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Les frères et soeurs d’enfants qui ont une maladie chronique sont des acteurs importants dans l’adaptation de la famille au problème de santé (Bellin & Kovacs, 2006). Les chercheurs commencent à s’intéresser à leur rôle actif dans ces familles (Krenke, 2001). Jutras, Normandeau et Kalnins (1997) ont montré qu’en matière de santé, les enfants se perçoivent non seulement comme des receveurs de soins et de conseils, mais aussi comme des acteurs en mesure d’apporter leur aide à leurs proches. Dans cette perspective, la présente étude a pour objet l’analyse des échanges familiaux favorables au bien-être, du point de vue des frères et soeurs d’enfants diabétiques. Cowen (1991), un des principaux promoteurs du concept de bien-être, propose deux séries d’indicateurs pour le décrire. D’une part, des indicateurs concrets : bien manger, bien dormir et accomplir correctement ce que l’on a à faire dans la vie. D’autre part, Cowen identifie des indicateurs plus impalpables comme le sentiment de contrôler sa vie, d’avoir un but, une appartenance et d’éprouver une satisfaction fondamentale par rapport à soi et à son existence. C’est un concept en évolution, mais ce qu’il recouvre a été clairement associé aux caractéristiques et capacités qui permettent aux individus de surmonter les obstacles, d’atteindre leurs buts et d’assumer leurs responsabilités sociales (Cicchetti, Rappaport, Sandler, & Weissberg, 2000).

La famille exerce généralement une influence capitale sur le bien-être des individus. Elle fournit un cadre pour le développement et l’entretien de ses membres sur les plans social, psychologique et biologique (Epstein, Ryan, Bishop, Miller, & Keitner, 2003). La famille est le cadre par excellence de socialisation à la santé des enfants (Tinsley, 1992). En présence d’un problème de santé chez un membre de la famille, les parents et les enfants sont amenés à prendre encore davantage soin de ce membre, et éventuellement aussi des autres dans la famille (Power & Dell Orto, 2004). Lorsque le rôle d’aidant est accru, les interactions entre les membres se modifient et s’accroissent, souvent de façon asymétrique. Ainsi, la maladie chronique d’un enfant demande un effort d’adaptation à chaque membre de la famille (Krenke, 2001) et une réorganisation des ressources familiales (Bellin & Kovacs, 2006). La participation des enfants dans le soin de leur frère ou soeur malade et leur investissement plus important dans les corvées familiales, témoignent de cette réorganisation des ressources et des rôles familiaux (Boyce & Barnett, 1993 ; Breslau, Weitzman, & Messenger, 1981; Williams, Lorenzo, & Borja, 1993). En particulier, en présence de maladie pédiatrique, les parents délèguent plus de tâches à leur fille qu’à leur fils en santé (Cicirelli, 1995; Williams, & al., 1993).

Le temps familial est assujetti aux exigences de la maladie, entravant souvent les besoins des membres en santé (Patterson, 1991; Reiss, Steinglass, & Howe, 1993; Rolland, 1999). Chez l’enfant atteint du diabète de type 1 (diabète insulino-dépendant), le pancréas est incapable de sécréter l’insuline nécessaire pour métaboliser le sucre. Chaque jour, il doit mesurer son taux de glycémie, recevoir ou se faire des injections d’insuline, pratiquer de l’activité physique et suivre des habitudes alimentaires précises et strictes. Les échanges entre les membres de la famille sont susceptibles de se modifier parce que la gestion du diabète doit suivre des horaires relativement fixes et qu’elle entraîne plusieurs changements, parfois contraignants, dans la vie familiale quotidienne.

Les parents ne traitent pas toujours leurs enfants de façon identique (Brody, 1998; Furman, 1993). Ce traitement parental distinct entraîne des conflits entre les frères et soeurs (Brody, 1998 ; Boer, Goedhart, & Treffers 1992) et diminue les interactions fraternelles positives (Volling, 2003). Or, la plupart des frères et soeurs d’enfants malades trouvent qu’ils reçoivent moins de temps et d’attention de leurs parents (Barlow & Ellard, 2006). Dans toutes les familles, certains rôles fraternels émergent spontanément, alors que d’autres sont dictés par les parents (Cicirelli, 1995). Les aînés assument généralement un rôle d’enseignant (Cicirelli, 1995 ; Eiser, 1993 ; Lobato, 1990; Lobato, Faust, & Spirito, 1988) et prennent soin de leurs frères et soeurs cadets (Cicirelli, 1995 ; Eiser, 1993; Goetting, 1986). Les frères et soeurs partagent des tâches et des activités, et se prêtent des objets (Cicirelli, 1995). Les rôles fraternels sont normalement asymétriques, les aînés assumant le plus souvent les rôles dominants auprès de leurs cadets (Brody, Stoneman, & MacKinnon, 1982). Cependant, lorsque c’est l’enfant aîné qui est malade, les rôles peuvent s’inverser (McKeever, 1983).

Jutras et al. (1997) ont identifié quatre secteurs d’activités sur lesquels portent les échanges intrafamiliaux en matière de santé (au sens large) dans les familles ne vivant pas de problème de santé chronique. La promotion de saines habitudes de vie porte sur les conseils, les encouragements et les actions susceptibles d’entraîner chez autrui des comportements plus sains. Les relations interpersonnelles positives recouvrent l’ensemble des conduites témoignant chaleur, empathie ou amour envers l’autre. Les comportements d’assistance sont formés d’actions de soutien concret, tandis que les actes thérapeutiques concernent l'ensemble des gestes destinés à soulager, traiter ou guérir. L’analyse que font Jutras et al. (1997) des perceptions liées aux échanges repose sur deux indices : la symétrie et la balance des échanges intrafamiliaux. La symétrie porte sur la perception par l’enfant de la correspondance entre les types d’actions qu’il offre et les types d’actions qu’il reçoit (Jutras et al., 1997). L’indice de symétrie rend ainsi compte du degré de concordance entre le type d’actions favorables au bien-être que l’enfant perçoit donner et recevoir pour chaque membre de sa famille. La balance des échanges porte plutôt sur l’équilibre perçu par l’enfant quant à la quantité des actions qu’il offre et celles qu’il reçoit des membres de sa famille (Jutras et al., 1997). L’indice de balance permet alors d’établir si l’enfant perçoit qu’il donne ou reçoit davantage de la part d’un acteur familial.

Ces travaux sur les échanges familiaux en matière de santé et de bien-être s’inscrivent dans la perspective des études sur le champ perceptuel dans lesquels ce sont les événements tels qu’ils sont vécus par les individus qui importent et non les faits objectifs (Combs, Richards, & Richards, 1976). L’approche du champ perceptuel a été développée par Jutras et ses collaborateurs dans différentes études sur la conception de la santé et du bien-être chez l’enfant et les membres de sa famille (Jutras & Bisson, 1994; Jutras, Dubuisson, & Lepage, 2005; Jutras & Morin, 2003; Jutras, Tremblay & Morin, 1999; Jutras, Morin, Proulx, Vinay, Roy, & Routhier, 2003; Normandeau, Kalnins, Jutras, & Hanigan, 1998). Cette approche se caractérise entre autres choses par l’étude des relations de réciprocité et une procédure rigoureuse d’analyse de contenu accordant une grande importance à la fiabilité du codage de ces perceptions.

Objectifs de l’étude

L’étude vise à analyser les échanges familiaux favorables au bien-être, du point de vue des frères et soeurs d’enfants diabétiques. Elle poursuit trois objectifs. Le premier consiste à décrire les perceptions des enfants quant aux quatre types d’actions favorables au bien-être, établis par Jutras et al. (1997), qu’ils échangent avec les membres de leur famille (leur mère, leur père et leur frère ou soeur diabétique), soit les actions qu’ils offrent et celles qu’ils reçoivent. Le deuxième objectif est d’analyser les perceptions de symétrie et de balance des échanges que les enfants perçoivent avoir avec les membres de leur famille. Le troisième objectif consiste à examiner les variations entre les perceptions d’actions offertes et d’actions reçues par les enfants en fonction de variables individuelles ou familiales (genre, âge, revenu familial, durée du diabète, etc.).

Méthode

Échantillon

L’échantillon se compose de 27 frères et 28 soeurs d’un enfant diabétique suivi à la clinique de diabète d’un hôpital pédiatrique. Les participants parlent français et ne présentent aucun trouble important tels une déficience intellectuelle, un problème langagier entravant la communication ou une incapacité sensorielle. L’âge moyen des participants est de 12,3 ans (σ = 3,07). L’échantillon se départage entre enfants de 8 à 12 ans (54,5 %) et de 13 à 17 ans (45,5 %). L’enfant est diabétique depuis au moins un an et en moyenne depuis 4,0 ans (σ = 2,70). La majorité des répondants (83,6 %) vivent dans une famille biparentale d’origine ayant en moyenne 2,7 enfants (σ = 0,89). Le revenu familial se distribue selon une courbe normale et le revenu annuel médian (avant impôts) se situe entre 50 000 $ et 59 999 $. Par comparaison, le revenu moyen des familles québécoises avec enfant(s) de moins de 18 ans s’établissait à 62 627 $ en 2000 (ministère de la Famille, des Aînés et de la Condition féminine, 2006). Plus de la moitié des mères (51,9 %) et la grande majorité des pères (88,0 %) ont un emploi à temps plein. Un peu plus de la moitié des mères et des pères ont débuté ou complété une formation de niveau collégial ou universitaire (respectivement 55,6 % et 58,0 %).

Déroulement

Le personnel de la clinique a aidé au recrutement des familles admissibles en offrant aux parents une information de base sur l’étude, accompagnée d’un dépliant. Les familles intéressées étaient invitées à remplir un formulaire de réponse. Par la suite, elles étaient contactées et un moment de rencontre était fixé. Les répondants ont été interviewés individuellement à leur domicile par une assistante ayant reçu une formation spécifique. L’interview, d’une trentaine de minutes, a été enregistrée avec un magnétophone audio. L’étude a respecté tous les paramètres éthiques usuels : consentements écrits (du jeune et du parent), accord à l’enregistrement des entrevues, traitement confidentiel des données. Les procédures de l’étude ont été revues et approuvées par des comités d’éthique à la recherche universitaire et hospitalière.

Instrument

Suivant l’approche développée par Jutras pour interviewer des enfants (voir Jutras & Bisson, 1994; Jutras et al., 1997), une grille d’entrevue semi-structurée a été spécifiquement conçue pour l’étude. Pour éviter d’orienter les réponses des enfants, aucune définition du bien-être ne leur a été fournie. À la suite de prétests, l’expression « la vie va bien » a été déterminée comme la plus susceptible d’être comprise par les jeunes pour désigner le bien-être. Les prétests auprès de frères et soeurs d’enfants diabétiques ont permis de consolider l’instrument et de vérifier la bonne compréhension des questions par les enfants. Les six questions portant sur les actions favorables au bien-être échangées avec leur frère ou soeur diabétique, leur mère et leur père, sont consignées dans le tableau 1.

Tableau 1

Questions posées aux répondants

Questions posées aux répondants

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Traitement des données

Les réponses des enfants ont été transcrites dans une base de données. Chacun des quatre types d’actions définis par Jutras et al. (1997), la promotion de saines habitudes de vie, les relations interpersonnelles positives, les comportements d’assistance et les actes thérapeutiques, a été décrit de façon univoque dans une grille de codage fournissant aux codeuses des définitions et des exemples. Suivant une procédure d’analyse de contenu classique (L’Écuyer, 1990), après lecture du quart des interviews choisies aléatoirement, les réponses ont été segmentées en unités de sens. Chacune de ces unités a alors été codée dans l’un ou l’autre des quatre types d’actions. Pour établir la fiabilité du codage, le tiers de ces unités codées ont été soumises à un accord interjuge; les taux d’accord se sont révélés excellents (kappa moyen de 0,89).

Analyses statistiques

Le tableau 2 présente des exemples des types d’actions mentionnées par les enfants pour chacune des quatre catégories.

Tableau 2

Exemples des types d’actions mentionnées par les enfants

Exemples des types d’actions mentionnées par les enfants

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Le pourcentage d’enfants qui mentionnent offrir ou recevoir des actions qui favorisent le bien-être a été calculé pour chaque type d’actions et pour chaque acteur familial. La symétrie des échanges, soit la similitude entre le type d’actions reçues par l’enfant et celles qu’il offre aux membres de sa famille (Jutras et al., 1997), a été évaluée à l’aide de tests McNemar à probabilité exacte. La balance des échanges repose sur la différence quantitative entre le pourcentage d’enfants mentionnant offrir un type d’actions (voir le tableau 3) et le pourcentage d’enfants mentionnant recevoir le même type d’actions (voir le tableau 4) pour chaque acteur (Jutras et al., 1997).

Les variations dans les réponses des enfants ont été examinées en fonction des actions qu’ils offrent et qu’ils reçoivent. Plusieurs variables individuelles ou familiales ont été considérées : genre du répondant, conformité du genre avec sa fratrie diabétique (genre identique et genre différent), âge du répondant (enfant de 12 ans et moins et adolescent de 13 ans et plus), position du répondant (cadet ou aîné de l’enfant diabétique), durée du diabète (moins de 4 ans et plus de 4 ans), scolarité de la mère (études secondaires et post-secondaires), activité de la mère (travail à temps plein et une autre occupation), revenu familial annuel brut (49 999 $ et moins et 50 000 $ et plus). Des analyses de corrélation, du Khi carré et des tests t ont été effectués pour mesurer les associations entre les taux d’évocation de chaque type d’actions et les variables individuelles ou familiales. Pour toutes les analyses, le seuil de signification retenu était de 0,05.

Résultats

Les résultats seront d’abord présentés en abordant les actions offertes et reçues par l’enfant. La symétrie et la balance des échanges seront ensuite analysées. Enfin, les actions seront examinées en relation avec les variables individuelles ou familiales.

Actions offertes et reçues par l’enfant

Plus de la moitié des enfants mentionnent favoriser le bien-être de leur frère ou soeur diabétique par des relations interpersonnelles positives (52,7 %) qui se caractérisent par le soutien affectif (p. ex. faire rire l’enfant diabétique, l’encourager) (voir le tableau 3). Dans une même proportion (52,7 %), les enfants évoquent les comportements d’assistance (p. ex. prodiguer des conseils, aider aux devoirs). Près d’un enfant sur deux (45,5 %) rapporte poser des actes thérapeutiques envers l’enfant diabétique, en l’assistant dans les soins quotidiens liés au diabète ou en cas d’urgence. Dans une moindre proportion (14,5 %), les enfants font la promotion de saines habitudes de vie auprès de leur frère ou soeur diabétique.

Tableau 3

Pourcentage d’enfants qui mentionnent offrir des actions qui favorisent le bien-être

Pourcentage d’enfants qui mentionnent offrir des actions qui favorisent le bien-être

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L’apport des enfants au bien-être de leur mère consiste en des comportements d’assistance (63,6 %), particulièrement en participant aux tâches. Les relations interpersonnelles sont mentionnées par moins d’un enfant sur deux (40,0 %). Elles s’expriment par des témoignages affectifs (p. ex. lui dire : « je t’aime ») et la manifestation d’égards envers leur mère (p. ex. faire attention à elle). Sont moins évoqués la promotion de saines habitudes de vie (14,5 %) et les actes thérapeutiques (5,5 %). Pour le bien-être de leur père, les enfants mentionnent les comportements d’assistance (44,0 %) (p. ex. la participation aux tâches) et les relations interpersonnelles (40,0 %) (p. ex. lui faire plaisir). Plus d’un enfant sur cinq (22,0 %) évoque la promotion de saines habitudes de vie (p. ex. l’encourager à faire du sport), alors que les actes thérapeutiques sont mentionnés par 2,0 % des enfants.

Passons maintenant aux actions favorables au bien-être que les enfants disent recevoir de la part des membres de leur famille. En relation avec leur frère ou soeur diabétique, près de deux enfants sur trois (64,8 %) mentionnent les relations interpersonnelles, qui s’expriment par des marques d’affection, d’amour et de sensibilité envers lui (voir le tableau 4). Les comportements d’assistance arrivent en deuxième place (48,1 %) et renvoient aux conseils offerts par l’enfant diabétique, à l’aide qu’il lui offre dans ses devoirs et au prêt de matériel. Suivent la promotion de saines habitudes de vie (16,7 %) (p. ex. donner des conseils dans l’exécution d’exercices physiques) et les actes thérapeutiques (1,9 %).

Tableau 4

Pourcentage d’enfants qui mentionnent recevoir des actions qui favorisent le bien-être

Pourcentage d’enfants qui mentionnent recevoir des actions qui favorisent le bien-être

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Trois enfants sur quatre (74,5 %) évoquent les comportements d’assistance comme principale conduite de leur mère pour leur bien-être. Par exemple, les mères s’occupent d’eux, elles leur offrent des conseils, fait les courses et prépare les repas. Les relations interpersonnelles sont mentionnées par 60,0 % des enfants (p. ex. réconforter l’enfant). Plus du tiers des enfants (36,4 %) mentionnent la promotion de saines habitudes de vie (p. ex. encourager l’enfant à bien manger) et très peu évoquent les actes thérapeutiques (1,8 %).

En ce qui concerne le père, les enfants mentionnent, en proportions égales, les relations interpersonnelles (52,9 %) et les comportements d’assistance (52,9 %). Cette fois, les relations interpersonnelles s’expriment surtout autour du compagnonnage (p. ex. activités et temps partagés avec l’enfant). Les comportements d’assistance se reflètent dans les conseils ou suggestions donnés à l’enfant ou encore dans l’achat de matériel ou d’équipement. Plus du tiers des enfants (37,3 %) abordent la promotion de saines habitudes de vie. Aucun enfant ne mentionne d’actes thérapeutiques provenant du père.

Symétrie des échanges

Les tests McNemar à probabilité exacte ont révélé deux asymétries significatives dans les échanges (voir le tableau 5). Les enfants perçoivent bénéficier davantage d’actions liées à la promotion de saines habitudes de vie de la part de leur mère qu’ils ne lui en offrent (p = 0,01). Dans leurs échanges avec l’enfant diabétique, les enfants mentionnent poser davantage d’actes thérapeutiques pour le bien-être de leur frère ou soeur diabétique qu’ils n’en reçoivent de sa part (p < 0,01). Tous les autres échanges apparaissent comme symétriques.

Tableau 5

Symétrie des actions échangées entre l’enfant et les membres de sa famille

Symétrie des actions échangées entre l’enfant et les membres de sa famille

Légende :

(R) = prédominance des actions reçues

(O) = prédominance des actions offertes

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Balance des échanges

Le tableau 6 présente les indices de balance des échanges entre l’enfant, et son frère ou sa soeur diabétique, sa mère et son père.

Tableau 6

Balance des échanges entre l’enfant et les membres de sa famille par type d’actions

Balance des échanges entre l’enfant et les membres de sa famille par type d’actions

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Une différence négative dans un type particulier d’actions indique que plus d’enfants mentionnent offrir des actions qu’en recevoir de la part de l’acteur familial ciblé. Le total de toutes les différences pour l’ensemble des types d’actions constitue l’indice de balance des échanges pour chaque acteur (Jutras et al., 1997). Plus l’indice se rapproche de 0, plus les échanges sont équilibrés. À l’inverse, plus l’indice est élevé, plus grande est la disparité entre la fréquence d’enfants qui mentionnent « donner » et la fréquence d’enfants qui mentionnent « recevoir ».

La balance des indices présente différentes configurations d’échanges entre les répondants et chacun des trois acteurs familiaux. Pour ce qui est des échanges avec leur mère, la somme de toutes les différences observées entre les types d’actions est de +49,1. Les enfants mentionnent davantage d’actions venant de leur mère pour favoriser leur bien-être qu’ils mentionnent en faire pour elle. La même configuration est observée en relation avec le père (indice : +35,1).

L’examen de la balance des échanges selon chaque type d’actions offre de l’information détaillée sur les configurations d’échanges. Les enfants sont plus nombreux à mentionner la promotion de saines habitudes de vie faite par les parents à leur intention que celle faite par eux à l’intention de la mère ou du père (indices : 21,9 pour la mère et 15,3 pour le père). Les échanges sont plus équilibrés avec l’enfant diabétique (indice : 2,2). Les enfants sont plus nombreux à mentionner les relations interpersonnelles positives posées par leur frère ou soeur diabétique, leur mère et leur père à leur égard que l’inverse (indices respectifs de 12,1, 20,0 et 12,9). En ce qui concerne les comportements d’assistance, les enfants sont plus nombreux à mentionner en offrir à leur frère ou soeur diabétique qu’en recevoir de sa part (indice : -4,6). Cependant, les enfants sont plus nombreux à mentionner les comportements d’assistance de leurs parents envers eux qu’ils le sont à mentionner en faire pour eux (indices : 10,9 pour la mère et 8,9 pour le père). Quant aux actes thérapeutiques, l’écart est plus important avec l’enfant diabétique : les enfants sont plus nombreux à mentionner lui en offrir qu’en recevoir de sa part (indice : -43,6). Selon les enfants, les échanges d’actes thérapeutiques avec leurs parents semblent plus équilibrés (indices : -3,6 pour la mère et -2,0 pour le père).

Variations en fonction de variables personnelles ou familiales

Très peu de différences ont été constatées dans les réponses des enfants en relation avec les variables individuelles ou familiales. La seule différence significative qui se démarque se rapporte à la position de l’enfant dans sa famille. Certaines des variables, comme la durée du diabète, l’activité de la mère et le revenu familial, ont apporté quelques résultats éparpillés probablement causés par le hasard, alors que les résultats d’autres variables comme l’âge de l’enfant, son genre et le genre du répondant par rapport à celui de l’enfant diabétique, ne se sont pas révélés significatifs. Concernant la position dans la famille, les cadets sont plus nombreux à mentionner recevoir des actions de promotion de saines habitudes de vie que les aînés t(50) = 2,66, p = 0,01 (moyennes de mentions respectives de 1,23 et 0,65). Cependant, les cadets sont moins nombreux que les aînés à mentionner offrir des comportements d’assistance t(50) = -2,44, p = 0,02 (moyennes de mentions respectives de 1,42 et 2,23).

Discussion

Le premier objectif de l’étude consistait à décrire les perceptions des enfants quant aux quatre types d’actions favorables au bien-être établis par Jutras et al. (1997) qu’ils échangent avec les membres de leur famille (leur mère, leur père et leur frère ou soeur diabétique), soit les actions qu’ils offrent et celles qu’ils reçoivent. Selon les frères et soeurs d’enfants diabétiques, les comportements d’assistance et les relations interpersonnelles positives sont les actions les plus fréquemment échangées. Cela contraste avec ce que rapportent des enfants tout-venant qui insistent plutôt sur les actions de promotion des saines habitudes de vie échangées au sein de leur famille (Jutras et al., 1997). Cette dissemblance s’explique peut-être par une terminologie différente dans les deux études : alors que Jutras et al. (1997) ont interrogé les enfants sur les échanges en matière de santé, les répondants de la présente étude ont eu à se prononcer sur leurs échanges touchant au bien-être. Il se peut dès lors que les actions de promotion, typiquement étiquetées comme pratiques de santé, prennent le pas sur l’assistance et les relations interpersonnelles. Cependant, l’examen du contexte des familles porte à croire que la terminologie n’est pas seule en jeu. Vraisemblablement, en l’absence de maladie, les échanges intrafamiliaux favorables à la santé ou au bien-être portent essentiellement sur la promotion d’habitudes saines. Survient une maladie chronique qui, comme le diabète, impose une pratique rigoureuse de saines habitudes de vie à un membre du groupe familial. L’enfant diabétique doit impérativement respecter des principes de saine alimentation et pratiquer régulièrement de l’activité physique. Pour des raisons tant affectives que pratiques, dans ces familles, les parents instaurent généralement des habitudes alimentaires communes adaptées aux besoins de l’enfant diabétique, tout en permettant à des degrés divers des conduites différentes pour les autres membres de la famille. Ainsi, les frères et soeurs vivent dans un contexte où tous les membres de la famille mettent plus ou moins en pratique ces habitudes ou du moins, sont quotidiennement conscients de leur importance. Les enfants tout-venant insistent sur l’appel aux conduites saines (Jutras et al., 1997); en présence du diabète, les membres de la famille ont dépassé ce stade. Les frères et soeurs insistent plutôt sur les comportements d’assistance et les relations interpersonnelles positives, qui au demeurant contribuent à l’actualisation de saines habitudes de vie comme à l’adaptation (Williams et al., 2002). Cela concorde avec les résultats d’études montrant la participation significative des enfants non atteints aux corvées familiales pour alléger la tâche parentale (Walker, Van Slyke, & Newbrough, 1992), et l’augmentation de la cohésion familiale (Harder & Bowditch, 1982) et de la coopération (Bryant, 1992 ; Mandleco, Olsen, Dyches, & Marshall, 2003) dans les familles où vit un enfant ayant une maladie chronique.

Un autre constat de l’étude affaiblit la possibilité que la différence de terminologie entre la présente étude et celle de Jutras et al. (1997) explique les contrastes rapportés. Interrogés sur ce qu’ils font pour le bien-être de leur frère ou soeur, près de 50 % des enfants évoquent les actes thérapeutiques, alors qu’à peine 2 % des enfants tout-venant les ont mentionnés (Jutras et al., 1997). En l’absence d’une maladie chronique, les actes thérapeutiques ne s’actualisent que lors de petits accidents ou maladies ponctuelles. Il en va autrement pour les répondants qui, nombreux, se perçoivent actifs dans les actes thérapeutiques envers leur frère ou soeur diabétique. Un sentiment de responsabilité est encouragé par les parents pour que tous les membres puissent protéger l’enfant diabétique qui risque sans préavis l’hyper ou l’hypoglycémie (Boyce & Barnett, 1993). Ainsi, les frères et soeurs apprendront graduellement à effectuer un test de glycémie, donner une injection d’insuline ou réagir adéquatement en situation d’urgence.

Jutras et al. (1997) concluaient que les enfants ne se perçoivent pas seulement comme des receveurs de soins et de conseils en santé, mais aussi comme des acteurs pouvant contribuer à la santé de leur entourage. Les auteures insistaient ainsi sur le caractère proactif des enfants dans leur famille. Dans la présente étude, c’est la constatation réciproque qui retient l’attention. Dans les familles avec un enfant malade, les frères et soeurs sont souvent mis à contribution pour les soins et corvées familiales (Boyce & Barnett, 1993 ; Breslau et al., 1981; Williams et al., 1993). Or, les enfants perçoivent que leurs parents, mais aussi leur frère ou soeur diabétique, posent des actions qui favorisent leur bien-être, tout particulièrement en matière de relations interpersonnelles positives. Les frères et soeurs peuvent être une source de soutien émotif importante (Bryant, 1992 ; Dunn, 1996 ; Jenkins, 1992) et contribuer au développement de la santé (Kramer & Bank, 2005), comme de la résilience, pour ces enfants confrontés à une situation familiale exigeante (Bellin & Kovacs, 2006).

Le deuxième objectif était d’analyser les perceptions de symétrie et de balance des échanges que les enfants perçoivent avoir avec les membres de leur famille. Sur les 12 échanges examinés, seules deux asymétries significatives ont été relevées. Première asymétrie, les enfants mentionnent davantage bénéficier d’actions visant la promotion de saines habitudes de vie de la part de leur mère qu’ils ne mentionnent lui en offrir. Cela concorde avec le rôle approprié au développement de l’enfant et avec ce que l’on sait du rôle de la mère comme gardienne de la santé (Cresson & Pitrou, 1991; Heller, 1986; Tinsley, 1997). La seconde asymétrie porte sur les échanges avec l’enfant diabétique. Plus nombreux sont les répondants qui mentionnent les actes thérapeutiques qu’ils lui offrent que les répondants qui abordent ces actes reçus de sa part. La disparité des besoins entre l’enfant diabétique et les frères ou soeurs non atteints explique bien sûr cette asymétrie rapportée, de manière différente, par Boyce & Barnett (1993). La balance des échanges indique un déficit pour les frères et soeurs en rapport avec l’enfant diabétique, principalement causé par l’offre particulièrement saillante d’actes thérapeutiques à son égard. Un déficit dans les échanges fraternels d’enfants tout-venant est aussi rapporté par Jutras et al. (1997), mais il portait plutôt sur la promotion de saines habitudes de vie. La balance affiche des excédents dans les échanges des enfants avec leur mère et avec leur père, surplus cohérent avec le rôle généralement attendu des parents (Eisenberg & Mussen, 1989 ; Williams et al., 1993).

Le troisième objectif consistait à examiner les variations entre les perceptions d’actions offertes et d’actions reçues par les enfants en fonction de variables individuelles ou familiales. Ces perceptions ne varient pas en fonction des variables examinées, sauf en ce qui concerne la position de l’enfant : les cadets sont plus nombreux à mentionner recevoir des actions en matière de promotion de saines habitudes de vie, tandis que les aînés sont plus nombreux à mentionner offrir des comportements d’assistance. Cela est congruent avec le fait que les enfants plus jeunes sont davantage dépendants. La taille de l’échantillon étant limitée, il conviendrait de reprendre l’étude avec des effectifs plus importants pour vérifier plus avant si les perceptions des jeunes varient en fonction de caractéristiques individuelles ou familiales. Il faudrait également envisager d’étudier des familles confrontées à d’autres maladies chroniques. Cependant, la quasi absence de différences entre les participants pourrait signifier que l’expérience de la maladie dans la famille prime sur toute autre dans la socialisation des enfants à la santé et au bien-être (Tinsley, 1992) : les enfants dont le frère ou la soeur a une maladie chronique gagnent plus rapidement de la maturité et doivent partager plus tôt des responsabilités que ceux qui ne sont pas confrontés à cette situation.

Les analyses reposent sur les perceptions d’un seul acteur au sein de la famille. Il serait intéressant de connaître les perceptions d’échanges du point de vue de l’enfant diabétique comme du parent, et de comparer leurs perceptions. Les échanges rapportés par les répondants n’ont pas été validés par des observations externes ; en revanche, la procédure a le mérite d’avoir donné aux enfants l’occasion de s’exprimer librement sur leur vie, ce qui est encore trop rare en recherche (Andrews & Ben-Arieh, 1999).

Il y a une quinzaine d’années, Eiser (1993) déplorait le manque d’attention accordée aux échanges familiaux en présence d’une maladie pédiatrique. Si ce champ d’intérêt s’est quelque peu développé, on ne dispose toujours que de très peu de données sur les facteurs psychologiques de protection des frères et soeurs des enfants malades (Bellin & Kovacs, 2006). La présente étude apporte une contribution à ce chapitre. Si, avec l’enfant diabétique, la balance des échanges est négative en matière d’actes thérapeutiques, elle est positive en ce qui concerne les relations interpersonnelles. Les répondants perçoivent ce qu’ils font sur le plan des actes thérapeutiques pour leur frère ou soeur diabétique, tout en discernant le bien-être socioaffectif qu’ils en reçoivent. En se reconnaissant un rôle dans les soins de leur frère ou soeur diabétique, les enfants s’approprient un certain pouvoir sur la situation, ce qui peut favoriser leur adaptation à la maladie (Gardner, 1998). Si l’on ajoute à cela que les enfants identifient comment leur frère ou soeur diabétique contribue à leur propre bien-être, les enfants interviewés nous illustrent probablement des mécanismes par lesquels l’acceptation de la situation, l’autocontrôle et l’altruisme peuvent se conjuguer pour faire de l’expérience des frères et soeurs d’un enfant malade une opportunité de croissance et de dépassement de soi. On ne peut nier que la maladie chronique d’un enfant est une situation exigeante, qui peut avoir des conséquences psychologiques négatives pour ses frères et soeurs. Par contre, vivre la maladie dans un contexte familial de réciprocité pleinement assumée pourrait faire la différence. En ce sens, les résultats de l’étude invitent les professionnels à faire de la compréhension des échanges familiaux, et particulièrement de la réciprocité, un levier dans l’intervention auprès des familles touchées par la maladie pédiatrique.