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Bien que constituant « un ménage à trois[1] », avec, selon les époques, des percées plus ou moins durables de paradigmes dissidents, de la tradition révolutionnaire distinguée par Martin Wight au constructivisme contemporain – soft ou hard – en passant par les différentes variantes du marxisme, les Relations internationales voient la plupart du temps s’opposer deux théories mainstream, le réalisme et le libéralisme. Dans aucun domaine sectoriel, ce débat qui « a imprégné les quatre derniers siècles[2] » n’a été aussi virulent qu’en matière de guerre et de paix.

Ainsi, au moment de la création des Relations internationales à Aberystwyth en 1919, David Davies assigne comme mission à la nouvelle discipline la recherche des « meilleurs moyens pour promouvoir la paix entre les nations[3] » parce que les idéalistes de l’entre-deux-guerres, désireux d’éviter que ne se reproduisent des massacres comparables à ceux de la Première Guerre mondiale, voient dans la guerre non pas « une forme d’instinct, mais une forme d’action étatique. Elle ne fait pas partie de la nature humaine, mais d’un programme politique. Elle n’est pas davantage un instinct ou un élément de la nature humaine que ne l’est l’adoption de l’impôt sur les revenus[4] ». Or, cette allusion à la nature humaine renvoie à la tradition réaliste censée avoir inspiré la Realpolitik de l’équilibre des puissances à laquelle les idéalistes imputent le déclenchement de la guerre de 14-18 : reprenant Thucydide notant que « la nature humaine (…) vous fait dominer autrui[5] », Thomas Hobbes avait vu dans l’état de guerre entre unités politiques indépendantes la conséquence de « la nature humaine » qu’il voyait à l’origine de « trois causes principales de querelle : premièrement la rivalité ; deuxièmement la méfiance ; troisièmement la fierté. La première de ces choses fait prendre l’offensive aux hommes en vue de leur profit. La seconde en vue de leur sécurité. La troisième en vue de leur réputation[6] ».

Depuis lors, l’hypothèse de la nature humaine comme facteur explicatif de la guerre a été concurrencée, au sein du réalisme, par la thèse de la structure anarchique des relations internationales. Autant le réalisme classique d’un Hans Morgenthau affirme que le monde « est par essence un monde d’intérêts opposés et de conflits entre ceux-ci » parce que « la politique (…) est gouvernée par des lois objectives qui ont leurs racines dans la nature humaine[7] », autant Kenneth Waltz affirme lui qu’il « n’est pas nécessaire de postuler un animus dominandi pour rendre compte de la compétition volontiers féroce qui caractérise la scène internationale[8] ». Pour le néo-réalisme structuraliste, « la guerre existe parce que rien ne l’empêche[9] » : l’incertitude subjective que ressent tout État du fait de la structure anarchique des relations internationales provoque une insécurité objective due à la politique du self-help à laquelle tout un chacun se doit de recourir s’il veut survivre ; « en état d’anarchie, un état de guerre existe lorsque tous les États aspirent à la puissance. Il en est de même cependant si tous les États cherchent tout simplement à assurer leur propre sécurité[10] ».

Mais que les (néo-)réalistes situent l’explication de la guerre au niveau de la première image qu’est la nature humaine, ou au niveau de la troisième image qu’est la structure anarchique de la scène internationale, tous sont d’accord pour refuser de prendre en compte le deuxième niveau d’analyse[11], c’est-à-dire pour ne pas voir dans « la structure interne d’un état[12] » la clef de la guerre et de la paix. Ce faisant, ils s’opposent aux libéraux contemporains, selon qui « les idées, intérêts et institutions sociétaux influencent le comportement étatique en façonnant les préférences étatiques, c’est-à-dire les objectifs fondamentaux sous-jacents aux calculs stratégiques des gouvernements[13] ». Nul n’a été aussi explicite à ce sujet que Carl von Clausewitz. Définissant la guerre comme « acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté[14] », Clausewitz assimile la politique dont la guerre est « la simple continuation (…) par d’autres moyens[15] » à la high politics qu’est la politique étrangère à la recherche de l’intérêt national : « On admet que la politique unit et concilie tous les intérêts de l’administration intérieure (…), car elle n’est en elle-même que le représentant de tous ces intérêts vis-à-vis des autres États ». Et s’il envisage l’hypothèse que la politique étrangère, et donc la guerre, puisse obéir à des considérations relevant de la low politics, c’est pour mieux la rejeter : « Que la politique puisse être mal orientée, et se faire le meilleur serviteur des ambitions, des intérêts particuliers ou de la vanité des dirigeants, cela ne nous regarde pas pour le moment, car (…) nous ne pouvons envisager ici la politique qu’au titre de représentant de tous les intérêts de la communauté entière[16] ».

Reste que cette citation est extrêmement ambiguë, vu le passage « cela ne nous regarde pas pour le moment, car (…) nous ne pouvons envisager ici la politique qu’au titre de (…) » : interprétée a contrario, cette réserve admet implicitement qu’il puisse y avoir à d’« autres moments » que « pour le moment », et « ailleurs » qu’« ici », des guerres explicables non pas en termes d’intérêt national, mais en termes d’ambitions, d’intérêts particuliers ou de vanité des dirigeants[17].

Dans cet article, nous allons prendre Clausewitz au mot en posant comme hypothèse que « Liberté en Irak » constitue précisément un tel cas de figure d’une décision d’entrer en guerre relevant d’un « programme politique » intimement lié à des « ambitions » et « intérêts » particuliers de « dirigeants », en l’occurrence américains. Plus précisément, nous allons analyser l’opération « Liberté en Irak » en termes de guerre impérialiste, au sens libéral de cette notion. Pour ce faire, nous allons, d’abord, rappeler la théorie libérale générale de la politique internationale, ensuite approfondir la variante libérale de la thèse de l’impérialisme, et enfin appliquer ces deux perspectives au sein d’une explication libérale de « Liberté en Irak » comme guerre impérialiste.

I – Libéralisme et politique internationale

La réception majoritaire dont le libéralisme fait l’objet en Relations internationales voit en lui une simple « projection à l’échelle mondiale de la philosophie libérale[18] », elle-même considérée comme constituant davantage une attitude mentale qu’un corps de doctrine dont par ailleurs « il n’existe pas de description canonique[19] ». En matière de guerre et de paix, le libéralisme est notamment assimilé à l’affirmation de la paix par les institutions internationales (de Grotius à Robert Keohane), les échanges économiques (de Montesquieu à Richard Rosecrance), ou la diffusion de la démocratie (de Kant à Bruce Russett). Cette dimension normative, voire téléologique, du libéralisme ne doit cependant pas faire oublier ses capacités analytiques réelles, que l’on trouve aussi bien chez son fondateur originel, John Locke, que chez son principal représentant contemporain, Andrew Moravcsik.

Plus que Grotius, Montesquieu, ou même Kant, c’est Locke qui peut être considéré comme le père fondateur du libéralisme international : son Traité du gouvernement civil constitue une réponse au Léviathan de Hobbes. Chez Hobbes, l’état de nature est synonyme d’état de guerre à cause de la nature intrinsèquement mauvaise de l’homme ; poussés par la crainte de la mort violente, les individus concluent entre eux un contrat social pour confier à un souverain-représentant la charge d’assurer leur sécurité ; comme il n’existe pas de pacte social entre unités politiques indépendantes, celles-ci se trouvent en état de guerre, et le recours à la force armée est l’instrument légitime dans un environnement où seule la puissance permet d’assurer la sécurité. Il en va tout autrement chez Locke : si l’état de nature y signifie absence de gouvernement central, il n’implique nullement un « état d’inimitié, de malice, de violence, et de mutuelle destruction », car il est tantôt état de guerre, tantôt état de paix, à cause d’une nature humaine neutre, au sein de laquelle les tendances à l’entraide le disputent aux penchants à la querelle. Il en va de même entre États, où l’état de guerre est nécessairement limité dans le temps, car il n’est produit que par « la violence injuste et soudaine » ; le restant du temps, « les accords, les traités, les alliances (...) sont des liens indissolubles pour (...) les princes du monde[20] ». À l’origine de ces « accords, traités et alliances » qui permettent de prolonger l’état de paix il y a « la principale fin que se proposent les hommes lorsqu’ils s’unissent en communauté et se soumettent à un gouvernement », à savoir « conserver leurs propriétés[21] » ; en effet, et toutes choses égales d’ailleurs, cette propriété est mieux assurée en temps de paix qu’en temps de guerre, et voilà pourquoi l’État, au service des intérêts des individus qui le composent, est amené à pratiquer une politique de règlement pacifique des conflits de préférence à une politique de recours à la force, qui reste l’exception.

Ce rapide résumé de la pensée de Locke permet de constater que pour la théorie libérale internationale, l’acteur central des relations internationales, c’est l’individu rationnel, répugnant au risque et qui, désireux de consolider et faire fructifier des droits existant antérieurement à la formation du contrat social, confie à  l’autorité politique le simple mandat de garantir une meilleure jouissance de ces droits. C’est vrai dans l’ordre politique interne, mais c’est vrai aussi sur la scène politique internationale : alors que chez les réalistes l’acteur de référence est l’État agissant en lieu et place des individus, chez les libéraux « les acteurs fondamentaux de la politique internationale sont les individus et les groupes privés[22] », dont les droits et besoins, les convictions et idées, existent antérieurement au pouvoir étatique et indépendamment de celui-ci. L’État ne fait que représenter les individus sur la scène internationale ; il n’est que le simple préposé des intérêts des membres de la société civile, leur mandataire sur la scène internationale, où il est chargé de défendre les intérêts matériels et les valeurs que les acteurs sociétaux ne peuvent eux-mêmes satisfaire de façon plus efficace, id est à moindre coût.

Simple courroie de transmission des intérêts et valeurs de la société civile sur la scène internationale, l’État n’est pas un acteur unitaire incarné dans le chef de l’État agissant au nom de la société civile tout entière. En effet, il n’existe aucune harmonie spontanée entre les intérêts et valeurs des différents membres d’une société civile ; tout au contraire, à cause de la rareté et de la concurrence qui caractérisent toute vie en société, les individus, qui ont des intérêts et des valeurs, des goûts et des ressources politiques différenciés, tentent de faire avancer, seuls ou réunis en groupe, leurs préférences par l’échange politique et l’action collective dans un environnement concurrentiel. En politique internationale tout autant qu’en politique interne, la politique gouvernementale est donc « contrainte par les identités, intérêts et pouvoirs sous-jacents des individus et groupes qui – au sein et en dehors de l’appareil d’État – exercent en permanence une pression sur les décideurs en vue de leur faire adopter des politiques conformes à leurs préférences[23] » : loin de consister en une entreprise continue motivée par la satisfaction de l’intérêt national défini compte tenu de la configuration internationale du rapport de puissances, la politique étrangère d’un État est une suite de décisions singulières reflétant les intérêts et préférences de tel ou tel groupe ayant réussi à imposer à travers l’appareil décisionnel son point de vue aux autres.

En la matière, un rôle clef incombe au régime politique d’un État. C’est à travers les institutions qui organisent le pouvoir politique et les relations entre celui-ci et la société civile que les demandes sociétales sont susceptibles d’accéder au processus décisionnel. La forme institutionnelle que prend un État, en ce qu’elle permet de savoir quelles préférences individuelles sont politiquement privilégiées au sein d’une société, est la variable centrale permettant de comprendre la politique extérieure d’une unité politique. Une démocratie, une autocratie, un régime totalitaire ne sont pas des unités fonctionnellement indifférenciées à cause d’une structure anarchique imposant à tout État une politique du self-help, comme l’affirme Waltz ; ils n’ont pas le même comportement international, car ils représentent des interprétations et combinaisons différentes des intérêts sociétaux en termes de sécurité, bien-être et valeurs exprimés par les membres les plus influents de leurs sociétés civiles respectives.

D’une façon générale, on peut s’attendre de la part d’un régime non démocratique à un comportement extérieur plus agressif, vu la possibilité pour la minorité à la tête d’un tel régime de faire subir à la majorité exclue du pouvoir les coûts qu’entraîne potentiellement le recours à la force contre un autre État ; de façon symétrique, l’aversion au risque qui caractérise l’individu moyen explique qu’un régime démocratique fait a priori preuve d’un comportement pacifique et coopératif sur la scène internationale, vu que les citoyens n’ont aucun intérêt à être favorables à des actions armées dont ils sont susceptibles de payer les conséquences néfastes eux-mêmes[24]. Mais ceci ne signifie pas pour autant qu’une démocratie soit intrinsèquement pacifique et, symétriquement, qu’un régime dictatorial fasse en tant que tel preuve d’un comportement révisionniste.

Tout d’abord parce que le comportement d’un État sur la scène internationale est affecté, au-delà des préférences sociétales exprimées par les membres influents de sa société civile, par « la configuration des préférences étatiques interdépendantes[25] », c’est-à-dire par le comportement des autres États qui sont eux aussi chargés par leurs sociétés civiles respectives de défendre les intérêts de ces dernières. Voilà pourquoi une démocratie est exclusivement pacifique dans ses rapports avec d’autres démocraties et continue d’être en état de guerre avec des non démocraties : lorsqu’elle a affaire à une non démocratie caractérisée par l’absence d’institutions démocratiques et de culture du compromis, elle est obligée de mettre ses propres valeurs et comportements entre parenthèses pour faire face à ladite non démocratie[26]. Ensuite et surtout, parce que du point de vue de la prise de décision en politique étrangère, une démocratie représentative peut voir une minorité ayant des ressources politiques supérieures, et donc un accès privilégié au pouvoir politique, venir court-circuiter et/ou orienter dans le sens de ses intérêts particuliers le point de vue de la majorité d’une population a priori sceptique envers le recours à la force armée comme outil de politique étrangère[27].

L’impérialisme est précisément l’une des configurations concrètes à laquelle peut aboutir un tel court-circuitage.

II – La thèse libérale de l’impérialisme

Omniprésente dans les discours de toute nature, la notion d’impérialisme a été développée dans des contextes politiques internes différents, en désignant la tendance politique favorable à l’empire de Napoléon 1er en France d’abord et la politique d’expansion coloniale britannique à partir de Disraeli ensuite. D’où des connotations polémico-idéologiques souvent péjoratives qui continuent de nos jours d’imprégner toute utilisation de la notion d’impérialisme. Mais la notion savante[28] d’impérialisme est elle-même un concept essentiellement contesté, à la fois entre les, et à l’intérieur des, paradigmes réaliste, marxiste et libéral.

Chez les réalistes, Aron définit l’impérialisme comme « la conduite diplomatico-stratégique d’une unité politique qui édifie un empire, c’est-à-dire soumet à sa loi des populations étrangères[29] », alors que Morgenthau y voit l’une des trois formes que prend concrètement la politique de puissance, à savoir celle qui « vise à renverser le statu quo existant[30] ». Chez les marxistes, l’impérialisme signifie chez Lénine « le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes[31] », alors que chez Johan Galtung, l’impérialisme, dit structurel, existe lorsque la relation de domination que le centre exerce sur la périphérie se fonde sur l’exploitation tout à la fois des intérêts communs qui lient le centre du centre au centre de la périphérie et des intérêts divergents qui existent entre la périphérie de la périphérie et la périphérie du centre[32]. Enfin, chez les libéraux, John Hobson estime que l’impérialisme se traduit par une « politique d’expansion » par laquelle un État « annexe de vastes portions de territoires ou exerce sur eux son emprise politique (political sway) d’une façon ou d’une autre[33] », alors que Joseph Schumpeter y voit « le déploiement d’une agressivité dont la raison véritable ne réside pas dans les fins momentanément poursuivies » et, plus généralement, « la disposition, dépourvue d’objectifs, que manifeste un État à l’expansion par la force, au-delà de toute limite définissable[34] ».

Nous combinerons dans cet article les définitions proposées par Hobson et Schumpeter. Tout d’abord en définissant l’impérialisme comme la disposition d’une unité politique étendant, par la conquête armée d’un territoire étranger, le contrôle politique exercé sur celui-ci. Ensuite en partant de l’explication que ces deux auteurs proposent des origines de l’impérialisme, explication parfaite de nos jours par un troisième auteur, Jack Snyder.

Analysant l’expansion coloniale britannique de la fin du dix-neuvième siècle, et s’attardant notamment sur la guerre des Boers, Hobson établit un lien entre l’impérialisme et les difficultés que doit affronter le capitalisme britannique, à savoir la surproduction, la sous-consommation, et l’épargne excessive. Plus précisément, il estime que la tendance des capitalistes à sous-payer leurs salariés pour faire grimper leurs profits conduit à une sous-consommation de la part de ces derniers, pour cause de pouvoir d’achat insuffisant, et donc à une surproduction, ainsi qu’à une épargne excessive pour cause de profits en hausse non investissables à cause de la surproduction déjà existante. Pour sortir de cette impasse, les industriels, plutôt que d’augmenter les salaires de leurs ouvriers et, ce faisant, relancer la consommation, absorber la surproduction, et créer de nouvelles opportunités d’investissement, préfèrent, pour des raisons tout à la fois politiques (ne pas partager leurs richesses) et économiques (ne pas baisser les profits unitaires), conquérir des marchés étrangers en vue d’y vendre leur surproduction sous forme d’exportation et d’y placer leurs surcapacités d’épargne sous forme d’investissements directs. Par là-même, quelques financiers et industriels finissent par transformer le capitalisme libéral en impérialisme expansionniste, car ils n’hésitent pas à faire pression sur les gouvernants pour que ceux-ci mobilisent en leur faveur les forces militaires nationales indispensables pour protéger les investissements déjà réalisés et pour conquérir des territoires offrant de nouvelles opportunités d’investissements.

Susceptible d’aggraver le risque de guerre entre l’ensemble des puissances coloniales, étant donné que celles-ci deviennent rivales du fait d’être toutes engagées dans une course visant à assurer à leurs industriels respectifs les débouchés coloniaux nécessaires à leur expansion, l’impérialisme est donc chez Hobson une dérive malsaine d’un système économique libéral[35]. Celui-ci dispose des moyens pour sortir de ses crises, mais à cause de l’égoïsme de quelques grands capitalistes, de mentalité d’ailleurs davantage aristocratique que véritablement capitaliste-bourgeoise, l’impérialisme, ainsi que les guerres qui s’ensuivent, sont préférées comme méthodes de sortie des crises économiques : « Bien que l’impérialisme ait été une mauvaise affaire pour la nation, il a été une bonne affaire pour certaines classes et certains commerces au sein de la nation. Les vastes dépenses d’armements, les guerres coûteuses, les risques graves et les ennuis en politique extérieure, les hypothèques sur les réformes sociales et politiques en Grande-Bretagne (…) ont bien servi les intérêts de certaines industries et professions[36]. »

Schumpeter affirme lui aussi que l’impérialisme est « dérivé des nécessités de la politique intérieure et ancré dans la structure des rapports de classe[37] ». Mais loin d’y voir un phénomène concomitant du mode de production capitaliste, il y voit une survivance du passé reposant sur un atavisme. Des empires de l’Antiquité jusqu’aux monarchies absolues, l’impérialisme était à la fois inhérent aux « caractéristiques des peuples ou des classes contraints à devenir guerriers sous peine de périr » et facilité par des éléments secondaires tels que « les intérêts des classes dominantes qui stimulent les dispositions belliqueuses » et « l’influence de tous les individus susceptibles de tirer de la guerre des avantages économiques et sociaux[38] ». Dans les temps modernes au contraire, les exigences du bon fonctionnement d’une économie capitaliste facilitent l’émergence d’une opposition de principe aux entreprises belliqueuses dans les mentalités collectives, de même qu’elles favorisent le recours à des moyens pacifiques de résolution des conflits, avec pour conséquence une disparition progressive de la guerre comme phénomène social[39]. Si donc impérialisme il y a au tournant du dix-neuvième siècle, écrit Schumpeter en pensant à l’influence des Junker, grands propriétaires terriens prussiens, sur le processus de prise de décision politique de l’Allemagne impériale, « c’est uniquement parce que l’héritage du passé comprend un appareil militaire, avec les attitudes et la disposition à l’agression qui lui sont liées, et parce qu’une classe sociale orientée vers les comportements belliqueux a réussi à demeurer politiquement la classe dirigeante (… en s’alliant …) avec des groupes bourgeois qui avaient eux aussi des intérêts à la conduite de la guerre[40] ». En quelque sorte, et à l’image de l’aristocratie guerrière et des mercenaires en Égypte, la caste militaire prussienne, créée pour les besoins de l’existence de l’État prussien, a créé les guerres que sa propre existence requiert.

En faisant abstraction à la fois du contexte historique particulier de Imperialism. A Study et de Contribution à une sociologie des impérialismes et de leurs dimensions téléologico-normatives – les deux écrits postulent l’essence pacifique d’un capitalisme libéral qu’ils voudraient voir débarrassé de travers qu’ils estiment conjoncturels –, nous retiendrons de ces analyses les hypothèses de travail suivantes : a priori à l’abri d’une politique impérialiste, un État démocratique et capitaliste est susceptible de recourir à une telle politique lorsqu’une minorité d’acteurs parvient à imposer une politique étrangère au service de ses intérêts particuliers. La théorie libérale de l’impérialisme rejoint ainsi la théorie libérale générale de la politique internationale affirmant que les rapports de force entre acteurs sociétaux désireux de faire défendre leurs intérêts par l’acteur étatique expliquent le comportement de ce dernier.

Reste à trouver la réponse à une question importante : par quels moyens des acteurs minoritaires intéressés par une guerre impérialiste parviennent-ils, au sein d’une démocratie, à faire adopter leur choix par les décideurs politiques et à les faire endosser par la majorité ? À cette question, Hobson et Schumpeter esquissent des réponses ; le premier en faisant remarquer que les impérialistes « exercent un contrôle sur l’opinion publique par l’intermédiaire de la presse[41] » ; le second en notant que la classe guerrière a « pu s’allier[42] » aux représentants de la bourgeoisie à la tête de l’État ; les deux en soulignant la phraséologie hypocrite qui accompagne ces guerres, présentées comme des « guerres défensives[43] » menées au nom de la liberté du pays agressé et de la « destinée nationale[44] » de l’État impérialiste. Ces pistes sont reprises et approfondies dans l’ouvrage de Jack Snyder, Myths of Empire[45].

Constatant que de nombreuses grandes puissances ont une tendance certaine à la surexpansion impériale souvent dommageable à leurs intérêts à long terme, de l’Allemagne de Guillaume ii à l’Union soviétique post-stalinienne en passant par la Grande-Bretagne victorienne, le Japon impérial et les États-Unis de Nixon, Snyder note que de telles politiques sont la plupart du temps justifiées par ce qu’il appelle les « mythes de l’empire », ensemble de représentations articulées autour de l’idée principale selon laquelle la sécurité d’une puissance ne saurait in fine être assurée que par une politique d’expansion. Or, d’après Snyder, ces croyances que sont la théorie des dominos, la conviction que la meilleure défense, c’est l’attaque, et l’image de l’adversaire tout à la fois menace implacable et tigre de papier, ne sont en réalité que des « rationalisations de politiques de coalitions intérieures formées entre des groupes ayant des intérêts mesquins (parochial) à l’expansion impériale, aux préparatifs militaires, ou à l’économie autarcique[46] ».

C’est grâce à leurs ressources politiques supérieures que sont « leur capacité pour l’action collective, leur monopole sur l’information, et leurs liens privilégiés avec l’État[47] » que ces groupes impérialistes, regroupés en coalition d’intérêts matériels ou idéologiques pratiquant le logrolling[48], parviennent à leurs fins. Tout d’abord, l’action collective de ces acteurs peu nombreux, qu’il s’agisse de groupes économiques à la recherche de situations de rente et/ou de bureaucraties militaires séduites par le prestige engendré par les victoires ou désireuses de tester leurs matériels et doctrines, est facilitée par le fait que les profits escomptés de l’action impérialiste sont très concentrés, alors que les coûts d’une telle politique sont diffus, parce que supportés par l’ensemble des contribuables : par là même, la pression exercée par ces groupes sur les décideurs politiques a de fortes chances d’être plus efficace que la contre-pression des opposants à une telle politique, difficilement mobilisables parce que seulement indirectement concernés. Ensuite, de tels groupes tirent profit du quasi-monopole d’information et d’expertise qui, par définition pour des militaires ou même des entreprises multinationales, est le leur en matière de connaissances stratégiques de la situation internationale concernée, ainsi que de leur capacité à « soutenir des responsables politiques qui leur sont favorables, acheter des journalistes, et fonder des organisations de masse et des think tanks[49] ». Enfin, ces groupes sont souvent surreprésentés au sein des organes détenant le pouvoir politique légitime, qu’ils parviennent à pénétrer : de ce fait, le détenteur du pouvoir exécutif, qui est non pas un acteur unitaire mais un simple « gestionnaire d’une coalition hétérogène contraignant sa capacité à ajuster la politique[50] », se doit lui-même de donner satisfaction à ces groupes d’intérêts représentés en son sein, et a peu de chances, à supposer qu’il en ait l’intention, de s’opposer à la politique demandée par ces derniers.

D’après Snyder, c’est surtout au sein de systèmes politiques cartellisés, tels que l’Allemagne ou le Japon impériaux, que des groupes impérialistes ont des chances de « pervertir la politique nationale au profit de la poursuite d’intérêts privés[51] ». Les démocraties ne sont cependant pas à l’abri de tels phénomènes d’« accaparement de l’État[52] », car il n’est pas sûr que les institutions démocratiques y remplissent bien leur fonction de contrepouvoirs aux intérêts mesquins : le citoyen lambda constitue une cible de choix pour des propagandes démagogiques fondées sur des informations partielles et partiales, de même que le processus de prise de décision en politique étrangère relève volontiers d’un domaine réservé à quelques élites. Ces hypothèses, ainsi que celles émises par Hobson, Schumpeter et Moravcsik, sont on ne peut mieux corroborées par l’opération « Liberté en Irak ».

III – L’opération « Liberté en Irak » comme guerre impérialiste

L’opération « Liberté en Irak » constitue tout d’abord une action impérialiste au sens de la définition donnée supra[53] : grâce au recours à la force[54], les États-Unis parviennent à conquérir l’État irakien sur lequel ils exercent ensuite leur contrôle politique, d’abord en chassant Saddam Hussein du pouvoir, ensuite en établissant une autorité provisoire, enfin en transférant le pouvoir à un gouvernement national irakien en présence de quelque cent cinquante mille soldats restés sur place[55]. Mais surtout, l’opération « Liberté en Irak » est une guerre impérialiste du fait de ses origines, car elle s’explique par des intérêts particuliers ayant tiré profit de l’organisation interne des pouvoirs aux États-Unis.

Reprenons la théorie libérale générale de la politique internationale, et commençons avec l’hypothèse libérale des liens entre démocratie et recours à la force : une démocratie, a priori pacifique du fait de l’aversion aux risques des individus rationnels qui la composent, peut être amenée à recourir à la force du fait de la configuration des préférences étatiques interdépendantes, c’est-à-dire du comportement des autres acteurs. Concrètement, cela veut dire que si une démocratie ne se sent pas en sécurité, elle est susceptible d’envisager l’option de la guerre comme outil de sa politique extérieure.

C’est cet argument qui est avancé par les décideurs américains, qui présentent le recours préemptif à la force comme le seul moyen susceptible de faire face à la menace que représente pour la sécurité des États-Unis et de leurs alliés le développement, par l’Irak, d’armes de destruction massive. Stigmatisé comme membre à part entière de « l’axe du mal » dans le discours de George W. Bush du 29 janvier 2002 sur l’état de l’Union, l’Irak est plus exactement accusé « d’afficher son hostilité envers l’Amérique et de soutenir la terreur », en ce qu’il pourrait « fournir ces armes aux terroristes, leur donnant ainsi les moyens de leur haine ». Le lien établi par l’administration Bush entre l’Irak et les terroristes, d’Al Qaïda en l’occurrence, est essentiel : une argumentation présentant l’Irak, soumis à une dizaine d’années d’embargo et privé du contrôle du tiers septentrional de son territoire, comme une menace directe pour les États-Unis ou même leurs intérêts stratégiques, est peu crédible auprès de la population américaine ; en revanche, dans le contexte de l’après-11 septembre 2001, l’idée d’un territoire américain vulnérable pour cause d’armes fournies par Bagdad à des réseaux terroristes est susceptible d’apparaître comme séduisante. A priori, et conformément à la première hypothèse relative à l’interdépendance des externalités envisagée par Moravcsik, on pourrait donc appliquer la grille de lecture suivante à l’opération « Liberté en Irak » : celle-ci s’explique, de façon compatible d’ailleurs avec le réalisme, comme un recours à la guerre de la part d’un État pratiquant une politique du self-help du fait du dilemme de sécurité qu’il ressent à l’égard d’un autre État dont le comportement ne fait l’objet d’aucun contrôle pour cause d’absence d’autorité centrale dans un milieu international anarchique.

Restent trois objections majeures. Premièrement : lorsque les États-Unis ont commencé à envisager l’hypothèse d’un recours à la force, ils n’avaient aucune preuve de l’existence d’armes de destruction massive en Irak ; depuis, aucune arme de destruction massive n’a été trouvée, ni par les inspecteurs dépêchés sur place, ni par les troupes américaines une fois l’Irak conquis. Deuxièmement : le lien entre Bagdad et Al Qaïda n’a jamais été prouvé, ni pour ce qui est des attentats du 11 septembre, ni même pour ce qui est d’éventuels prises de contact ultérieures ; par ailleurs, et comme le notent deux théoriciens réalistes, John Mearsheimer et Stephen Walt[56], on voit mal, malgré leur aversion commune pour les États-Unis, le chef d’un État laïc réprimant sans états d’âme toute dissidence islamiste en son sein s’allier avec le chef fondamentaliste d’un réseau terroriste difficilement contrôlable. Troisièmement : le scénario d’un recours à la guerre contre l’Irak ne date ni de la prétendue découverte d’armes de destruction massive ou du refus irakien d’ouvrir sans réserve son territoire aux inspecteurs de l’onu, ni même de l’après-11 septembre, mais est envisagé dès les années 90, suite à la fin de l’opération ‘Tempête du désert’ par laquelle George Bush père avait rétabli la souveraineté du Koweït : d’un côté, certains membres de l’administration Bush père demandent, sans succès, le renversement du régime de Saddam Hussein au moment même de l’opération « Tempête du désert », à commencer par Dick Cheney, secrétaire à la Défense et Paul Wolfowitz, chargé de la planification de ladite opération ; de l’autre, le recours à la force est de nouveau réclamé en 1998 lorsque, suite à la crise ouverte par le renvoi par Saddam Hussein des inspecteurs du désarmement, une lettre ouverte signée entre autres par Wolfowitz, Cheney, Donald Rumsfeld et Richard Perle, invite le président Clinton « à entreprendre une action militaire[57] ».

Ce troisième constat est crucial : en effet, lesdites personnes favorables à un recours à la force en vue de supprimer le régime de Saddam Hussein se retrouvent toutes dans l’entourage immédiat de George W. Bush à la Maison-Blanche. S’ouvre alors la deuxième piste proposée par Moravcsik pour expliquer la propension des démocraties à recourir à la force, celle d’un groupe d’individus ayant un accès privilégié au pouvoir exécutif et orientant les décisions de celui-ci dans le sens de ses valeurs et intérêts mesquins.

Lorsque l’on regarde l’organigramme de l’administration Bush fils, l’on constate la présence de, principalement, trois approches intellectuelles quant à la politique étrangère à adopter : les réalistes pragmatiques autour de Colin Powell, secrétaire d’État, et de Condoleezza Rice, à la tête du Conseil national de sécurité ; les nationalistes faucons autour de Rumsfeld, secrétaire d’État à la défense, et Cheney, vice-président ; et les néo-conservateurs autour de Wolfowitz, numéro deux du Pentagone, et Perle, ancien de l’administration Reagan à la tête du Defense Policy Board auprès du Pentagone. Dans la lutte qu’ont menée ces trois factions en vue de gagner les faveurs du président[58], le rôle clé a été joué par Cheney, personnage central sur lequel s’appuie George W. Bush qui le consulte en permanence pour pallier son manque d’expérience politique : c’est Cheney qui a fait entrer Rumsfeld et Wolfowitz au Secrétariat à la Défense où se trouve un autre néo-conservateur, Douglas Feith ; c’est lui qui délègue son chef de cabinet néo-conservateur, Lewis Libby, à tous les meetings de la Maison-Blanche ; c’est lui qui place auprès de Powell et Rice deux autres néo-conservateurs, Richard Armitage et Stephen Hadley[59]. Ajoutés au nationaliste faucon John Bolton, sous-secrétaire d’État à l’arms control, et au néo-conservateur Elliot Abrams, spécialiste du Moyen-Orient au Conseil national de sécurité, les hardliners ne sont pas nécessairement plus nombreux que les réalistes, et encore moins d’accord entre eux, même si les deux sont convaincus de l’exceptionnalisme américain : en effet, les nationalistes faucons de la génération Rumsfeld ont baigné dans l’idéologie de la guerre froide et accordent plutôt leurs faveurs à la défense d’une forteresse américaine face aux menaces extérieures, alors que la jeune génération des néo-conservateurs est persuadée de la capacité des États-Unis de transformer le monde extérieur et de le remodeler conformément au modèle américain pour, ce faire, perpétuer la primauté des États-Unis en éliminant les oppositions à la racine. Mais ils ont pour point commun de s’opposer à la Realpolitik de type traditionnel qui avait prévalu lors de l’opération « Tempête du désert[60] » et que continuent de prôner Powell et Rice. Et lorsque surviennent les attentats du 11 septembre[61], l’option de la guerre, qui chez eux a toujours été « prima et non pas ultima ratio[62] », est endossée par le décideur ultime.

Celui-ci en effet avait été élu sur un programme isolationniste, et lors d’un débat télévisé avec Al Gore au cours de la campagne présidentielle, il avait souligné la nécessité d’un profil bas de la part des États-Unis sur la scène internationale : « Si nous sommes une nation arrogante, ils éprouveront du ressentiment à notre égard. Si nous sommes une nation humble, mais forte, ils nous souhaiteront la bienvenue[63]. » Pas plus tard que le 21 août 2002, il balaie encore d’un simple revers de la main les rumeurs sur une éventuelle guerre à venir contre l’Irak, en les qualifiant de « délire » (frenzy)[64]. Et pourtant, dès le mois de septembre, la nouvelle doctrine de sécurité nationale annonce la couleur, en développant la thèse de la nécessaire guerre préemptive contre les États-voyous, à commencer par l’Irak.

Loin d’être révélatrice d’une quelconque incohérence ou irrationalité au sein de l’administration Bush, cette évolution reflète les luttes d’influence que se livrent les différentes factions, luttes qui se terminent par le triomphe de la vision néo-conservatrice, étant donné que l’accent mis sur la domination d’une Amérique empire bienveillant promouvant si nécessaire par la force la démocratie dans le monde constitue la marque de fabrique des néo-conservateurs[65]. À l’image de ce que disaient les idéalistes de l’entre-deux-guerres au sujet de la Première Guerre mondiale, la guerre contre Bagdad constitue donc bel et bien la mise en oeuvre concrète du « programme politique » des néo-conservateurs. À elles seules cependant, les idées néo-conservatrices, dont les néo-conservateurs aiment à rappeler qu’elles ont davantage compté que les faibles ressources dont ils disposent auprès de l’administration ou au sein des think tanks, n’auraient pas suffi pour emporter le morceau. Encore a-t-il fallu le soutien des nationalistes faucons. Comment expliquer cette alliance, forcément de circonstance, quand on sait que Cheney et Rumsfeld sont sceptiques envers le programme néo-conservateur d’exportation de la démocratie au Moyen-Orient ?

La réponse à cette question, on la trouve dans le concept de logrolling de Snyder : dans leur combat commun contre les réalistes, les nationalistes faucons ont accepté la demande néo-conservatrice d’un programme de nation-building en Irak en échange d’une acceptation par les néo-conservateurs de leur propre demande. Et le contenu de cette demande, c’est l’après-guerre en Irak qui a permis de le connaître : il s’agit très probablement, car ce n’est qu’une simple hypothèse que l’on peut émettre à ce sujet, des intérêts de quelques grandes entreprises américaines, liées au secteur du pétrole et de la reconstruction, ou liées à l’armée américaine du fait d’une propension de plus en plus grande de cette dernière à recourir à des services privés, voire à des mercenaires.

Le premier type d’intérêts a été représenté par Dick Cheney, comme tend à l’indiquer le fait que ce soit le groupe Halliburton, premier groupe américain de services pétroliers, et dont Cheney a été le pdg entre 1995 et 2000, qui s’est vu attribuer, à partir du 25 mars 2003, c’est-à-dire à un moment où la guerre n’est même pas terminée, les principaux contrats de remise en état de marche et de distribution du pétrole irakien, et ce sans appel d’offres. Même traitement de faveur pour la firme Bechtel, numéro un américain de la construction et de l’ingénierie, dont l’un des vice-présidents, Jack Sheehan, siège au Conseil de la politique de défense aux côtés de Rumsfeld, et qui s’est vu confier les principaux chantiers de reconstruction[66]. En tant que chef du Pentagone, Rumsfeld a surtout représenté le relais des entreprises liées à l’armée américaine, à commencer par les mercenaires privés qui, prolongeant en Irak une tendance inaugurée en ex-Yougoslavie, prennent de plus en charge des missions diverses traditionnellement assumées par les militaires eux-mêmes, qu’il s’agisse d’assurer la protection des hauts gradés de l’armée ou d’autres personnalités (l’administrateur civil Paul Bremer par exemple) ou d’entretenir des systèmes d’armements voire, plus important, d’assurer des missions allant du soutien militaire au conseil en passant par l’entraînement et même la fourniture de combattants[67] : en paraphrasant Schumpeter, on pourrait poser comme hypothèse que ces mercenaires, apparus suite aux besoins provoqués au sein des armées nationales pour pallier les conséquences des diminutions des budgets de défense dans l’immédiat après-guerre froide, créent maintenant les guerres qu’exige leur propre survie. Ceci dit, George W. Bush lui-même, ainsi que son administration dans son ensemble, sont tout autant liés aux intérêts privés américains, qu’ils soient pétroliers, vu aussi les origines texanes du Président, ou militaires : rappelons à ce sujet  que le 2 mai 2003, un jour après avoir proclamé la fin de « Liberté en Irak », qualifiée en l’occurrence de « mission accomplie », George Bush prononce un discours à San Diego dans une usine d’armement de United Defense Industries, l’un des principaux fournisseurs du Pentagone dont le principal actionnaire est le groupe d’investissement Carlyle, pour lequel ont travaillé et Bush père et Bush fils ainsi que Colin Powell.

En résumé, tout un ensemble d’indices corrobore la thèse de l’opération « Liberté en Irak » comme guerre impérialiste, car les États-Unis de l’administration Bush se révèlent être un système cartellisé, si l’on accepte la définition de la démocratie proposée par Michael Walzer[68], selon qui une société cesse d’être démocratique lorsqu’elle ne parvient plus à limiter et à contrôler l’usage qu’un groupe peut faire dans une sphère contiguë à la sienne des ressources accumulées dans son propre champ : concrètement, les richesses amassées dans la sphère de la production économique ont été utilisées par certains groupes d’individus pour investir avec succès la sphère de la prise de décision politique, par colonisation de l’administration et instrumentalisation du pouvoir politique interposées, sans parler des phénomènes bien connus que sont le complexe militaro-industriel et les financements des campagnes électorales[69]. On retrouve une absence comparable de séparation entre le pouvoir politique et une autre « sphère », les médias, ce qui nous donne la réponse à la dernière interrogation, celle relative au processus qui a permis à ces intérêts mesquins de se faire passer avec succès comme représentatifs de l’intérêt national.

Le 29 avril 2004, Dick Cheney remercie la chaîne d’information en continu Fox News pour la qualité de sa couverture de la campagne électorale en vue de la présidentielle de novembre 2004[70]. Cheney n’est pas un ingrat : tout au long de la crise irakienne, les médias américains en général, et Fox en particulier, ont constitué le relais des propos de l’administration Bush auprès des citoyens américains, vidant ainsi de son contenu le principe d’une « presse pluraliste » censée dans une démocratie « garantir l’accès à un large spectre de points de vue[71] ».

En effet, lorsque l’on regarde les sondages, l’on constate qu’en juin 2002, si seulement 13 pour cent des personnes interrogées s’opposent à une guerre contre l’Irak, 65 pour cent souhaitent « une invasion de l’Irak avec l’approbation des Nations Unies et le soutien des alliés », contre 20 pour cent qui acceptent le scénario des États-Unis agissant seuls ; à l’inverse, au mois de mai 2003, une majorité de 68 pour cent est d’accord pour dire que « les États-Unis ont pris la bonne décision (…) en faisant la guerre contre l’Irak[72] ». Ce retournement de l’opinion publique, le modèle de la mood-theory ou Almond-Lippmann consensus[73], compatible avec la théorie réaliste de la politique internationale, l’expliquerait facilement : en matière de politique extérieure, le grand public est ignorant et donc l’opinion publique est, au pire, indifférente à celle-ci ou, au mieux, composée de réactions d’humeur essentiellement instables et versatiles, approuvant dans un second temps la politique rejetée dans un premier, en l’occurrence le recours unilatéral à la force de la part de Washington contre Bagdad. Reste que cette théorie a été réfutée par tout un ensemble de recherches empiriques montrant non seulement un intérêt par moments soutenu des citoyens pour la politique internationale, mais aussi une cohérence dans le temps de l’opinion exprimée au sujet de celle-ci, cohérence fortement corrélée avec l’information dont dispose le public, que celle-ci soit d’origine médiatique ou gouvernementale[74].

La crise irakienne confirme ces analyses. En effet, le soutien à l’opération ‘Liberté en Irak’ a été d’autant plus fort qu’ont été élevées les croyances en la découverte d’armes de destruction massive en Irak, en l’existence de liens avérés entre Saddam Hussein et Al Qaïda, et en un soutien à l’opération par les alliés des États-Unis et même par les États arabo-musulmans. Bien sûr que ces perceptions étaient inadéquates ; mais loin de relever d’un quelconque désintérêt des masses pour la politique extérieure des États-Unis, elles étaient tout au contraire parfaitement corrélées avec l’exposition aux médias : non seulement les spectateurs de Fox News, les plus favorables à un recours à la force unilatérale de la part de Washington, étaient deux fois plus nombreux que les spectateurs des autres chaînes à croire que des liens entre l’Irak et Al Qaïda avaient été établis, 1,6 fois plus nombreux à croire que des armes de destruction massive avaient été trouvées, 1,7 fois plus nombreux à croire que l’opinion publique internationale était favorable à la guerre, et 2,1 fois plus nombreux à avoir au moins une de ces trois perceptions erronées, mais ils étaient les seuls dont « les chances d’avoir au moins une ces erreurs de perception augmentaient avec des niveaux d’attention plus élevés aux informations[75] ».

Les médias américains[76] ont donc effectivement contribué à orienter l’opinion publique dans le sens souhaité par l’Administration Bush. Certes, ils ont joué sur du velours, car « après les attentats du 11 septembre et la victoire facile contre les talibans, le public américain (était) mûr pour les mythes d’empire[77] », à commencer par l’idée d’une guerre préemptive pour éviter un nouveau Munich. Mais ils ne se sont pas moins comportés en véritables « armes de communication massive[78] » au service de l’Administration Bush, dont ils ont sans trop sourciller soutenu la politique, comme tend à l’indiquer, entre autres, le nombre de tribunes offertes respectivement aux partisans et aux adversaires de la guerre, les sources auxquelles ils ont renvoyé pour étayer leurs informations, la présentation des difficultés rencontrées à l’onu comme dues au seul obstructionnisme de Paris, sans parler du drapeau américain à l’écran sur Fox pendant toute la durée de la crise.

Cet effet Fox, que l’on peut définir « comme la collusion entre un gouvernement et un média aligné et engagé afin de créer en direct de la propagande dans l’opinion publique par le biais de la peur[79] », n’a guère été compensé au niveau de la classe politique américaine. Toujours d’après Snyder, dans un régime démocratique les élus ont un droit d’accès aux informations d’origine secrète distillées par les bureaucraties relevant du pouvoir exécutif, et ils sont donc susceptibles de nuancer la propension à la monopolisation du pouvoir d’information vers laquelle tend une administration centrale en temps de crise. Là encore, la démission de l’opposition démocrate est patente dans notre cas d’espèce : jouant sur l’effet-ralliement-autour-du-drapeau[80], Bush avait prévu le vote d’une résolution autorisant le recours à la force contre l’Irak à la veille des mid-term elections, faisant ainsi apparaître la menace irakienne comme l’enjeu numéro un du scrutin ; les démocrates ont d’abord accepté le calendrier choisi par Bush, alors qu’ils auraient pu demander un report du fait de leur majorité au Sénat et au vu du manque flagrant de preuves relatives à l’imminence du danger irakien, et sont ensuite allés jusqu’à voter les pleins pouvoirs au Président, de peur d’être accusés d’affaiblir la position de l’Amérique, et ce malgré des sondages faisant apparaître en octobre 2002 que 67 pour cent des Américains interrogés demandaient à Bush de s’occuper davantage des problèmes économiques que de l’Irak[81]. D’après Louis Fisher, ce vote rappelle la résolution Tonkin lors de la guerre au Vietnam : dans les deux cas, les membres du pouvoir législatif, au lieu d’agir en tant que représentants du peuple et en faveur de la forme républicaine du gouvernement qu’ils sont censés défendre, ont choisi « de faire confiance au Président, plutôt qu’en eux-mêmes (…), en lui accordant les pleins pouvoirs » tout en espérant (hypocritement) qu’il n’allait pas en abuser[82].

Le parallèle avec le Vietnam est susceptible d’être invoqué dans la perspective des suites de l’opération « Liberté en Irak ». D’après Snyder, cet exemple avait montré qu’à moyen terme, les institutions démocratiques reprennent le dessus et rendent réversible une politique impérialiste, ce qui précisément n’a pas été le cas lorsque de telles politiques ont été le fait de systèmes politiques non démocratiques. Il n’est pas à exclure cependant que « Liberté en Irak » puisse, également, être comparée à la guerre des Boers : si celle-ci s’était elle aussi révélée réversible, elle n’en avait pas moins constitué le signe annonciateur du déclin de l’empire britannique.

Reste que si on fait sienne cette hypothèse, alors on quitte le libéralisme, pour retrouver l’une des variantes du réalisme, à savoir la théorie des cycles hégémoniques…