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« Ce sont les idées qui mènent le monde » écrivait Renan. Il faudrait toutefois distinguer les idées des idéologies dont il n’est nullement question dans ce volume publié à la suite d’un congrès organisé conjointement par l’Université des Nations Unies et l’Université de Waterloo (Canada) avec l’apport d’universitaires et de praticiens de diverses disciplines et provenant des cinq continents. Le pouvoir des idées y est étudié à travers une série de commissions internationales ayant connu un rayonnement important dans le monde. Quatorze chapitres font état des principaux aspects de cette question et apportent un éclairage fort pertinent sur certains des problèmes les plus importants du monde actuel.

Après une présentation élaborée de la problématique centrée sur les idées en tant qu’expressions de forces sociales et le rôle des commissions internationales dans la gouvernance mondiale, le contenu des rapports les plus célèbres sont présentés dans les sept chapitres suivants.

Le Rapport Brandt (1980) a proposé une réforme majeure de l’ordre économique international que les gouvernements du Nord ont rejetée. Toutefois, en tant que best-seller, il a eu une influence significative sur l’histoire du développement. Ses idées maîtresses – interdépendance et solidarité – sont toujours d’actualité. Ce rapport a posé les questions fondamentales sur le développement, a fait l’unité autour de certaines idées et a animé le débat entre les visions néolibérale et sociale-démocrate du développement.

Le Rapport Palme (1982) a popularisé la notion de « sécurité commune » et a inspiré le développement d’autres concepts comme la défense non offensive. Son influence a été marquée surtout dans le milieu académique, les ong, auprès de ceux qui élaborent des politiques à l’onu et chez les États membres. Les recommandations du rapport sont toujours d’actualité et les principaux concepts énoncés sont généralement acceptés.

Le Rapport Brundtland (1987) a connu une grande popularité. Le concept de « développement durable », qui établit un lien entre environnement et développement, demeure central dans le discours environnemental international. Il a été renforcé par les institutions, les conférences, les agences gouvernementales et les initiatives de développement qui l’ont adopté comme principe. Encore aujourd’hui, le travail de la Commission influence la façon de comprendre et de définir la gouvernance environnementale internationale.

La Commission sur la gouvernance mondiale tente de répondre au besoin de réforme des Nations Unies. Son rapport (1995) présente deux approches conceptuelles du multilatéralisme et de la gouvernance mondiale : l’approche traditionnelle qui accepte la configuration existante et une autre qui met l’accent sur l’importance d’analyser le lien entre l’évolution de l’ordre mondial et les changements à apporter aux manifestations concrètes du processus multilatéral. Ses recommandations sont ambiguës : elles reflètent les deux approches du multilatéralisme et chevauchent les concepts et les pratiques de la gouvernance multilatérale.

Le Rapport Canberra (1997) sur la place des armes nucléaires dans la sécurité internationale est considéré comme le plus important parmi plusieurs études et rapports sur la question. À partir de la notion de « bon citoyen international », il préconise l’usage de la diplomatie et l’élaboration de politiques de désarmement au niveau multilatéral, ce qui est tout à fait novateur dans la pratique des relations internationales en matière de sécurité. Le rapport continue de jouer un rôle important dans les discussions sur le contrôle des armes et le désarmement.

La Commission mondiale sur les barrages est une expérience de gouvernance internationale des plus novatrices dans le domaine du développement durable. Son rapport (2000), favorablement accueilli, questionne ce que ces grands projets représentent : un progrès ou une injustice. De 45 000 grands barrages construits entre 1950 et 1990, on est passé à 250 dans les années 1990 : une baisse attribuée surtout aux revendications populaires. La recommandation d’effectuer des études sur les impacts environnementaux et sociaux négatifs des projets a changé sérieusement la dynamique de la construction de grands barrages.

L’intervention armée au Kosovo et celles qui ont suivi en Afghanistan et en Irak ont façonné de nouvelles normes internationales. Le rapport de la Commission internationale indépendante sur le Kosovo (2000) apporte une contribution au discours sur l’équité en droit international et cherche un équilibre entre les besoins de changement et ceux de stabilité à l’intérieur du contexte spécifique du Kosovo. Deux de ses recommandations ont suscité beaucoup de questions : 1) l’intervention tout en étant techniquement illégale devrait être considérée légitime ; 2) le Kosovo devrait avoir un statut d’« indépendance conditionnelle ».

Les trois chapitres suivants portent sur la responsabilité qui incombe aux États de protéger. La guerre humanitaire de l’otan au Kosovo, lancée sans l’accord des Nations Unies, a créé un précédent. Kofi Annan a donc demandé aux États membres de trouver une formule qui concilie l’urgence de l’intervention humanitaire avec la réalité de la souveraineté de l’État. Dans son rapport (2000), la Commission internationale sur l’intervention et la souveraineté de l’État a substitué au concept d’intervention humanitaire celui de responsabilité de protéger qui, selon l’auteur, est la meilleure façon d’élargir le consensus à ce sujet.

Trois auteurs évaluent le travail de cette Commission et s’attardent à ses principales contributions. Ils concluent que le concept de souveraineté en tant que responsabilité n’a pas encore trouvé sa voie dans le vocabulaire diplomatique des Nations Unies ; que la portée du rapport se trouve plus dans le plaidoyer que dans l’analyse; que la Commission sous-estime les forces politiques contraires qui empêcheront autant la réalisation d’un large consensus que celle de son ordre du jour.

En Amérique latine, la plupart des gouvernements et des organisations de la société civile ne croient pas qu’une intervention humanitaire soit nécessaire dans un avenir prochain. Certains pays la considèrent comme une rupture inacceptable dans les règles établies de la société internationale ; d’autres préféreraient qu’on cherche à résoudre les problèmes liés aux violations des droits de la personne qu’on rencontre un peu partout dans le monde. L’auteur conclut que l’intervention humanitaire est et demeurera une question cruciale et controversée.

Les deux chapitres suivants traitent de sujets particuliers mais liés à la problématique générale. Le chapitre 12 note l’importance du passage de la reconnaissance des femmes, en 1975, au concept de genre et d’analyse de genre. Toutefois, comme le mot gender n’existe pas dans toutes les langues, il n’est pas compris universellement et encore moins appliqué. Depuis 25 ans, un important progrès a été réalisé dans le développement de normes internationales sur les droits des femmes et d’institutions pour promouvoir l’équité entre les genres. Il reste à s’assurer de la volonté politique de protéger ces droits. Le chapitre 13 met en parallèle les groupes de réflexion (think tanks) et les commissions internationales. La plupart des commissions établissent un lien entre les connaissances existantes et la politique, et formulent de nouveaux concepts (c’est-à-dire développement durable) qui ont de vastes implications politiques et un grand rayonnement ; pour leur part, les groupes de réflexion développent de nouvelles connaissances qu’ils introduisent dans l’arène politique. L’auteur rappelle que d’autres joueurs se joignent à ces deux groupes : les ong, la Banque mondiale, les organisations des Nations Unies, les gouvernements et les regroupements de gouvernements.

En conclusion, l’auteur estime que même si ce n’est qu’occasionnellement que les productions des commissions internationales ont conduit à l’implantation de politiques – et pas toujours à partir des idées qui étaient le plus valorisées dans ces rapports – ces productions ont été valables et ont généralement exercé une influence sur notre façon de penser certaines questions d’envergure mondiale.

Un appendice sur la Commission internationale sur les armes de destruction massive et un index détaillé complètent cet ouvrage bien structuré et très intéressant. Il jette une lueur d’espoir sur l’horizon souvent ombragé des relations internationales. C’est un volume que les personnes oeuvrant dans le domaine du développement et de la coopération internationale de même que celles engagées au niveau des sciences sociales et politiques auront avantage à lire. Non seulement trouveront-elles des informations et des analyses fort utiles sur des enjeux cruciaux, mais elles auront également grand plaisir à lire chaque chapitre.