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Les débats sur les changements climatiques sont au centre de l’actualité internationale et interpellent de plus en plus les décideurs et les citoyens tout autant que les scientifiques. Alors que la réalité de ces changements et la responsabilité des activités humaines sont étayées par un nombre croissant de données scientifiques, l’interprétation et l’utilisation de ces données sont loin de faire consensus. Le principal objectif de cet ouvrage collectif est de mettre en lumière l’articulation complexe et les paradoxes entre les connaissances, les normes et les politiques publiques sur la question. L’approche constructiviste adoptée considère les changements climatiques d’abord et avant tout comme un phénomène socialement construit et non comme une réalité définie a priori. Ce n’est donc pas ici la réalité ni les impacts des changements climatiques qui intéressent les chercheurs, mais plutôt la façon dont cette réalité est interprétée, transformée, et reconstruite par différents acteurs politiques qui poursuivent souvent des objectifs très différents.

Dans le premier chapitre, Mary Pettenger, qui dirige cet ouvrage, s’attache à montrer que l’analyse des débats sur les changements climatiques ne saurait se réduire à la perspective positiviste qui domine largement les débats actuels. Les diverses significations que véhiculent les discours, les normes, et les politiques sur la question constituent, en soi, un objet d’étude la plupart du temps ignoré. Les approches constructivistes permettent de mieux comprendre et critiquer ces significations. Selon l’auteure, l’utilisation du paradigme constructiviste dans les relations internationales peut reposer sur deux perspectives complémentaires. La première est centrée sur l’émergence, l’adoption et la diffusion des normes qui définissent les principales orientations des politiques adoptées. La seconde est centrée sur une analyse plus critique des discours et de la dynamique de pouvoir sous-jacente aux positions de différentes catégories d’acteurs, y compris ceux qui sont marginalisés sur la scène internationale.

Les deux principales parties de l’ouvrage s’articulent autour de ces deux approches complémentaires du constructivisme. Ainsi, les chapitres deux à cinq proposent un tour d’horizon de la prise en compte des normes internationales et des donnés scientifiques sur le réchauffement climatique dans les politiques de plusieurs pays riches. Le chapitre deux, rédigé par Loren Cass, propose une analyse comparative des cas des États-Unis, de l’Allemagne, et de l’Angleterre, qui ont adopté des normes et des politiques très différentes. La mise en perspective historique et politique très bien argumentée permet de mieux saisir le cheminement sinueux qu’a suivie la politique américaine jusqu’à la fin de non-recevoir de l’Administration Bush. A contrario, l’Allemagne et l’Angleterre ont mis en place des mesures assez proactives, notamment à la suite du protocole de Kyoto. Ces mesures ont toutefois rarement été adoptées pour des raisons strictement environnementales. Par exemple, en Angleterre, la réduction des gaz à effet de serre a surtout été un prétexte politique pour restructurer le secteur énergétique et remplacer les vieilles centrales à charbon polluantes par des centrales plus économiques et moins énergivores.

Le troisième chapitre, rédigé par Mary Pettenger, propose une analyse de la politique sur les changements climatiques des Pays-Bas, un pays qui se veut avant-gardiste en la matière. Le contexte historique et géographique de ce pays, dont la majorité de la population vit dans des régions situées sous le niveau de la mer, explique en partie la volonté de jouer un rôle de premier plan dans la lutte contre les changements climatiques. Ainsi, ces derniers sont clairement perçus comme des menaces à l’intégrité territoriale et à la sécurité des populations. L’examen des plans nationaux en la matière, notamment à la suite de la publication du rapport Brundtland, permet de mettre en lumière la façon dont les normes internationales ont été peu à peu intégrées dans les politiques intérieures, avec des résultats somme toute décevants, puisque, contrairement à l’Allemagne et à l’Angleterre, les gaz à effet de serre des Pays-Bas ont sensiblement augmenté depuis 1990.

Le quatrième chapitre, rédigé par Takashi Hattori, est centré sur le cas du Japon. La crise de l’énergie, le manque de ressources naturelles et le caractère insulaire du pays sont présentés comme des aspects structurants de la politique japonaise sur les changements climatiques. Cependant, ce chapitre demeure descriptif et factuel. De ce fait, les raisons précises des politiques mises en place de même que leurs résultats réels sont relativement éludés.

Le cinquième chapitre, rédigé par Cathleen Fogel, explore plus en profondeur la situation des États-Unis entre 2000 et 2006. En dépit du refus de ratifier le traité de Kyoto par l’Administration Bush, la position américaine est loin d’être passive et monolithique. L’auteur montre au contraire comment cet enjeu a été mis de l’avant par des « entrepreneurs des politiques climatiques » qui sont à l’origine de transformations réelles à différents niveaux du système politique américain. Ainsi, la position très contrastée de différents États est exposée, de même que les initiatives régionales, comme celle des gouverneurs des provinces de l’Est et de l’Ouest américain. Les mesures des villes, des universités, des écoles, des églises, des syndicats, ou encore des candidats à la présidence sont également exposées afin de montrer la complexité de la situation américaine sur la question.

Les chapitres suivants de l’ouvrage s’inscrivent dans une perspective constructiviste plus critique et se proposent de mettre en lumière des aspects moins conventionnels voire marginalisés dans les débats actuels. Le chapitre six, par Karin Bäckstrand et Eva Lövbrand, examine la gouvernance des changements climatiques après 2012 à partir de trois « méta discours » : la possibilité de gérer le climat global, la modernisation écologique, et la perspective radicalcritique. Selon les auteurs, la confrontation entre ces différents « métadiscours » domine les débats actuels sur l’après-Kyoto, en particulier concernant trois enjeux majeurs : les coûts des mesures à mettre en place, l’arbitrage entre la centralisation ou la décentralisation des politiques, et celui entre les objectifs économiques à court terme versus les impératifs écologiques à long terme.

Dans le chapitre sept, Matthew Paterson et Johannes Stripple explorent la dimension territoriale des politiques sur les changements climatiques. Alors que ces changements sont le plus souvent appréhendés dans une perspective planétaire qui transcende les frontières nationales, plusieurs enjeux conduisent à une reterritorialisation des débats. C’est le cas notamment de l’analyse des opportunités et menaces présentées par les changements climatiques, de l’inégale répartition des responsabilités dans les émissions de gaz à effet de serre, et de la problématique des puits de carbone. Cette reterritorialisation est au centre de contradictions et de problèmes éthiques, en raison notamment de l’asymétrie entre les responsabilités réelles et les politiques effectivement mises en place.

Le huitième chapitre, de Mynna Lahsen, soulève la question de la neutralité des connaissances scientifiques sur les changements climatiques. Malgré leur apparence objective, aseptisée et globale, ces connaissances peuvent refléter des intérêts politiques peu apparents. Dès lors, la sous-représentation des pays en voie de développement dans les groupes d’experts sur le climat n’est pas nécessairement neutre, tant sur le plan des données scientifiques divulguées que des politiques qui en découlent. Les disparités dans les nations représentées dans ces groupes d’experts suscitent également des suspicions dans les pays en développement, comme l’illustre l’analyse du cas du Brésil.

Les deux derniers chapitres s’inscrivent dans une perspective assez similaire, puisqu’ils se proposent d’examiner les positions assez marginalisées de groupes autochtones. Dans le chapitre 9, Heather Smith dénonce l’hégémonie des pays riches dans la représentation positiviste et impersonnelle des changements climatiques, en montrant la nécessité de mieux prendre en compte les perceptions et les revendications spécifiques des populations autochtones. Dans le chapitre 10, William Smith tient un discours semblable lors de son examen plus en détail du cas de communautés du centre-est du Mexique, les Totonac. Les mythes et les croyances traditionnelles de ces communautés concernant les relations entre l’homme et la nature servent de cadre de référence pour tenter d’appréhender les impacts locaux des changements climatiques à partir d’une perspective radicalement différente de la rationalité scientifique dominante.

Ce tour d’horizon rapide des chapitres de cet ouvrage en montre la richesse et l’originalité. D’abord, le paradigme constructiviste adopté tient assez bien ses promesses en mettant en lumière les significations complexes et les enjeux cachés des politiques pour contrer les changements climatiques, lesquelles sont ici abordées sans complaisance. Ensuite, en dépit de quelques redondances, la diversité des thématiques et des auteurs, qui proviennent d’horizons assez différents, permet d’enrichir l’approche critique de l’ouvrage à partir de points de vue assez variés et complémentaires. Cependant, ces points de vue souvent critiques ne sont pas eux-mêmes affranchis de l’arbitraire et des récupérations qu’ils reprochent aux discours officiels. Ainsi, de nombreux chapitres reprennent plus ou moins explicitement la thèse classique de la domination des pays riches, qui seraient soucieux d’imposer aux pays pauvres ou à des groupes marginaux des normes et un agenda international à leur avantage. Cette thèse demeure cependant assez mal étayée et aurait pu être exposée avec plus de nuances. D’une part, certaines mesures internationales, comme les mécanismes de développement propre, permettent un transfert de ressources vers les pays du sud et ne sont donc pas nécessairement à l’avantage des pays riches. D’autre part, l’engagement des gouvernements à l’égard de cette problématique demeure souvent en réalité rituel, superficiel, et beaucoup plus rhétorique que concret.

De façon paradoxale, ces contradictions entre les discours et les actions sont relativement peu explorées dans l’ouvrage, qui se limite surtout à analyser différents types de politiques, de discours, et de normes sur la question. En outre, la responsabilité et l’engagement très inégal des entreprises sont abordés de façon elliptique, essentiellement dans le chapitre 5. Pourtant, l’analyse du rôle des lobbyings anti-Kyoto sur la politique de certains gouvernements, en particulier aux États-Unis et au Canada, aurait pu enrichir cet ouvrage, en montrant comment l’interprétation des données scientifiques peut être détournée et inféodée à des intérêts économiques dont les dirigeants se font l’écho. En définitive, en critiquant les mesures internationales pour contrer les changements climatiques, on peut se demander si cet ouvrage ne tend pas à lâcher la proie pour l’ombre. L’emphase sur les représentations sociales tend en effet à occulter des enjeux plus fondamentaux, liés aux impacts majeurs des changements climatiques, en particulier pour les générations futures dont les discours ne peuvent évidemment être analysés ni critiqués.

Malgré ces limites et la qualité assez inégale des chapitres, cet ouvrage est globalement d’excellente facture et permet d’aborder sous des angles plutôt inédits les tenants et les aboutissants des débats actuels sur la question. En dépit de son prix assez prohibitif (environ 100 $), l’ouvrage intéressera certainement les chercheurs, les étudiants, voire tous ceux qui veulent déconstruire sans ménagement les politiques et les discours officiels sur les changements climatiques.