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L’opposition fréquemment opérée entre « intérêt » et « norme » dans la littérature des Relations internationales est-elle fondée ? La réponse négative que nous soutenons ici situe cette dichotomie dans une philosophie morale individualiste/libérale étonnamment aveugle aux fondements sociaux de l’intérêt personnel. Dans cette conception, la prise en compte des normes sociales n’intervient que dans les moments où l’individu se résout à agir pour le « bien commun », pour la collectivité, pour son groupe, sous-entendu : moralement. Le reste du temps, cet individu dispose de la liberté de s’occuper de lui, de son bonheur « privé ».

Traduit dans le champ des relations internationales, ce schéma conduit à pointer l’égoïsme de décideurs de politique étrangère qui privilégient l’intérêt de leur propre État au détriment de l’intérêt collectif, à l’échelle régionale ou globale, pour la paix, la prospérité, la démocratie, etc., conformément aux axiomes du paradigme réaliste des Relations internationales. La réponse néo-institutionnaliste libérale soutient au contraire que cette recherche du bien-être « privé » par les États peut les conduire à incorporer de nouvelles normes de coopération avec leurs partenaires, qui seules permettent de dégager des gains absolus, maximisant ce bien-être privé. Ici, l’adhésion aux normes est instrumentale, ne modifiant en aucun cas les définitions données du bien-être, des objectifs supérieurs des États. Enfin, les approches constructivistes déplacent le regard pour éclairer l’importance première des espaces d’interaction sociale, donc d’apprentissage d’idées et de normes, sur la définition même des identités et des intérêts par les acteurs des relations internationales.

Notre point de départ sur l’assise sociale des intérêts partage les mêmes postulats que ces dernières approches constructivistes, des postulats tirés essentiellement d’analyses sociologiques et anthropologiques. Pourtant, ces approches font l’objet de critiques auxquelles nous sommes particulièrement sensibles. Elles semblent nous dire, en effet, que les comportements des décideurs d’un État doivent être compris à la seule lumière des cultures et des valeurs supposées dominantes dans cet État à un temps t, ou dans le système international en tant que tel. Les auteurs constructivistes semblent croire, en conséquence, qu’il suffit de retracer les idées, les valeurs ou les normes que revendiquent les acteurs des relations internationales devant de larges audiences à un moment donné pour comprendre leurs actions, et les relations internationales en général.

Des auteurs rationalistes, le plus souvent réalistes mais aussi libéraux (au sens paradigmatique), n’ont pas tardé à répondre qu’il était très discutable de postuler une quelconque force de persuasion des idées sans une analyse approfondie des motivations poursuivies par les décideurs de la politique internationale. Andrew Moravcsik regrette ainsi une tendance des auteurs constructivistes à prendre pour argent comptant les justifications apportées a posteriori par les praticiens et les commentateurs – justifications par ailleurs conformes aux aspirations et valeurs (libérales) de ces auteurs – et à accorder à ces valeurs une force de séduction normative irrésistible (« the inescapable ideological appeal of human rights[1] »). Jack Snyder offre une autre illustration de cette lecture du constructivisme : une « philosophie abstraite » qui réduirait tous les fondements des actions humaines à « un seul aspect de la vie sociale » : les idées, des idées qu’il suffirait de changer pour que tout change, sans égard pour les intérêts « objectifs » des acteurs, fondés sur des données « matérielles[2] ».

La proposition que nous voulons défendre ici est la suivante : les décideurs étatiques, comme tous les autres individus agissant sur la scène politique internationale, définissent bel et bien leurs intérêts en vertu de normes partagées, mais des normes partagées par des groupes bien plus spécifiques, qui définissent des identités et des positions sociales considérablement plus nombreuses et complexes que la « simple » appartenance à un État/une nation. Cette contestation de l’appartenance à l’État national comme déterminant principal des comportements des décideurs étatiques nous semble être la seule façon de surmonter cette incompatibilité apparente entre les postulats réalistes fondés sur les intérêts et ceux constructivistes fondés sur les normes. Le propos n’est pas de pointer l’existence d’individus agissant sur la scène internationale hors de tout cadre étatique. Il est de souligner que même ceux qui agissent dans et pour des États le font selon des appartenances et des positions sociales plus complexes, en vertu des normes qui régulent la reconnaissance de ces identités et de ces positions. Dans ces environnements normatifs spécifiques se modèlent les « intérêts » à poursuivre pour les décideurs étatiques. On comprend ainsi comment ce qui est perçu comme un intérêt national peut s’avérer ultérieurement non conforme aux intérêts nationaux définis par d’autres.

Pour tester la validité d’une telle perspective de recherche, nous choisissons d’analyser des modes spécifiques de rivalité interétatique pour la puissance, « spécialité » des auteurs réalistes, ici, en démontant les fondements proprement normatifs de ces jeux de rivalité, c’est-à-dire en rattachant ces jeux à des normes socialement construites et partagées par des groupes sociaux plus précis, le groupe national pris dans son entier, en vertu d’identités et de positions sociales plus spécifiques.

Ces modes de rivalité ici étudiés sont ceux qui conduisent des agents étatiques à s’engager dans des relations entre patrons et clients, des relations de clientèle. Les termes « patrons » et « clients » doivent être compris au sens romain antique selon lequel le client, individu formellement libre, offre son allégeance et ses services de façon quasi exclusive au patron qui lui assurera en échange sa protection physique et sa subsistance. Cette relation unit des individus au plan personnel, mais d’autres individus occupant les mêmes positions sociales/professionnelles peuvent oeuvrer à reproduire cette relation dans le temps. Les relations interétatiques recouvrent donc un ensemble de relations interpersonnelles entre décideurs étatiques et leurs services administratifs. Les écarts de ressource entre ces individus d’un État à l’autre favorisent l’émergence de telles relations de clientèle entre eux.

Comment peut-on analyser ces relations clientélaires comme résultant de normes partagées par les individus-décideurs étatiques qui sont engagés dans de telles relations ? Conformément à notre cadre d’analyse, notre hypothèse est que ces situations de patron et de client sont des identités, des positions sociales, reconnues à des individus dans des réseaux de relations, dans des groupes d’individus plus restreints que les États, et que la perpétuation de ces identités, véritable intérêt de ces individus, requiert d’identifier et de se conformer aux comportements collectivement attendus – c’est-à-dire aux normes – au sein desdits groupes en vertu desdites identités.

Dans un premier temps, nous décrivons notre objet d’étude, la relation de clientèle sur la scène interétatique – une relation peu traitée en Relations internationales alors qu’elle semble très présente sur la scène internationale à des degrés divers – pour la replacer au coeur de la problématique théorique concernant l’opposition entre « intérêt » et « norme ». L’hypothèse qu’il s’agisse toujours de comportements « normés » se fonde sur les postulats sociologiques qui sont au coeur de l’approche constructiviste. D’après ces postulats, on peut voir que poursuivre son intérêt, c’est toujours solliciter un groupe d’individus, attendre de ces derniers des comportements particuliers à notre égard ou dont on bénéficiera. Il s’agit en dernière instance de se voir reconnaître une appartenance à des groupes donnés et des positions déterminées au sein de ces groupes. Le raisonnement pousse ainsi à repérer les groupes susceptibles de faire sentir les attentes auprès de tout nouveau décideur étatique, ainsi socialisé par eux, et ce, dans des directions parfois proches de ce que décrivent les analystes réalistes à propos des rivalités interétatiques pour la puissance.

Dans un second temps, nous voudrons montrer plus précisément que ces relations de clientèle entre États se sont en grande partie érigées sur la base des normes reconnues entre décideurs étatiques eux-mêmes. Ces derniers forment en effet un groupe d’interaction, de socialisation, qui reconnaît des identités et des positions sociales et diffuse des normes de comportement afférentes à ces identités. Deux identités nous semblent fondamentales : celle de détenteur du pouvoir d’État souverain et celle de rival. Développées parallèlement au processus de construction de l’État moderne, ces identités ont permis à des agents étatiques en charge de jeux concurrentiels de se reconnaître ces identités de patrons et de clients. L’environnement normatif propre aux détenteurs du pouvoir d’État a donc « autorisé » leur existence sur la scène interétatique, et les normes de comportement plus précises qui s’y sont associées. Le paradigme réaliste des Relations internationales s’est « spécialisé » dans l’étude des relations entre individus se reconnaissant réciproquement cette identité de rival, mais il ne raisonne pas dans ces termes. Il ne rend pas compte de la spécificité des normes engagées dans chaque relation de clientèle, et de la vulnérabilité du patron à l’égard des normes partagées par le groupe de ses clients, dès lors que le patron veut préserver ses positions d’influence que l’ensemble des autres décideurs étatiques lui reconnaît.

I – Les relations de clientèle : des comportements à la fois « intéressés » et « normés » ? Cadre et hypothèses d’analyse

Après une qualification du contenu de la relation de clientèle et de ses critères de définition, nous exposons comment le cadre d’analyse constructiviste invite à un approfondissement sociologique des identités et normes qui régulent la politique interétatique, y compris en présence de comportements jugés les plus « réalistes », c’est-à-dire orientés vers l’accumulation de la puissance. Un tel approfondissement peut ainsi éclairer les voies par lesquelles les normes prescrivant de tels comportements se diffusent auprès des décideurs étatiques.

A — Les relations de clientèle sur la scène internationale

Selon Jean-François Médard, « le clientélisme politique repose sur un ensemble de pratiques qui instrumentalisent politiquement certains types de relations personnelles. Au fondement du clientélisme politique se trouvent des relations de clientèle sur la base desquelles vont s’édifier des réseaux de clientèle. La relation de clientèle constitue une forme caractéristique d’échange social fondée sur l’échange de don et de contre-don[3]. » Caractéristique importante de cet échange social, la relation de clientèle est une relation entre inégaux : elle « implique une amitié largement instrumentale dans laquelle un individu de statut socio-économique plus élevé (le patron) utilise sa propre influence et ses ressources pour fournir de la protection, des avantages, ou les deux, à une personne de statut inférieur (client), qui, pour sa part, rétribue en offrant un soutien général et de l’assistance, y compris des services personnels au patron[4] ».

Les analyses théoriques des relations internationales rendent difficilement compte de l’importance des relations interpersonnelles entre décideurs étatiques, à différents niveaux hiérarchiques. Par ces relations s’exerce la puissance étatique, pourtant, de façon certes moins éclatante que le recours à la force armée. Des régimes relativement faibles politiquement et militairement en viennent à reconnaître une fidélité particulière à des décideurs étatiques extérieurs plus puissants, dans l’attribution de contrats d’exploitation de ressources données, dans l’accès à leur territoire pour l’installation d’activités économiques ou de bases militaires, dans les prises de position diplomatique dans les instances multilatérales, etc., en échange d’une protection accordée par ces décideurs extérieurs à ces régimes plus fragiles, par des soutiens diplomatiques, financiers et surtout militaires plus ou moins ponctuels.

Les relations nouées autour de l’exploitation des gisements pétroliers, par exemple, ont souvent donné lieu à une telle configuration. Que l’on pense au soutien considérable dont a bénéficié la jeune monarchie saoudienne de la part du président Roosevelt puis de ses successeurs après les accords dits « du Quincy » en 1945, ou encore à la relation nouée entre les présidents français successifs et le président gabonais Omar Bongo.

D’ailleurs, la république française post-indépendance offre un exemple bien étudié de telles relations de clientèle avec ses anciennes colonies africaines[5] : schématiquement, le « don initial » résidait dans la garantie de sécurité que Paris offrait aux nouveaux régimes, instaurant ainsi un climat de reconnaissance favorisant les comportements de soutien diplomatique et la prestation de services divers à la demande du donateur français. Ces relations ont exigé la réalisation et la reproduction du « don » – ici les garanties de sécurité offertes aux régimes clients – générateur de l’obligation d’un « contre-don ».

Pour ce faire, les responsables de la politique africaine de la France ont mobilisé différentes ressources en fonction des besoins de leurs clients, dans les domaines économique et financier (grâce à l’aide publique au développement et au franc cfa), administratif (les administrations africaines du « champ » regorgeaient d’assistants techniques détachés par les ministères français[6]), éducatif et culturel (francophonie, services de coopération culturelle, alliances françaises) et surtout sécuritaire. Dans ce dernier domaine, les moyens d’action bilatéraux recouvraient la forte présence militaire française en Afrique[7] et les accords de défense et de coopération militaire signés entre la France et ces États[8]. Le « parapluie » français se portait également dans le domaine multilatéral, via le siège permanent et l’influence au Conseil de sécurité, permettant d’y porter les revendications sécuritaires des États nouvellement indépendants, tout en bénéficiant en retour d’un soutien diplomatique des initiatives françaises par ces États[9].

L’objectif affiché, et admis par la majorité des responsables politiques, diplomatiques et militaires français, était d’institutionnaliser la relation de clientèle, au point d’en faire une véritable relation d’« amitié », voire une « affaire de famille », imbriquant divers intérêts[10] et destinée à tenir les clients à l’écart de la concurrence. Cet exemple franco-africain ne doit pas cacher la prégnance de telles logiques d’influence entre de nombreuses puissances et des États plus faibles à travers le globe. La chose est certes plus visible en Afrique, où l’on compte de nombreux régimes faiblement institutionnalisés demandeurs de gages de sécurité captés à l’extérieur[11]. Le rapprochement diplomatique et militaire récent entre Washington et les élites dirigeantes de tout petits États récemment devenus des producteurs conséquents de pétrole, comme São-Tomé-e-Príncipe[12], en témoigne.

Ces relations de clientèle présentent par ailleurs différents degrés d’inégalité, de dépendance, permettant à des régimes de jouer la compétition entre patrons potentiels. La guerre froide a illustré à l’envi de tels revirements entre patrons américain et soviétique. Parfois, le jeu de clientèle a mêlé davantage de parties prenantes. Nous pensons, par exemple, aux positionnements successifs des élites soudanaises en quête de protecteurs, et jouant pour ce faire la concurrence entre les Égyptiens et les Britanniques pour accéder à l’indépendance, puis entre Soviétiques et Américains, mais aussi entre Égyptiens, Libyens, Saoudiens ou encore Iraniens. Alors que le Parti du Congrès national au pouvoir à Khartoum voit aujourd’hui sa survie menacée par les différents conflits armés en cours sur son territoire et les processus de résolution de ces conflits qui le forcent à partager le pouvoir, la quête de nouveaux appuis se fait tous azimuts, entre Chinois et Américains, ainsi qu’entre divers régimes du Moyen-Orient et du monde arabe (Égypte, Libye, Iran)[13].

Il nous semble justifié de supposer que toute relation interétatique inégale tend à présenter, à un moment ou un autre, une telle dimension clientélaire forte, par exemple entre des puissances régionales et des régimes voisins plus faibles, dès lors que ces derniers doivent leur survie politique à leurs relations avec cette puissance. Dans une telle configuration d’étroite imbrication des intérêts, la protection des clients devient un intérêt en soi ; la relation se fait circulaire. La menace provient alors du désordre, du changement. Le maintien du statu quo prime. Le travail diplomatique s’en trouve facilité d’autant, le calcul d’opportunité apparaissant davantage contraint et figé dans un tel contexte.

Pour l’analyste réaliste des relations internationales, ce type de relations n’a rien de surprenant, tant qu’il sert les intérêts des États pour lesquels travaillent les individus engagés dans ces relations, tant qu’il renforce ses capacités, sa puissance. Dans l’ordre international westphalien, en effet, l’État constitue le protecteur de la communauté étatique/nationale, et cette dernière, le groupe de conflit fondamental sur la scène internationale. Entre décideurs étatiques, responsables de la politique étrangère, s’applique donc la grammaire schmittienne en termes d’amis et d’ennemis et naissent les relations de rivalité qui découlent de cette grammaire. L’homme d’État se doit de calculer en permanence les risques et les opportunités que présente la configuration internationale pour la sécurité et/ou la puissance de sa communauté étatique, par l’anticipation des coûts/avantages des puissances rivales.

Les auteurs réalistes associent les relations de rivalité à la nature humaine (Niebuhr, Morgenthau) ou à la structure internationale (Waltz)[14]. Pourtant, dans cet appel à la poursuite de « l’intérêt national défini en termes de puissance[15] », nous sommes bien dans une conception normative, porteuse d’obligation morale : celle qui pousse l’homme d’État à adopter une position amorale à l’égard de l’extérieur dans la définition des objectifs et des moyens de politique étrangère, afin de garantir la survie et l’indépendance à sa propre communauté face à des États qui n’hésiteront pas à dominer cette dernière s’ils en ont les moyens[16].

Dans une perspective constructiviste, néanmoins, ces comportements prescrits n’existent que si les individus accédant aux fonctions décisionnelles sont « socialisés » dans ce sens, c’est-à-dire s’ils intériorisent un ensemble d’idées relatives à ce qu’ils sont (identités) et ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire (normes) en vertu de ces identités.

B — Percevoir les normes pour protéger ses identités : une analyse constructiviste de la constitution des intérêts

L’ontologie constructiviste permet de rendre intelligible les pratiques sociales du point de vue des normes qui les fondent. Les individus, qu’ils en aient conscience ou non, qu’ils le décident ou non, cherchent à connaître le monde qui les entoure pour orienter leur action vers l’extérieur, vers autrui. Or la connaissance par laquelle ils organisent leur réalité sur le monde et sur eux-mêmes se constitue au contact des autres, individus rencontrés, groupes de socialisation, tous ceux avec qui ils interagissent dès leur plus jeune âge. Lieu de création d’une réalité intersubjective, l’interaction entre individus produit le monde social, qui simultanément agit sur chacun d’entre eux[17]. La répétition d’action et leur typification réciproque génèrent ainsi des institutions sociales, telles qu’elles sont définies par Berger et Luckmann, par exemple[18]. À force d’interactions régulières, les membres d’un groupe social en viennent à partager un monde composé des mêmes institutions.

Une pièce maîtresse du cadre d’analyse constructiviste réside dans la notion d’identité. En effet, les institutions génèrent des catégorisations quant aux positions occupées par les individus. L’identité désigne les idées de ce que l’on est vis-à-vis d’autrui, idées qui se forgent dans le regard des autres au fil des situations rencontrées : dans tel type de situation inscrite dans telle institution précise, l’individu occupe tel type de place.

Il est important de souligner la conséquence de notre propos : les comportements quotidiens d’autrui à l’égard d’un individu consolident ou au contraire affaiblissent ses positions au sein du groupe concerné, ce qui peut menacer son identité même de membre du groupe. Selon l’importance qu’il confère à ses positions et finalement à son appartenance audit groupe dans l’économie générale de ses identités, l’individu ressent une plus ou moins forte angoisse à l’idée d’en être exclu. En se fondant sur les travaux d’Erik Erikson et la notion de « sécurité ontologique », Anthony Giddens a insisté sur l’importance des premières expériences sociales au cours desquelles est façonné le système de sécurité de base de l’enfant, c’est-à-dire les mécanismes destinés à canaliser ou à contrôler son angoisse[19].

Cet axiome psychosociologique a fait l’objet de développements en Relations internationales, tels ceux de William Bloom. Pour cet auteur, l’identification est un impératif inhérent au comportement de l’individu. Tout individu poursuit activement une identité afin de gagner une sécurité psychologique. Il cherche ainsi à la maintenir, la protéger afin de garder ou renforcer cette sécurité nécessaire à la stabilité de la personnalité et au bien-être émotionnel. Ici réside, selon l’auteur, la valeur mobilisatrice des dynamiques d’identification, en particulier des dynamiques d’identification nationale, aux yeux des décideurs de politique étrangère des États[20].

Mais l’identification sous-tend également les interactions des décideurs étatiques eux-mêmes. À travers leurs positions décisionnelles, ces individus confortent leurs identités au sein du groupe étatique/national, leur place dans les catégories supérieures de ce groupe, mais ils s’identifient également à leurs homologues étrangers, en vertu de leurs positions décisionnelles similaires et des échanges qu’ils nouent entre eux dans leur vie professionnelle. En tout état de cause, ces individus ont atteint des positions d’autorité ou d’influence qui les prémunissent contre des menaces sérieuses et immédiates d’ostracisme, de déchéance sociale, d’atteintes irrémédiables aux idées qu’ils se font d’eux-mêmes. Certes, vu la large convoitise que suscitent leurs positions, ils devront veiller en permanence à protéger ces dernières. Mais ils savent qu’ils peuvent obtenir de la part d’individus nombreux et/ou influents (agents de l’ordre public, détenteurs de capitaux financiers ou symboliques) des comportements protégeant leurs positions ou leur assurant un accès futur à d’autres positions conférant d’autres formes d’avantages et de reconnaissance sociale. L’accession d’anciens décideurs étatiques aux fonctions supérieures d’organisations intergouvernementales illustre de telles « reconversions », assurant à ces derniers une sécurité ontologique certaine.

Néanmoins, pour être reconnues par tous, ces positions d’autorité ou d’influence requièrent la reproduction de comportements quotidiens de tout un chacun, et en particulier d’individus influents aux yeux de la collectivité. Ainsi, à chaque interaction, potentiellement, se joue l’avenir des positions que les individus se reconnaissent et reconnaissent aux autres.

C’est pour conjurer les risques de fragilisation de leurs positions et à terme de leurs appartenances sociales qu’ils apprennent à identifier les régularités et à les traduire en « règles » applicables dans les situations similaires qu’ils rencontrent – et ce y compris en l’absence de toute explicitation verbale de cet « intérêt ». Comme l’indique Nicholas Onuf, le souci de répondre aux règles sociales pour préserver leurs identités pousse les individus à envisager différents moyens dont ils disposent, c’est-à-dire dont ils ont connaissance en tant que moyens. Après divers processus de choix qui ont permis d’atteindre les objectifs visés, ils identifient et reproduisent des schémas réguliers, des patterns, par lesquels ils savent atteindre tel résultat par l’utilisation de telle ressource : dans les termes de N. Onuf, ces patterns constituent des intérêts pour eux[21].

Ces ressources ne doivent pas être uniquement comprises en termes matériels. Si les menaces pesant sur soi, sur nos identités, proviennent de notre environnement, il en est de même des ressources disponibles pour nous prémunir de ces menaces. Ces ressources peuvent être strictement matérielles, certes, mais elles proviennent souvent de comportements favorables de certains individus, qui freinent les comportements hostiles potentiellement adoptés par d’autres. C’est ce que voit bien Nicholas Onuf, à la suite de Giddens, lorsqu’il distingue les ressources matérielles des ressources institutionnelles/sociales. Ces dernières résident non pas dans la matière, mais dans les comportements d’autrui. Or de tels comportements répondent nécessairement à des règles inscrites dans des institutions sociales précises : le seul moyen de bénéficier de ces comportements favorables est de respecter ces règles sociales et ainsi de reproduire ces institutions sociales[22].

Dans les termes de Onuf, les normes font bien partie des règles sociales à partir desquelles les individus ajustent leurs pratiques aux autres dans un contexte social donné, de façon plus ou moins consciente[23]. Pour Talcott Parsons, la répétition des pratiques fait naître des attentes au sein du groupe social quant au comportement qu’adoptera chacun de ses membres dans une situation donnée en vertu d’identités données[24]. Sans lien avec une formalisation quelconque, au contraire de la loi, la norme existe donc lorsque le comportement qu’elle recouvre est réellement attendu par l’ensemble du groupe, bien que l’individu dispose du choix fondamental de ne pas la suivre[25].

Pour résumer notre propos, les intérêts sont des façons d’agir qui ont montré qu’ils permettaient de capter les ressources nécessaires pour se prémunir des menaces pesant sur les identités, les positions sociales (y compris professionnelles), des individus. Ces ressources captées supposent le recours et la transformation de la matière, mais elles supposent également le recours à autrui, l’obtention de comportements de certains individus, et ce y compris en dehors de tout échange proprement matériel. L’obtention de ces comportements exige toutefois d’adopter au préalable les comportements que ces derniers attendent à leur égard, en vertu de règles construites dans l’interaction avec eux, et notamment d’attentes collectives nées de ces interactions, c’est-à-dire de normes partagées.

C — Les groupes de socialisation des décideurs étatiques

Quels sont les espaces sociaux, les groupes d’individus, susceptibles de faire peser leurs attentes sur les décideurs politiques et, ce faisant, de socialiser ces derniers ? Conformément à notre cadre d’analyse, ce ne peut être que des individus qui produisent des comportements « utiles » à ces décideurs politiques, grâce auxquels ces décideurs préservent leurs identités, leurs positions. Il leur faut donc respecter les attentes collectives nées entre ces individus et ces décideurs politiques, pour que les premiers continuent d’agir de façon à protéger les identités des seconds, à assurer la reproduction de leurs positions.

De telles contraintes normatives résident par exemple au sein des institutions politiques propres à ces États, car ces dernières organisent la compétition pour le pouvoir. Il peut s’agir plus précisément de partis politiques, mais aussi d’un appareil bureaucratique porteur d’une culture d’État et sélectionnant les élites politiques et diplomatiques, d’une armée exerçant son contrôle sur la vie politique, ou encore d’acteurs économiques divers durablement engagés aux côtés des élites politiques. Une approche plus structuraliste pointerait enfin l’existence de groupes sociaux dominants stables, socialisant dès leur enfance les futurs décideurs politiques nécessairement issus de leurs rangs. Dans tous ces cas, l’analyse en termes de socialisation, d’apprentissage, viendrait contester les postulats réalistes : les comportements étatiques en question ne relèveraient pas d’une nécessité naturelle ou structurelle propre aux relations internationales, mais de relations d’identification et de rivalité, d’influence et d’hostilité, entre groupes d’individus plus ou moins stables et auxquels seraient liés les décideurs étatiques.

Cependant, à l’appui desdits postulats réalistes, cette fois, une telle analyse peut également conclure que les agents de socialisation des décideurs étatiques sont au premier chef les autres décideurs étatiques, qui perpétuent des comportements et des attentes collectives que tout nouveau décideur de politique étrangère intériorise au fil de ses interactions avec ses homologues, ses pairs. En observant ces derniers et en partageant une part de leur subjectivité, notre nouveau décideur perçoit les menaces qui pèsent sur leurs positions décisionnelles, et par analogie, sur les siennes. Il identifie les réponses qu’ils ont su apporter à ces menaces, leurs effets, et en tire nécessairement des « recettes » pour lui, pour son avenir politique et social.

Si ces recettes consistent toujours à « simplement » accroître la puissance et les ressources de la communauté étatique/nationale, l’analyse constructiviste attesterait que les schémas élaborés par les auteurs réalistes reflètent avec un certain succès les régularités qui orientent les pratiques des décideurs de politique étrangère. Une telle analyse aurait malgré tout le grand intérêt de dénaturaliser ces schémas construits par les réalistes, en inscrivant les pratiques observées dans un processus social d’apprentissage de normes de comportement.

En conséquence, il devient intéressant de repérer ce que le groupe des décideurs étatiques à l’échelle globale « enseigne » à ceux qui le rejoignent, comment il les socialise, par les comportements répétés de ses membres, pour mieux comprendre en quoi les comportements pointés par les auteurs réalistes s’inscrivent dans des identités et des normes collectivement reconnues et sanctionnées dans des espaces sociaux plus précis que le groupe étatique/national, et ce y compris en contradiction avec d’autres normes largement reconnues à l’intérieur des États en question. C’est ce que nous voulons voir à propos des identités de patrons et de clients reconnues entre décideurs étatiques, coeur des relations de clientèle interétatiques.

II – Le groupe des décideurs étatiques comme lieu de fabrique des positions de patron et de client

Dans notre optique, les relations de clientèle sont censées exister tant que des groupes d’individus stables reconnaissent collectivement les positions sociales de patron et de client, en vertu de normes partagées. Nous voulons d’abord montrer que l’existence de telles positions reconnues par les décideurs étatiques s’inscrit dans l’environnement normatif propre à la scène interétatique, qui a permis, « autorisé », leur émergence. À la source de cette « permissivité » entre décideurs étatiques apparaissent deux identités fondamentales et fortement imbriquées, inscrites dans le processus même de construction des États modernes : l’identité de décideur souverain et celle de rival. Nous verrons ensuite combien la perpétuation de cette reconnaissance collective des positions de patrons et de clients constitue un véritable « intérêt » reconnu par des agents étatiques, car elle génère des ressources sociales servant leur influence internationale. Or cette perpétuation exige le respect de normes spécifiques, propres aux individus engagés dans chaque relation de clientèle particulière. C’est pour cette raison que ces normes pèsent sur les appareils étatiques, qui auront à coeur de les diffuser auprès des nouveaux décideurs étatiques, y compris lorsqu’elles semblent incompatibles avec les idées générales que ces derniers se font des intérêts nationaux.

A — De l’État comme noeud d’institutions sociales à l’identité de souverain

Les auteurs réalistes ne traitent pas des soubassements cognitifs, normatifs et institutionnels de l’État. Ils tendent à associer spontanément l’État à l’ensemble de la communauté que constituent ses sujets ou ses citoyens, ce qui a récemment suscité une importante littérature critique sur la souveraineté et l’allégeance nationales[26].

Pourtant, le travail collectif des agents étatiques en faveur de l’État ne va pas de soi ; il dépend des contraintes normatives qui unissent ces individus. Comme le souligne Anthony Giddens, parler de collectivités – telles que l’État – comme des agents individuels suppose que :

il existe un degré élevé de contrôle réflexif des conditions de reproduction sociale dans la collectivité ou le groupe concerné, dans les organisations, par exemple. « Le gouvernement a décidé de poursuivre telle politique » décrit en abrégé une décision prise par des personnes qui, d’habitude, se consultent entre elles ou qui sont liées de façon normative par la politique qui en résulte. Les décisions prises par les gouvernements ou d’autres organisations ne correspondent peut-être pas à ce que désirent toutes les personnes qui y participent, ni à ce que chacune d’elles désire le plus. Dans de tels contextes, nous pouvons dire que les participants « décident » (individuellement) « de décider » (collectivement) d’une séquence d’action précise[27].

Or ce contrôle réflexif et ce lien normatif entre agents étatiques ne peuvent être postulés comme le résultat de la seule appartenance à la communauté étatique/nationale – en excluant ou dévaluant toute autre identité ou tout autre lien normatif – sans une démonstration empirique. Cela dépend des multiples identités que ces agents se reconnaissent au moment où ils agissent. Connaître ces identités de façon empirique permet de connaître les groupes qui ont une emprise normative sur ces agents, donc de comprendre les comportements de ces agents comme des actions destinées à répondre aux normes partagées par ces groupes.

Dans notre approche axée sur les identités et positions reconnues aux décideurs de la politique étrangère, les enseignements tirés de la sociologie historique de l’État moderne permettent de retracer la complexité et l’évolution de ces positions. Selon ces travaux[28], l’État est un ensemble d’arrangements institutionnels caractérisé depuis Max Weber par la monopolisation de la coercition physique légitime. En tant que tel, il doit être actualisé et reproduit par les pratiques des individus qui font ce qu’il est. Il est donc protégé par ceux dont les identités essentielles dépendent directement de l’existence de cet ensemble institutionnel, et ce contre des institutions et groupes sociaux concurrents, qui le menacent. Comme le pose Stephen Hobden,

[p]our de nombreux auteurs en sociologie historique, l’État ne correspond pas à une totalité territoriale et sociale, mais plutôt à un ensemble limité d’institutions dotées de pouvoirs coercitifs. Il n’équivaut pas à un territoire particulier, mais prétend au contrôle de cet espace territorial. Cet ensemble d’institutions lutte pour la captation des ressources non seulement contre d’autres groupes au sein de cet espace territorial, mais également contre d’autres acteurs dans d’autres espaces territoriaux. En d’autres mots, la définition typique de l’État en Relations internationales est fondée sur le territoire, alors que la définition de la Sociologie historique est fondée sur les institutions[29].

Dans cette lutte entre institutions concurrentes, les détenteurs du pouvoir d’État prétendant à la monopolisation de la violence légitime se sont progressivement reconnu l’identité de souverain et les normes attachées au principe de souveraineté, permettant de réguler leurs rivalités et de fragiliser les autres institutions susceptibles de concurrencer les États.

Du point de vue des individus qui entretiennent des relations d’échange étroites au sein même des institutions étatiques, le souci de l’indépendance de l’État consiste à assurer la protection de telles institutions sociales pour assurer la pérennité de telles relations d’échange. À certains égards, ce souci d’indépendance – toujours imparfaite – apparaît comme un moteur fondamental de sa construction, dans le sens d’une différenciation du politique vis-à-vis du pouvoir religieux et d’une accumulation des ressources économiques et sociales par le centre étatique. Les décideurs étatiques et leurs agents doivent donc veiller à ce que l’État dispose des moyens nécessaires pour éviter l’accaparement du pouvoir d’État par des personnes totalement étrangères à ces relations et institutions sociales qui fondent la survie de l’État, comme noeud central d’un ensemble de relations d’échange. Parce que de telles personnes auront forgé leurs identités hors de ces relations, de ces institutions sociales, ils auront moins de raisons d’oeuvrer à assurer l’avenir de ces dernières, dont ils ne dépendent aucunement. Ceux qui consacrent l’essentiel de leur temps à l’État, qui sont les plus dépendants de lui, ont, eux, toutes les raisons de protéger le stato pour le maintien du statu quo.

Ainsi, parmi les nombreuses identités partagées par des décideurs étatiques, l’identité de détenteur du pouvoir d’État souverain est devenue une des identités qui unissent les décideurs étatiques et leurs appareils administratifs entre eux, qui régulent le travail quotidien de ces individus. Cette identité les pousse à respecter diverses règles d’interaction, des règles formalisées (des protocoles, des dispositions du droit international) mais aussi des normes qui n’ont pas besoin d’être explicitées verbalement, destinées à préserver les principes d’égalité et d’indépendance formelles contenus dans l’idée de souveraineté. Certes fréquemment contournés, ces principes furent suffisamment respectés pour ordonner durablement les relations entre agents étatiques depuis les traités de Westphalie (1648) jusqu’à la Charte des Nations Unies (art.2).

Ce faisant, ces décideurs étatiques accordent collectivement à tout nouveau décideur étatique reconnu comme tel le droit à la souveraineté, en tant qu’ensemble de normes assurant sa liberté d’action dans son territoire et sur la scène internationale, sachant que ses vis-à-vis étrangers disposent du droit de répondre librement à ses actions extérieures[30]. Ici, c’est le groupe qui autorise au premier chef la jouissance de cette souveraineté par chacun d’entre eux ; les talents individuels n’interviennent « que » dans l’accaparement des ressources (y compris des positions et statuts) requises par les autres membres du groupe pour obtenir d’eux ce droit d’agir en souverain. Le jeu de rivalité entre eux s’organise bien autour d’attentes collectives selon lesquelles les rivaux peuvent craindre une grave perte d’influence, de puissance, vis-à-vis de leurs partenaires-rivaux sur la scène internationale, donc une compression de leurs marges d’action et de leur autonomie, mais non la disparition de la position formelle de décideur politique dans tel ou tel État.

Ces attentes collectives sont même susceptibles d’accélérer une réaction de tous vis-à-vis d’un comportement considéré comme menaçant pour l’ordre westphalien. D’ailleurs, la désignation par un agent diplomatique du caractère « vital » d’un intérêt national donné renvoie tout autant à une demande à portée normative qu’à une assertion : l’information porte en elle la demande faite aux autres diplomaties de ne pas attenter à cet intérêt, dès lors qu’elles seront convaincues que la survie de l’État que sert ce diplomate est en jeu[31]. On connaît l’analyse classique de Robert Jackson sur les « quasi-États », dont la survie ne tient qu’à la souveraineté – négative – que les décideurs étatiques de la planète veulent bien reconnaître à des chefs d’État ne disposant pas des moyens d’affirmer positivement leur souveraineté interne, c’est-à-dire de monopoliser les fonction régaliennes de l’État[32].

B — Des positions sociales réciproques « autorisées » par le groupe des décideurs souverains et rivaux

Dans ce « champ du possible » ouvert par l’ensemble des décideurs étatiques, qui reconnaissent collectivement les normes westphaliennes, chacun d’entre eux peut prétendre à une position donnée vis-à-vis de ses homologues, mais ces derniers peuvent « accepter » ou « refuser » de lui reconnaître cette position. Cette construction sociale des positions se produit dans les espaces d’interaction unissant des agents étatiques précis, en vertu de positions précises qu’ils occupent dans leur espace professionnel, depuis les chefs d’État eux-mêmes jusqu’aux échelons inférieurs des services administratifs engagés dans des coopérations avec leurs homologues étrangers – pensons aux diplomates ou aux militaires de différents pays réunis à l’onu ou sur les théâtres d’opérations, par exemple.

Au cours des interactions avec leurs homologues, ces agents prétendent à des positions précises vis-à-vis de leurs pairs (allié ou concurrent d’untel, spécialiste de telle question, leader sur tel dossier, etc.). Mais ces positions n’existent que lorsque les participants à ces interactions les reconnaissent et les « acceptent » comme telles, au travers des comportements qu’ils adoptent à l’égard de ces prétendants auxdites positions. Le terme d’acceptation ne doit pas ici suggérer un consentement nécessairement exprès et réfléchi, mais bien l’intériorisation progressive de cette position, qui sera très probablement subreptice, non décidée.

Un raisonnement similaire fait dire à Alexander Wendt que la formation des rôles, compris au sens de position sociale, est un phénomène systémique. Construit dans l’interaction, le rôle constitue en dernière analyse une position structurelle : il ne perdure dans l’espace social considéré que s’il trouve sa place au sein des structures idéelles et normatives portées par les individus composant cet espace. Du point de vue de l’individu, par conséquent, la formation d’une « identité de rôle » équivaut au processus d’intériorisation d’un rôle (Wendt parle aussi d’une « subjectivation » du rôle). Ce processus est réussi quand l’environnement d’un individu autorise ce dernier à occuper une position qui correspond à un rôle auquel cet individu aspire, ou du moins qu’il est prêt à accepter par rapport aux idées qu’il se fait de lui[33]. Ici, Wendt applique aux relations interétatiques différents mécanismes sociaux par lesquels on se voit comme on pense que les autres nous voient (mirroring), on définit un rôle pour la représentation de soi au coeur de l’interaction (role-taking), et on attribue et fait accepter à autrui le rôle qui répond – qui correspond – au rôle que l’on s’est attribué (alter-casting)[34].

La considérable difficulté que présente l’analyse de Wendt, toutefois, est la suivante : ces schémas empruntés à la sociologie interactionniste, élaborés à une échelle interindividuelle, peuvent-ils être transposés tels quels à des organisations d’individus comme les États en assimilant les États aux individus, comme le fait Wendt ? Il nous semble plus pertinent de réserver ces schémas aux individus de chair et d’os engagés dans les relations interétatiques, et de supposer que ces derniers abordent leurs relations professionnelles quotidiennes avec leurs homologues en vertu de rôles de circonstance liés à l’arène de négociation dans laquelle ils se trouvent et aux positions personnelles de ces individus au sein de l’appareil d’État ou éventuellement dans des réseaux plus restreints.

Ces individus ne trouveront que peu d’indications sur les comportements à adopter, sur les normes applicables à leur travail quotidien, s’ils ne se réfèrent qu’à un rôle unique qui serait reconnu à leur État dans son ensemble à l’égard de tel autre État (par exemple, les rôles d’ennemi, de rival ou d’ami, selon la trilogie wendtienne). D’ailleurs, un tel rôle d’ensemble existe-t-il ? Et comment savoir qui le définit clairement, s’il existe ? Il semble certain, en tout état de cause, que les décideurs étatiques ne passent pas tous les États de la planète en revue au moment de leur entrée en fonction pour définir un rôle d’ensemble de leur État par rapport à chacun d’entre eux.

Le groupe des décideurs étatiques, constitué autour d’une identité de souverain, doit être analysé comme un facteur important de socialisation, de diffusion de normes de comportement étatique, autorisant et régulant les relations de rivalité entre eux. Ceci étant dit, ces relations de rivalité ainsi autorisées auraient pu emprunter des voies radicalement différentes. Aucune nécessité logique ne fait découler les identités de patron et de client des identités de souverain et de rival ; ces dernières ont seulement autorisé l’émergence des premières.

Au plan méthodologique, en somme, nous ne pouvons endosser les postulats stato-centrés de Wendt lorsque nous analysons le travail quotidien de décideurs et d’agents étatiques sur la scène internationale. Nous préférons nous placer à l’échelle interindividuelle pour retracer l’imbrication des identités, des positions en présence dans le temps et dans l’espace. Celles-ci apparaissent ainsi dans leur complexité, dans leur diversité, et comme des construits sociaux aux soubassements normatifs selon nous indéniables.

Un tel parti pris invite à l’identification empirique des groupes plus précis qui font exister ces relations de clientèle, en identifiant les normes qui sont engagées dans leur reproduction actuelle.

C — La fragilité du patron à l’égard des normes partagées par sa clientèle

La reproduction de l’État et la préservation des positions de pouvoir en son sein requièrent la reconnaissance d’identités et de positions d’influence de la part d’autrui sur la scène internationale. En conséquence, la quête de ressources ne se joue pas seulement à l’intérieur des institutions étatiques. Elle peut se jouer tant à l’intérieur de l’État qu’à l’extérieur, voire dans des groupes sociaux constitués hors des institutions étatiques. Mais dans tous les cas, ces ressources captées ici ou là ont pour fins la reconnaissance de positions d’influence par une plus large audience, auprès d’un nombre plus important de décideurs étatiques. À travers la reconnaissance de telles positions d’influence sur la scène internationale, des décideurs étatiques se placent temporairement en relative sécurité quant à l’avenir des institutions qui permettent la reproduction de leurs identités et positions de décideurs étatiques.

Tel est le vecteur d’émergence de relations de clientèle sur la scène interétatique, qui consiste en une extension de relations d’échange hors du cadre étatique/national. En assumant la position de patron auprès d’élites politiques étrangères, des décideurs étatiques assurent la pérennité de réseaux d’échange interindividuels qui garantissent leur influence dans une région donnée. Or cette influence dans une région ne concerne pas que les décideurs patrons et clients ; elle intéresse nécessairement d’autres agents étatiques à travers le monde, les agents diplomatiques, militaires ou économiques intéressés par la politique interétatique en général, et par la région concernée en particulier.

Une telle relation d’influence se joue donc devant d’autres décideurs étatiques qui observent, de plus ou moins près, et qui collectivement reconnaissent les différentes positions d’influence aux uns et aux autres dans des domaines précis sur la scène internationale. Les allégeances conquises par les décideurs patrons leur valent ainsi un surplus de prestige auprès des autres décideurs étatiques. On retrouve là le fruit des études anthropologiques sur l’« échange-don », source d’enrichissement symbolique (Marcel Mauss) organisé autour de « la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre comme un tout » (Claude Lévi-Strauss)[35].

Pour en revenir au cas des relations entre les décideurs étatiques français et ceux des États d’Afrique francophone, cette influence française auprès de ces États constituait un stock de ressources que les décideurs français pouvaient mobiliser dans leurs interactions avec des décideurs tiers. Dans des négociations multilatérales, en particulier, la voix portée par ces décideurs français pesait davantage auprès de leurs partenaires-rivaux. Pensons aux questions de sécurité et de gestion des conflits armés en Afrique : le rôle de « gendarme » reconnu à Paris en Afrique francophone augmentait son influence auprès de ses alliés atlantiques soucieux d’éviter une déstabilisation pouvant profiter au rival soviétique dans la région. Mais ce soutien « africain » pouvait peser sur divers dossiers n’intéressant ces États d’Afrique que de très loin, mais engageant une prise de position ou un vote de ces décideurs africains clients dans les institutions multilatérales.

Toutefois, si ces autres décideurs constateront bien l’influence reconnue par un certain nombre de leurs pairs à l’un d’entre eux sur certains dossiers ou de façon générale, et s’ils en tireront les conséquences quant aux positions reconnues à ce décideur sur la scène internationale, ils n’ont aucune raison de partager la totalité des normes qui unissent ce décideur à ses clients. Autrement dit, il n’est pas nécessaire qu’ils comprennent toutes les raisons de ces allégeances à l’égard de ce décideur pour lui reconnaître une position d’influence supérieure. En effet, de telles relations de clientèle se fondent sur des normes plus spécifiques, sur des attentes réciproques partagées exclusivement par le patron et ses clients. Ces attentes se sont forgées au fil des interactions entre eux, à mesure que le don offert par l’un (le futur patron) était accepté par les autres (les futurs clients) puis répété au point de produire une allégeance, source d’obligation personnelle et de confiance, ou à mesure que les demandes d’aide faites par les uns (les futurs clients) étaient satisfaites par l’autre (le futur patron).

Ces attentes sont importantes à comprendre, car elles sont une source de vulnérabilité pour le patron. Lorsque un régime client demande – par exemple – un appui militaire au régime patron après une longue répétition de tels comportements militaires protecteurs au profit de ce même client ou d’autres, l’enjeu pour les décideurs patrons dépasse cette seule relation bilatérale : il concerne les différents clients dont les positions prospèrent au sein de ces relations de clientèle. Tel est le comportement attendu de tous, jugé normal par tous, au fil des pratiques antérieures, certes construites dans une discrétion relative à l’écart d’autres audiences non initiées. Il s’agit bien et bien de normes partagées par les individus engagés dans ces relations.

Et dans la mesure où le respect de ces normes participe de la reconnaissance d’identités et de positions sur la scène internationale, elles-mêmes garantes de la préservation de positions politiques décisionnelles au sein des institutions étatiques, leur non-respect s’avère hautement risqué pour le patron. En cas de défaillance d’un décideur patron, celui-ci risque de perdre son influence à l’égard de son client mécontent mais également de fragiliser ses positions à l’égard des autres clients, qui observent et évaluent en permanence la conformité des comportements du patron aux normes qui les unissent. S’il est victime d’une forme d’ostracisme de leur part, ou si certains de ces membres font défection, notre décideur perd des allégeances politiques et des ressources diverses qu’il captait via ces relations, et ce au profit de réseaux de clientèle rivaux de surcroît.

Tant que les agents de cette politique admettent que le maintien de ces relations de clientèle en l’état constitue un enjeu pour la préservation même de leur rôle « professionnel », les choses ont peu de raisons de changer, hormis une transformation dans leur environnement. Et des appareils étatiques se chargeront de diffuser ces normes auprès des nouveaux décideurs étatiques. Notre exemple de la politique africaine de la France a ainsi illustré le renoncement d’un président Mitterrand initialement désireux – semble-t-il – de transformer les bases des relations de clientèle en place, et ce à peine un an après son arrivée au pouvoir en 1981[36].

Le propos permet de mieux comprendre la situation d’interdépendance dans un ordre international où la disparition des États souverains constitue davantage un problème qu’un objectif. Le décideur qui occupe une position d’influence internationale fondée sur le capital symbolique qu’il tire de relations d’échange social inégal ne conserve cette position, en effet, que tant qu’il existe d’une part des clients potentiels créateurs de plus-value symbolique à son profit, et d’autre part des décideurs tiers pour associer ce capital symbolique à une position d’influence. La position de patron est donc dépendante des clients dans un environnement normatif marqué par le principe de souveraineté : si ces clients fuient ou s’allient à d’autres pour riposter de façon violente contre le patron, la relation est anéantie, et avec elle le capital symbolique, le prestige, et donc l’influence que le patron en tirait aux yeux du groupe entier.

Joseph Nye s’approche d’un tel raisonnement lorsqu’il remarque le pouvoir du faible à l’égard du fort, c’est-à-dire la capacité du dominé à invoquer avec succès le risque de sa disparition, de sa sortie de jeu, et à obtenir ainsi un levier d’action sur un dominant qui redoute cette disparition parce qu’elle entraînerait la disparition de ses propres moyens de domination, et à terme de sa position de dominant[37]. Mais le politologue américain se place dans une situation qu’il juge particulière, celle d’« interdépendance », et pose en des termes strictement stratégiques un paradoxe apparent qui est le propre de la construction sociale des identités sociales, des identités « interdépendantes » par définition du fait de leur soubassement normatif. Prendre en compte cette dimension normative permet de voir que la position de patron n’existe pas qu’entre le patron et le client, mais également dans le regard d’autrui, des autres clients et de tous ceux qui sont appelés à reconnaître cette relation de clientèle, à y réagir d’une façon ou d’une autre.

Conclusion

Diverses identités sociales sous-tendent les nombreuses interactions dans lesquelles s’engagent régulièrement les décideurs étatiques sur la scène internationale. Cela ne signifie pas que ces derniers assument toutes ces identités à la fois dans chacune de leurs interactions, ni que chacun de leurs interlocuteurs ait nécessairement connaissance de toutes les identités et positions qu’ils endossent ailleurs, ni même qu’ils soient capables de les désigner par un mot bien identifié. Mais ces identités n’existent bien dans les espaces d’interaction concernés que tant que les individus composant ces espaces les reconnaissent et les sanctionnent comme tels. Et cela procède de normes, d’attentes collectives partagées, en vertu des régularités observées et intériorisées. L’étude des fondements normatifs communs aux identités de décideur d’État souverain, de rival et de patron/client sur la scène interétatique a ainsi voulu montrer combien la poursuite des intérêts les plus « réalistes » s’opère auprès d’autrui, à travers les comportements de reconnaissance d’autrui, des comportements répondant à des normes.

Au coeur de cette imbrication entre les intérêts bien définis et les normes qui peuplent l’environnement social apparaît donc la fragilité des identités et positions sociales, tributaires des réponses positives ou négatives quotidiennement reproduites par cet environnement. La conséquence pour la théorie des relations internationales en est que les comportements des acteurs sur la scène internationale, qui collectivement font la politique internationale, ne peuvent se comprendre sans replacer ces individus dans les groupes sociaux dans lesquels ils souhaitent maintenir leur appartenance et leurs positions sociales, donc dans les normes qui régulent la reconnaissance collective de ces appartenances et de ces positions sociales. C’est ce que nous avons voulu ici éclairer, au travers des identités de patron et de client reconnues par le groupe des décideurs étatiques, un groupe fondamental – mais non le seul – dans le façonnement normatif des intérêts de chacun de ses membres.

Le cadre d’analyse ici proposé permet de tirer une dernière conclusion, pratique cette fois. Face à des comportements de décideurs étatiques jugés les plus regrettables, l’analyste comme le citoyen pourraient se demander dans quelles relations d’échange et de rivalité ces comportements ont été adoptés, et à quelles attentes collectives ils entendaient répondre. Transformer ces comportements par des moyens réalistes exigerait alors de plaider en faveur d’une transformation préventive des normes susceptibles d’autoriser de tels comportements, c’est-à-dire pour de nouvelles formes de garanties offertes aux mêmes clients. Et si l’on pense qu’une telle modification serait durablement refusée par l’ensemble des clients, les décideurs patrons en question devraient progressivement chercher – imagination aidant – à nouer des relations avec de nouveaux clients fondées sur d’autres formes d’échange moins risquées. Un exemple : la sécurité d’un régime client peut être assurée par la mobilisation de forces internationales de paix à la fois bien codifiées et plus efficaces, avec le soutien des bailleurs de fonds multilatéraux, au lieu d’opérations de soutien armé direct, toujours risquées.