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Il n’est pas mince affaire que de s’attaquer à un classique de la théorie des relations internationales, et surtout un classique qui a soi-disant « figé » les interprétations subséquentes de l’ordre mondial. C’est néanmoins l’objectif principal de cette monographie d’Edward Keene, tirée de sa thèse de doctorat soutenue à la London School of Economics. L’objet de son attaque est nul autre que l’étude d’Hedley Bull, The Anarchical Society. A Study of Order in World Politics, publiée en 1977 qui a soutenu que depuis le traité de Westphalie de 1648, qui a pour la majorité des chercheurs inauguré le système moderne des relations internationales, le système de relations entre les États s’est fondé sur le respect mutuel de la souveraineté des États et sur le respect de normes, règles et institutions qui ont par la suite marqué le développement du système international et ce, malgré la nature fondamentalement anarchique de ce système. Toute cette thèse, en plus de son « Westphalo-centrisme » avance Keene, est erronée puisqu’elle est basée sur une lecture trop restrictive de l’oeuvre du juriste hollandais Hugo Grotius, le présumé père du droit international moderne, en particulier de son De jure belli ac pacis. Précisément, Keene soutient que Bull a lu Grotius dans une perspective trop étroite, influencée par le juriste français Jean Bodin et sa vision indivisible de la souveraineté des États. La conséquence majeure de cette interprétation biaisée est de ne voir l’histoire moderne des relations internationales que comme l’histoire des relations entre États pleinement souverains et d’exclure du récit l’histoire des relations entre États européens (pleinement souverains) et d’États non européens (semi-souverains).

Keene élabore sa thèse en cinq chapitres, bien imbriqués les uns dans les autres. Il débute par une analyse de l’école de pensée que Bull a aidé à former, que Keene désigne par « la théorie orthodoxe de l’ordre en politique internationale ». Cette théorie s’est développée particulièrement en Grande-Bretagne à la fin des années 1950, en particulier par le British Committee on the Theory of International Politics qui, en plus de Bull a inclus des historiens comme Herbert Butterfield et Martin Wight. En dépit de la popularité de l’idée d’un système international fondamentalement anarchique, sous la plume de Bull en particulier, les théories avancées par le groupe n’étaient, dans l’opinion de Keene, que le développement moderne de thèses plus anciennes, et fondamentalement conservatrices, nées en Grande-Bretagne durant les guerres napoléoniennes. Le retour sur les principes du traité de Westphalie, soulignant le respect intégral de la souveraineté des États monarchiques, l’emprunt aux thèses de A.H.L. Heeren sur la liberté interne du système d’États européens et finalement les propres idées de Bull sur l’exclusion des États non européens de la communauté des États ont eu pour effets principaux de définir le système international exclusivement par les principes de Westphalie et d’évacuer du récit l’histoire du colonialisme comme partie intégrante de la formation du système des relations internationales. Or, soutient Keene, tout ceci est fondé sur une lecture déformée des travaux de Grotius. Dans le second chapitre, l’auteur offre une analyse renouvelée des écrits du juriste hollandais et porte une attention particulière à certains passages de Grotius où ce dernier s’éloigne de l’héritage de Jean Bodin et l’idée d’une souveraineté indivisible. Comme la propriété, la souveraineté est, selon Grotius, divisible et sous certaines conditions les individus ou corporations peuvent continuer d’exercer leurs droits d’acquisition et ont le droit de la défendre par la force si nécessaire.

Les exemples de la révolte de Hollande, durant laquelle les insurgés entreprirent une guerre à cause de l’empiétement espagnol sur certains de leurs droits et celui des alliances entre le roi de Johore de Malaisie et les Hollandais en lutte contre les Portugais, illustrent la thèse de Grotius que le statut d’infériorité n’amoindrit en rien la souveraineté d’un État en alliance avec un autre.

Le coeur de l’ouvrage de Keene est constitué par les chapitres 3, 4, et 5 dans lesquels l’auteur s’efforce de réintégrer le concept de souveraineté limitée dans l’histoire des relations internationales. L’histoire de la colonisation des États-Unis durant laquelle les colonies américaines ont, une fois indépendantes, transposé la souveraineté limitée dont elles bénéficiaient sous la tutelle britannique aux nouveaux territoires annexes et en ont fait un formidable outil d’expansion. Pour le cas des colonies européennes en Asie – Keene ne se sert que des exemples de l’Inde britannique et de l’Indonésie néerlandaise – le concept de souveraineté limitée a aussi été un moyen de justifier l’expansion coloniale et lorsque les derniers vestiges de souveraineté locale ont disparu, les colonisateurs européens se sont servis du concept de civilisation pour écarter de la société des nations les colonies jugées incapables de se gouverner et donc de participer pleinement au droit international. Jusqu’en 1945, le concept de civilisation a donc remplacé l’idée de souveraineté limitée ce qui nous fait souvent oublier que les relations entre l’Europe et le reste du monde ont été, au moins jusqu’à l’âge d’or du colonialisme européen, bien plus qu’une simple application des principes de Westphalie. La création de l’onu et surtout le processus de décolonisation ont éliminé de la pratique du droit international les notions de civilisation et de barbarie et ont tenté de traiter tous les États comme souverains à part entière.

L’auteur avoue en conclusion que le débat politique actuel sur le droit d’intervention et le droit d’ingérence, en particulier dans les cas d’intervention armée pour mettre fin à des violations flagrantes des droits de la personne, est une de ces questions qui nécessitent une reconceptualisation des relations entre États, dans la perspective de la définition de la souveraineté pleine et souveraineté limitée. Le type d’ordre mondial qui se dessine aujourd’hui en est un dans lequel il faudra, selon Keene, repenser la notion figée de relations entre États pleinement souverains. Or, pour au moins trois siècles, le système mondial s’est développé en pratique sur la base du principe que la souveraineté d’un État était divisible. Cet ouvrage dense pourra sûrement alimenter les discussions dans des séminaires d’études avancées, mais sera difficile d’accès pour les étudiants de premier cycle. Cependant, le grand mérite de Keene est de nous inviter a repenser profondément la façon dont nous enseignons l’histoire des relations internationales, influencée par un excès du « Westphalo-centrisme » et y intégrer les relations entre l’Europe et les États non européens qui n’ont cessé de faire évoluer le système international au moins jusqu’à la moitié du xixe siècle. Et ceci, en conclusion, n’est certainement pas une mince affaire.