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Jack Levy a déjà affirmé que la théorie de la paix démocratique est probablement ce qui est le plus près d’une loi empirique dans le domaine des relations internationales. Dans Democracy and War. The End of an Illusion, Errol A. Henderson présente justement une réévaluation critique de cette théorie. Ce qui rend cette étude particulièrement intéressante est qu’elle défie la théorie de la paix démocratique sur son propre terrain, en utilisant les mêmes données empiriques et des méthodes statistiques similaires à celles employées par ses défenseurs. Ainsi, Henderson réfute une des théories les plus communément acceptées par la communauté scientifique. Ces résultats mettent sérieusement en doute les fondements théoriques de la « croisade démocratique » que poursuit nombre de pays occidentaux au nom de la quête de la paix mondiale.

La paix démocratique : statistiques convaincantes, théories décevantes. Dans son introduction, Henderson présente les deux principales versions de la proposition de la paix démocratique. La version dyadique, qui est aussi la plus communément acceptée, propose que les États démocratiques ont une propension moins grande que les États non démocratiques à se faire la guerre entre eux. Quoique largement confirmée par la littérature empirique, la thèse repose selon l’auteur sur des arguments théoriques – structuraux/institutionnels ou culturels/normatifs – peu convaincants. La théorie de la paix démocratique implique également que les démocraties, prises individuellement, devraient être plus pacifiques – que les non-démocraties. Contrairement à plusieurs autres études qui affirment que cette variante monadique de la paix démocratique est étayée, l’auteur avance qu’elle ne présente pas des assises empiriques suffisantes pour prouver sa validité. En somme, Henderson souligne que les deux propositions de la théorie de la paix démocratique font toujours face à un débat théorique important ; mais c’est au coeur des évidences empiriques que s’attaque l’auteur pour rejeter la théorie de la paix démocratique dans son ensemble.

Les démocraties ont-elles moins tendance à s’affronter entre elles ? Tout d’abord, Henderson examine la proposition dyadique de la paix démocratique pour évaluer dans quelle mesure les démocraties ont moins tendance à s’affronter entre elles. L’auteur reprend l’étude d’Oneal et Russett, l’une des plus importantes et des plus convaincantes études validant la proposition dyadique de la paix démocratique. Il modifie légèrement l’analyse des deux auteurs en évitant de considérer les cas de conflits prolongés comme de nouveaux cas de différends, ainsi qu’en mesurant séparément l’impact de la démocratie et celui des similarités politiques et des interdépendances commerciales. Suite à ces modifications et en utilisant les mêmes données et des techniques statistiques identiques à celles d’Oneal et Russett, Henderson ne trouve aucune relation significative entre une dyade démocratique et la probabilité d’un conflit international. Henderson détruit ainsi un des supports fondamentaux de la thèse de la paix démocratique et ébranle par le fait même la stratégie d’élargissement démocratique, développée depuis la fin de la guerre froide et ayant pour but de garantir la paix mondiale.

Les démocraties sont-elles plus pacifiques que les non-démocraties ? Henderson teste ensuite la proposition monadique de la paix démocratique, qui suppose que les États démocratiques sont de façon générale plus pacifiques que les États non démocratiques. En tenant compte d’un ensemble de facteurs économiques, politiques et culturels qui sont reliés à l’occurrence des guerres interétatiques, Henderson obtient des résultats qui infèrent la proposition monadique de la paix démocratique et qui indiquent même que les démocraties ont en fait une plus grande propension à s’impliquer et à initier des guerres interétatiques et des différends militaires internationaux. L’auteur précise alors qu’un élargissement démocratique risque d’augmenter, plutôt que de diminuer, la probabilité des conflits internationaux.

Puis, dans un souci d’analyser la validité de la théorie de la paix démocratique pour l’ensemble des différents types de conflits internationaux, Henderson étudie le rôle de la démocratie dans les guerres extraétatiques, c’est-à-dire les conflits armés entre forces militaires d’un État souverain reconnu et d’une entité politique non étatique. L’auteur constate que les démocraties en général sont moins susceptibles d’être impliquées dans des guerres extraétatiques, mais que les États occidentaux sont par contre plus susceptibles – et même les plus susceptibles – d’y être impliqués. S’attardant ensuite aux guerres internationales dans l’ensemble, Henderson ne trouve aucune relation significative entre la démocratie et les guerres internationales. Les résultats montrent que puisque la démocratie n’a aucun effet manifeste sur plusieurs formes de guerres internationales, une politique d’élargissement démocratique est susceptible d’être au mieux inefficace.

Dans la suite de son étude, Henderson examine dans quelle mesure la théorie de la paix démocratique est applicable aux guerres civiles. Il s’attarde aux guerres civiles des États post-coloniaux, ceux-ci étant les plus susceptibles de connaître des guerres civiles. Les résultats révèlent que la démocratie n’est pas significativement associée à une baisse de probabilité de guerres intraétatiques au sein des États post-coloniaux. Les conclusions de l’analyse corroborent plutôt des résultats antérieurs qui indiquent que, quoique l’établissement de solides démocraties ne semble pas réduire les risques de guerres civiles post-coloniales, les démocraties partielles – ou semi-démocraties – semblent par contre aggraver les tensions qui peuvent mener à des guerres civiles. Ainsi, Henderson constate qu’un processus de démocratisation augmentera le risque de guerres civiles pour les États qui ne parviendront pas à une démocratisation pleine et entière, appuyant par le fait même la thèse de Mansfield et Snyder. L’auteur souligne en outre que la promotion de la démocratie ne devrait pas pour autant être abandonnée, mais que la promesse d’égalitarisme, qui est de fait l’attrait véritable de la démocratie, semble impliquer un choix tragique pour les citoyens d’un État post-colonial : l’égalité avec de plus grandes chances d’instabilités internes, ou l’inégalité avec de plus faibles chances de stabilités internationales.

Finalement, Henderson suggère une explication alternative à l’absence de guerres interétatiques entre États démocratiques depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il avance que c’est une combinaison de facteurs incluant la bipolarité, la dissuasion nucléaire, l’agrégation des États en alliances et les liens commerciaux qui a contribué à la formation d’un régime international de sécurité entre les grandes puissances démocratiques et les petites puissances démocratiques alliées et qui a, conséquemment, mené à la réduction des conflits entre démocraties. Ainsi, la « paix démocratique » est due moins aux régimes politiques des États pacifiques qu’à un régime international de sécurité qui a progressivement émergé de l’ère bipolaire. Henderson souligne que ses résultats montrent l’importance, pour les États, de fonder leurs politiques étrangères sur des stratégies multifactorielles plutôt que sur des modèles unidimensionnels. Il discute également des cas spécifiques de l’otan et de l’omc et des implications pratiques de ses résultats pour l’avenir de ces organisations.

Dans cet ouvrage, Henderson présente sans conteste une solide réfutation empirique de la thèse pourtant largement acceptée de la paix démocratique. Par un style clair, concis et accessible, l’auteur montre un souci aigu de respecter une démarche scientifique transparente et systématique. Democracy and War. The End of an Illusion est un livre incontournable, à la fois pour avoir une vision d’ensemble des théories reliées à la paix démocratique et pour bénéficier d’un regard critique documenté de cette théorie qui fait pourtant presque force de loi en politique internationale contemporaine.