Corps de l’article

Cet ouvrage collectif est le résultat du programme de recherche « paix et gouvernance » conduit sous les auspices de l’Université des Nations Unies. Son objectif est d’identifier différents contextes dans lesquels évaluer la problématique de la légitimité du système actuel de gouvernance internationale. Il réunit principalement des juristes, mais la plupart des contributions cherchent à se situer au-delà de la technicité de l’argumentation juridique et abordent des enjeux philosophiques, doctrinaux, politiques, économiques ou culturels.

L’ouvrage est organisé en trois parties. La première examine les éléments de théorie juridique associés au problème de légitimité des organisations internationales, en particulier le principe démocratique et le constitutionnalisme. La seconde aborde les transformations actuelles de l’environnement international dans lequel évoluent les organisations internationales. La troisième inclut des études de cas consacrées à l’Organisation mondiale du commerce (omc), à la nouvelle architecture financière internationale, à la Banque mondiale et la question des femmes et, enfin, à la place des pays en développement dans le régime en charge du changement climatique.

L’introduction de Heiskanen prend la hauteur suffisante pour replacer le débat sur la légitimité des organisations internationales dans le cadre conceptuel de la philosophie politique, tout en abordant la façon dont les développements les plus récents de la question suggèrent une rupture radicale de paradigme. Il rappelle comment la philosophie des Lumières et les fondements du libéralisme s’opposent sur la question du pouvoir légitime ; il revient sur les trois principaux problèmes que pose l’extrapolation de ce débat au niveau des organisations internationales : l’absence de relation représentative directe entre la population et les organisations internationales ; l’absence de communauté politique unifiée ; la fonction plus administrative que gouvernementale des organisations internationales. Selon l’auteur, certains traits marquants de la mondialisation néolibérale, notamment en matière de communication, de représentation de la « société civile », de nouvelle gestion publique et du pouvoir accaparé dans un cadre informel et privé, conduisent à l’émergence d’une « démocratie entrepreneuriale » (corporate democracy). De ce point de vue, « contrairement aux deux écoles dominantes de la philosophie sociale et politique moderne, le Libéralisme et les Lumières, le modèle émergent [de légitimité] n’est pas basé sur le concept de souveraineté populaire, ou de citoyenneté universelle avec des droits politiques égaux et interchangeables ou fongibles, mais sur le concept purement entrepreneurial de partie prenante (stakeholder) » (p. 12).

L’orientation générale de l’ouvrage est de réunir des chercheurs contribuant à une analyse de la légitimité des organisations internationales ouverte sur de nouvelles perspectives. Plusieurs d’entre eux mettent en avant les sources de plus en plus variées sur lesquelles doivent désormais compter les organisations internationales dans leur recherche de légitimité. Mais peu partagent l’analyse de Heiskanen sur l’étendue de la rupture paradigmatique.

Susan Marks, dans le chapitre intitulé « Democracy and International Governance », s’appuie sur les thèses de David Held consacrées à l’émergence d’une démocratie cosmopolite. Ce point de vue constitue aujourd’hui une des théorisations majeures de la mondialisation. Mais, en affirmant que l’idéal démocratique doit désormais suivre un double cours – l’un, pan-national, à l’intérieur de chaque État-nation ; l’autre, transnational, à travers les institutions de la scène internationale –, cette doctrine est avant tout la dernière en date des tentatives de synthèse entre l’idéal des Lumières et le constitutionnalisme libéral.

Les deux chapitres suivants, de Philip Allot et Jose Alvarez, sont des essais de doctrine constitutionnelle, le premier puisant dans plus de deux mille ans de philosophie occidentale, le second naviguant parmi les interprétations contradictoires des Chartes des organisations internationales du système des Nations Unies. Allott poursuit son projet de rénover l’école anglaise des relations internationales, en particulier son concept phare de « société internationale », en développant une théorie universelle de la société humaine. Pour lui, le point de départ se situe bien « dans l’idée perpétuelle et universelle de constitutionnalisme » (p. 93). En partant du principe que le droit est souvent plus une méthode de pensée qu’une énonciation claire de règles et de procédures, Alvarez montre quant à lui comment la réinterprétation continuelle des principaux textes fondateurs des organisations internationales contribue à leur « consitutionnalisation » et, par conséquent, à la légitimation de l’autorité qu’elles revendiquent.

Deux des quatre chapitres consacrés à l’environnement dans lequel opèrent les organisations internationales sont focalisés sur le Conseil de sécurité des Nations Unies. Coicaud explore l’impact des échecs répétés des opérations de maintien de la paix entre 1992 et 1996 sur la légitimité des Nations Unies. Contrairement à la thèse (souvent relayée aux États-Unis) de l’inefficacité administrative de l’onu, il situe le problème dans « les sources conflictuelles de loyauté et de légitimité de la culture démocratique internationale contemporaine » (p. 286). Cette question renvoie en particulier au statut des Droits de l’Homme dans la hiérarchie du droit international. Tetsuo Sato resserre l’argument en considérant que les problèmes de légitimité du Conseil de sécurité peuvent être appréhendés à partir de la théorie juridique de la légitimité de Thomas Frank. Dans cette perspective, le dilemme du pouvoir découle du double critère d’équité et d’efficacité que doit remplir l’institution qui en revendique la légitimité.

Les études de cas de la troisième partie remplissent bien leur fonction d’éclairage de la problématique générale de l’ouvrage (à l’exception du plaidoyer maison très standard sur la réforme de l’architecture financière internationale fait par le directeur exécutif du Reinventing Bretton Woods Committee). Après la question de l’environnement et du marché, les inégalités de genre sont en voie de devenir une source d’inquiétude majeure pour la légitimité de la Banque mondiale. La perspective féministe de Kerry Rittich met en lumière les limites structurelles des réponses de la Banque en ce domaine. Il convient aussi de relever la contribution de Robert Howse sur les problèmes de légitimité de l’omc. Il mobilise avec panache raisonnement juridique, analyse politologique et sensibilité sociologique pour examiner de façon détaillée les difficultés à combler l’écart entre légitimité formelle du droit et légitimité sociopolitique du pouvoir réglementaire, bureaucratique et judiciaire de l’omc.

Le principal mérite de cet ouvrage collectif réside dans sa capacité à alimenter le nouveau souffle des études consacrées aux modalités de coopération qui structurent la scène internationale. Confinées à l’opposition entre réalisme et idéalisme ou positivisme et constitutionnalisme, les études ont pendant longtemps limité la question à celle du statut des organisations internationales et, partant, de la réalité du pouvoir qu’elles revendiquent et de sa légitimité. En intégrant non seulement les acteurs non étatiques, mais aussi la question plus diffuse des nouvelles formes de pouvoir informelles et hybrides, plusieurs contributions offrent de nouvelles perspectives d’analyse critique sur l’ambiguïté du concept de gouvernance en matière de réforme des organisations internationales. Peu d’entre elles abordent le problème de la représentation démocratique du point de vue de ses fondements matériels. La plupart d’entre elles s’interrogent néanmoins sur l’émergence de ce que Heiskanen nomme dans son introduction « le marché politique international », dans lequel les organisations internationales traditionnelles entrent en concurrence avec un ensemble toujours plus large et opaque de formes utilisées pour débattre et prendre des décisions à l’échelle internationale.