Corps de l’article

Introduction

Définitions et représentations de la santé

La santé est un concept polysémique et d’innombrables définitions existent, la plus citée étant probablement celle de l’Organisation mondiale de la santé (OMS, 1946) selon laquelle elle constitue un « état », soit : « un état complet de bien-être physique, mental et social, et non seulement une absence de maladie ou d’infirmité » (p. 1). Puis, en 1986, dans la foulée des travaux de l’OMS sur la promotion de la santé, la santé devient davantage une « ressource » dont à la fois les individus et l’État doivent s’occuper en agissant sur les comportements et sur les circonstances de vie et les systèmes mis en place (économiques, sociaux, politiques, etc.) (OMS, 2008). Plus spécifiquement elle est « la mesure dans laquelle une personne ou un groupe peut réaliser ses aspirations, satisfaire ses besoins et s’adapter aux changements et au milieu » mettant « en valeur les ressources sociales et individuelles, ainsi que les capacités physiques » (OMS, 1986, p. 1).

La santé réfère aussi aux « capacités » notamment pour Parsons (1951), soit la « capacité optimale » d’un individu ou pour Nordenfelt (1995), pour qui la santé est également associée à la notion de bien-être, soit : « la capacité qu’une personne a, dans les circonstances acceptées, de réaliser ses buts vitaux […] », plus spécifiquement ceux qui sont « nécessaires et suffisants pour vivre un bien-être minimal et durable » (cité dans Giroux, 2010, p. 112).

Outre les définitions fournies par les experts en santé, cet article s’intéresse aussi aux représentations sociales de la santé, soit celles des personnes elles-mêmes, lesquelles sont façonnées par les normes sociales dominantes qui contribuent à la construction de sens (Herzlich, 1969). Selon la perspective théorique de l’interactionnisme symbolique (qui a guidé la présente recherche), les représentations sociales sont en perpétuelle construction et se transforment dans les interactions sociales (Le Breton, 2008). Considérant la place centrale qu’occupe la santé dans les sociétés contemporaines, l’étude des représentations sociales peut contribuer à dégager les compréhensions communes qu’ont les individus des normes et des valeurs sociales qui sous-tendent les comportements humains et la vie en société (Crawford, 1994 ; Herzlich, 1969).

L’autoresponsabilisation face à la santé

Au cours des dernières décennies, des auteurs ont dénoncé le fait que la santé se soit hissée au rang des injonctions suprêmes faites aux individus comme celles de s’accomplir, de réussir sa vie et de performer socialement (Crawford, 1982 ; Saltonstall, 1993 ; Sointu, 2006 ; Zola, 1981). Cette incitation va de pair avec un désinvestissement des États envers des actions nécessaires sur les déterminants de la santé que sont, entre autres, la justice sociale, la solidarité, le soutien social, le revenu et l’emploi (Aïach, 2009 ; Bibeau, 2008 ; Lupton, 1995 ; Massé, 2009). La logique de rationalisation des coûts en santé somme en effet les individus à s’autoresponsabiliser afin d’éviter les risques à leur santé et ne pas constituer un fardeau pour les citoyens contribuables (Pierret, 2008 ; Poliquin, 2015 ; Zola, 1981).

Toutefois, l’« impératif de santé » comporte plusieurs dérives, entre autres, lorsque les personnes ne jouissent pas de conditions sociales favorables à leur autonomie (Castel, 2010) ou n’ont pas les « capabilités », soit les ressources nécessaires pour agir sur leur vie (Sen, 2003). En effet, alors que des personnes peuvent s’épanouir dans une quête individuelle de santé, d’autres par le phénomène de « culpabilisation de la victime », sont perçues comme se mettant volontairement en danger (Douglas, 1992) et malades par leurs propres comportements jugés irrationnels ou irresponsables (Clarke et Griffin, 2008 ; Crawford, 1982 ; Johnson et al., 2013), comme fumer, s’adonner à des rapports sexuels non protégés ou encore s’injecter des drogues.

De telles approches individualistes et moralisantes en intervention en santé contribuent à la stigmatisation sociale de certaines personnes, dont les PUDI, notamment lorsqu’elles consultent dans les services de santé (Butt et al., 2008 ; Fernandez, 2010, 2014 ; Simmonds et Coomber, 2009). Cette forte réprobation sociale façonne l’ensemble de l’environnement socioculturel, sociopolitique et géospatial, soit l’« environnement du risque » (Rhodes, 2002 ; Rhodes et Simi´c, 2005). Ce dernier prend en compte les facteurs environnementaux exogènes (lois, politiques, normes, stigmatisation, etc.) qui contribuent aux risques et peuvent nuire à la santé et au bien-être des personnes qui s’injectent des drogues (Bourgois, 1998 ; Decorte, 2010 ; Rhodes et al., 2007 ; Rhodes et Treolar, 2008 ; Wagner et al., 2010).

En outre, les PUDI, comme toutes personnes, sont appelées à s’autoresponsabiliser et à prendre soin d’elles et de leur santé alors qu’elles sont socialement marginalisées et confrontées à de multiples problèmes de santé et menaces à leur vie, dont la surdose et le suicide, principales causes de mortalité (Gjersing et Bretteville-Jensen, 2014 ; Gouvernement du Canada, 2020), à des troubles mentaux (Côté et al., 2019 ; Kidorf et al., 2010) et à des infections de toutes sortes telles que le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) et le virus de l’hépatite C (VHC) (Leclerc et al., 2018).

La dépendance aux drogues et les problèmes de santé des PUDI peuvent être perçus comme des échecs moraux accentuant les préjugés voulant qu’elles soient irresponsables (Bourgois, 2002 ; De Maeyer et al., 2009 ; Fernandez, 2014) et indifférentes quant à leur santé (Drumm et al., 2005 ; Olsen et al., 2012). Pourtant, plusieurs études qualitatives démontrent que la santé représente une préoccupation centrale pour des PUDI, ceci à l’instar de la population générale (Brogly et al., 2003 ; Caiata Zufferey, 2002 ; Drumm et al., 2005 ; Duterte et al., 2001 ; Meylakhs et al., 2015 ; Mizuno et al., 2003 ; Olsen et al., 2012 ; Wozniak et al., 2007). Les PUDI adoptent aussi des comportements qu’elles estiment favorables à leur santé, par exemple, liés à l’alimentation, à l’activité physique, à la prévention de plaies au site d’injection, aux consultations dans les services de santé (Drumm et al., 2003 ; Duterte et al., 2001 ; Olsen et al., 2012) ou à la prévention du sevrage et de la surdose (Caiata Zufferey, 2002 ; Meylakhs et al., 2015).

Significations de la santé pour des personnes qui font usage de drogues par injection

Alors que quelques études auprès de PUDI et autres usagers de drogues ont porté sur les pratiques de santé en lien avec certaines maladies (ex. : VIH ou le VHC) ou l’accès aux soins de santé (Caiata Zufferey, 2002 ; Drumm et al., 2003 ; Duterte et al., 2001 ; Meylakhs et al., 2015 ; Olsen et al., 2012), aucune étude à notre connaissance n’a porté sur ce que signifie la santé de façon globale pour des PUDI.

Partant de la prémisse que la santé est dorénavant dans tout et que tout est dans la santé (Adam et Herzlich, 2007) et qu’elle est liée directement aux injonctions faites aux individus modernes que sont l’accomplissement de soi, l’autonomisation, la performance et la réussite de sa vie (Crawford, 1982 ; Saltonstall, 1993 ; Sointu, 2006 ; Zola, 1981), et compte tenu des multiples problèmes de santé auxquels sont confrontées les PUDI, il importe de s’intéresser à ce que signifie la santé pour elles, ceci au-delà d’une pathologie prédéterminée (ex. : VIH, VHC, dépendance), de la prévention des risques ou d’un problème spécifique, comme celui de l’accès aux services de santé. Ce genre d’étude peut contribuer à l’avancement des connaissances afin de concevoir et de développer une réponse sociale et des interventions en santé en concordance avec les besoins, les luttes, les forces et les aspirations des PUDI. Pour ces raisons, une étude qualitative et exploratoire auprès des premières personnes intéressées a été privilégiée.

Méthodologie

Objectif général

L’objectif général de cette étude est de décrire les significations de la santé pour des PUDI ainsi que leurs perspectives quant à leur responsabilité face à leur santé. Les analyses présentées dans ce présent article s’inscrivent dans un projet de recherche plus large sur la signification de la santé et du prendre soin de soi pour des PUDI, et sur ce qui devrait être fait selon elles pour leur permettre de mieux prendre soin d’elles et de leur santé[1] (Poliquin, 2018).

Devis et cadre théorique

Cette étude qualitative est guidée par une perspective sociologique de l’interactionniste symbolique (Blumer, 1969) selon laquelle les significations données par les personnes sont le fruit d’intégrations, d’interprétations et de transformations des « représentations sociales » qui se réalisent dans les interactions sociales. L’interactionnisme symbolique a guidé plusieurs recherches auprès de groupes sociaux stigmatisés, dont des personnes utilisatrices de drogues. Cette approche vise tout particulièrement à comprendre comment les personnes créent des réalités sociales significatives à l’intérieur d’une microculture donnée (Anderson et Snow, 2001 ; Denzin, 1989 ; Musolf, 1992). Elle privilégie les rencontres « face à face », soit par le biais de l’observation participante et d’entrevues formelles et informelles (Musolf, 1992).

Aussi, toujours en s’inspirant de l’interactionnisme symbolique, les concepts, dont celui de « santé » ou de « comportements favorables à la santé », ont été abordés comme étant « sensibles », c’est-à-dire qu’ils n’ont pas été définis au préalable (Blumer, 1969). De plus, la démarche de recherche, bien qu’elle repose sur des questions préétablies, laisse place à l’exploration et à la souplesse en ce qui concerne la collecte et l’analyse des données qui se sont réalisées de façon itérative.

Échantillonnage

Le recrutement s’est fait par l’auteure principalement parmi les PUDI fréquentant trois organismes communautaires de Montréal offrant des services de réduction des méfaits à bas seuil d’exigence (ex. : distribution de matériel d’injection, ateliers de sensibilisation, activités de réinsertion sociale). Les participants pouvaient être recrutés directement par l’auteure lorsqu’elle était sur place ou par l’entremise d’intervenants ou de pairs qui lui recommandaient des participants potentiels. Pour être éligibles à l’étude, les personnes devaient avoir consommé des drogues par injection au cours du dernier mois, être âgées de plus de 18 ans, être capables de fournir un consentement libre et éclairé. L’échantillonnage a été réalisé de sorte à inclure au départ des participants qui correspondent aux critères d’éligibilité pour ensuite être raffiné avec de nouveaux critères de diversification, dont l’âge, le sexe, le fait que les participants soient itinérants ou non, le type de drogues consommées) selon le développement de la collecte et de l’analyse des données (Saldana, 2015).

La méthode « boule de neige » qui consiste à demander aux participants de parler de l’étude à des personnes dans leur entourage susceptibles d’être intéressées à y prendre part (Biernacki et Waldorf, 1981) a aussi été employée afin de recruter des participants diversifiés ou dits « cachés » (Abdul-Quader et al., 2006 ; Griffiths et al., 1993). Le numéro de téléphone de l’auteure leur était donné et ils ont pu ainsi la contacter. Six participants ont été recrutés grâce à cette méthode, dont certains vivants en logement ou loin du centre-ville de Montréal et d’autres encore davantage marginalisés (ex. : vivant dans la rue et fréquentant peu les organismes communautaires).

Collecte de données

Des entrevues semi-dirigées individuelles, des groupes de discussion et l’observation participante sont les méthodes de collecte des données employées par l’auteure. Au total, vingt-six entrevues semi-dirigées individuelles (de 50 min à 2 h 30) et deux groupes de discussion (de deux heures avec un groupe de 13 hommes et un groupe de 8 femmes) ont été réalisés avec 30 personnes différentes (dont 12 femmes et 18 hommes) dans les organismes communautaires, des lieux publics calmes et en retrait ou dans les résidences des participants. Le canevas d’entrevues touchait, entre autres, à des questions relatives aux significations de la santé, aux facteurs qui favorisent ou nuisent à la santé, à la responsabilité face à sa santé. Les entrevues ont été transcrites intégralement en verbatim. Lors de l’observation participante au sein des trois organismes communautaires (total de 90 heures), l’auteure se présentait comme chercheuse, ceci à des fins de transparence. Souvent les usagers venaient spontanément vers elle ce qui a permis beaucoup d’échanges informels. L’auteure a aussi participé à des activités plus structurées (ex. : ateliers, petits déjeuners, distribution de matériel d’injection avec les messagers de rue ou au site fixe). L’observation participante a ainsi permis de diversifier le cadre et le contexte des interactions sociales avec des PUDI, de tisser des liens avec les usagers des services et de faciliter le recrutement et le déroulement des activités de recherche (planification des groupes de discussion) et les analyses grâce à la prise de note dans le journal de bord. La collecte s’est échelonnée sur une année (juin 2014-juin 2015), a laissé à l’auteure le temps de prendre un certain recul et de réfléchir plus longuement aux données (Blumer, 1969 ; Miles et Huberman, 2003).

Analyse des données

Les analyses itératives à la collecte des données ont été réalisées par l’auteure avec la méthode d’analyse thématique de Miles et ses collaborateurs (2014) qui consiste à dégager les principaux thèmes issus des données. Ainsi, le verbatim et les notes d’observation colligées dans le journal de bord ont été regroupés par thèmes ou catégories de thèmes à l’aide du logiciel N’Vivo 9. Cette approche consiste aussi à identifier des événements ou des phénomènes qui se répètent (emerging patterns) et les interactions entre ces derniers. Les directeurs de recherche ont relu des segments d’analyse ce qui a permis d’assurer une certaine rigueur dans les analyses et d’approfondir certaines dimensions liées à la santé. L’écriture et la réécriture de mémos analytiques (notes prises lors de la codification), la production et l’analyse d’un « métamémo » (l’ensemble des mémos jumelé avec des extraits de verbatim) (Miles et al., 2014) et les échanges avec les directeurs de recherche sur les analyses des données ont constitué des occasions pour enrichir les analyses.

Considérations éthiques

La recherche a reçu l’approbation du comité d’éthique du Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (Projet #2015-755, 14-025). Des pseudonymes ont été utilisés et toutes les informations susceptibles de permettre l’identification des participants ont été retirées. Les participants étaient informés qu’ils pouvaient se retirer en tout temps de l’étude et qu’ils étaient libres de ne pas répondre à des questions. Ils ont reçu une compensation de 40 $ pour leur participation à l’entrevue individuelle ou au groupe de discussion.

Résultats

Description des participants

Les 30 participants à l’étude sont âgés de 20 à 59 ans et consomment activement des drogues par injection depuis 4 à 30 ans, principalement de l’héroïne, des médicaments opioïdes (tels que la morphine ou l’hydromorphone) ainsi que de la cocaïne. La plupart font usage d’autres substances psychoactives (cannabis, amphétamines, etc.) et boivent de l’alcool. Plusieurs participants déclarent un faible revenu et des conditions de vie très précaires avec neuf d’entre eux (sept hommes et deux femmes) ayant vécu dans la rue au cours des six derniers mois. La grande majorité dit avoir été incarcérée et tous ont eu des démêlées avec la justice. D’autres éléments marquants chez plusieurs participants sont l’isolement social et une enfance ou adolescence malheureuse les ayant affectés tout au cours de leur vie et teintant ce que signifie pour eux la santé.

Pour donner un certain relief, même flou, les résultats sont présentés selon trois catégories de significations non mutuellement exclusives : ce qu’est la santé, les facteurs qui la favorisent et la défavorisent ainsi que les valeurs et les responsabilités qui y sont associées.

Qu’est-ce que la santé ?

La santé d’après les propos des participants est perçue comme étant « quelque chose » même évanescente, plutôt qu’une absence de maladie. Elle est décrite surtout en des termes d’état global de bien-être, de ressources et de capacités. Pour les participants, la santé relève variablement de la chance, de l’effort individuel et de la force des individus, tout en étant aussi vue comme très fragile et tributaire de multiples facteurs.

La santé vue comme étant très fragile en plus d’être une chance et une force malgré la maladie et les épreuves de la vie

Ce qui frappe d’abord en analysant l’ensemble des propos des participants est que la santé semble être presque synonyme de la vie elle-même et associée au sentiment d’avoir survécu. Certains se trouvent ainsi surtout « chanceux » d’être en santé, ceci « malgré » leur long parcours dans la consommation ou « malgré » leur âge ou leurs maladies (ex. : VIH ou VHC). Aussi, la santé coexiste avec les maladies dans leurs propos, par exemple avec le VIH, une infection qui peut être contrôlée et donc qui ne rend pas nécessairement malade aux yeux des participants. Plusieurs participants évoquent aussi leur bonne constitution physique. Par exemple, l’élimination spontanée du virus de l’hépatite C est signe d’un système immunitaire fort pour Julie qui dit s’être « guérie » deux fois du virus. La santé est pour certains participants vue également comme une force pouvant se manifester envers et contre tout, comme de la « mauvaise herbe », et ceci malgré des moments nihilistes au cours desquels très peu d’efforts sont déployés pour être en santé ou même pour vivre.

Toi, tu essaies, mais ça veut même pas dire que ça va changer grand-chose au bout du compte parce que regarde, il y en a qui vont manger bien toute leur vie, ils vont dormir bien toute leur vie, puis ils vont mourir à 30 ans. Puis il y en a qui vont s’en foutre toute leur vie puis ils vont… C’est comme la mauvaise herbe, t’sais…

Nicolas, trentaine

La santé représente de plus un équilibre fragile, difficile à maintenir et sur laquelle une personne peut avoir très peu d’emprise au sein d’une multitude de priorités, comme garder un travail, payer le loyer ou consommer. Pour Kevin, la santé est ainsi un équilibre qui peut être vite déstabilisé.

Puis, eh, ben la santé. T’sais la santé c’est le fait que quand tu travailles ou que tu étudies, puis que tu consommes en même temps, c’est eh, ça fait beaucoup à faire dans une vie, t’sais. Pis, le château de cartes est extrêmement fragile. Pis ta job, t’sais, tu manques de journées de travail. T’as pu assez d’argent, là les dettes s’empilent. Fait que t’sais, si je veux me permettre de pouvoir continuer à consommer, pis de travailler, pis d’avoir un toit, pis toute, je ne peux pas me permettre de manquer de job ou des affaires du genre.

Kevin, trentaine

La santé est une ressource qui apporte l’autonomie et les capacités de fonctionner physiquement, mentalement et socialement

Pour les personnes interviewées, la santé est surtout subjective. D’une valeur inestimable, elle est avant tout valorisée pour ce qu’elle apporte à la vie, soit le bonheur, l’accomplissement et l’épanouissement de soi, le plaisir, l’amour et le bien-être, etc. Elle est abordée comme un état global de bien-être, physique, psychologique et social, et davantage comme une ressource qui se rapproche de la notion de « capacité ». À la question d’entrevue « qu’est-ce que ça veut dire pour toi être en santé ? », plusieurs participants répondent qu’il s’agit : « d’être capable de fonctionner » et d’envisager des projets à court et à long terme. La santé représente l’espoir, entre autres, de retourner aux études, de trouver un logement, de renouer avec leurs enfants, etc.

Bien, pour moi qui est séropositive, puis qui a le VHC, pour moi, être en santé, c’est que mon VHC va être guéri, je l’espère. C’est de me dire que je peux avoir un enfant, puis qu’il va être correct. C’est de me dire que mon chum[2]n’ait pas peur de moi. C’est de me dire que je peux travailler, puis t’sais que je suis capable. […]. Si je serais pas en santé, je pourrais pas le faire.

Valérie, trentaine

Comme Valérie, la santé est largement décrite par les participants en des termes d’autonomie, de capacité et d’énergie nécessaire pour remplir divers rôles sociaux (ex. : pairs aidants, père, mère, travailleur, de défense des droits, etc.) ou pour réaliser des activités de la vie quotidienne comme interagir avec les autres, marcher, faire du vélo, manger, dormir, prendre ses médicaments, ainsi que consommer. Ne pas devoir dépendre des autres ou de supports externes importe aux participants, dont à Judith (quarantaine) : « Oui, ça [la santé] me préoccupe, oui. Oui, parce que je veux vieillir en santé. Oui, je veux pas me rendre… je sais pas, à 60 avec une canne ou une marchette. T’sais, j’essaie de marcher droite, quand j’y pense. »

À noter que plusieurs participants s’injectent des opioïdes (soit 26/30), une consommation qu’ils estiment nécessaire pour éviter le sevrage (sueurs, crampes, nausées, transpiration excessive, sentiment de malaise généralisé) et pouvoir fonctionner. D’ailleurs, la plupart sont ambivalents quant aux bienfaits sur leur santé que pourrait avoir l’abstinence d’opioïdes, dont Marc-Antoine (trentaine), qui travaille sur les chantiers de construction : « Juste arrêter l’héroïne ça serait bon, c’est sûr que ça aiderait. Mais, c’est sûr ça joue sur la santé à cause que t’es malade[3] t’sais ». Pour Marc-Antoine et la plupart des participants à l’étude, l’occupation, que ce soit travailler, « squeegger », quêter ou faire du bénévolat, est inextricablement liée à la signification de la santé en plus d’être une préoccupation centrale. Le travail leur procure une routine, leur permet de se tenir occupés, de s’accomplir, de contrôler leur consommation, de subvenir à leurs besoins et d’être socialement normalisés par rapport aux autres citoyens. Pour Nicolas, « être en santé » c’est de pouvoir « faire sa run de canettes » quotidienne qu’il vend pour s’acheter des comprimés de morphine qu’il s’injecte.

En revanche, l’incapacité de travailler et d’autres limitations physiques (ex. : devoir marcher avec une canne ou devoir compter sur un transport adapté), sont dans les propos des participants parmi les principaux signes de mauvaise santé. Émilie croit que ses nombreuses maladies contribuent à sa difficile intégration sociale, voire à son exclusion sociale. Émilie souffre de douleurs chroniques et de dépression qu’elle tente de cacher pour se sentir acceptée, notamment en s’adonnant à des activités qui dépassent ses capacités physiques. Elle affirme se sentir comme un fardeau social et affiche un certain désespoir lié à ses incapacités physiques qui l’empêchent également de travailler.

Je pourrai jamais m’en sortir, je pourrai jamais être en santé. Je pourrai jamais m’en sortir. Pis, pas en santé, je pourrai jamais travailler. Toute se reflète là t’sais. Tant que je prends pas soin de ma santé, je peux pas aller travailler, je peux pas me remettre ! Toute est une roue là, hum !

Émilie, trentaine

Émilie affiche un désespoir face à sa santé. Or, la santé a aussi été décrite par plusieurs participants comme une force morale qui empêche de se laisser abattre malgré la maladie. Aussi, pour plusieurs participants, il n’y a pas de santé sans la santé mentale, dont pour Nadine (vingtaine), qui affirme que « quand ça va moins bien psychologiquement, comme le physique en souffre là. » Pour Yvon (quarantaine), la santé se situe « entre l’oreille gauche, pis l’oreille droite, oui. Parce que si là-dedans ça ne marche pas, le restant, il va suivre. Tu vas… tu vas “downer”, pis c’est pas bon. » Avoir le moral permet aussi de relativiser l’apparition de maux et de diagnostic. Ainsi Denis, malgré sa mauvaise santé physique (fatigue intense, hépatite), considère qu’il tient le coup moralement.

Ma santé morale va bien, mais ma santé physique, disons qu’elle laisse à désirer. Disons que je mange… presque rien. […] Bon. Ma santé en tant que telle, vois-tu, je… c’est sûr que là, il y a l’hépatite pis le sida qui rentrent en ligne de compte, mais t’sais, j’ai pas… À part ces deux maladies-là, j’ai quand même un moral quand même bon.

Denis, quarantaine

Quels sont les facteurs qui favorisent ou défavorisent la santé ?

Les participants ont mentionné plusieurs comportements, habitudes et attitudes individuels qui sont bénéfiques ou nuisent à leur santé. Dans les résultats qui suivent, il sera vu que les participants conçoivent que la santé relève également de facteurs sociaux et environnementaux plus larges.

La santé se manifeste dans des gestes et des habitudes de vie

À la question, « en quoi reconnais-tu quelqu’un qui est en santé ? », plusieurs répondent en énumérant des habitudes de vie ou des gestes présentés à la fois comme des manifestations de santé et à la fois comme des actions favorisant leur santé dont : prendre ses médicaments, faire des suivis médicaux, consulter différents services et ressources, faire de l’exercice, dormir, utiliser du matériel stérile pour s’injecter, fréquenter des amis, travailler, contrôler sa consommation, etc. L’alimentation est la plus nommée parmi les éléments susceptibles d’affecter positivement ou négativement la santé. Toutefois, pour plusieurs participants, ce qui est favorable à la santé dépasse les aspects fonctionnels et les habitudes de vie saine (ex. : liés à l’hygiène et l’alimentation). Caroline décrivant une personne en santé :

Une personne qui est zen, qui mange bien. Ben, qui fait de la méditation, qui mange pas trop de viande rouge, pis… C’est ça. Ah ! Qui cultive ses légumes ! [Rires] Puis qui fait du sport, t’sais ? […] qui a un cercle d’amis sains.

Caroline, quarantaine

La santé relève des liens entre les individus et de la vie en société

L’entourage et l’environnement social comptent aussi pour beaucoup. Il s’agit de se sentir en relation avec d’autres, de pouvoir se confier, de savoir qu’on se préoccupe d’eux ou d’avoir quelqu’un sur qui compter au besoin (ex. : leur prêter de l’argent, leur donner à manger), d’où la place centrale que peuvent prendre les membres de leur famille, leurs amis, leur conjoint.e, ou encore des intervenants ou professionnels. En revanche, certains liens interpersonnels peuvent être perçus comme très nocifs pour leur santé mentale. Par exemple, Sophie, ayant perdu son logement, est récemment retournée vivre chez elle après plusieurs années. Elle qualifie cette période de l’une des pires de sa vie :

Et j’étais partie justement de là parce que c’était la pire… on est pas fait pour vivre ensemble sous le même toit. Elle, c’est une gère mène, vraiment contrôlante au maximum. Et elle est en train de me rendre folle, c’est pas compliqué.

Sophie, quarantaine

En effet, alors que certains se disent chanceux d’avoir eu de bons parents ou de vivre dans une société offrant des soins de santé universels, plusieurs, comme Sophie, évoquent plutôt la malchance. Une enfance ou une adolescence malheureuse (ex. : environnements hostiles, agressants et stressants, au foyer familial, dans les centres ou maisons d’accueil ou encore dans la rue) ont été amplement nommées comme des causes de leur mauvaise santé. Entre autres, Philippe qui a connu plusieurs centres d’accueil relie son anxiété et asthme juvénile à la violence dont il a été témoin enfant :

Je m’étais écoeuré quand j’étais jeune : j’ai passé quasiment deux ans à l’hôpital. Pendant que tu vois tous tes jeunes… tes chums s’amuser pis toute, pis toi, ben, t’es pogné dans le lit à l’hôpital plogué sur les solutés. […] C’était pas rose à la maison. Fait que… je vivais beaucoup de stress, fait que j’ai fait ben des crises d’asthme. Parce que ça va avec le stress aussi, là.

Philippe, quarantaine

La stigmatisation, la discrimination et l’indifférence sont parmi les plus grandes menaces à leur santé

La stigmatisation, le jugement social, le mépris et la discrimination sociale (dans la rue, dans les services fréquentés, dont de santé, etc.) sont parmi les éléments les plus mentionnés par les participants comme étant susceptibles d’affecter négativement leur estime de soi, leur bien-être et leur santé, entre autres en nuisant à leur chance de travailler. Marc-Antoine ne travaille plus au moment de l’entrevue, sauf pour vendre de la drogue. Il croit que le fait qu’il s’injectait de l’héroïne sur le chantier de construction s’est su et que l’on ne le rappelle plus pour travailler pour cette raison. Évoquant la stigmatisation : « Il ne faut jamais que tu parles de ça à personne ! ». Dominic, croit aussi que les personnes qui s’injectent n’osent pas chercher de l’emploi parce qu’elles ont honte de leur apparence.

Certains participants se disent affectés mentalement par l’ambiance répressive qui prédomine au centre-ville de Montréal envers les personnes itinérantes, les « squeegees » et les personnes toxicomanes. La rue et l’itinérance font partie intégrante de l’expérience de consommation de drogues pour la plupart des participants. Plusieurs se débrouillent et arrivent à se faire une routine dans la rue et même à y prendre plaisir et certains revendiquent le droit de « vivre leur itinérance ». Cependant les confrontations à la marge sous forme des regards d’autrui, de jugement social ou de discrimination sont des rappels constants de leur marginalisation sociale. « J’ai une vie de marde ! » lance Nicolas, dans la rue depuis plusieurs années et qui réussit à se tenir et à prendre soin de lui grâce à l’aide de pairs, des organismes communautaires et une débrouillardise propre à plusieurs participants à cette étude. Dans la rue, les participants ne s’exposent pas toujours sous leurs meilleurs jours alors qu’ils sont fatigués, souffrants, entre autres parce qu’ils ont passé des nuits à consommer et tout ce que ceci implique. Dans ces contextes de grande vulnérabilité, les regards de mépris ou encore d’indifférence les atteignent dans leur estime d’eux-mêmes. Gabrielle témoigne des interactions difficiles avec des passants, si bien qu’elle n’arrive plus à quêter se sentant trop humiliée.

J’ai de la misère à dealer avec ça. Puis là, bien, depuis que j’ai réarrêté de quêter, je suis comme encore plus gênée que j’étais. Fait que là, c’est… En tout cas, c’est vraiment difficile, je suis pas capable. Peut-être que cet été, je vais recommencer.

Gabrielle, vingtaine

L’individualisme est perçu comme étant nuisible à la santé à plusieurs égards et est relié dans les propos des participants à la trop faible assistance envers les personnes dans le besoin. Selon Mike, un individu peut se retrouver à la rue, isolé, souffrant et souvent malade : « parce qu’il n’a pas assez performé ». Et parfois, des années sont nécessaires pour se remettre sur les rails après ce sentiment d’échec. Mike qui a souffert des années de dépression et qui a vécu dans la rue :

OK. On est en compétition contre le meilleur. Moi qui vis icitte, là : le gars qui perd, là, […] Comment ça lui prend d’années avant… avant de l’avaler, la pilule ? Il va traîner ça peut-être toute sa vie. L’individualisme.

Mike, quarantaine

De plus, des participants croient que la multiplication des écrans (ex. : cellulaires, ordinateurs) amène une déshumanisation, une indifférence envers la souffrance d’autrui et ainsi une désolidarisation des rapports humains. Plusieurs participants déplorent que les gens ne se regardent même plus et sont captivés par leurs cellulaires et autres écrans. « Mais je trouve que de nos jours, il y en a beaucoup moins. Juste avec les cellulaires, les ordis : le monde ne se regardent même plus ! Ils ne se disent même plus “Excusez !” Ils courent ! » (Louise, quarantaine)

Quelles sont les valeurs et les responsabilités rattachées à la santé ?

Cette dernière section des résultats porte sur les responsabilités individuelles et collectives se rattachant à la santé, ainsi que sur les valeurs associées à la santé, telles que l’image, la beauté, la jeunesse et la performance. La santé réfère aussi à la récupération marchande perçue par différents acteurs et industries, laquelle contribue à la méfiance exprimée par les participants envers les messages de santé.

La santé est une responsabilité individuelle et un devoir social

Pour répondre à la question « Qui est responsable de ta santé ? », sauf quelques exceptions, les personnes participantes s’empressent de dire qu’elles prennent l’entière responsabilité autant de leur mode de vie que de leur consommation de drogues et d’alcool. Essentiellement, il n’en reviendrait qu’à elles d’être en santé, ceci en veillant à leur alimentation, en prenant leurs médicaments ou en consultant un professionnel de la santé au besoin. Des réponses typiques sont : « Ben, c’est moi qui est responsable de ma santé. C’est à moi de se maintenir en santé, la société n’a rien à voir là-dedans » Valérie affirme faire ce qu’il faut pour être en bonne santé. « Ah, super bien, super bonne. Oui. Je pense que je fais ce qu’il faut pour que ça aille bien. Fait que je me… Ça va, côté santé, là. » Témoignant des liens clairs établis entre le devoir social et la santé, des participants, surtout des hommes, ont mentionné, sans ironie, qu’il faut être en santé pour ne pas constituer un fardeau pour le système social.

Intervieweuse : Aux yeux de la société, tu penses, est-ce que c’est important, la santé ? Ta santé à toi ?

Philippe (quarantaine) : Ben, c’est sûr ! Du monde malade, pis du monde qui ne font pas attention, à un moment donné ça coûte cher à l’État.

Plusieurs affirment aussi que les personnes sont en grande partie responsables d’avoir perdu leur santé par leurs propres habitudes de vie. « Les choix, je les ai faits » affirme Chantal (trentaine) ceci malgré un trouble bipolaire, une invalidité physique, et une enfance très malheureuse ponctuée d’abandon et de négligence parentale. Chantal dit toutefois abandonner au destin ce qu’elle ne peut contrôler. Sylvain, vivant dans la rue, dépendant aux opioïdes et souffrant de douleur chronique, soutient qu’il en revient à tout un chacun de faire en sorte d’être en santé, de bien manger, de faire de l’exercice :

Ben… des fois, c’est sûr que ça l’aide pas, là. Si le gars, comme je dis, si le gars, il fait rien, il est tout le temps chez eux en train de regarder la TV, pis il mange tout le temps gras, des cochonneries pis toute, c’est sûr que c’est un peu de sa faute aussi !

Sylvain, quarantaine

Des facteurs affectant négativement la santé et sur lesquels les individus n’ont que très peu d’emprise sont également nommés, dont les maladies génétiques, les traumatismes vécus, dont la négligence et la violence subies au cours de l’enfance, le manque de soutien social, la pollution et l’environnement urbain stressant. Plusieurs dénoncent des politiques discriminatoires envers les personnes les plus vulnérables notamment les politiques d’austérité du gouvernement en place[4], les programmes de protection des enfants inadéquats, le profilage et la répression policière à l’égard des personnes en situation d’itinérance tout particulièrement si elles sont autochtones ou consomment des drogues. Mike a vécu de multiples abus physiques et sexuels dans de différentes familles d’accueil. Le mal-être relié à son enfance est, selon lui, ce qui l’a mené à vivre durant des décennies une vie à la fois autodestructrice et de survie principalement dans la rue.

Hum, c’est justement ça qui a fait que j’ai viré… j’ai viré un peu délinquant, je me crissais de toute un moment donné : Fuck it ! Si c’est ça la société là ! Si c’est ça l’humain, eh merci beaucoup, on va passer à autre chose ! » Fait que j’ai commencé dans la dope. J’ai été aveugle pendant une bonne trentaine d’années !

Mike, quarantaine

Ainsi, bon nombre de participants pointent les limites du paradigme d’autoresponsabilisation face à la santé puisque selon eux les personnes socialement très vulnérables, marginalisées ou éprouvées par la vie ou qui ont des troubles mentaux, ne peuvent être tenues responsables de leur santé. Sylvain parle d’un homme itinérant qu’il voit fréquemment sillonner les trottoirs du centre-ville de Montréal poussant un immense panier d’épicerie dans lequel s’accumulent plusieurs cannettes sans même qu’il les vende. Comme plusieurs autres participants, il trouve qu’il faut davantage d’aide pour ces personnes :

Ah, ça, c’est sûr qu’il n’y en a peut-être pas assez, de services, mettons, pour la santé, pis toute. Il y a ben du monde des fois aussi que je vois, là, juste au parc Berri, là. Je comprends pas comment ça se fait qu’ils sont dans la rue, pis qu’il n’y a pas personne qui s’occupe d’eux autres, t’sais !

Sylvain, quarantaine

La santé est présentée par plusieurs comme étant une responsabilité partagée entre les individus et l’État. On souligne qu’il faut des conditions et de la solidarité sociale pour qu’elles puissent promouvoir leur santé. Parmi les plus nommées, on retrouve l’accès au logement, à l’emploi ou au revenu, à des soins de santé, à des services sociaux à proximité.

Ben, normalement. Pour moi, c’est moi qui est responsable de ma santé. Sauf que t’sais, je veux dire… C’est sûr que si je suis en train de mourir sur le trottoir, pis que le monde me laisse là, ça, c’est de la négligence en maudit. Sauf que c’est moi, au départ, oui, qui es responsable de moi. […] En tant que société, on a voulu vivre en groupe, ben, il faut s’occuper de nous autres en groupe, d’après moi.

Loïc, vingtaine

La santé associée à la performance, l’image et la beauté

Présentée comme une valeur sociale prédominante dans les propos des participants, la santé est associée à d’autres valeurs phares de la société, en particulier à la performance, la beauté et la jeunesse. Certains participants décrivent d’ailleurs des personnes qui ne sont pas en santé en des termes plutôt péjoratifs (obèse, maigre, maganée, zombie, « scrap »), dont Sébastien qui contraste l’image qu’il a de lui-même avec celle d’une personne qui n’est pas en santé :

Ben moi, je vais te dire, relativement, pour un gars comme moi, là, pis regarde, christie, j’ai pas l’air d’un gars si magané que ça. Le monde me le disent, en tout cas, pis je suis en forme, je travaille, ostie, plus que n’importe qui. Je fais de la job plus que n’importe qui, pis regarde, je suis pas… je suis pas maigre, […] J’ai pas l’air malade, pis toute, là. […] Il n’y a personne qui va dire : « Écoute, fais attention, man, t’as l’air à être complètement scrap ! »

Sébastien, quarantaine

Alors qu’une fierté liée à la santé est perceptible chez certains participants, dont chez Sébastien ci-haut, d’autres personnes disent avoir vécu du rejet social en raison d’une maladie, d’un handicap, d’embonpoint, etc. Outre la maladie, des participants atteints du VIH craignent tout autant les stigmates de cette infection, dont Yvon qui est surtout affecté par sa lipodystrophie qui l’empêche de dissimuler son infection. Valérie, s’expriment sur le choc du diagnostic du VIH et comment elle a été soulagée de constater qu’elle pouvait toujours être belle et attirante, malgré cette infection, ceci en discutant avec une autre femme, comme elle, atteinte du VIH.

Je savais pas qu’elle avait le VIH cette-fille là. […] Elle m’a regardée, pis elle m’a fait : « Moi avec. Ça fait 14 ans que je l’ai. » […] Ça m’a tellement réconfortée de voir que cette personne-là, cette belle fille-là, que je trouvais si belle, pis si fine, pis tout ça, elle avec, elle l’avait. Puis que moi aussi je pourrais être encore belle…

Valérie, trentaine

La santé a été discutée par certains participants comme une valeur qui rehausse l’estime de soi et procure une forme d’assurance de pouvoir vivre sans infirmité et de façon autonome, d’être en forme, d’être beau et attrayant, et surtout d’être comme les autres comme le souligne Francis (vingtaine) : « Bien, ça donne des muscles ou ça donne des belles fesses, ou ça donne… ça donne que t’es… tu te sens mieux dans ta peau, t’sais… Ton estime, elle monte. »

La santé comme valeur marchande

Bien que certains participants semblent vouloir démontrer qu’ils adhèrent aux normes liées à la santé, certains sont très critiques de la biomédecine, du système de santé et de l’industrie pharmaceutique et agroalimentaire qui tablent sur la vulnérabilité des gens qui veulent être désirés, acceptés et aimés. Des participants soulignent que la santé est « un franc-tireur » et que « la santé est à la mode » ou encore que « lasanté fait vendre », que ce soit par exemple, des aliments sans gluten, des inscriptions à des salles de gym et des produits de beauté ou amaigrissants. Les standards de beauté, mentionnent quelques participants, autant les hommes que les femmes, sont vus comme étant inatteignables, notamment reliés au poids. Ceci fait que les personnes sont prêtes à dépenser gros pour se conformer aux standards sociaux, dont Émilie dans le passé :

Je m’en suis acheté beaucoup des produits amaigrissants, des pilules, des coupe-faim, des brûleurs de graisse, des affaires de même. Regarde, j’ai essayé une panoplie d’affaires, hum…, des crèmes antivergetures […] j’ai dépensé une fortune pour toutes sortes d’affaires dans un certain temps de ma vie. Aujourd’hui je me dis : « Regarde, oublie ça man. Ça marche pas premièrement là. C’est de la fausse pub ! »

Émilie, trentaine

Des participants se font aussi très critiques de la gestion des fonds publics jugée irresponsable en santé, dont celle liée à la construction d’un mégahôpital au centre-ville de Montréal, soit le CHUM[5] qui affiche des dépassements de coûts et des délais pour sa livraison. Certains participants souhaitent davantage d’investissements en prévention et dans les services communautaires de proximité plutôt que dans la « santé ».

Oui. Bien, moi, la santé, c’est qu’on dépense bien trop dans les hôpitaux Puis la santé, on met trop d’argent dans la santé à la place de la prévention. […] C’est… Il y a trop d’argent qui disparaît, je pense.

Linda, cinquantaine

D’autres sont méfiants des messages de santé publique incitant les personnes qui s’injectent à se responsabiliser, dont Nadine, en situation d’itinérance. Elle trouve que l’hépatite C préoccupe les autorités de santé publique principalement parce que cette infection coûte cher à l’État :

« Donnez des seringues neuves ! » « Attrapez pas de maladies ! » […] Ce qui est prioritaire c’est qu’on attrape pas l’hépatite C ! Pis qu’on n’attrape pas le sida pour pas être une charge pour le système de santé, pis qu’on coûte pas d’argent au gouvernement en traitement, pis en bla, bla, bla ! C’est ça la priorité pour la santé publique, c’est pas le bien-être des gens !

Nadine, vingtaine

Discussion

Notre étude permet d’éclairer les représentations sociales de la santé ainsi que les valeurs dominantes et les préjugés véhiculés dans les interactions sociales, tels que perçus par des PUDI. D’abord, les participants de notre étude voient largement la santé comme une ressource permettant de fonctionner socialement, de maintenir des rôles sociaux et de s’accomplir au sein d’une communauté (Arvidsson et al., 2011 ; Bolam et al., 2003 ; Canguilhem, 1966 ; Goins et al., 2011 ; Lindström et Eriksson, 2012 ; Nordenfelt, 1995 ; Pierret, 1984 ; Pollock, 1993 ; van Hooft, 1997). Témoignant d’une perspective large de la santé et dépassant les dimensions biologiques individualistes (axées sur le comportement), les participants ont également identifié plusieurs déterminants de la santé, tels que le travail et le revenu, les liens sociaux, l’environnement et les politiques publiques (OMS, 2008).

De plus, la notion de « fonction » est intégrée au concept de santé chez la plupart des participants, ce qui suggère qu’ils adhèrent à la part active qu’ils sont appelés à prendre pour contribuer au « fonctionnement du système » social. Qui plus est, des participants ont spontanément soulevé qu’ils devaient se maintenir en santé pour ne pas « coûter cher » à l’État. Les résultats suggèrent, sans toutefois vouloir généraliser, que des PUDI, à l’image d’autres individus, adhèrent en grande partie aux injonctions sociales d’autoresponsabilisation et d’autonomie (Drumm et al., 2005 ; Meylakhs et al., 2015 ; Olsen et al., 2012) et qu’ils désirent être perçus comme des citoyens responsables eu égard à leur santé, comme ceci a été démontré par d’autres études auprès de personnes à faible revenu (Bolam et al., 2003 ; Pollock, 1993). Lié à la notion de responsabilité et de capacités, le travail fait partie intégrante de la conceptualisation de la santé (Nordenfelt, 1995 ; Pierret, 2003) et peut-être davantage pour des personnes défavorisées sur le plan socioéconomique (Bainalago, 1983 ; Paquet, 1989 ; Pierret, 2008 ; Pollock, 1993). Des études auprès de PUDI ont démontré également l’importance du travail (incluant des activités illégales) pour mitiger les risques (ex. : par l’entrée d’argent qui permet d’éviter le sevrage) et de contrôler leur consommation en se tenant occupé (Meylakhs et al., 2015 ; Draus et al., 2010).

Aussi, le concept de santé s’élabore en fonction des objectifs et des expériences de la vie des personnes dans le contexte de leur existence (Getz, 2006 ; Pierret, 1984 ; van Hooft, 1997). Conformément à la perspective interactionniste mobilisée, notre étude suggère que la santé est effectivement associée à plusieurs valeurs sociales, dont l’image, la beauté du corps, la performance et la vitalité. La santé est présentée comme une ressource des plus précieuses pour l’autodétermination, la quête de soi, la normalisation et la reconnaissance sociale (Johnson et al., 2013 ; Pierret, 1984). Pour les participants de notre étude, la santé prend des dimensions abstraites et indissociables d’autres concepts globaux comme le bonheur, le bien-être ou la qualité de vie ceci à l’instar d’autres études (Nordenfelt, 1995 ; Saltonstall, 1993 ; Sointu, 2006). Il est aussi intéressant de soulever des rapprochements qui peuvent être faits entre la conception de la santé de plusieurs participants et la définition de la santé mentale l’OMS (2018), soit « un état de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté. Dans ce sens positif, la santé mentale est le fondement du bien-être d’un individu et du bon fonctionnement d’une communauté » (paragr. 2).

Quant à l’incapacité de s’accomplir et d’être autonome, dont le fait de pouvoir travailler, elle menace non seulement l’intégrité biologique, mais aussi l’intégrité psychologique, morale et sociale des individus (Pierret,1984). Or, les échecs devant les injonctions sociales paradoxales de devoir se prendre en charge malgré les difficultés et l’absence de conditions essentielles (revenu, logement, soutien social) peuvent mener, selon Castel (2010), à la dévalorisation de soi et à l’accentuation de la souffrance sociale. Pourtant, l’estime de soi, qui se construit dans les interactions sociales constitue l’une des bases de la santé et du bien-être (Sen, 2003). En effet, la communauté, l’entourage, et l’environnement au sens large pour plusieurs personnes interviewées sont imbriqués dans la santé subjective et appréhendés dans leur capacité d’induire des changements positifs ou négatifs sur leur santé et celles des autres. Des participants ont entre autres mentionné se sentir souvent comme des citoyens de deuxième zone et stigmatisés (Lee et Petersen, 2009 ; Simmonds et Coomber, 2009) et que cette stigmatisation et le jugement social qui l’accompagne contribuent à rendre l’environnement hostile et pathogénique. Ceci rappelle les travaux d’Herzlich (1969) sur les représentations de la santé en France qui révèlent que l’extérieur est souvent vu par les individus comme une menace à la santé et la société comme étant envahissante. En effet, l’« environnement du risque » (lois répressives, réprobation sociale, stigmatisation, etc.) contribue à accroître la vulnérabilité des PUDI (Beauchesne, 2006 ; Ciccarone, 2017 ; Cooper et al., 2009 ; Rhodes, 2002 ; Rhodes et Treolar, 2008 ; Rhodes, 2009 ; Shannon et al., 2008) d’où l’importance d’offrir des lieux et programmes où les PUDI peuvent se sentir humanisées et « démarginalisées » et où elles peuvent échanger ouvertement et sans jugement, notamment sur la consommation de drogues (Lee et Petersen, 2009).

Enfin, les participants à notre étude croient aussi que la société et ses institutions doivent veiller sur les personnes, surtout les plus vulnérabilisées, qui ne sont pas en mesure de « jouer des rôles », de « performer » ou de « fonctionner », autrement dit, d’être en santé. Pour Herzlich (1969) tout comme pour Foucault (1976), la problématisation de l’environnement est ce qui est le plus déterminant en termes de représentation de la santé puisque la santé est associée à la vie sociale, aux valeurs culturelles et communautaires et au sentiment d’appartenance à un groupe. Ceci nous éloigne d’une vision selon laquelle la santé n’est que confinée au corps biologique et tributaire d’habitudes de vie et de facteurs individuels. Plusieurs participants de notre étude ont une perspective large et critique des approches visant à faire reposer la responsabilité et la faute uniquement sur les individus, surtout s’ils sont en situation de grande précarité sociale. D’ailleurs, l’individualisme et la désolidarisation sociale sont pour plusieurs participants une grande source de souffrance et nourrissent leur sentiment d’exclusion sociale. Selon Cyrulnik (2004), l’accent mis sur les performances individuelles dans les sociétés contemporaines contribue à la détérioration des liens sociaux et par le fait même à vulnérabiliser certains individus. La cohésion sociale, quant à elle est perçue par les individus comme étant déterminante dans le maintien de la santé psychologique et sociale (Bolam et al., 2003).

Forces et limites

Cette étude apporte la perspective des premières personnes concernées qui sont rarement entendues quant au paradigme d’autoresponsabilisation face à leur santé et quant aux significations de la santé. Toutefois, cette étude comporte plusieurs limites. D’abord, malgré l’échantillonnage visant une diversité des points de vue (Patton, 2002 ; Saldana, 2015), la plupart des participants étaient très marginalisés socialement avec neuf d’entre eux en situation d’itinérance, certains souffrant d’un trouble mental et la plupart aux prises avec d’importantes difficultés économiques, ce qui amène à une prudence dans la transférabilité des résultats. Aussi, une étude au long cours avec davantage d’entrevues par participant aurait permis plus de développement et de nuances sur les significations de la santé. Toutefois, puisque très peu d’études se sont penchées sur le sujet, les résultats obtenus permettent d’enrichir les connaissances sur les significations de la santé pour des PUDI qui consomment activement des drogues.

Nous croyons aussi que la perspective critique sur la santé qu’affichent une bonne partie des participants est à explorer davantage dans le cadre de recherches futures, surtout qu’elle est peu documentée dans les études entourant les pratiques proactives de santé de PUDI (Drumm et al., 2005 ; Meylakhs et al., 2015 ; Olsen et al., 2012).

Conclusion

À l’image de la population générale, les femmes et les hommes rencontrés dans le cadre de cette étude se préoccupent de leur santé et lui donnent aussi des significations variées selon leurs capacités physiques, mentales ou sociales, leurs maladies, leurs contextes de vie, leurs sources de motivation, leurs préoccupations et leurs luttes. Pour eux, la santé ne se résume pas en l’absence de maladies, bien au contraire.

Pour les PUDI interviewées, la santé est surtout subjective et avant tout valorisée pour ce qu’elle apporte à la vie. Elle est abordée comme un état global de bien-être, physique, psychologique et social, et davantage comme une ressource pour la vie, qui se rapproche de la notion de « capacité ». La capacité de fonctionner est un thème transversal et central lié à la signification de la santé, soit de fonctionner socialement, de travailler, de réaliser des projets, d’assouvir des désirs, d’être autonomes et autodéterminés. Il nous semble aussi important à retenir que la signification de la santé n’est pas réduite, dans les propos des participants aux « capacités individuelles » de fonctionner » en société ni à un « état ». Elle est aussi associée à plusieurs valeurs sociales prédominantes que sont l’image, la beauté du corps, la vitalité, le bonheur, le bien-être, la performance, etc. Certains participants ont été plus critiques face au concept de santé, mentionnant que « la santé est à la mode » ou que « la santé fait vendre » et ont dénoncé la médicalisation et de la récupération marchande de la santé par diverses industries. À cet égard, il semble pertinent en contexte de promotion de la santé de parler de la santé au-delà de la prévention des risques et des maladies, soit en des termes de capacité, de ressource ainsi que d’état, ceci tout en prenant en compte qu’il s’agit d’un concept polysémique qui peut avoir des significations différentes selon les individus et qui peut susciter de la méfiance.

Aussi, faisant partie d’un ensemble de codes sociaux explicites et implicites, indéniablement, la santé est un lieu par excellence de quête de soi, de reconnaissance et de normalisation sociale. Ces résultats peuvent aider à concevoir et développer une réponse sociale en concordance avec les besoins, les luttes, les forces et les aspirations des PUDI sans imposer des programmes qui pourraient être perçus comme limités, moralisateurs au détriment d’objectifs visant à améliorer globalement leur santé et leurs conditions de vie. Conséquemment, pour guider les interventions et politiques publiques en santé, il convient en premier lieu de s’assurer que les personnes visées bénéficient de conditions sociales essentielles à leur autonomie et surtout qu’elles participent à l’élaboration des solutions.