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Moins de douze ans après la fin de la guerre froide, la théorie des relations internationales a, une fois de plus, été incapable de prévoir l’événement par excellence qui, à tort ou à raison, est considéré comme inaugurant une nouvelle époque de la politique internationale, à savoir les attentats du 11 septembre 2001 : « Pour des années, sinon des décennies, la guerre contre le terrorisme façonnera la lutte pour l’ordre global. Il y a d’autres enjeux tout aussi cruciaux, qu’il s’agisse de l’écart grandissant entre have et have-not, ou de la détérioration de l’environnement, mais lorsque la victime d’attaques terroristes d’une horreur spectaculaire se trouve être la principale puissance sur terre, l’agenda est fixé[2]. » Si ce nouvel échec a le mérite de rappeler à qui l’ignorait que la capacité prédictive n’est pas une qualité que l’on peut exiger de l’activité théorique en sciences sociales[3], les internationalistes n’en sont pas moins interpellés par cet événement et les conséquences qui s’en sont suivies, à commencer par « Liberté en Irak ». Non seulement parce que les théoriciens « se soustrairaient à leurs responsabilités s’ils évitaient systématiquement d’appliquer leur art à l’analyse des défis cruciaux auxquels est confrontée la chose publique[4] », mais aussi et surtout parce que les théories n’ont de raison d’être que si elles se développent à travers la confrontation répétée et prudente des concepts proposés avec les faits, même s’il est vrai que la nécessaire interaction entre travail théorique et empirique ne doit pas faire oublier la distance que se doivent de garder les analyses académiques par rapport aux débats d’actualité qui font les délices des médias.

En effet, si on se rappelle l’origine étymologique du substantif théorie, dérivé du verbe grec ancien theorein, faire de la théorie signifie observer avec émerveillement ce qui se passe, pour le décrire, l’identifier et le comprendre. Depuis que la théorie des relations internationales existe en tant que discipline académique, tous les internationalistes se réclament de cet objectif, des idéalistes désireux d’étudier la politique internationale à partir de « la simple exposition des faits politiques tels qu’ils existent dans l’Europe d’aujourd’hui[5] », aux constructivistes soucieux de développer « une approche systémique en vue de comprendre les intérêts et le comportement des États[6] », en passant par les réalistes ambitionnant de présenter une théorie de la politique internationale susceptible d’« apporter ordre et signification à une masse de phénomènes qui, sans cela, resteraient sans lien et inintelligibles[7] ».

Le dossier portant sur « La théorie internationale face au 11 septembre et ses conséquences. Perspectives libérales et critiques » s’inscrit dans cette tradition, en essayant, toutes proportions gardées, de rendre l’activité théorique utile au sens de Thucydide, désireux, grâce aux « faits rapportés », de donner du sens à la guerre du Péloponnèse, conformément à la définition du terme théorie : « Si l’on veut voir clair dans les événements du passé et dans ceux qui, à l’avenir (…) présenteront des similitudes ou des analogies, qu’alors on juge [les faits rapportés] utiles, et cela suffira[8]. » L’objectif poursuivi par les études rassemblées ci-après est le même : être utile en contribuant à comprendre les deux événements marquants de la scène internationale récente que sont, dans la perspective de la violence politique internationale et de ses tentatives de régulation, les attentats du 11 septembre et l’opération « Liberté en Irak ». Contrairement à Thucydide cependant qui était parti de « la cause la plus vraie[9] » de la guerre du Péloponnèse pour faire de son analyse « un trésor pour toujours, plutôt qu’une production d’apparat pour un auditoire du moment », les auteurs ci-après appliquent la méthode inverse, en partant des « trésors » accumulés depuis Thucydide en théorie des relations internationales pour rendre compte des événements concernés. Plus concrètement, ils réexaminent les catégories proposées par le passé et susceptibles de rendre compte desdits phénomènes d’une part, de même qu’ils tentent de fournir des concepts explicatifs des phénomènes analysés, d’autre part.

La partie n’est pas jouée d’avance, si l’on en croit le jugement sévère émis par Daniel Philpott à l’égard de la capacité des théories prédominantes des relations internationales à comprendre quoi que ce soit aux événements du 11 septembre : « La plus grande attaque sur les États-Unis depuis la fin de la guerre froide, voire depuis leur création même, ne trouve guère ses origines dans la dynamique des alliances et de la polarité, la naissance et le déclin des grandes puissances, la recherche par les États de leur sécurité, ni d’ailleurs dans les actions de quelque État que ce soit. Voilà pourquoi elle se soustrait au réalisme, traditionnellement l’école dominante en relations internationales. Elle n’a pas davantage été le fait d’un parlement ou d’un électorat, d’une entreprise multinationale, d’un syndicat, d’un lobby agricole, ou de quelque autre agent dont les libéraux disent qu’ils influencent la politique étrangère. L’attaque n’a que peu de rapports avec les organisations ou institutions internationales, le commerce mondial, la finance, ou l’investissement ; elle n’est que très indirectement concernée par la problématique du développement international. L’attaquant n’est que dans l’acceptation la plus large du mot une organisation non gouvernementale, et certainement pas une organisation non gouvernementale domiciliée auprès des Nations Unies. Ce n’est pas une communauté épistémique. C’est peut-être un acteur transnational, mais pas vraiment une organisation de défense des droits de l’homme, ni quelque autre réseau familier à la littérature relative à ces acteurs. Il a été motivé par des idées, mais qui n’étaient ni économiques, ni stratégiques, ni libérales au sens politique de ce terme[10]. »

Reprenons cette critique et commençons par la première cible qu’est le réalisme. Sans succomber aux tentations des débats scolastiques[11] auxquelles la discipline des Relations internationales a de plus en plus de mal à résister[12], le réalisme, au vu de ses postulats de base, à savoir[13] :

  • l’état d’anarchie dans lequel se trouvent les relations internationales est synonyme d’état de guerre, car du fait de l’absence d’autorité susceptible de sanctionner le comportement des acteurs internationaux, le recours à la force armée est un moyen légitime de la politique extérieure qui ne saurait être jugée d’après les critères éthiques applicables aux comportements individuels ;

  • les acteurs principaux des relations internationales sont les groupes de conflit, et depuis qu’existe le système interétatique westphalien, ces groupes sont essentiellement des États-nations organisés territorialement, car les organisations interétatiques et les entités non-étatiques n’agissent au mieux que par l’intermédiaire des États et ne sont donc pas des acteurs autonomes ;

  • incarnés dans le chef du pouvoir exécutif, les États-nations sont des acteurs rationnels qui cherchent à maximiser leur intérêt national défini en termes de puissance eu égard aux seules contraintes du système international, et indépendamment de toute prise en compte de facteurs politiques internes ;

  • dans l’histoire sans fin que constituent les relations internationales il n’y a pas de progrès possible, car le droit international et les institutions de coopération sont fonction des intérêts des États les plus puissants, et le seul mode de régulation susceptible d’assurer non pas la paix, mais une stabilité internationale forcément précaire, consiste à maintenir un rapport des forces tel qu’aucun acteur ne puisse croire qu’il est dans son intérêt d’essayer de changer l’ordre existant,

affiche un bilan mitigé lorsque ces postulats sont confrontés aux événements qui se déroulent entre Nine Eleven et Mission accomplished.

Concernant le premier postulat, l’actualité confirme a priori que les relations internationales « se déroulent à l’ombre de la guerre[14] » et que « la guerre existe parce que rien ne l’empêche[15] ». Sauf à voir dans ces épreuves de force des manifestations du dessein de la nature kantienne faisant triompher la « communauté civile universelle » par l’intermédiaire de « l’insociable sociabilité » entre États[16], sauf à voir dans ces recours à la violence des conflits armés résiduels entre entités membres des zones historique et post historique chères à Fukuyama[17], à la fois les attentats du 11 septembre, l’opération de représailles contre les talibans, et « Liberté en Irak », corroborent le comportement du self-help que sont incitées à adopter les unités politiques dans un système anarchique d’après Kenneth Waltz[18], de même qu’ils rappellent la thèse clausewitzienne de la guerre comme « simple continuation de la politique par d’autres moyens[19] » : pour Oussama Ben Laden d’abord, les États-Unis et leurs alliés ensuite, il s’agit de recourir à des actes de violence armée en vue de contraindre l’adversaire à exécuter leur volonté, étant donné que les autres moyens, à commencer par le soft power, leur apparaissent comme insuffisants pour ce faire.

Reste cependant le problème de la légitimité de ces recours à la force. D’après Raymond Aron, « la spécificité des relations internationales » réside « dans la légitimité et la légalité du recours à la force de la part des acteurs. Dans les civilisations supérieures, ces relations sont les seules, parmi toutes les relations sociales, qui admettent la violence comme normale[20] ». Or, autant les représailles contre l’Afghanistan des talibans ne posent pas de problème majeur en termes de légitimité, ou d’éthique même non individuelle, étant donné qu’il s’agit d’un recours à la force compatible avec les critères de la guerre juste, autant les réactions suscitées par « Liberté en Irak » au sein des opinions publiques autres qu’américaines ont montré que la force n’est plus guère acceptée aujourd’hui comme un instrument légitime en soi de la politique extérieure. Combinés, ces deux constats vont davantage dans le sens de la thèse constructiviste de la prévalence de nos jours d’une culture anarchique lockienne plutôt qu’hobbienne : si le recours à la force à des objectifs de sécurité défensive, d’auto-préservation, reste intériorisé comme légitime, il n’en va plus de même de la violence agressive, entreprise à des buts offensifs[21].

Le sceau de l’illégitimité frappe a fortiori le recours à la force de la part du réseau d’Al Qaïda, ce qui s’explique par la qualité terroriste de cette violence, c’est-à-dire par la nature non-étatique de cet acteur, étant donné que depuis Saint-Thomas d’Aquin, l’un des critères de la guerre juste est précisément le caractère d’acteur légal de celui qui en fait usage. Voilà qui nous amène au deuxième postulat du réalisme, relatif à son stato-centrisme. Bien que stato-centrés, les réalistes reconnaissent l’historicité de l’État : « Le lien actuel entre l’intérêt et l’État-nation est un produit de l’histoire et par conséquent est appelé à disparaître dans le futur. Rien dans la position ne milite contre la supposition selon laquelle la division du monde politique actuel en États-nations sera remplacée par des éléments d’un caractère tout à fait différent[22]. » Autrement dit, le fait que les attentats du 11 septembre soient l’oeuvre d’un réseau non-étatique, qu’il soit lui-même manipulé ou non par un État ou qu’il utilise ou non un tel État pour les besoins de sa cause, est potentiellement compatible avec le réalisme, moins centré sur l’État que sur le groupe de conflit. Ce dernier peut d’ailleurs prendre une forme supra-étatique, ou transnationale, comme c’est le cas des civilisations de Samuel Huntington[23], dont la thèse peut être considérée comme constitutive d’une nouvelle version du réalisme, le réalisme culturel.

Ceci dit, contrairement à Morgenthau, ou Gilpin, Waltz établit une différence de nature entre États et acteurs non-étatiques, en notant que « les États sont les unités dont les interactions forment la structure des systèmes politiques internationaux », alors que « les mouvements transnationaux font partie des processus qui s’y déroulent[24] ». Il n’est pas sûr que par rapport à cette affirmation, nine eleven ne pose pas problème, comme le prouve a contrario le silence de Waltz lui-même à ce sujet : contournant le problème de l’impact du terrorisme sur le stato-centrisme, il se contente d’affirmer que « le terrorisme ne change pas le premier trait fondamental de la politique internationale qu’est l’inégale distribution de la puissance mondiale[25] ». Dans un autre sens cependant, les suites de nine eleven donnent plutôt raison à Waltz lorsqu’il écrit que « les États dressent la scène sur laquelle eux-mêmes, ainsi que les acteurs non étatiques, montent leurs drames ou mènent leur train-train quotidien. (…) Lorsque l’épreuve de vérité arrive, les États refont les règles par lesquelles les autres acteurs opéreront[26] » : même si les analyses de Waltz sont nées de ses réflexions relatives aux relations entre États et entreprises économiques, elles sont parfaitement applicables à l’actualité politique où l’on voit le gouvernement central américain reprendre en main à la fois la politique intérieure et la politique extérieure des États-Unis dans un élan que n’aurait pas renié le souverain-représentant hobbien défendeur transcendental de la sécurité de ses citoyens.

Peut-on en déduire que les États-Unis et les autres États, ou même le mouvement transnational Al Qaïda, ont agi comme acteur unitaire et rationnel ? Ces questions renvoient au troisième postulat réaliste. Concernant la rationalité, il faut rappeler que la rationalité des réalistes contemporains est la rationalité instrumentale, relative à la fin poursuivie, dans notre cas d’espèce ce que Bruce Bueno de Mesquita appelle « l’utilité attendue d’une guerre[27] » au service d’objectifs politiques. Dans cette perspective, à la fois Liberté en Irak et l’opération contre les talibans confirment l’idée qu’un acteur « recourra à la guerre pour atteindre ses objectifs si, après avoir estimé ses chances de succès, il évalue ces objectifs davantage qu’il n’estime les plaisirs de la paix[28] » : pour les États-Unis, tout dialogue était par définition impossible avec les talibans abritant Al Qaïda et refusant d’emblée de leur livrer Oussama Ben Laden ; par ailleurs, et à en croire les discours des responsables américains, la paix avec Saddam Hussein, au sens de non-recours à la force contre lui, était assimilée à un marché de dupes peu susceptible d’apporter quelque « plaisir » que ce soit aux États-Unis. Quant aux attentats en revanche, s’ils sont rationnels, ils le sont peut-être au sens weberien de la rationalité par rapport à l’objectif poursuivi – mais on ne saura jamais quel était cet objectif : provoquer une riposte américaine pour embraser le monde arabo-musulman ? –, et sûrement au sens weberien de la rationalité par rapport aux valeurs, en l’occurrence  islamiques, ou islamistes : ces valeurs étant elles-mêmes incommensurables aux valeurs occidentales, c’est moins le réalisme que l’ensemble des recherches mainstream de la discipline des Relations internationales qui se révèlent inadaptées, en postulant que « les acteurs agissent selon une logique univoque, in fine fondée sur une métaphysique universaliste de la nature humaine[29] ».

Pour ce qui est du caractère unitaire de l’acteur étatique américain[30], le réalisme est doublement contredit. D’un côté, les processus de prise de décision au moment de l’entrée en guerre contre l’Afghanistan et surtout contre l’Irak ont révélé des divisions au sein de l’Administration Bush tout à fait conformes aux analyses de Graham Allison[31] : on voit mal un acteur unitaire tiraillé entre un Colin Powell désireux de monter la plus large coalition possible derrière les entreprises américaines et un Paul Wolfowitz affirmant que « les missions déterminent les coalitions » plutôt que l’inverse. De l’autre, le fait pour les gouvernements de MM. Blair, Aznar et Berlusconi d’avoir, contre les manifestations hostiles de leurs opinions publiques, soutenu Washington au moment de « Liberté en Irak », peut certes être considéré par les réalistes comme la preuve de ce qu’un gouvernement poursuivant l’intérêt national doit résister à la tentation de sacrifier sur l’autel de l’opinion publique ce qu’il considère être une bonne politique, car sinon il abdiquerait son leadership et substituerait un avantage précaire immédiat aux intérêts permanents du pays[32]. Mais le refus des opinions publiques anglaise, espagnole ou italienne de suivre leurs gouvernements montre non pas l’indifférence ou l’ignorance des citoyens lambda envers les problèmes de politique internationale, mais tout au contraire leur intérêt, ce qui réfute la mood theory d’inspiration réaliste selon laquelle l’opinion publique est, dans la meilleure des hypothèses, composée de réactions d’humeur par définition imprévisibles parce qu’incohérentes, versatiles et instables[33].

Si refus de la guerre il y a de la part de ces opinions publiques ainsi que d’autres, sans parler des gouvernements opposés à « Liberté en Irak », c’est aussi parce qu’à leurs yeux, la politique internationale n’est pas condamnée à la guerre, mais est susceptible de progrès vers davantage de pacification. Qu’en est-il alors du quatrième postulat réaliste de l’essence éternellement violente de la politique internationale ? A priori, le comportement américain au moment de Liberté en Irak conforte ce postulat, en ce que les décideurs américains n’ont pas fait confiance au droit international et à la coopération pour amener Bagdad à jouer cartes sur tables, mais ont préféré recourir à la force pour persuader qui que ce soit de la volonté et de la capacité américaines à maintenir l’ordre existant ; davantage, les institutions internationales ne sont pas parvenues à contraindre le comportement américain, ce qui tend à indiquer que le multilateralism matters[34] seulement si telle est la volonté de la puissance prédominante, conformément à ce qu’affirme la théorie (néo-)réaliste de la stabilité hégémonique[35]. Reste que tous les États n’ont pas partagé cette conviction, contredisant ainsi l’idée qu’en état d’anarchie, les grandes puissances sont forcément des like units : de nombreux États, traditionnellement alliés de Washington et surtout à leurs côtés au moment des représailles contre Kaboul, ne se sont pas sentis en insécurité du fait des risques de tricherie de Saddam Hussein ; certains, comme la Grande-Bretagne, ont certes pratiqué une politique de balancing à l’encontre de l’Irak, conformément aux analyses de Stephen Walt sur l’équilibre des menaces[36], et ce faisant, ils ont adopté une stratégie de bandwagoning à l’encontre de la puissance prépondérante américaine, conformément aux analyses de Robert Gilpin sur la politique des puissances secondaires satisfaites[37] ; d’autres, comme la France et l’Allemagne, ont au contraire pratiqué une politique de balancing à l’encontre des États-Unis, sinon de buck-passing et sont allés, au sein des Nations Unies, jusqu’à une politique de chain-ganging avec la Russie et la Chine, conformément aux analyses, notamment, de Kenneth Waltz ou de John Mearsheimer[38].

Bref, la cohésion du réalisme ne sort grandie ni du 11 septembre ni de « Liberté en Irak », alors que pourtant son point fort revendiqué est précisément l’analyse de la violence internationale. Au sujet de « Liberté en Irak », les réalistes sont d’ailleurs les premiers à le reconnaître, en s’étant opposés à cette guerre avant qu’elle n’ait lieu : Kenneth Waltz d’un côté, John Mearsheimer et Steven Walt de l’autre, pour ne nommer qu’eux, ont dénoncé le caractère non nécessaire de cette guerre eu égard aux standards de la Realpolitik dont se réclamait pourtant l’une des leurs au sein de l’administration Bush, Condoleeza Rice, rappelant ainsi les querelles entre Kissinger et Morgenthau au moment de l’escalade au Vietnam[39]. Certes, tous les réalistes proclament qu’il y a forcément des écarts entre leur explication idéal-typique du phénomène social « violence internationale » et le déroulement concret d’actes particuliers de recours à la violence internationale, mais, à moins de se contenter de l’attitude de Waltz, qui refuse d’évaluer la pertinence d’une théorie – la sienne en l’occurrence – par l’intermédiaire de tests empiriques, en notant qu’il n’y a pas de théorie en sciences sociales qui ne soit pas contredite par les réalités[40], il semble légitime d’aller voir ailleurs pour tenter de donner du sens à nine eleven et Iraqi Freedom. Et si l’on en croit Philpott, l’approche qui a le moins souffert est le transnationalisme.

Dans ce dossier, l’approche transnationale est défendue par Yale Ferguson et James Rosenau, selon qui « une conception post internationale des structures et interactions mondiales fondamentales reste le meilleur point de départ analytique du monde ante- et post-11 septembre ». Il est vrai que dès 1980, James Rosenau avait vu dans le terroriste l’un des acteurs-clefs de la politique mondiale[41] ; depuis, la notion de skillful individual, synonyme d’individu capable par une action au niveau micropolitique de provoquer des turbulences[42] au niveau macropolitique, est venue enrichir son analyse, et il ne fait pas de doute que les attentats du 11 septembre sont « une expression de ce paramètre ».

Ces turbulences n’ont cependant engendré aucun choc des civilisations, comme le montre l’article de John Oneal et de Bruce Russett. Poursuivant un programme de recherche progressif à la fois qualitatif et quantitatif entrepris depuis plus de dix ans sur la paix démocratique[43] et, récemment, la paix kantienne[44], la contribution de Oneal et Russett met à l’épreuve de la vérification empirique la thèse de Huntington, et l’un de ses points forts est la réfutation de cette thèse : il n’y a aucun indice que les conflits entre civilisations aient davantage d’impact depuis la fin de la guerre froide que pendant la guerre froide. L’autre résultat important trouvé par Russett et Oneal concerne le départage des deux thèses réalistes de la stabilité par l’équilibre et de la stabilité par la prépondérance, en faveur de cette dernière[45] : « Un rapport disproportionné de puissance dissuade généralement les États plus faibles de mettre au défi les plus forts, et ces derniers obtiennent habituellement ce qu’ils veulent sans avoir recours à la force. » Ceci dit, la présence d’une puissance prépondérante n’est pas garantie de paix, et « on ne devrait pas se fier » à la capacité et surtout à la volonté de la puissance prépondérante à continuer à maintenir la paix.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’opération « Liberté en Irak » vient corroborer ce scepticisme. Comment alors expliquer cette guerre ? Partant d’une remarque anodine oubliée de Clausewitz relative à l’éventuelle existence d’actions diplomatiques se faisant « le meilleur serviteur des ambitions, des intérêts particuliers ou de la vanité des dirigeants », Dario Battistella propose une interprétation libérale de l’opération américaine « Liberté en Irak », à partir d’une combinaison de la théorie libérale générale de la politique internationale proposée par Moravcsik et de la notion d’impérialisme telle qu’entendue par Hobson, Schumpeter et Snyder : plus précisément, la décision des États-Unis d’entrer en guerre y est analysée comme relevant d’un programme politique lié aux intérêts et aux ambitions des décideurs américains et de groupes de pressions à la fois économiques et idéologiques, et comme ayant été facilitée par la démission des contre-pouvoirs aussi bien institutionnels que médiatiques américains.

La notion d’impérialisme est également au centre de la contribution de Francis Beer et Robert Hariman. Partie intégrante du linguistic turn en Relations internationales complétant par une analyse des discours et récits l’analyse des processus et structures de la politique mondiale, l’approche post-réaliste défendue par ces auteurs est d’inspiration critique. Plus précisément, elle « se fonde sur l’analyse du discours pour comprendre les articulations historiques spécifiques du pouvoir impérial » des États-Unis, auquel elle propose comme alternative « une politique de la reconnaissance et des normes de prudence ».

Ce faisant, l’article de Beer et Hariman rejoint le libéralisme qui sous-tend in fine l’ensemble des analyses proposées dans ce dossier. Libéralisme au sens philosophique du terme, celui des Lumières, synonyme de conception du politique comme domaine du possible plutôt que du nécessaire.