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Introduction à l’acteur paradoxal de la colline du Parlement

Les observations qui suivent découlent de plusieurs décennies d’expérience directe de travail avec un participant paradoxal – et parfois méconnu – à l’élaboration de la politique étrangère, soit le Parlement du Canada. Au cours de cette période, les préoccupations au sujet des prétendues faiblesses de la surveillance de l’exécutif par le Parlement sont devenues monnaie courante. Elles semblent également constituer une hypothèse de base dans les écrits universitaires sur la politique étrangère du Canada, lorsqu’il y est fait mention du rôle du pouvoir législatif. (Il n’en est souvent pas question.) Pourtant, à en croire les discours renouvelés tenus en haut lieu au sujet de la nécessité de combler les « déficits démocratiques » dans le corps politique canadien, tout cela était censé changer. À la fin de 2003, un nouveau Premier ministre inaugurant un nouveau régime de gestion, ou au moins un style de gouvernement différent, avait déclaré que son gouvernement et lui étaient résolus à faire les choses différemment à Ottawa. Or, le parlement minoritaire élu par les Canadiens en juin 2004 a mis cette promesse à plus dure épreuve qu’il ne l’avait envisagé. Vu l’indiscipline croissante des parlementaires et les divisions régionales entre les partis, il pourrait aussi être plus probable que des gouvernements minoritaires soient élus dans l’avenir prévisible.

Dans un essai récent où ils déplorent ce qu’ils considèrent comme un manque chronique de vigilance de la part du Parlement sur les questions de défense et de sécurité, Douglas Bland et Roy Rempel donnent à entendre que, « à mesure que le Canada mûrira en tant que démocratie libérale exempte de « déficits démocratiques », peut-être ne sera-t-il plus nécessaire de se demander si la surveillance du Parlement est importante[1] ». Le Parlement canadien reste un acteur « paradoxal » parce que notre mythologie constitutionnelle de « suprématie du Parlement » semble être démentie par les déceptions courantes que crée sa capacité beaucoup moindre d’exercer un contrôle ou d’effectuer des changements de politiques, en particulier dans les domaines traditionnellement dominés par l’exécutif. Les gouvernements canadiens, au moins ceux qui, comme cela est habituellement le cas, détiennent une majorité[2], continuent d’être relativement libres de prendre les décisions qu’ils jugent à propos et de ne pas tenir compte des avis du Parlement – même s’il s’agit de recommandations émanant de tous les partis – selon leur bon vouloir[3].

En plus de s’attendre à ce que le Parlement fasse son devoir et approuve les mesures législatives et les plans de dépenses qui lui sont soumis, les gouvernements trouvent utile de temps à autre de solliciter son appui pour leurs positions sur la politique internationale. Mais, à elles seules, la participation du Parlement et sa promotion des dossiers et objectifs internationaux peuvent finalement influer peu sur les mesures prises par l’État et sur les affectations budgétaires, malgré les preuves importantes d’appui public pour un internationalisme plus engagé[4] et les vagues périodiques d’enthousiasme pour les réformes « démocratisantes ». En général, l’apport du Parlement et celui du public n’influent pas beaucoup sur les moyens organisationnels et les autres instruments de mise en oeuvre de la politique étrangère. Du point de vue des résultats, la question posée par un initié à la suite des examens et livres blancs de 1994-1995 est toujours pertinente : « La démocratisation mènera-t-elle à une diplomatie plus efficace, ou est-ce une soupape de décompression destinée principalement à apaiser des citoyens déçus des bureaucrates non responsables et des politiciens non réceptifs[5] ? »

Même dans le cas d’innovations prometteuses instaurées dans d’autres systèmes comparables à celui de Westminster, comme le comité mixte permanent sur les traités de l’Australie, l’étude de son expérience récente effectuée par Kim Nossal et Ann Capling donne à entendre que « l’on ne surmontera pas nécessairement un déficit démocratique en se tournant vers les institutions parlementaires, et cela ne mènera pas non plus à un processus d’élaboration de la politique étrangère plus démocratique[6] ». Il ne fait aucun doute que l’on a beaucoup à apprendre des Australiens et d’autres au sujet du redressement des déficits démocratiques dans le processus d’établissement des traités au Canada[7]. Cependant, comme Nossal le fait aussi remarquer, l’approche australienne des livres blancs sur la politique étrangère et de défense a été, contrairement à celle du Canada, très explicitement et résolument dirigée par l’exécutif. Cela soulève la question de savoir dans quelle mesure les gouvernements devraient diriger ou suivre l’opinion publique sur les questions de politique internationale. En tout état de cause, l’ajout d’efforts de consultation complexes, y compris la participation des parlementaires, ne modifie pas en soi les réalités ou les responsabilités liées au pouvoir de l’État d’agir, parfois rapidement et sans le consensus public. En général, les solutions du dilemme paradoxal du Parlement, qui possède des pouvoirs suprêmes en principe, mais souvent marginaux en pratique, touchant l’orientation de la politique, ne sont pas évidentes.

I – Hors des ombres et des silences ?

On a parfois négligé le Parlement du Canada en tant qu’acteur en matière de politique étrangère parce que, si l’on souligne souvent ses faiblesses, par contre, le travail qu’il effectue ne reçoit pas beaucoup d’attention sérieuse de la part des médias ou des milieux universitaires. Or, cela peut être en train de changer. Par exemple, l’hebdomadaire diplomatique d’Ottawa, Embassy, qui a commencé à paraître au début de 2004, consacre régulièrement des reportages approfondis aux opinions et activités parlementaires[8]. Et le volume de 2005 de la série annuelle intitulée Canada Among Nations comprend un chapitre, que j’ai écrit en collaboration avec un collègue[9], dans lequel on examine les rôles du Parlement dans les examens et les reformulations de la politique étrangère.

Il y a une décennie, la dimension parlementaire quelque peu paradoxale n’avait pas été examinée en détail dans l’édition de 1995 de Canada Among Nations sur le thème « Démocratie et politique étrangère », qui avait suivi la publication du « livre blanc » du gouvernement Chrétien intitulé Le Canada et le monde. Si l’on y faisait certaines allusions aux audiences du Comité mixte spécial chargé d’examiner la politique étrangère canadienne – et le chapitre signé par Kim Nossal semblait préconiser une participation plus sérieuse du Parlement à l’atteinte de ce qu’il appelait l’objectif « fuyant » de la démocratisation[10] –, la majeure partie de l’attention était consacrée non pas aux opinions et processus parlementaires comme tels, mais à la participation des ong et des acteurs de la « société civile » par rapport à la convenance et à la crédibilité des mécanismes de consultation publique dans leur ensemble.

Dans le débat sur la « démocratisation » de la politique étrangère, d’autres observateurs ont soutenu à ce moment-là et depuis lors qu’il fallait absolument agir avec prudence concernant ce que Claire Turenne Sjolander a appelé son « chant de sirène[11] ». Non seulement nous devons faire attention à ce que nous souhaitons, mais encore certains décrient ce qu’ils considèrent comme une tendance à substituer des projections de plus en plus ambitieuses des idéaux canadiens aux débats véritables sur les choix réels que doivent faire les décideurs pour promouvoir les intérêts canadiens à l’étranger[12]. Vraisemblablement, on peut déduire que c’est sur ces choix que le Parlement doit aussi se prononcer s’il veut faire voir davantage son influence. L’image équivoque, ou parfois absente, des institutions parlementaires donne à penser qu’elles doivent faire beaucoup pour s’imposer visiblement et avec force comme la « voix du peuple » sur la scène des délibérations relatives à la politique étrangère.

L’édition de 1998 de Canada Among Nations renfermait une anecdote révélatrice sur les députés et la politique étrangère relatée par l’historien John English, qui avait siégé au comité mixte spécial chargé d’examiner la politique étrangère canadienne, en 1994. Ses observations soulignaient certaines des faiblesses et des limites des rôles du Parlement qui pouvaient restreindre la contribution des législateurs à ces examens. Il rapportait l’incident suivant, survenu au cours du « forum national » de 1994 qui avait précédé les travaux des comités parlementaires constitués pour mener les consultations sur la politique étrangère et de défense :

Quelqu’un a demandé à la présidente : « Qui sont ces gens à l’arrière ? » Elle a répondu sévèrement : « Ce sont des députés. Ils peuvent rester, mais ils ne peuvent pas prendre la parole. » Les représentants des ong et les universitaires avaient le droit de parole, mais les représentants élus du Canada étaient muselés. L’ambiguïté de la représentation du public était claire[13].

À la lumière de ce commentaire, il donne à réfléchir de constater combien peu de progrès semble avoir été accompli depuis que beaucoup des problèmes et des solutions possibles ont été recensés dans la première (et jusqu’ici la seule) tentative systématique d’étudier le rôle du Parlement touchant la politique étrangère, qui avait été entreprise par l’Institut canadien des affaires internationales et le Groupe canadien d’étude des questions parlementaires avant les travaux de consultation majeurs des années 1980 et 1990. Dans cette étude, publiée il y a deux décennies, David Taras avait conclu ceci :

Les pressions créées par la popularisation de la politique étrangère ont eu peu d’effet sur les relations officielles entre l’exécutif et le Parlement du Canada. Même si l’influence du Parlement sur la politique étrangère et sa participation à son élaboration sont plus grandes aujourd’hui qu’au moment où James Earys a publié son étude The Art of the Possible. Government and Foreign Policy in Canada (1961), la structure du pouvoir n’a pas changé. L’exécutif exerce encore un contrôle exclusif sur les leviers décisionnels malgré le changement d’attitude des parlementaires, la modification des climats politiques national et international, et une certaine réforme de l’appareil de politique étrangère du Parlement. L’influence de celui-ci a dépendu de variables particulières : à-propos de la question, bon ministre et moment opportun. Il y a eu peu d’uniformité ou de constance. Le Parlement est, au mieux, un participant au processus décisionnel, l’une des institutions et des forces qui peuvent exercer une influence[14].

Malgré l’expansion des activités parlementaires survenue depuis que ces lignes ont été écrites, on persiste à croire que la surveillance et l’influence du pouvoir législatif dans ce domaine longtemps marqué par la prérogative de l’exécutif sont minimes. James McCormick a parlé de la dominance continue de la politique étrangère par le Premier ministre, ce qui révèle que le cercle de contrôle est encore plus étroit[15]. (À cet égard, Denis Stairs a signalé l’opinion de Paul Martin père, selon laquelle même au Cabinet on devrait laisser les affaires étrangères au premier ministre et à son ministre des Affaires étrangères[16].) McCormick a en outre remarqué la tendance des hauts fonctionnaires qu’il a interrogés à considérer encore le Parlement comme non important[17].

On pourrait se demander comment il se fait que la théorie de la responsabilité démocratique au moyen d’un système parlementaire puisse être si facilement écartée lorsqu’on en vient au travail sérieux d’élaboration officielle de la politique étrangère par l’État. Alors que la population participe davantage à l’élaboration de la politique étrangère depuis quelques décennies, pourquoi continue-t-on de tant remettre en question les efforts déployés en vue de « démocratiser la politique étrangère du Canada[18] » ? En outre, quels enseignements peut-on tirer de l’examen particulier fait jusqu’ici de la participation du Parlement aux processus entourant les « livres blancs » sur la politique étrangère et les énoncés gouvernementaux officiels semblables ?

II – Le départ de Trudeau

Les livres blancs des premières années du gouvernement Trudeau exposant une politique étrangère pour les Canadiens reflétaient une certaine « popularisation » du programme de politique étrangère et cherchaient en même temps à amener les Canadiens à envisager leurs intérêts nationaux dans un contexte mondial. Ils avaient au moins entrouvert la porte pour élargir le dialogue, et c’était là un pas en avant, encore qu’il fût petit et rigoureusement contrôlé, comme l’a fait remarquer, entre autres, Denis Stairs[19]. De plus, par suite des réformes de procédure instaurées par le gouvernement Trudeau en 1968, le Parlement avait tenu un certain nombre d’audiences publiques, notamment sur la question du rôle du Canada au sein de l’otan et du norad, par l’entremise du Comité permanent de la Chambre chargé des affaires extérieures et de la défense nationale. Cependant, Thomas Hockin avait critiqué ce processus autant que le livre blanc intitulé Politique étrangère au service des Canadiens lorsqu’il avait été publié, sans égard pour les relations canado-américaines, en juin 1970. Spécialiste en matière de gouvernement parlementaire qui fut par la suite coprésident de l’examen parlementaire de 1985-1986, Hockin avait été impitoyable dans son jugement.

La Chambre des communes n’a manifestement pas atteint ses deux buts principaux. [Premièrement], elle n’a pas réussi à attirer l’attention sur l’examen de la politique étrangère lorsque les deux principaux partis n’étaient pas en désaccord sur la question de l’otan. Deuxièmement, lors des séances du comité, elle n’a pas profité de l’occasion de soumettre les hypothèses de base à un examen fouillé et soutenu. De ce fait, elle n’a pu que résumer les hypothèses communes non examinées qu’avaient probablement la majorité des membres du comité avant que celui-ci entreprenne son analyse[20].

Malgré tous ces défauts, les affaires étrangères étaient passées dans les discussions parlementaires dans une mesure plus grande et plus organisée que pendant le supposé « âge d’or » de la diplomatie pearsonienne. Néanmoins, d’aucuns portent encore un jugement dédaigneux sur cette période. Bland et Rempel soutiennent que « le Parlement fut à peine consulté au cours des prétendus examens de la politique étrangère et de défense de 1968-1969[21] ».

III – Étape suivante : Mulroney et McGrath

Examen parlementaire de l’examen de la politique étrangère du milieu des années 1980

Le bond en avant suivant, survenu au milieu des années 1980, a coïncidé avec la première grande majorité du gouvernement Mulroney. Les élections de 1984 avaient produit une importante rotation, et il fallait gérer un grand nombre de nouveaux députés d’arrière-ban qui attendaient quelque chose. L’une des premières mesures prises par le nouveau gouvernement conservateur fut de créer un comité spécial sur la réforme de la Chambre des communes présidé par le député chevronné James McGrath, qui déposa son rapport final en juin 1985, au moment même où les examens de la politique étrangère du gouvernement étaient sur le point de débuter. Ce mouvement de réforme parlementaire présente de fortes similitudes avec les préoccupations actuelles touchant l’habilitation des simples députés, la revivification des comités (par suite des réformes découlant du rapport McGrath, les comités avaient acquis de nouveaux pouvoirs d’entreprendre des études de leur propre chef et d’exiger du gouvernement des réponses écrites détaillées à leurs rapports) et l’amélioration de l’examen des dépenses, ainsi que les moyens de tenir l’exécutif responsable (cet aspect recevant beaucoup d’attention en partie du fait de l’élargissement des pouvoirs du vérificateur général d’enquêter sur le « rapport qualité-prix »).

Ce mouvement de réforme, allié à un examen de la politique étrangère commandé par le gouvernement – au lieu d’un « livre blanc » déclaratoire, un « livre vert » plus consultatif intitulé Compétitivité et sécurité fut soumis à un débat –, permit de faire quelques pas de plus vers un processus plus officiellement participatif. Cependant, comme je l’ai fait remarquer dans un exposé analysant l’examen, « les vieilles habitudes ont la vie dure, et de nouvelles mises en garde et plaintes surgissent invariablement ». Les médias et les universitaires étaient généralement sceptiques quant à l’utilité réelle de toute cette nouvelle consultation que l’on faisait mousser. Le Globe and Mail se demandait pour sa part si cette « nouvelle communion avec les Canadiens » ne serait pas simplement une autre opération de consultation « futile » et « vide[22] ». Mais l’essentiel du livre vert n’était pas son contenu très critiqué.

Dans la meilleure tradition du « style fédéraliste » gentiment dénigré par Thomas Hockin dans son essai de 1968[23], le processus est tout. Comme Molot et Tomlin l’affirment correctement, c’était là manifestement un cas où le véhicule était « plus important que le message ». Joe Clark ne se souciait pas des questions soulevées dans le livre vert comme tel, ni de faire approuver des changements de politique particuliers, mais plutôt de transférer le feu du débat public dans l’arène d’un comité spécial du Sénat et de la Chambre des communes dominé par les conservateurs. Cette action pouvait aussi être présentée comme propice à la réforme parlementaire. Dans l’intervalle, toutefois, le gouvernement allait continuer à diriger la politique étrangère. Et si, à la fin de l’examen, le Canada pouvait continuer de se tirer d’affaire à peu près comme avant, cela pourrait être en soi un soulagement[24].

Je signalais en outre plus généralement que, pour les critiques « néoréalistes » de la droite et les critiques « opposés au consensus » de la gauche, la popularisation du processus d’élaboration des politiques procure simplement aux élites de l’État un autre mode de légitimation. Le gouvernement utilise l’opinion publique afin de mobiliser un appui pour son propre programme. Le Parlement peut faire fonction de baromètre ou de banc d’essai dans ce processus, mais la prise de décision reste centralisée et hiérarchique. (…) la consultation [est considérée comme] une diversion éphémère. Les périodes de démocratie participative cèdent bientôt le pas à la passivité et, en tout état de cause, elles ne remplacent jamais le processus décisionnel des bureaucrates, quels que soient ses défauts. Les mandarins des Affaires extérieures peuvent se considérer comme un « château assiégé ». Le génie de planification rationaliste des technocrates de la politique étrangère de l’époque Trudeau aurait peut-être succombé à une réalité désordonnée. Les choses de ce genre alimentent peut-être l’attrait pour les examens publics. Néanmoins, comme l’a conclu Denis Stairs au début des années 1970 : « Le fait que la collectivité d’élaboration de la politique étrangère n’a pas encore trouvé ces faits nouveaux trop pénibles reflète simplement l’échec, à ce jour, du public à s’organiser avec succès de manière à exercer des pressions importantes sur le processus décisionnel. » Autrement dit, la discussion des enjeux par le public est davantage une soupape de sûreté symbolique qu’un instrument d’affirmation démocratique[25].

En rétrospective, on peut voir que les avantages découlant du processus étaient souvent éphémères ou compensés par des facteurs qui en diminuaient l’effet à long terme. Par exemple, la première phase de l’examen, à l’été de 1985 – sur la question de savoir si le Canada devrait adhérer à l’initiative de défense stratégique de Reagan (la première « guerre des étoiles ») et s’il devrait engager des négociations bilatérales sur le libre-échange avec les États-Unis (à la suite de la recommandation affirmative de la Commission MacDonald, qui avait été créée par le gouvernement Trudeau) – avait suscité un intérêt et une participation considérables de la part des médias et du public. Malheureusement, cela ne dura pas pour l’examen général qui suivit, car les questions les plus importantes dont devait décider le gouvernement avaient déjà été tranchées.

Le rapport final du comité mixte spécial, intitulé Indépendance et internationalisme, renfermait plusieurs idées nouvelles. Dans le domaine des droits de la personne, en particulier, sa recommandation mena à l’établissement par le Parlement du Centre international des droits de la personne et du développement démocratique (cidpdd, maintenant appelé Droits et démocratie). L’invitation à pratiquer un « internationalisme constructif » qui y était faite fut en outre largement acceptée. Cela mis à part, toutefois, après plus d’une année d’examen, la réaction du gouvernement à ce rapport ne répondit pas à l’attente. Comme le disait un éditorial de la Montreal Gazette : « Ce que le nouveau document du gouvernement fédéral sur la politique étrangère a de meilleur, c’est sa médiocrité[26]. » Certains domaines importants couverts par l’examen firent par la suite l’objet d’examens parlementaires beaucoup plus approfondis et critiques. Par exemple, le Comité permanent de la Chambre chargé des affaires extérieures et du commerce international produisit, l’année suivante, une étude des politiques et des programmes d’aide au développement international qui allait faire date (le rapport Winegard, Qui doit en profiter ?). Cette étude reste la seule investigation parlementaire systématique à avoir été faite dans ce domaine stratégique. Il convient de noter que le Comité l’a effectuée de sa propre initiative, selon ses paramètres et en dehors d’un travail d’examen géré devant déboucher sur un « livre blanc ».

Le comité mixte spécial créé aux fins de l’examen se dispersa promptement après avoir remis son rapport, et la majeure partie de ce travail fut rapidement oubliée. Il n’existait pas de mécanisme de suivi, et les comités permanents n’avaient pas participé à l’examen. Bref, la nature épisodique et éphémère du processus d’examen limitait sa capacité d’avoir une influence profonde ou durable sur les orientations centrales de la politique étrangère canadienne.

De nombreuses suggestions furent faites à l’époque, comme maintenant, en vue de renforcer les capacités permanentes des comités parlementaires. Toutefois, à défaut d’une volonté politique soutenue d’examiner réellement les politiques existantes et de les remettre en question, et à défaut de réponses gouvernementales sérieuses se traduisant par des mesures concrètes, le cycle de consultation parlementaire dégénérera probablement en un travail plutôt creux. Tant que les enjeux seront faibles, il ne devrait pas être étonnant que l’intérêt des médias comme du grand public tombe rapidement. La clé d’une consultation crédible est ce qui en ressort. L’évaluation rétrospective de l’examen de 1985-1986 faite par Don Page, ancien fonctionnaire ministériel chargé de superviser la réponse du gouvernement au rapport Indépendance et internationalisme est instructive :

L’efficacité dépendra de la capacité et de la volonté du Parlement de tenir le gouvernement responsable de la mise en oeuvre des recommandations stratégiques provenant de l’extérieur de la bureaucratie. En fin de compte, même une démocratisation limitée du travail d’élaboration de la politique étrangère ne pourra être efficace sans le leadership ferme du ministre des Affaires étrangères, qui est chargé de l’assurer. La volonté continue du public de participer à cette opération de populisme dépendra autant de la prise au sérieux de ces suggestions par les bureaucrates lors de l’élaboration de la politique, que du processus utilisé pour obtenir ces avis. Tel est l’enseignement qu’il faut tirer de l’examen de 1985-1986[27].

IV – Le Parlement et le monde : enseignements découlant des livres blancs du gouvernement Chrétien

Les examens de la politique étrangère et de défense des années 1990 ont suivi un autre changement de gouvernement majoritaire et ont été précédés par des préoccupations semblables touchant l’amélioration de la consultation démocratique et le renforcement du rôle du Parlement. Le Cahier de la politique étrangère publié par les libéraux avant les élections de 1993, auquel Lloyd Axworthy et Michael Pearson, son adjoint d’alors, avaient apporté une contribution importante, contenait des propositions ambitieuses visant la « démocratisation de la politique étrangère ». Certaines de ces propositions furent reflétées dans le « livre rouge » exposant le programme électoral du parti, mais les affaires internationales n’ont pas constitué un thème majeur de la campagne électorale de 1993 (par contraste avec la campagne électorale exceptionnelle de 1988 sur le libre-échange). De plus, ce fut André Ouellet, et non pas le champion du manuel, M. Axworthy, qui se vit confier le poste de ministre des Affaires étrangères. Cela en soi indiquait que les changements éventuels seraient probablement effectués graduellement, avec prudence, et harmonisés avec les priorités nationales, et que l’on ne prendrait pas de nouveaux départs hardis.

Les rôles joués par le Parlement lors des examens de la politique étrangère et de défense de 1994 reproduisirent certains des problèmes rencontrés lors des examens des années 1980 et en ajoutèrent d’autres. Deux livres blancs distincts furent alors publiés à la suite des travaux de deux comités mixtes spéciaux. Celui qui portait sur les politiques plus générales en matière d’affaires étrangères (Le Canada et le monde) ne parut que plusieurs mois après celui qui traitait de la politique de défense, alors que l’inverse aurait peut-être été plus logique. On parlait du besoin d’intégrer tous les instruments de la politique internationale et d’en assurer la cohérence, mais il n’existait aucun cadre supérieur pour ce faire. Et si l’approche de la « sécurité humaine » avancée par la suite par Axworthy avait déjà été esquissée en partie dans Le Canada et le monde, elle était davantage le fruit de sa vision personnelle et négligeait par ailleurs en général de grands domaines de politiques établies en matière de diplomatie, de commerce, de défense et de développement.

De plus, les processus d’examen parlementaire parallèles ne se rejoignirent presque jamais. Aucun effort ne fut fait pour réunir les deux comités et les amener à élaborer une position commune sur les questions d’intérêt mutuel se rapportant à la sécurité internationale (on se rappellera que 1994 fut l’année du génocide au Rwanda et qu’il y avait déjà eu, en 1993, une tentative majeure de bombardement des tours du World Trade Centre). Donc, si la production de rapports assez mesurés permit d’éviter des inconséquences sérieuses, cela ne facilita pas l’innovation ni les rapprochements, car chaque comité ne fit généralement aucun cas du travail de l’autre.

Et, une fois de plus, les comités permanents n’avaient pas participé aux examens, de sorte que, après une année intensive de multiples consultations menées d’un bout à l’autre du pays, il y eut très peu de suivi après la dissolution des comités mixtes spéciaux, et les travaux réguliers des comités reprirent dans chaque chambre.

Les examens parlementaires qui précédèrent les énoncés de politique officiels du nouveau gouvernement avaient suscité de grandes attentes et offraient un ensemble apparemment énorme de questions pour produire des points de vue nouveaux. Mais, un petit nombre de domaines mis à part, les résultats furent plutôt faibles. Plusieurs exceptions partielles au chapitre de la politique étrangère révèlent des pas en avant qui ou bien se sont perdus ou bien n’ont pas duré. Le sort réservé au mouvement majeur en faveur de la « culture et de l’éducation » encouragé par un essai stimulant qui avait été commandé à John Ralston Saul fournit un exemple notable à cet égard. Ce « troisième pilier », comme on l’avait appelé, fut presque instantanément frappé par les mesures de réduction du déficit décrétées dans le budget de 1995 de Paul Martin, qui était alors ministre des Finances. Comme l’auteur d’un article prophétique paru dans l’Economist une année plus tôt l’avait fait remarquer au sujet du processus d’examen :

Qu’est-ce que tout cela va changer ? (…) la politique étrangère sera probablement encore élaborée par les fonctionnaires qui entourent le ministre des Finances, Paul Martin[28]. Trop juste, comme les événements allaient le confirmer. Les dépenses affectées à l’aide à l’étranger allaient également être bientôt sacrifiées à la réduction du déficit et tomber bien en deçà des niveaux qu’elles avaient atteints au cours de l’époque Mulroney.

Le triste sort des propositions réduites de « démocratisation » de la politique étrangère qui avaient mené à la création du Centre canadien pour le développement de la politique étrangère offre un autre exemple. Comme les tribunes nationales qui ont disparu après quelques années, cette initiative est maintenant chose du passé[29]. Dans une évaluation plutôt acerbe et souvent citée de l’examen et de son résultat sous la forme du livre blanc Le Canada et le monde, David Malone affirmait en 2001 que : « ses sections les plus faibles (…) ont trait à la participation des Canadiens à l’élaboration et à la mise en oeuvre de la politique[30] ». Étant personnellement proche du volet parlementaire du processus d’examen de 1994, j’avais pour ma part déclaré ceci : « Les examens tendent à devenir des opérations contrôlées qui refont les éléments fondamentaux sans nécessairement informer ou éduquer l’opinion publique en général de telle façon qu’il en résulte une vision sociale plus démocratique du rôle mondial du Canada. Autrement dit, faute de mieux, l’arène de la participation à la politique étrangère continue d’être assez étroitement délimitée. Même si certains éléments du Parlement et divers ‘intervenants’ y participent, c’est habituellement à la périphérie, tandis que le gouvernement mène la politique étrangère en grande partie conformément à ses propres ‘raisons d’État’ et à sa propre perception de l’humeur du public[31]. »

On retrouve cette évaluation dans un chapitre sur le dialogue relatif aux politiques que j’ai écrit avec Tim Draimin (alors coordonnateur de la politique auprès de la coalition nationale d’ong dite Conseil canadien pour la coopération internationale, qui avait présenté certaines des propositions les plus novatrices de réforme de l’élaboration des politiques et du processus démocratique aux comités d’examen de 1994) pour un livre publié en 1997 sous le titre Strategies of Public Engagement. Il partageait en cela le scepticisme (exprimé par Janice Stein et Denis Stairs, entre autres[32]) selon lequel ces examens débouchant sur des livres blancs n’avaient créé aucune capacité publique nouvelle et continue pour un niveau d’analyse des politiques qui serait pris au sérieux dans la prise de décision. D’où la question que Draimin et moi posions alors : « Comment le processus des politiques publiques est-il passé de la gestion des intervenants à la gestion de l’élaboration des politiques[33] ? »

Cette question nous ramène aux conclusions de Malone, qui déclarait douter grandement de ce que l’examen de 1994-1995 ait réellement eu une incidence importante sur les politiques ou sur les affectations de ressources. Malone attribue l’élaboration des « trois piliers » dans Le Canada et le monde au sous-ministre de l’époque, Gordon Smith. (Elle n’avait certainement été le fruit d’aucune des ruminations parlementaires.) Je n’irais pas jusqu’à donner à entendre, comme William Hogg, que les buts et les objectifs de la politique étrangère du Canada sont restés pratiquement inchangés au cours des cinquante dernières années[34], mais les diverses façons de les présenter choisies par les gouvernements successifs mettent en avant des différences qui s’avèrent souvent plus superficielles que fondamentales[35]. Dans un exposé rédigé pour le Canadian Defence & Foreign Affairs Institute, Malone résume l’occasion manquée qu’a constitué ce dernier grand examen et le peu qui en est resté comme suit :

L’examen n’a pas modifié l’orientation essentielle de la politique étrangère des gouvernements antérieurs et, dans une certaine mesure, il a été de la frime, en particulier dans le cas des initiatives stratégiques tributaires des ressources financières. Le fait que l’on n’ait pas convenu de regrouper l’examen de la politique de défense, de la politique d’aide et de la politique étrangère (comme cela avait été fait dans une certaine mesure au moyen de rapports distincts en 1985-1986) était symptomatique d’un manque d’intérêt en haut lieu. Pour être sérieux, un tel examen aurait dû comprendre en outre les activités internationales du ministère des Finances, qui joue un rôle majeur dans les relations économiques internationales, et peut-être celles du ministère de l’Environnement. On n’a pas eu le sentiment que les nombreux instruments de politique étrangère du gouvernement et les programmes de politique étrangère correspondants concouraient aux objectifs d’un plan directeur axé sur les relations internationales. (…) Les initiatives institutionnelles et autres annoncées dans Le Canada et le monde étaient pitoyablement modestes, quoique la création de la Direction générale des enjeux mondiaux du maeci se soit révélée un succès[36].

Étant donné la façon dont les scénarios ci-dessus se sont déroulés, il me semble que l’on pourrait tirer certains enseignements du rôle plutôt décousu joué par le Parlement dans les activités d’élaboration de livres blancs (ou verts) jusqu’ici afin d’accroître les chances d’efficacité des examens futurs.

Un tout premier enseignement consisterait à essayer de concentrer l’attention sur les questions et options stratégiques clés pouvant galvaniser l’intérêt public, faisant intervenir des enjeux réels, et au sujet desquelles des décisions n’ont pas encore été prises. En 1985, cela incluait la question de savoir si le Canada devait négocier un accord bilatéral de libre-échange avec les États-Unis et participer à l’initiative de défense stratégique des États-Unis (ids). En 2005, cela pourrait avoir inclus les questions de réforme de l’Accord de libre-échange nord-américain (alena), de participation au système de défense contre les missiles balistiques (système dmb) ou du rôle que devrait jouer le Canada aux termes des principes de la « responsabilité de protéger » ainsi que des « 3D » (de la diplomatie, la défense et du développement) dans des situations difficiles comme en Afghanistan, en Haïti ou dans la région du Darfour au Soudan.

L’examen doit porter sur des domaines où le gouvernement est disposé au moins à modifier quelque peu sa position ; autrement, toute la prémisse est futile. Il s’agit dès lors d’aller au-delà des consultations pour les consultations au cours desquelles on fait mine de tout réexaminer pour ne changer pratiquement rien en définitive.

Un deuxième enseignement serait de faire participer les comités permanents du Parlement dès le début et d’accroître la capacité de ces corps sous-utilisés d’approfondir des questions stratégiques et d’effectuer systématiquement le suivi nécessaire pour tenir le gouvernement responsable de ses décisions et de l’exécution de ses engagements. (Comme Denis Stairs l’a à juste titre fait remarquer, c’est là précisément ce que les représentants élus devraient faire. De plus, les politiciens des différents partis qui siègent à ces comités peuvent se livrer à des débats publics libres, ce que ne peuvent faire les bureaucrates qui dirigent des « consultations » gérées par leurs ministères et qui doivent finalement faire rapport aux maîtres du gouvernement[37].)

Un troisième enseignement rejoindrait également l’opinion de Stairs sur le besoin d’éviter les envolées de rhétorique et les grands « énoncés de mission » non assortis de ressources correspondantes[38]. Les initiatives canadiennes en vue de promouvoir la démocratie à l’échelle internationale[39], par exemple, ou de rétablir la paix et d’assurer le développement dans les « États en déroute et fragiles », sont assurément valables, à la condition qu’elles définissent clairement les intérêts du Canada et des objectifs réalisables. Il faut non seulement énoncer les politiques, mais aussi être en mesure de les appliquer. L’invitation à repenser les questions de façon créatrice et innovatrice doit aussi s’accompagner de la discipline voulue pour se concentrer sur ce qui est réalisable dans les domaines de haute priorité.

En dernière analyse, ce qui importe plus que les affirmations nobles, c’est d’obtenir l’appui politique et ministériel pour des objectifs concrets. Le programme de « sécurité humaine » de l’ancien ministre Lloyd Axworthy et les réalisations du « processus d’Ottawa » étaient des efforts normatifs animés par des idées qui prouvent également ce point, car ils nécessitaient une initiative politique concentrée et soutenue à toutes les étapes. Il vaut la peine de mentionner également que la phase officielle des examens effectués au cours de l’époque Chrétien a donné peu d’élan à ce militantisme subséquent. Si l’on peut trouver des soupçons de l’approche de la sécurité humaine dans Le Canada et le monde, il est révélateur qu’Axworthy n’ait pas fait mention de ce document officiel dans Navigating a New World, ouvrage de 400 pages relatant son expérience de ministre des Affaires étrangères. Il faudra trouver de meilleurs moyens de faire en sorte que les examens futurs aient une incidence réelle sur la participation continue du Canada aux affaires mondiales pour justifier un renforcement important et soutenu de l’intérêt du Parlement et du public.

V – Bienvenue au xxie siècle : les événements du 11 septembre prennent le pas sur la « mise à jour »

À l’aube du nouveau millénaire et, fait plus important, suite au départ de Lloyd Axworthy, qui ne s’est pas présenté aux élections de novembre 2000, les bureaucrates ont commencé à penser à réviser Le Canada et le monde sous la direction d’un nouveau ministre, John Manley, tandis que des priorités plus traditionnelles revenaient au premier plan. Aucun changement d’orientation majeur n’était envisagé. Mais l’arrivée au pouvoir à peu près au même moment d’un président conservateur aux États-Unis en la personne de George Bush a indiqué qu’il faudrait à tout le moins accorder une attention considérable à la meilleure façon de gérer cette relation bilatérale capitale. La concentration sur les liens continentaux cadrait avec l’approche de Manley, et l’orientation vers le sud a par ailleurs été renforcée par la tenue en sol canadien du Sommet des Amériques, au printemps de 2001.

Au cours de cet été-là, tandis que je me préparais en vue d’une éventuelle étude parlementaire majeure des relations nord-américaines, on entendait des rumeurs persistantes selon lesquelles une « mise à jour » de la politique étrangère était en cours d’élaboration à l’édifice Pearson. Cela était très bien, en attendant le jour où elle se concrétiserait. Le Comité permanent de la Chambre chargé des affaires étrangères et du commerce international (cpaeci), que présidait alors le futur ministre Bill Graham, s’apprêtait déjà à examiner les questions canado-américaines qui constitueraient certainement un élément central de toute mise à jour.

Je me rappelle clairement ce mardi matin du 11 septembre 2001 ; j’étais en train de mettre la dernière main à un plan de travail préliminaire pour l’étude du Comité sur les relations nord-américaines lorsqu’un collègue est entré précipitamment dans mon bureau pour m’annoncer qu’un avion avait frappé l’une des tours du World Trade Centre. Inutile de dire que mon plan de travail révisé à la hâte plaçait les questions frontalières et de sécurité au premier rang lorsqu’il fut présenté au Comité.

On dit souvent que les événements déterminent la conduite de la politique étrangère plus que les idées préconçues des décideurs et que les énoncés à moitié oubliés contenus dans quelque document stratégique antérieur. Il y a aussi la pointe pas très subtile lancée au Canada, selon laquelle les acteurs sérieux dans le jeu des relations internationales veillent à leurs intérêts et à faire faire des choses au lieu de se complaire dans des examens égocentriques et d’autres formes d’occupations nobles mais sans conséquence.

Dans ce cas, les répercussions immédiates du méga-choc subi par notre voisin du Sud ont promptement mis fin à toute hésitation à propos de mises à jour. Les événements du 11 septembre ont fait plus que prendre le pas sur ce qui mijotait à l’édifice Pearson ; ils ont monté la barre et placé au premier plan les plus importantes préoccupations liées aux relations avec Washington. Les comités parlementaires se sont à leur tour penchés sur ce dossier, et certains ont étudié avec ardeur différents aspects relatifs aux frontières. En l’espace de quelques mois, le cpaeci a produit deux rapports, dont l’un portait sur la première phase d’une étude gigantesque sur l’avancement des relations nord-américaines qui s’est poursuivie pendant toute l’année suivante[40].

Le rapport final de cette étude qui a été déposé en décembre 2002, était l’un des plus complets et complexes de toute l’histoire du Comité. Quant à son rapport avec une politique étrangère centrale du Canada, il couvrait effectivement la majeure partie de la matière sur laquelle aurait porté n’importe quel examen[41]. Le gouvernement l’a en grande partie fait sien, et un certain nombre des propositions qu’il contenait ont été reflétées dans des réflexions stratégiques subséquentes, notamment de la part de Paul Martin, avant et depuis son accession au poste de premier ministre. En fait, ce document est le seul rapport d’un comité parlementaire cité explicitement dans l’Énoncé de politique internationale (epi) publié par le gouvernement en avril 2005[42]. Au cours de l’année 2002, le cpaeci avait par ailleurs effectué, à la demande du premier ministre Chrétien, un examen de grande envergure du rôle du Canada au sein du G8 en prévision du Sommet de Kananaskis. Le rapport de cet examen, qui englobait la lutte mondiale contre le terrorisme et l’accent mis par le Canada sur le développement et la réforme en Afrique, traitait ces domaines additionnels de politique étrangère importants dans le contexte postérieur aux événements du 11 septembre[43]. En un mot, il s’était tenu un genre d’examen parlementaire beaucoup plus détaillé, en fait, dans son étude de ces questions que ne l’avait été l’examen général de 1994.

VI – Le Parlement et le blues du « Dialogue »

Tandis que le comité parlementaire était ainsi occupé, son ex-président, nommé ministre dans le cadre du remaniement du Cabinet de janvier 2002, cherchait à produire un mandat pour une sorte d’examen de la politique internationale, le gouvernement ayant réitéré son intention d’aller de l’avant dans le discours du Trône de septembre 2002. Le résultat réduit, après nombre de tergiversations et de pauses, fut le « Dialogue sur la politique étrangère » de Bill Graham, lancé à Ottawa un jour glacial de janvier 2003. Comme cadre de cette consultation depuis longtemps promise aux Canadiens, le Ministère publia un mince livret bleu exposant une approche qui retravaillait, sans s’en écarter substantiellement, les « trois piliers » du rapport Le Canada et le monde, et qui était suivi d’une série de questions assez générales. Plusieurs de ces questions semblaient être presque pour la forme et à peine susceptibles d’inviter à une introspection stratégique profonde, si cela était en fait ce que l’on souhaitait.

Certaines des personnes qui avaient réclamé avec le plus d’insistance un examen de grande portée pour revivifier l’appareil de la politique à la suite de nouveaux défis furent manifestement déçues de ce qu’elles considéraient comme une mesure timide et probablement provisoire. Le processus était essentiellement dirigé par le ministre, avec l’aide du Centre canadien pour le développement de la politique étrangère, qui organisa un forum sur Internet et une série d’« assemblées publiques » avec Graham d’un bout à l’autre du pays[44]. Du côté du Parlement, les membres du cpaeci refrénèrent leur enthousiasme pour ce « quasi examen », comme le Conference Board l’avait appelé[45], mais ils tinrent consciencieusement quelques audiences sur le document du Dialogue et produisirent un rapport sommaire (le seul de tous les comités parlementaires) qui réaffirmait principalement certains thèmes familiers, à savoir la nécessité d’accroître les ressources et de renforcer les moyens et les liens au chapitre des « trois D », soit diplomatie, développement et défense; le besoin de gérer plus efficacement les relations canado-américaines – comme le mentionnait leur rapport de décembre 2002 – et celui d’utiliser une « marge de manoeuvre » pour promouvoir les approches multilatéralistes ainsi que les valeurs et intérêts canadiens à l’étranger[46]. De toute façon, le Comité se tournait déjà vers son étude beaucoup plus intensive et satisfaisante du domaine jusque-là peu exploré des relations du Canada avec les pays musulmans, qui allait déboucher sur un autre rapport volumineux, publié l’année suivante[47]. (Ce rapport fut adopté deux fois par un consensus de tous les partis, même s’il traitait de questions litigieuses intéressant le Moyen-Orient, et il fit de nouveau du Comité un chef de file touchant l’examen d’un domaine de préoccupation complexe à peine abordé dans l’epi[48].)

Le Dialogue de 2003 comportait certaines dimensions novatrices, notamment le questionnaire de la consultation électronique. McCormick a fait remarquer que « la composante électronique du Dialogue représentait une combinaison unique de technologie, de démocratisation et d’élaboration de la politique étrangère. À notre connaissance, aucun autre État n’a entrepris ce genre d’innovation technologique en matière de politique étrangère. En ce sens, cet effort représente une tentative unique de démocratisation de l’élaboration de la politique étrangère par le gouvernement canadien[49] ». Le Dialogue a aussi fourni aux citoyens ordinaires l’occasion d’échanger des points de vue avec le ministre dans le cadre des assemblées publiques, en plus de la série habituelle de tables rondes d’experts et des mémoires présentés par des groupes d’intérêts et de défense de cause. Néanmoins, la somme de toutes ces activités ne fut pas impressionnante, ce qui n’a rien d’étonnant. Premièrement, le Dialogue n’avait jamais eu pour mandat de définir une nouvelle orientation pour la politique étrangère canadienne, et il devait en fait se limiter explicitement à faire voir qu’il recueillait les opinions des Canadiens sur les grandes questions qu’il avait posées. Ce devait être au plus une tribune de sondage, tout sauf une opération débouchant sur un livre blanc qui engagerait le gouvernement à prendre des mesures particulières.

Cela fut prouvé par la publication en douce du Rapport à la population canadienne sur le Dialogue un vendredi de la fin de juin, juste avant le congé de la longue fin de semaine. Le document ne fut jamais déposé au Parlement, et son incidence fut délibérément réduite au minimum[50]. Le cpaeci avait recommandé que le ministre « comparaisse devant le Comité au plus tôt pour examiner les résultats et les conséquences du Dialogue », mais il ne donna jamais suite à cette recommandation[51]. Dès l’automne de 2003, le Dialogue était effectivement oublié, sauf pour les suites éventuelles qui pourraient refaire surface dans des discours de ministres ou être adoptées d’emblée dans l’examen « réel » de la politique internationale à venir, qui était retardé au moins d’une autre année. Lorsque le rapport de cet examen et énoncé de politique du gouvernement a finalement été rendu public, au printemps de 2005, même si l’on avait pris soin de faire allusion au Dialogue dans le communiqué du ministère des Affaires étrangères s’y rapportant, les documents de l’epi eux-mêmes ne faisaient mention ni du processus du Dialogue, ni de ses conclusions.

Selon le ministre des Affaires étrangères, Pierre Pettigrew, le gouvernement Martin a, depuis son élection en décembre 2003, « mis en route l’examen de la politique étrangère canadienne le plus élaboré de toute l’histoire de notre pays », l’epi n’ayant été rendu publique « qu’après d’intenses consultations externes et beaucoup de débat interne[52] ». Toutefois, après avoir interviewé quelques-uns des joueurs clés, McCormick conclut de son analyse du processus préparatoire que le « Parlement a en grande partie été exclu, contrairement à ce qui s’était passé lors des examens antérieurs de la politique et que les résultats du dialogue de 2003 sur la politique étrangère ont à toutes fins utiles été relégués à l’arrière-plan. Qui plus est, on ne semble pas avoir vraiment eu l’intention d’y donner suite[53] ».

Denis Stairs est peut-être trop soupçonneux lorsqu’il attribue aux opérations de consultation publique du genre du Dialogue un « but caché » de manipulation politique – après tout, une fois que le Dialogue eut finalement été mis en train, ses limites étaient déjà évidentes –, mais il voit juste lorsqu’il décrit la préférence de l’Administration (pas nécessairement le ministre) pour « un langage qui fait semblant de définir une position, mais qui ne dérange pas trop la collectivité d’élaboration des politiques en limitant sa liberté de manoeuvre[54] ».

Un enseignement que je tirerais de l’observation du Dialogue à titre de proche participant (lorsque j’étais en détachement auprès du Ministère pendant les mois clés de l’opération) est que la consultation ne peut être fructueuse que lorsqu’elle est rattachée à des résultats à atteindre. Élargissons certainement les moyens de faire participer le public au débat sur la politique étrangère en explorant des emplois créateurs de nouvelles technologies interactives, des formules de communication par Internet, voire la tenue d’assemblées publiques télévisées, en faisant des expériences de communication du Parlement avec les citoyens au moyen de consultations électroniques, et ainsi de suite. Mais les participants à ces activités doivent avoir le sentiment que leur contribution alimente un processus décisionnel réel qui aura finalement un effet discernable réel sur les orientations stratégiques. Autrement, ils décrocheront et se retireront, et les médias, déjà cyniques, feront de même. Du reste, les parlementaires – quoi que l’on pense d’eux et de leur rôle – ne sont pas plus intéressés à perdre leur temps que n’importe qui d’autre.

À la défense du Dialogue, il convient de dire – à l’encontre de l’hypothèse mi-sérieuse de Stairs, selon laquelle plus le processus est « démocratisé », plus le résultat est vide de sens, insincère et hors de propos – qu’il comportait de véritables éléments de participation publique, si improvisés ou éphémères fussent-ils, et qu’il a fait appel à des valeurs canadiennes auxquelles on voue plus qu’un attachement « mythique[55] ». Vu la frustration suscitée par les processus de consultation et d’examen apparemment interminables, et l’impatience compréhensible de voir les bonnes intentions mener à des mesures plus efficaces, on risque que ces aspects soient injustement sous-estimés et que la tentative d’élargir le cercle des délibérations démocratiques soit minimisée dans les travaux futurs d’élaboration des politiques.

Faute de mieux, le rapport sur le Dialogue est aussi devenu la cible de réactions revêches de sources divergentes fondées sur des interprétations tout à fait contradictoires[56]. Et certains grincheux, évitant ce genre de consultation publique qui, selon eux, se prête aux exigences des groupes de pression organisés, ont préconisé que le gouvernement abandonne sa bienveillante attitude d’écoute et s’attaque plutôt à la tâche d’éduquer les Canadiens à l’aide d’une bonne dose de réalisme[57]. Franchement, on pourrait tailler en pièces la plupart de ces positions encore plus que le Dialogue, et il est difficile de voir comment l’une ou l’autre d’elles – qui reflètent en général les partis pris d’un petit nombre d’universitaires et de journalistes – fournit une base plus solide pour l’élaboration d’un consensus pancanadien sur les objectifs de la politique étrangère.

Pour ce qui est d’envisager les rôles du Parlement à la lumière de l’autopsie du Dialogue, on espère qu’ils pourront éviter de déboucher de nouveau sur des réactions passagères aux documents préparés d’avance issus de processus de consultation très contrôlés. Cela dit, certaines des critiques de ces processus semblent aussi exagérées que les attentes rhétoriques qu’on leur reproche de gonfler. Il n’est certainement pas nécessaire d’abandonner les objectifs de démocratisation en matière d’élaboration de la politique étrangère. Et, n’en déplaise à Denis Stairs et à Douglas Ross, on ne fera pas avancer les choses non plus en rejetant impatiemment les efforts de consultation imparfaits menés jusqu’ici comme des « leurres » visant à détourner l’attention de l’insuffisance de l’action gouvernementale, ou comme des opérations « narcissiques » de relations publiques. Stairs admet que la participation aux examens de la politique peut être instructive pour les politiciens, en particulier ceux qui abordent pour la première fois le domaine des affaires étrangères. Mais cela n’est manifestement pas suffisant en soi pour justifier la dépense de plus d’énergie et de ressources afin d’accroître la participation démocratique. L’amélioration du processus d’élaboration des politiques et les possibilités d’apprentissage ainsi offertes à ses participants doivent aussi servir le but primordial consistant à renforcer le fond de la politique et sa mise en oeuvre. Une politique étrangère canadienne plus démocratique doit par ailleurs manifester sa capacité de mieux promouvoir les aspirations et les intérêts du Canada dans le monde.

VII –Le pouvoir au Parlement ? Le sort de la promesse de Martin et de l’examen de la politique internationale

Il est difficile de ne pas être d’accord avec l’opinion selon laquelle le simple fait d’accroître les activités censément démocratiques peut être peu efficace pour ce qui est de modifier réellement la politique, ou même de créer une capacité soutenue de participation publique plus générale, plus profonde et vraiment délibérative à l’élaboration de la politique étrangère, comme dans les autres domaines de politiques publiques canadiennes. Ce n’est pas là une idée particulière des universitaires. Les parlementaires sont parmi les gens les plus profondément conscients du dilemme actuel que présente le « déficit démocratique », et les plus touchés par celui-ci. Un rapport publié au cours de la dernière législature par les coprésidents et la vice-présidente du Comité mixte permanent de la Bibliothèque du Parlement soulignait leur observation selon laquelle « les parallèles que l’on peut établir entre les frustrations des citoyens et celles des parlementaires peuvent et doivent nous rappeler que la réforme du Parlement ne concerne pas uniquement les hommes et les femmes qui siègent dans ses chambres. Pour réussir, le projet de réforme doit viser à ramener le citoyen au centre de l’activité démocratique – ainsi que ses représentants[58] ».

Vu les fréquentes réflexions du premier ministre Martin, ainsi que d’autres dirigeants du parti, sur le renforcement des institutions parlementaires en tant qu’élément clé du redressement des déficits démocratiques, on s’attendait à ce que les intentions de réforme continuent de s’affirmer fermement au cours de la 38e législature, dirigée par un gouvernement minoritaire. Les mesures instaurées au cours des premiers mois de 2004 avaient été au plus un acompte modeste à valoir sur cette promesse de changement. Dans le domaine de la politique étrangère, le programme électoral du Parti libéral de 2004 mentionnait que son examen de la politique internationale serait achevé, et son rapport rendu public, à l’automne de 2004 et que les parlementaires et les Canadiens auraient « l’occasion de débattre de son analyse et de ses conséquences[59] ». Toutefois, certains commentateurs, faisant remarquer que les questions internationales ne jouaient qu’un petit rôle dans la campagne électorale, avaient prédit que les progrès à ce chapitre dépendraient de ce que l’un d’eux appelait « le drame quotidien du gouvernement minoritaire[60] ».

On peut considérer que le parlement minoritaire élu en juin 2004 correspond à la description de « paradoxe qui n’est cependant pas sans potentiel », y compris dans le domaine de l’examen des affaires internationales. Les opérations du Parlement n’ont pas changé radicalement (des choses comme l’accroissement des ressources des comités seraient probablement arrivées de toute manière), mais le besoin constant du gouvernement de rechercher un appui dans ses rangs et au-delà a en soi incité les parlementaires à s’affirmer. On ne pouvait pas les tenir pour acquis. À la faveur des épreuves de force et des négociations relatives au discours du Trône et au budget, ainsi que des menaces de motions de censure, les partis d’opposition ont pu obtenir des concessions importantes du gouvernement. Le parti ministériel a été forcé d’écouter les points de vue des simples députés et de l’opposition à la Chambre des communes et au sein de ses comités, le poids de la majorité collective l’emportant parfois, dans ce dernier cas, sur les préférences du gouvernement.

La preuve la plus visible de ce fait en ce qui touche la politique internationale a ironiquement été liée à une question d’organisation ministérielle à laquelle les parlementaires avaient rarement accordé de l’attention par le passé. Les mesures législatives (projets de loi C-31 et C-32) requises pour sanctionner la division du maeci en deux ministères distincts, soit Affaires étrangères Canada (aec) et Commerce international Canada (cican), mises en train dès les premiers jours grisants du gouvernement majoritaire Martin, mais seulement déposées au Parlement au début de 2005, ont été rejetées de façon concluante en février 2005. Lors du débat en deuxième lecture sur ces projets de loi, non seulement les porte-parole de l’opposition ont pu exploiter la faiblesse de l’argument du gouvernement à l’appui de la réorganisation, vu les vives critiques qu’en avaient faites, entre autres, des journalistes et d’anciens diplomates supérieurs, mais encore ils en ont profité pour exprimer leur mécontentement au sujet des retards à mettre en train l’examen de la politique internationale qui avait été promis de nouveau dans le discours du Trône d’octobre 2004 et à maintes reprises par la suite dans des déclarations ministérielles. On soutenait que, logiquement, les modifications importantes des structures de la politique étrangère devraient être le produit de l’examen, et non pas le précéder. (En fait, l’idée de diviser les ministères n’avait jamais été exprimée lors des consultations tenues au cours du processus du Dialogue de 2003 préalablement à l’examen de la politique internationale.) De fait, les membres de l’opposition siégeant au cpaeci étaient si bien exercés qu’ils se sont mis ensemble pour voter une réduction symbolique de 1 $ du budget supplémentaire des dépenses d’aec pour 2004-2005 afin de protester contre le fait que le gouvernement semblait aller de l’avant avec les changements administratifs en dépit du rejet des projets de loi[61].

Lorsque l’Énoncé de politique internationale du Canada a finalement été rendu public, en avril 2005, il y était dit qu’un « processus consultatif » serait établi en vue de l’examen des « questions soulevées au Parlement et par les parties intéressées[62] ». Cet epi était, tout comme Le Canada et le monde, un énoncé de la politique gouvernementale – un « livre blanc », de fait, sinon de nom. Publié dans un climat de péril minoritaire, ce qui allait venir ensuite n’était pas clair. Même si l’epi renferme une promesse du ministre des Affaires étrangères de présenter des mises à jour annuelles au Parlement, seul le document sur la défense prévoit explicitement l’étude de ses propositions par le comité parlementaire de la défense. Par ailleurs, une lettre envoyée par les quatre ministres aux présidents de comité (mais non rendue publique) demandait aux comités « de procéder à une vaste consultation auprès des Canadiens et de faire rapport de leurs vues et recommandations quant à l’orientation que devraient prendre les politiques internationales du Canada[63] ».

Le soin de répondre à cette invitation dans le contexte extrêmement imprévisible des mois qui ont suivi a été laissé à chaque comité. Quelques témoignages initiaux mis à part, la question de savoir combien des projets ambitieux du cpaeci de procéder à un examen complet de l’epi seront jamais réalisés – le Comité a adopté, en juin 2005, un programme prévoyant la tenue d’audiences futures d’un bout à l’autre du pays, des consultations électroniques et certains voyages à l’étranger – reste, comme beaucoup d’autres choses, à la merci de l’avenir incertain de la minorité précaire et des événements électoraux.

En réalité, la situation du gouvernement est devenue de plus en plus précaire à l’automne de 2005. En bout de ligne, la dissolution prématurée du Parlement à la fin de novembre 2005 a mis fin aux audiences du Comité et à sa consultation électronique sur l’epi[64]. Si l’examen parlementaire de l’epi reprenait, ses prochaines étapes seraient déterminées par un comité parlementaire qui serait reconstitué après les élections de janvier 2006.

Postface consécutive à l’epi

Au cours des deux dernières années, nous avons tenu un nombre considérable de consultations avec les Canadiens, avec le Parlement, mais aussi entre nous, les ministres et le premier ministre. Et je dirais que nous nous sommes rapidement mis d’accord au sujet de ce que j’appelle « la personnalité internationale canadienne ».

L’honorable Pierre Pettigrew[65]

[Les examens de la politique étrangère] sont vraiment sans rapport avec l’établissement des priorités (…) leur seule utilité, quant à moi, est de faire participer le public à un processus de consultation. Je ne leur vois autrement aucune grande utilité. »

James Bartleman[66]

(…) faire participer les Canadiens, comme le fait votre comité maintenant, est l’étape suivante de ce très important processus [de l’epi] parce que, comme vous le savez, le public n’y a pas pris part – à sa rédaction du moins. Il y a eu le Dialogue dirigé par M. Graham au début de 2003, mais le public n’a pas participé à ce processus, et, si l’on veut vendre ceci aux Canadiens et le leur faire adopter, il faut les mettre dans le coup.

Andrew Cohen[67]

Ces remarques, faites peu après la publication de l’epi, par le ministre des Affaires étrangères actuel, par le conseiller en matière de politique étrangère d’un ancien premier ministre au cours de l’examen de 1994, et par un journaliste en vue écrivant sur les affaires internationales, illustrent certains des paradoxes du travail inachevé laissé dans le sillage de l’epi de Martin, et du rôle du Parlement dans ce dossier. La première laisse supposer que toutes les consultations nécessaires ont déjà eu lieu et qu’elles ont en fait mené à un consensus normatif positif sur la position du Canada en matière internationale. La deuxième donne à penser que la seule utilité de l’examen réside dans la consultation, mais que celle-ci ne change cependant rien à la conduite de la politique étrangère dans les faits. La troisième indique que la participation du Parlement et du public s’impose pour obtenir un appui pour les priorités de la politique étrangère, et que cette participation n’a pas encore eu lieu dans le cas des priorités mises en avant dans l’epi.

Des expressions comme « citoyen modèle » et « personnalité internationale » décrivent certes l’image attrayante que de nombreux Canadiens souhaitent voir leur pays projeter dans le monde – à savoir « fierté et influence », avec, on l’espère, les actes correspondant aux discours –, mais elles n’écartent pas le besoin de débats démocratiques continus sur la prise de décisions stratégiques internationales souvent difficiles et sur leur mise en oeuvre. En ce qui touche, par exemple, les problèmes des États en déroute et fragiles soulignés dans l’epi dans les domaines de la diplomatie, du développement et de la défense (les « 3D »), il reste encore à poser des questions importantes au sujet du lieu, du moment et de la façon dont le Canada devrait intervenir ou non dans les cas difficiles auxquels la communauté mondiale est confrontée et, le cas échéant, du degré de cette intervention.

Il faudra plus que des énoncés d’intention nobles de décennie en décennie pour définir les rôles qui conviendraient au Canada et qu’il pourrait remplir dans ces domaines et nombre d’autres secteurs de choix de politique internationale. Reid Morden, ancien sous-ministre du maeci, a bien exprimé cela dans son témoignage devant le cpaeci, au cours de ses audiences sur le Dialogue : « Notre problème, aujourd’hui, est de savoir comment exercer notre souveraineté dans le cadre d’une marge de manoeuvre réaliste. » Il a ajouté ceci : « Je me rappelle que Marshall McLuhan avait un jour demandé à l’une de ses classes d’étudiants de compléter la phrase suivante : ‘Je suis aussi canadien que possible’. L’auteur de la meilleure réponse avait dit : ‘Je suis aussi canadien que possible dans les circonstances’[68]. » Dans le cas de l’epi, les Canadiens doivent encore examiner si les démarches qu’il propose sont le mieux que le Canada peut faire sur la scène internationale dans les circonstances.

L’engagement pris par le ministre des Affaires étrangères dans l’epi de présenter des mises à jour annuelles constituera certainement un progrès s’il y est donné suite et si son exécution sérieuse s’accompagne d’un débat parlementaire et public tout aussi sérieux. Malheureusement, les documents de l’epi ne disent presque rien sur ce dernier point. Il est dit dans le survol de l’epi qu’une « principale initiative » de la « nouvelle diplomatie » consistera à « solliciter l’apport continuel d’ong, de syndicats, de groupes d’affaires, d’universitaires et de corps professionnels canadiens[69] ». Toutefois, la façon dont cela se fera n’est ni examinée ni développée. On pourrait croire qu’une diplomatie publique renouvelée viserait à atteindre une population canadienne de plus en plus diverse. Le renforcement de la participation des Canadiens à l’élaboration de la politique internationale pourrait aussi viser à inclure davantage les femmes, les jeunes, les Autochtones et les collectivités minoritaires, qui ont souvent été sous-représentés.

Dans un témoignage présenté au cpaeci en 2005 (le jour même où le gouvernement Martin a tout juste survécu à un vote de censure sur le budget, en mai), le Conseil canadien pour la coopération internationale a souligné qu’il n’y avait pas eu de processus de consultation publique directe réel au cours de l’élaboration de l’epi lui-même[70]. Le Conseil a exhorté le Comité à effectuer une telle consultation pour remédier aux défauts de l’énoncé et il a présenté un commentaire écrit où il déclarait ce qui suit :

Il y a des mentions relatives à la participation des Canadiens au dialogue dans le document intitulé Développement, mais elles sont liées à des remarques sur la sensibilisation et la compréhension. Il n’est pas clair si celles-ci comprennent la participation au dialogue sur la politique. L’exposé relatif au renforcement de la capacité en matière d’élaboration des politiques, dans le document dit Diplomatie, ne mentionne par ailleurs pas les rôles du public ni de la société civile. Il faut remédier explicitement à ce manque d’uniformité touchant la participation du public en accroissant les possibilités et les mécanismes de dialogue et de débat sur la politique internationale « pangouvernementale » du Canada[71].

Dans le survol de l’epi, il n’est pas non plus fait mention du Parlement, ni de ce qui est arrivé au travail de communication avec les citoyens du Centre canadien pour le développement de la politique étrangère après qu’il a été abandonné, ni même des tribunes de discussion sur Internet du Ministère, inaugurées à la fin de 2004.

Pour ce qui est de promouvoir le rôle du Parlement dans le cadre d’un processus d’examen plus régulier, plus rigoureux et davantage axé sur les résultats, bien que cela puisse sembler ironique, je suggérerais de « retourner vers l’avenir » en adoptant la suggestion ambitieuse faite au cpaeci par Lloyd Axworthy lors de sa première comparution à titre de ministre des Affaires étrangères, en avril 1996, soit instituer un processus annuel d’examen public des priorités de la politique étrangère du gouvernement dans des termes précis et concrets. Cela suppose, bien sûr, fournir au Comité les ressources nécessaires pour faire le travail et lui assurer que ses efforts auront un effet important sur l’évolution des politiques internationales du gouvernement d’année en année. Avec le temps, un processus d’examen parlementaire plus systématique pourrait offrir une tribune centrale pour faire participer des groupes divers de citoyens à ces résultats.

Malgré l’indiscipline croissante – d’aucuns diraient le dysfonctionnement – de la 38e législature en 2005, les circonstances particulières à un gouvernement minoritaire, en particulier si elles durent pendant plusieurs années et s’étalent sur plus d’une législature, pourraient obliger les décideurs à prendre les processus parlementaires plus au sérieux, et offrir en outre des possibilités d’influer sur les politiques de manière qu’elles échappent au contrôle étroit du centre. Les membres de tous les partis politiques ayant ainsi des possibilités d’exercer une influence, les paramètres des examens futurs de la politique couvrant la diplomatie, le développement, la défense et le commerce pourraient aussi devoir être négociés vraiment entre les partis, sinon risquer d’être contrecarrés au départ.

Pour ce qui est de l’avenir, il nous faudra plus que de bons exposés des paradoxes, des faiblesses et des défauts parlementaires des processus d’examen passés. Il nous faudra des idées créatrices et pratiques – de la société civile, du milieu universitaire et des parlementaires eux-mêmes – sur la façon de renforcer les institutions représentatives que nous possédons tout en concevant des moyens meilleurs, plus démocratiques, plus inclusifs et plus efficaces d’assurer la participation du public et la responsabilisation relativement aux questions de politique internationale qui touchent de plus en plus tous les Canadiens.

Ce défi attend les législatures futures, quel que soit le sort réservé à l’Énoncé de politique internationale que le gouvernement Martin, dans une tentative terriblement prolongée d’effectuer un examen intégré, a finalement livré à la merci d’un parlement minoritaire fragile au printemps de 2005.

[Traduit de l’anglais]