieux où fumer et vapoter du tabac sont interdits. Toutefois, les réglementations provinciales, territoriales et municipales sont allées généralement plus loin dans les interdits que ce qui était proposé par le fédéral.

Les réponses provinciales, territoriales et municipales

Ce qu’il faut comprendre, c’est que plusieurs provinces sont plus restrictives que le fédéral en matière d’interdiction de fumer dans les lieux publics (interdiction dans les parcs provinciaux, sur la rue, les trottoirs, sur la plage, sur les pistes cyclables, etc.), et que certaines municipalités ont également des lois encore plus étendues en ce domaine que leur province ou territoire d’appartenance (Centre for population Health Impact, 2019). De plus, plusieurs provinces et villes ont élargi les restrictions des lieux où il est permis de fumer ou vapoter le tabac spécifiquement en prévision de la légalisation du marché en vente libre du cannabis (ASPQ, 2017-2020). Le résultat est que dans certaines provinces, il est interdit de fumer dans presque tous les lieux publics, comme au Québec, au Manitoba, en Saskatchewan, au Nouveau-Brunswick et au Yukon (Légis Québec, 2020 ; Gouvernement du Manitoba, 2018 ; Gouvernement de la Saskatchewan, 2018 ; Justice et Cabinet du Procureur général du Nouveau-Brunswick, 2018 ; Bureau des conseillers législatifs du Yukon, 2018).

Au Nouveau-Brunswick, il est spécifié « que la consommation du cannabis sous toutes ses formes [notre souligné] sera interdite partout sauf dans un logement privé ou sur un terrain adjacent à un logement privé (dans votre maison, dans votre cour arrière, etc.). Si vous consommez du cannabis dans une autre résidence, vous devez avoir la permission du propriétaire » (Gouvernement du Nouveau Brunswick, 2018). Comment peut-on contrôler toutes les formes de consommation de cannabis ?

En Saskatchewan, il est spécifié que la consommation de cannabis est interdite dans tous les lieux publics par souci de santé publique (Gouvernement de Saskatchewan, 2018).

À Terre-Neuve et Labrador, la consommation dans les lieux publics est permise, mais uniquement pour les usagers de cannabis autorisés à en consommer à des fins thérapeutiques (Gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador, 2018).

En Alberta, en août 2018, la Ville de Calgary avait voulu établir quatre espaces publics de consommation de cannabis (deux dans le quartier Inglewood, un autre dans Bridgeland, et le dernier dans Ogden) qui auraient permis aux citoyens et aux visiteurs d’avoir des lieux de consommation considérant qu’il est interdit d’en consommer dans la majorité des lieux publics, des condos, des immeubles à appartements et des hôtels (Radio Canada, 2018). Mais devant le tollé de protestations des citoyens, la Ville a reculé et retiré cette proposition un mois plus tard, préférant restreindre davantage les lieux de consommation (Laing, 2018).

Plusieurs municipalités, sous une grande pression des citoyens très craintifs à l’arrivée[10] de consommateurs de cannabis, ont étendu les interdits de consommation de cannabis fumé dans tous les lieux publics, quand cela n’avait pas été fait dans la loi provinciale ou territoriale (ASPQ, 2017-2020). Une des craintes des citoyens était d’absorber malgré eux du THC s’il y avait des fumeurs à proximité. Plusieurs acteurs en santé, principalement les chercheurs en santé publique, ont rapporté que, selon les études existantes, pour absorber du THC, il faut se retrouver dans une pièce fermée, mal aérée, avec plusieurs fumeurs consommant intensément du cannabis pendant plusieurs heures. Et encore, ces traces de THC durent peu longtemps. Un résultat positif de THC à la suite d’un test salivaire n’était présent que dans les trente minutes suivant l’exposition passive (Poulin et al., 2018). Ainsi, en matière de santé publique, il était clairement plus sain pour l’entourage de l’usager que celui-ci fume à l’extérieur, comme plusieurs le font déjà pour le tabac, désirant éviter la fumée secondaire à leur entourage. Malgré tout, plusieurs villes ont maintenu leur décision, arguant que la multiplication des interdits dans les endroits publics relevait également de l’acceptation sociale du fumeur de cannabis, qui n’est pas là (ASPQ, 2017-2020).

Ainsi, l’association par les gouvernements des politiques sur le cannabis aux objectifs des politiques sur le tabac a permis de répondre aux craintes de la population encore présentes à l’égard de cette drogue. Cela a fait en sorte que, à l’intérieur de la légalisation, il y ait de multiples interdits de consommation du cannabis fumé, forme dominante d’usage sur le marché illégal.

Une des conséquences de cette situation sera probablement un usage plus grand par certains consommateurs de produits autres que l’herbe à fumer dont les odeurs sont aisément perceptibles, comme dans les États américains qui ont de grandes restrictions sur la consommation de cannabis fumé dans les lieux publics. En matière de santé publique, cela peut être une bonne chose (Transform, 2019). À cet effet, les compagnies ont mis sur le marché de multiples appareils permettant d’inhaler discrètement du cannabis dans les lieux publics (en forme de briquet, de boîtier de cigarettes, de pompe pour l’asthme, etc.). Ces accessoires, lorsqu’ils sont de bonne qualité, permettent de mieux contrôler les quantités ingérées, et d’éviter les odeurs à l’entourage. Mais ils coûtent cher, tout comme les huiles de cannabis ou les cartouches pour vaporisateur. Il y a également les produits infusés au cannabis, mais dont la durée des effets est plus difficile à prévoir, incertitudes que ne désirent pas plusieurs consommateurs, particulièrement s’ils doivent conduire un véhicule motorisé ou effectuer une tâche.

Chose certaine, les modes de consommation seront affectés à long terme par ces multiples interdits dans les lieux publics, et certaines clientèles, moins favorisées économiquement, auront peu accès à des alternatives moins à risque pour la santé et plus discrètes dans les lieux publics. C’est pourquoi plusieurs intervenants des milieux de la santé publique et des organismes communautaires s’inquiètent grandement des conséquences négatives de ces restrictions généralisées de consommation pour ces clientèles ; les personnes qui n’ont pas un lieu privé bien aéré où fumer du cannabis devront choisir de le faire dans des lieux publics interdits, étant plus susceptibles de subir des sanctions (ASPQ, 2017-2020).

Les directives du gouvernement fédéral aux provinces et territoires ne sont pas du tout les mêmes quant aux consommateurs autorisés de cannabis à des fins thérapeutiques.

Cannabis à des fins thérapeutiques au travail et en divers autres lieux

La question de l’usage du cannabis autorisé à des fins thérapeutiques se pose de plus en plus, et ce, dans tous les milieux. Ils sont maintenant plus de 400 000 au Canada (Santé Canada, 2020a). Ils travaillent ou font partie de la clientèle de certains milieux ou institutions : en prison, dans les centres de désintoxication, les foyers pour personnes âgées[11], les maisons de jeunes, les écoles, les milieux policiers, etc. Toutefois, tel que spécifié dans la plupart des politiques, l’employeur n’est pas en droit de connaître la nature du handicap d’une personne ou son traitement, sauf si cette personne désire des accommodements à sa situation et décide d’elle-même de divulguer une partie ou la totalité de sa condition. Si c’est le cas pour un usager autorisé de cannabis à des fins médicales, le gouvernement fédéral a rappelé aux provinces et aux territoires qu’en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, les employeurs ont l’obligation de prendre des mesures d’adaptation, à moins qu’elles ne constituent une contrainte excessive pour un employé. Les employeurs ou les institutions ne peuvent faire preuve de discrimination envers un employé ou un candidat qui a une invalidité (Gouvernement du Canada, 2019).

Les gouvernements provinciaux et territoriaux, en écho au gouvernement fédéral, ont rappelé aux employeurs et aux institutions qu’en matière de cannabis autorisé à des fins thérapeutiques, les accommodements nécessaires doivent être faits, comme pour tout employé qui fait une demande en ce sens à cause d’une médication.

Loi C-46

L’autre inquiétude populaire très forte et qui a également été martelée en continu dans les médias par des membres du Parti conservateur est la crainte de l’augmentation de la conduite d’un véhicule motorisé avec les facultés affaiblies par le cannabis que cette légalisation allait entraîner. C’est ainsi que le même jour que le dépôt de la Loi sur le cannabis (C-45), le gouvernement déposait le projet de loi C-46 qui venait modifier les infractions relatives aux moyens de transport, entre autres, en ajoutant aux peines pour la conduite avec facultés affaiblies par l’alcool ou d’autres drogues des peines spécifiques pour la conduite d’un véhicule motorisé après avoir consommé du cannabis. Le texte de loi introduisait aussi le droit pour un policier d’utiliser un « appareil de détection à échantillonnage de liquide buccal » pour détecter le cannabis (test salivaire) (Parlement du Canada, 2018).

La question des deux catégories d’usagers s’est également posée dans ce projet de loi.

Il a été établi que les tests salivaires ne peuvent mesurer le taux de THC dans le cerveau à l’instar de l’alcootest qui mesure le taux d’alcool dans le cerveau, car « les mécanismes d’absorption, de distribution et de métabolisation de ces substances [les produits du cannabis] dans l’organisme (c.-à-d. la pharmacocinétique) sont plus complexes que ceux de l’alcool » (CCDUS, 2019, p. 4). Le THC se dissout dans les tissus adipeux tandis que l’alcool se dissout dans l’eau. Cette particularité fait en sorte que si les quantités d’alcool décelées dans la salive sont équivalentes à celles présentes dans le cerveau, ce n’est pas le cas avec le THC. Ainsi, des traces de cette drogue peuvent être présentes dans la salive quand l’effet psychotrope a disparu. À cela, il faut ajouter que les résultats du test salivaire peuvent aisément être faussés, que ce soit par « le débit salivaire, la méthode de prélèvement, la contamination buccale et la masse de la molécule, ainsi que sa liposolubilité, son pKa[12] et son affinité pour les protéines » (Doyon et al., 2017, p. 100).

Pour corriger ce problème, certains ont demandé que les tests salivaires, s’ils sont positifs, soient confirmés en laboratoire par des tests de concentrations plasmatiques. Ce n’est malheureusement pas une solution, car d’autres facteurs s’ajoutent qui font en sorte que même les tests sanguins ne permettent pas de mesurer avec certitude l’effet du THC sur le cerveau. Il y a d’abord l’effet de tolérance : « des méta-analyses combinant les données d’un grand nombre d’études ont révélé […] que les consommateurs fréquents de cannabis démontrent moins d’effets que les consommateurs occasionnels pour la même dose (sauf si le cannabis est combiné avec l’alcool) » (CCDUS et OEDT, 2018, p. 10). Il y a également le fait que les formes d’absorption du cannabis peuvent être multiples (herbes que l’on fume, e-liquides ou vaporisateurs sous la langue, cannabis infusé dans des produits alimentaires, des boissons, des topiques, etc.), ce qui fait varier considérablement la pharmacocinétique du cannabis (Dubé, 2019). Considérant l’impossibilité d’établir un seuil de THC au-delà duquel on peut considérer la personne comme ayant les facultés affaiblies et les problèmes des tests salivaires qui risquent de générer de nombreux faux positifs, établir des taux de THC « qui entraînent automatiquement des sanctions pénales quand ils sont dépassés n’est pas une solution » (Transform, 2019, p. 189, traduction libre). D’ailleurs, tous les tribunaux canadiens exigent, en complément de la preuve de consommation de drogue, l’échec au test de sobriété normalisé (TSN) pour confirmer les facultés affaiblies (CCDUS, 2020 ; Douville et Dubé, 2015). Le TSN consiste pour le policier à tester au bord de la route certains réflexes du conducteur par une épreuve de coordination de mouvements s’il le soupçonne d’avoir les facultés affaiblies par la drogue. Il y a d’abord le test du nystagmus horizontal (mouvement des yeux) qui consiste pour la personne à suivre un crayon du regard. Le policier examine si l’oeil produit alors un nystagmus, c’est-à-dire un mouvement involontaire et saccadé du globe oculaire. Puis il y a le test de la démarche où le policier demande à la personne de marcher sur une ligne droite et de se retourner. Enfin, il y a le test de l’équilibre où le policier va tester la capacité de la personne à effectuer plusieurs actions en même temps, par exemple, se tenir sur un pied en comptant à voix haute (Messier, 2016). C’est ce test effectué par un policier qui est exigé par les tribunaux canadiens pour confirmer les facultés affaiblies, les divers tests de drogues ayant été jugés insuffisants pour faire cette preuve.

Malgré cela, le gouvernement fédéral a privilégié la voie américaine, soit les tests salivaires mesurant le THC, se permettant même des taux de THC plus bas que ceux des États américains pour établir des sanctions, taux généralement établis à 5 ng par millilitre de sang. Il désirait ainsi exprimer sa réprobation de la consommation du cannabis au volant d’un véhicule motorisé. Il faut dire que le Parti conservateur du Canada (PCC) réclamait à grands cris dans les médias une très grande sévérité en cette matière (ASPQ, 2017-2018).

Ainsi, trois nouvelles infractions en matière de cannabis au volant furent créées pour répondre à ces inquiétudes populaires relayées par le PCC :

  • 2 nanogrammes (ng), mais moins de 5 ng de tétrahydrocannabinol (THC) par millilitre (ml) de sang : infraction criminelle punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, passible d’une amende maximale de 1 000 $.

  • 5 ng ou plus de THC par ml de sang : infraction mixte passible des peines actuellement prévues au paragraphe 255(1) du Code criminel.

  • Combinaison d’un niveau de THC supérieur à 2,5 ng par millilitre de sang et d’un taux d’alcoolémie de 50 milligrammes (mg) d’alcool par 100 ml de sang (0,05) : infraction mixte passible des peines actuellement prévues au paragraphe 255(1) du Code criminel. Une infraction mineure (amende maximale de 1 000 $) pour une personne qui, dans les deux heures où elle a cessé de conduire, présente une concentration entre 2 et 5 ng de THC par millilitre de sang. Si une faible quantité d’alcool est également détectée – moins du 0,08 permis –, cela entraînerait automatiquement l’amende maximale de 1 000 $.

Parlement du Canada, 2018

Le gouvernement fut ainsi sourd aux arguments de plusieurs témoins aux débats parlementaires qui soulevaient qu’avec des taux aussi bas de THC seront pénalisées de nombreuses personnes qui n’ont pas les facultés affaiblies. Le gouvernement n’a pas davantage tenu compte de la situation particulière des nombreux consommateurs de cannabis autorisés à en faire usage à des fins thérapeutiques pour lesquels ces taux signifient qu’ils ne peuvent plus conduire un véhicule motorisé, car ils testeront toujours positifs s’ils sont interceptés par la police. Ainsi, il n’a pas suivi la ligne de certains pays (Irlande, Norvège, Royaume-Uni) qui ne pénalisent pas du tout la personne si le cannabis consommé a été autorisé à des fins thérapeutiques. Toutefois, lors des audiences de C-46, l’Association canadienne des libertés civiles (2017), l’Association du Barreau canadien (2017) et le Barreau du Québec (2017) ont souligné que si le gouvernement maintenait ces sanctions à l’égard de cette clientèle, il devrait s’attendre à des poursuites devant les tribunaux pour contester la constitutionnalité de cette loi qui pénalise des personnes sous suivi médical sur la base de mesures de THC sans aucune validité scientifique quant à leur lien avec les facultés affaiblies. Deux provinces furent sensibles à ces arguments. Par exemple, dans le cas de l’Ontario qui a adopté une politique de tolérance 0 en matière de cannabis pour les jeunes conducteurs, les conducteurs novices ou les conducteurs professionnels, sa politique précise que les consommateurs de cannabis autorisé à des fins médicales ne sont pas assujettis aux exigences de tolérance 0. « Toutefois, vous pourriez faire face à des pénalités et à des accusations criminelles si un agent de police détermine que votre capacité de conduire a été affaiblie » (Ministère des Transports de l’Ontario, 2019, p. 1). Terre-Neuve-et-Labrador fait de même, expliquant que le taux de THC ne constituant pas une preuve suffisante pour un policier afin de donner une sanction à cette catégorie de consommateurs (Gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador, 2018).

Quel est le justificatif présenté par les partisans d’une politique différente à l’égard des consommateurs autorisés à faire usage de cannabis à des fins thérapeutiques ? « La principale raison évoquée pour accorder une exemption est de permettre aux patients qui prennent des cannabinoïdes à des fins médicales de vivre une vie plus normale » (CCDUS et OEDT, 2018, p. 13). Et qu’en est-il des autres consommateurs de cannabis dont certains, plus que d’autres, risquent de subir les interventions policières en matière de cannabis au volant sans même avoir les facultés affaiblies (Stilman, 2019) ? De plus, comment se fait-il que l’usage du cannabis autorisé à des fins médicales depuis 2001 au Canada, n’ait jamais amené la question du contrôle de l’usage de cette drogue au volant par des mesures spécifiques sur cette drogue ? Ainsi, c’est l’arrivée de consommateurs « récréatifs » de cette drogue qui semble avoir amené la nécessité de traiter de la question de l’usage du cannabis au volant d’un véhicule moteur.

Pour ce qui est des pratiques policières en ce secteur, seules des études sur leur mise en oeuvre permettront d’identifier si les deux catégories d’usagers, avec ou sans autorisation médicale, reçoivent des traitements différents ou pas.

Conclusion

Pour saisir certains choix législatifs (lois et réglementations) des différents paliers de gouvernement lors du processus de légalisation du cannabis au Canada, il importe de comprendre le contexte qui a permis la construction du problème à résoudre par le gouvernement fédéral. Un des éléments de contexte qui a été analysé ici est la séparation factice entre les consommateurs autorisés à consommer du cannabis à des fins thérapeutiques et les autres consommateurs, souvent désignés en tant qu’usagers « récréatifs », ou en faisant un usage « non médical ». Cette séparation provient des consommateurs qui cherchaient la reconnaissance par les tribunaux du droit d’accès au cannabis à des fins médicales. Elle fut ensuite reprise dans les décisions des tribunaux qui ont donné raison à ces consommateurs. Le problème pour les gouvernements des régions ou pays qui ont voulu donner un suivi aux décisions des tribunaux est qu’il fallait le faire alors que le cannabis en dehors de ces usages autorisés médicalement demeurait illégal et que de nombreux groupes réclamaient la légalisation du cannabis. Les gouvernements ont ainsi renforcé la distinction entre ces deux groupes de consommateurs, et ce, malgré le fait que les produits consommés et les motivations à les consommer soient en grande partie les mêmes dans le marché autorisé et le marché illégal.

Cette distinction s’est par la suite enracinée tant dans les discours institutionnels que scientifiques pour désigner l’une ou l’autre catégorie de consommateurs, pour fins médicales ou « récréatives ». Le problème est qu’une aura négative a pu persister sur la catégorie d’utilisateurs sans autorisation médicale grâce au discours plus global de la prohibition qui a imprégné fortement les perceptions populaires sur le cannabis. Le gouvernement devait en tenir compte s’il voulait mener à terme sa réforme, soit la légalisation du cannabis. La solution fut d’associer les objectifs de la politique de légalisation du cannabis aux objectifs de la politique du tabac, soit une « dénormalisation » du produit qui était maintenue, l’idéal étant la non-consommation de cette drogue.

Le résultat en fut que, d’une part, la légalisation du cannabis au Canada a été largement comprise dans les débats non pas comme un élargissement de l’accès à cette drogue, mais comme la légalisation de motivations différentes à la consommer, motivations perçues encore avec grande suspicion. D’autre part, dans les politiques et réglementations (fédérale, provinciales, territoriales et municipales), des interdits de consommation ont pu aisément se faire un peu partout en prolongation des stratégies en matière de tabagisme, considérant que la principale forme de consommation sur le marché illégal était de fumer cette drogue.

Pendant ce temps, l’industrie du cannabis, qui ne fait pas cette distinction, se préparait à déployer son marché pour répondre à un ensemble de motivations diversifiées à consommer du cannabis dans toutes les tranches d’âge, qu’il soit autorisé à des fins médicales ou non. En fait, c’est de cette industrie que naîtront probablement le plus de changements sur la problématisation de l’usage du cannabis. Mais pour cela, il faudra encore quelques années pour en voir les résultats. Chose certaine, le marché légal de cannabis ne sera pas le miroir du marché illégal, tant en termes de produits consommés que de profils de consommateurs et de formes de consommation.