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Ce n’est pas le moindre charme d’une théorie que d’être réfutable.

Friedrich Nietzsche[1]

L’anarchie constitue le trait caractéristique des relations internationales[2]. Elle est considérée comme le « point de départ de toute réflexion théorique[3] ». Les concepts de « système international », de « société internationale » ou de « société mondiale » ne dérogent pas à ce postulat épistémologique. Chacun d’eux insiste sur une tradition déterminée en Relations internationales. Pourtant, ne peuvent-ils pas faire montre d’une certaine complémentarité ? Dans le sillage des travaux menés par l’École anglaise, Barry Buzan tente de « décloisonner » et d’unifier la discipline en proposant une approche cumulative des concepts de « système international », de « société internationale » et de « société mondiale ». Son article From International System to International Society. Structural Realism and Regime Theory Meet English School constitue le point de départ de son entreprise théorique[4] et a une importance majeure dans l’histoire de l’École anglaise. Il marque l’émergence d’une « nouvelle vague[5] » qui peut paraître en rupture avec la pensée classique de l’École. La tentative de Buzan cristallise une démarche s’inscrivant dans le débat qui existe au sein de la discipline sur la survie ou « clôture » du programme de recherche de l’École anglaise[6]. Elle introduit une hypothèse métathéorique fondée sur les trois traditions développées par Martin Wight. Cette hypothèse a le mérite de lever certaines ambiguïtés relatives aux concepts de « système international », « société internationale » et « société monde » et d’en proposer une typologie. Mais, comme on le verra en première partie, elle a surtout comme ambition de renouveler le programme de recherche de l’École anglaise. Pourtant, une voie reste encore peu explorée malgré les développements récents de l’École. En effet, la notion de « société internationale » peut être envisagée comme un idéal-type de société relationnelle, dans le sens où l’entendait Raymond Aron. Nous montrerons en deuxième lieu, en nous appuyant sur la sociologie de Georg Simmel, que l’idée de « société internationale » peut posséder un sens différent de celui que la littérature traditionnelle a bien voulu lui donner jusqu’à aujourd’hui, et qu’elle répond à la réorientation sociologique que la discipline a épousée depuis plusieurs années.

I – « Système international », « société internationale » et « société monde » : trois traditions distinctes unifiées dans le projet de la « nouvelle vague » de l’École anglaise

Les concepts utilisés en Relations internationales, en l’occurrence ceux de « système » et de « société », correspondent à une tradition particulière dans l’histoire de discipline. Si le premier renvoie à une tentative théorique qui insiste sur la volonté de rationalisation des relations internationales, et se fonde ainsi sur une approche explicative de son objet d’étude, le second s’attache quant à lui à une approche compréhensive. L’hypothèse théorique proposée par Barry Buzan entend lier ces deux concepts à partir des trois traditions mises en évidence par Martin Wight. Cependant, cette tentative innovante se heurte à différents obstacles et manifeste des points de rupture avec la conception classique de l’École anglaise.

A — Anarchies, systèmes et sociétés : la redéfinition du projet de l’École anglaise par Barry Buzan

Dans le contexte de la Guerre froide, la pensée marginale de Raymond Aron fait exception. Face au caractère totalisant que présentent les concepts de « société internationale » ou de « société mondiale » – qui incluraient sans les distinguer le système interétatique, le système économique, les échanges et mouvements transnationaux entre sociétés civiles et les institutions internationales – Raymond Aron choisit d’utiliser le concept de « système » dans un sens « non rigoureux[7] ». Bertrand Badie souligne que, dans les Dernières années du siècle, Raymond Aron précise sa conception de l’étude des relations internationales : « le système interétatique n’est qu’un aspect particulier de la société internationale[8] ». La fin de la Guerre froide a favorisé la production de nouveaux paradigmes et de nouvelles voies de réflexion. La tentative initiée par Barry Buzan de renouveler le programme de recherche de l’École anglaise s’inscrit dans ce cadre. Elle fait suite au débat engagé dans les années 1990 par le néoréalisme et ses critiques, puis par le constructivisme[9].

La redéfinition du projet de recherche de l’École anglaise ne déroge pas au principe de base de la discipline : « l’anarchophilie[10] », « point de départ de toute réflexion théorique[11] ». Les trois traditions mises en évidence par Martin Wight – le plus souvent interprétées de manière erronée comme trois conceptions opposées du monde alors qu’en réalité elles constituent, selon son auteur, une mise en relations de conditions politiques qui composent l’objet « relations internationales[12] » – représentent trois perspectives différentes de l’anarchie. Les réalistes se focalisent sur les conditions politiques de l’anarchie parce qu’il s’agit d’une donnée constante dans les relations internationales. Les rationalistes s’intéressent plus à la diplomatie et au commerce. Les échanges et coopérations régulières et organisées peuvent améliorer les effets de l’anarchie. Enfin, les révolutionnaires considèrent que malgré leur multiplicité les États souverains forment une morale et une culture commune qui permet de transcender les effets de l’anarchie. Ces trois traditions renvoient à trois concepts distincts, respectivement de « système international », de « société internationale » et de « société mondiale ».

Traditionnellement, l’idée de système international fait référence au système des États dont Raymond Aron donne la définition suivante : « J’appelle système international l’ensemble constitué par des unités politiques qui maintiennent entre elles des relations régulières et qui sont toutes susceptibles d’être impliquées dans une guerre générale[13] ». Le concept de système international renvoie aux interactions plus ou moins régulières qui se produisent entre les États de telle sorte que le comportement de l’un d’eux est un facteur nécessaire dans le calcul du comportement des autres[14]. Ce qui fait dire à Richard Little qu’à première vue les néoréalistes et les tenants de l’École anglaise partagent une conception commune du système international alors qu’en réalité, si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit que l’École anglaise ne considère que les interactions entre les acteurs[15].

La terminologie de « société internationale », en revanche, renvoie traditionnellement à l’organisation des relations interétatiques autour d’institutions et de normes que les États partagent et qui limitent leurs comportements. Ce concept, qui remonte à Hugo Grotius, est employé le plus fréquemment en référence à la tradition juridique classique[16]. Il s’attache en particulier à l’idée selon laquelle le droit international constitue une communauté d’États qui participent à un ordre juridique international[17]. Cette tradition a été reprise et développée par les tenants de l’École anglaise pour lesquels le maintien de la stabilité de l’ordre international imposerait aux acteurs de respecter certaines règles ou principes et constituerait ainsi un intérêt commun aux États. Hedley Bull précise que l’on est en présence d’une « société d’États (ou société internationale) lorsqu’un groupe d’États, conscients de partager des valeurs et des intérêts, considèrent qu’ils sont liés mutuellement par des règles communes[18] ».

Dans une certaine mesure, l’ambiguïté qui existe entre les concepts de « système » et de « société », au sein de l’École anglaise, est issue de l’utilisation que Martin Wight en a faite, définissant une « société internationale » comme un « système d’États[19] ». L’apport d’Hedley Bull et d’Adam Watson est à ce titre décisif puisqu’ils formulent une définition qui distingue clairement les deux concepts : une société internationale est ceci :

un groupe d’États (ou plus généralement, un groupe de communautés politiques indépendantes) qui ne forment pas simplement un système, dans le sens où le comportement des uns est le facteur nécessaire au calcul des comportements des autres, mais qui ont aussi établi des arrangements par le dialogue et le consentement sur des règles communes et des institutions pour la conduite de leurs relations, et reconnaissent leur intérêts commun à maintenir ces arrangements[20].

Cette définition souligne la différence qui existe entre « système » et « société ». C’est à partir de cette distinction que Barry Buzan entend lier le programme de recherche de l’École anglaise au réalisme structurel, soulignant à la fois la dimension mécaniste du concept de système (unités en interaction) et évitant sa confusion avec celui de société (conscient et en partie autorégulé). « La distinction entre système et société est centrale. Le système est logiquement l’idée la plus essentielle, et préalable : un système international peut exister sans une société, mais le contraire n’est pas vrai[21] ». Barry Buzan, à la suite d’Hedley Bull, postule que l’existence d’un système international constitue le préalable à l’émergence d’une société internationale[22]. Il établit ainsi une typologie qui détermine qu’un système peut évoluer vers une société internationale, en partie consciente d’elle-même et autorégulée. Sa typologie permet ainsi de prendre en considération l’évolution ultime de la société internationale (globale) vers la société-monde[23].

Chacun des états défini par Barry Buzan sous-tend un objet d’étude spécifique et une problématique particulière : le système international renvoie à la politique de puissance des États, la société internationale se rapporte à l’institutionnalisation de l’identité partagée entre les États, alors que la société-monde correspond aux individus, aux organisations non gouvernementales, « finalement à la population globale dans son ensemble comme le centre des arrangements et identités de la société globale[24] ». Cette typologie renvoie in fine aux traditions évoquées par Wight. Elle définit les trois dimensions constitutives des relations internationales.

Cette approche constitue une évolution intéressante des logiques qui sont traditionnellement sous-entendues en ce qui concerne les concepts de système et de société. Elle possède de plus l’avantage de combler le vide théorique laissé par l’École anglaise en ce qui concerne le concept de « société-monde » et son application. Selon Buzan, les travaux développés par l’École anglaise s’inscrivent, tant pour ce qui est de Bull que de Wight, dans une tradition analytique qui a pour principal objectif une lecture empirique de la société internationale européenne moderne. Le concept de « société internationale » est donc plus envisagé comme un concept historique que comme un concept théorique[25]. Ce dont témoignent les travaux de Martin Wight sur l’importance du concept de société internationale dans l’histoire du système international, travaux repris dans une large mesure par Adam Watson[26].

Pourtant, selon Richard Little, il est erroné et simpliste de penser que les travaux de l’École anglaise sont uniquement reliés à l’idée de société internationale. Certes, ils s’accordent avec la conception rationaliste mais n’en occultent pas pour autant les deux autres conceptions. « Du point de vue de l’École anglaise, une conception compréhensive des relations internationales doit embrasser les trois traditions[27] », sans quoi elle serait incomplète. L’« ouverture » du champ d’investigation que souligne Richard Little témoigne de cette volonté de décloisonner l’École anglaise qui occupait jusqu’alors une place marginale dans la discipline, du fait qu’elle était considérée bien souvent comme un Janus capable de regarder à la fois dans deux directions opposées. L’article de Barry Buzan, et par la suite son ouvrage From International to World Society ? The English School Theory and the Social Structure of Globalization, s’inscrivent dans la logique de ce décloisonnement et de cette « ouverture » à de nouvelles voies de réflexion pour rendre compte des transformations et de l’évolution de l’ordre international depuis la fin de la Guerre froide. Son ambition est aussi de confirmer le statut central que l’École anglaise peut occuper dans la discipline, son rôle de via media, et de contredire l’idée de son éventuelle « clôture ».

B — Les obstacles à la redéfinition du projet de l’École anglaise proposée par Barry Buzan

Il y a fort à penser, à la manière dont Richard Little insiste sur le fait que l’École anglaise ne se réduit pas à l’adoption de ce concept de « société internationale », que c’est précisément ce dernier qui constitue le noeud du problème. Il n’existe pas d’unanimité au sein de l’École sur l’idée de « société internationale[28] ». Historiquement, dans la période de fondation de l’École (1959-1966), les auteurs du British Committee on the Theory of International Relations (Butterfield, Wight et Manning, associés à la London School of Economics), considèrent le concept de « société internationale » comme l’instrument privilégié pour théoriser les relations internationales. Dans un deuxième temps, celui de la consolidation (1966-1977), le concept de « société internationale » est envisagé d’un point de vue historique comme illustrant la nature de la société internationale composée par les pays de l’Ouest (Bull, Wight, Vincent). Dans un troisième temps, celui de la première redéfinition du projet de l’École (1977-1992), ce sont les réflexions autour des comparaisons historiques sur la société internationale et de son expansion qui ont fait l’identité de l’École (Bull, Watson, Vincent, Kingburry, Miller, Mayall). Selon nous, le quatrième temps, soit depuis 1992, correspond à celui de l’ouverture et constitue la seconde tentative de redéfinition du projet de l’École autour de nouveaux axes théoriques (Buzan, Waever, Dunne, Knutsen, Wheeler)[29]. Le numéro spécial de la revue Millennium, intitulé « Beyond International Society », paru en 1992, consacre ainsi le passage à une nouvelle ère de l’histoire de l’École[30].

La tentative de décloisonnement engagée dans les années 90 pose un certain nombre de problèmes méthodologiques notamment dus au fait que traditionnellement les membres de l’École anglaise se sont opposés à toute forme d’approche positiviste. La « nouvelle vague » prône un pluralisme méthodologique qui aborde les trois principaux niveaux d’analyse des relations internationales[31]. Finalement, l’approche classique, philosophique et historique, des fondateurs s’est trouvée enrichie – substituée – par une approche méthodologique plurielle calquée sur les trois traditions présentées par Wight. Le positivisme est privilégié pour étudier le système international conformément à la tradition réaliste ; la méthode interprétative est utilisée pour analyser la société internationale dans la continuité de la tradition rationaliste ; enfin, les approches critiques sont employées pour appréhender la société mondiale dans la veine de la tradition révolutionnaire[32]. En définitive, à un pluralisme ontologique correspond un pluralisme méthodologique.

Ce patchwork méthodologique présente certes le risque de la confusion[33] – ce que lui reprochent d’ailleurs les détracteurs de l’École anglaise et ce que soulignent certains de ses membres – mais il n’en demeure pas moins que cette pluralité méthodologique entend répondre à différentes investigations qui constituent, selon Linklater et Suganami, un triptyque dont les axes de réflexion sont reliés les uns aux autres. Il s’agit d’une approche structurelle, fonctionnelle et historique[34]. Barry Buzan propose en ce sens de lier néoréalisme, néolibéralisme et constructivisme dans une approche pluraliste innovante[35]. Mais, comme le remarque Timothy Dunne, cela revient aussi à entrer dans un débat métathéorique avec l’École anglaise. En fait, ce pluralisme méthodologique correspond à la complexité que présente l’ordre international contemporain. Chacune des méthodes couvre un champ spécifique d’investigation, à savoir l’une des dimensions des relations internationales. Sans aucun doute, la définition d’un projet théorique fondé sur une pluralité de méthodologies, qui intègre notamment des approches de type positiviste, au grand dam des postpositivistes[36], illustre-t-elle – et consomme-t-elle – la rupture de la « nouvelle vague » avec la conception classique de l’École anglaise.

Pourtant, il n’en demeure pas moins que l’intérêt que revêt l’utilisation du concept de société internationale s’explique avant tout par sa dimension opératoire, comme outil empirique, et par sa dimension normative, qui pourrait avoir des effets bénéfiques sur les pratiques des États et sur les manières dont ils se conçoivent, une idée que défend Timothy Dunne.

Enfin, Barry Buzan examine un aspect essentiel laissé partiellement en suspens par l’École anglaise. Il s’agit des conditions d’émergence des sociétés internationales. Il en détermine deux modèles sur la base de la distinction formulée par Ferdinand Tönnies entre « communauté » et « société »[37]. La « communauté » (Gemeinschaft) renvoie à une perspective traditionnelle et organique de la société qui implique le rapprochement et l’union autour de sentiments communs, d’expériences ou d’identités partagées. Dans cette optique, la société est historique, dans le sens où elle n’est pas créée mais elle se développe historiquement. La « société » (Gesellschaft), quant à elle, est contractuelle. Elle répond à une construction consciente et volontaire organisée, plutôt qu’à un sentiment ou une tradition[38]. Buzan souligne ainsi que l’émergence des sociétés internationales renvoie à deux modèles, l’un « civilisationnel », le second « fonctionnel ». Il note d’emblée qu’il existe peu d’exemples concrets de l’existence de sociétés internationales sur la base du modèle fonctionnel, alors que le modèle civilisationnel s’illustre avec certains cas de figure historiques[39].

L’apport sociologique sur lequel se fonde Buzan est à cet endroit décisif, car il lui permet de sortir le concept de société de sa dimension strictement historique – ce qu’il reproche en partie à l’approche classique de l’École anglaise – et ainsi de déterminer que les sociétés internationales naissent lorsque des rapports particulièrement denses et réguliers se produisent dans certains systèmes ou sous-systèmes internationaux. Elles sont des réponses rationnelles, qui s’inscrivent dans le long terme, au fur et à mesure de l’accroissement de la densité des interactions entre les unités du système international[40].

L’apport sociologique dans ce cas particulier mérite d’être amplement souligné tant les concepts proposés permettent de rendre compte de ce qu’est une société internationale. Plus généralement, il s’inscrit dans la poursuite d’un mouvement qu’épouse la discipline depuis plusieurs années et qui témoigne de l’intérêt toujours plus croissant que portent les internationalistes vis-à-vis de l’approche sociologique[41]. L’entreprise menée par Barry Buzan pour concilier les concepts de « système international », de « société internationale » et de « société mondiale » est au premier abord une réussite, parce qu’elle distingue clairement les trois notions et en propose une organisation logique et cohérente. Sa démarche n’est pas sans rappeler les logiques « d’anarchie immature » et « d’anarchie mature » présentées dans son ouvrage People, States and Fear. An Agenda for International Security Studies in the Post-Cold War Era[42]. En effet, l’anarchie immature paraît bien correspondre à l’idée d’un système international dans lequel « les unités sont tenues ensemble seulement par la force du leadership, chaque État ne respectant pas d’autre légitimité que la sienne, et où les relations entre États prennent la forme d’une lutte permanente pour la domination[43] ». En revanche, lorsque les comportements des États sont régis par certaines normes et certaines institutions, l’anarchie des souverainetés est en voie de « maturation », c’est-à-dire qu’elle renvoie à une relative pacification. En ce sens, la « maturation » de l’anarchie révèle l’existence concrète, ou potentielle, d’une société internationale. C’est tout au moins l’idée qu’avance l’anarchie mature à laquelle renvoie le modèle fonctionnel d’émergence d’une société internationale.

Malgré l’intérêt que présente la démarche de Barry Buzan, il semblerait que le concept de société internationale, entendu dans le sens conféré par l’École anglaise, se heurte à des limites difficilement surmontables. Certes, la typologie proposée par Barry Buzan est particulièrement intéressante mais, outre les questions d’ordre méthodologique, la difficulté de déterminer les conditions d’émergence des sociétés internationales – notamment le modèle fonctionnel qui n’offre pas de cas concrets historiques – pose la délicate question des modalités par lesquelles le passage d’un niveau à un autre s’effectue. Finalement Raymond Aron aurait-il vu juste lorsqu’il doutait de l’utilité des concepts de société internationale et de société mondiale pour l’étude des relations internationales ?

II – La troisième voie ou la tradition philosophique

Le concept de « société » ne s’oppose pas systématiquement au concept de « système » dès l’instant où l’un et l’autre sont employés comme des outils empiriques en vue de l’élaboration d’une typologie, ce dont témoigne notamment la démarche de Barry Buzan. Surtout si le concept de système est utilisé, comme le notait Raymond Aron, dans un sens « non rigoureux ». Il en est de même, semble-t-il, pour ce qui est de la notion de société internationale, lorsqu’elle signifie société d’États ordonnée et organisée autour de normes et d’institutions. Cependant, nous la distinguons, en tant que concept, de l’idéal-type « société internationale » produit à partir des considérations développées par Georg Simmel sur la société, et dont témoignent les travaux, en premier lieu, menés par Panayis Papaligouras. Son approche souligne l’intérêt que peut revêtir le concept de société internationale comme outil empirique qui permet la production d’une typologie des différents types d’actions réciproques qu’entretiennent les États, ainsi qu’on le verra ensuite.

A — L’idéal-type « société internationale »

« On s’interroge sur cette société internationale que Raymond Aron nous présentait comme ‘relationnelle’ et en rien institutionnelle, étrangère au droit, rebelle à tout pouvoir commun[44] », confie Bertrand Badie. Cette dimension « relationnelle » témoigne de l’existence d’une « troisième voie » qui semble pouvoir être explorée en ce qui concerne l’idée de société internationale. Celle-ci dévoile une méthode spécifique qui permet d’appréhender la manière dont les États entretiennent des relations les uns avec les autres et surtout la nature de ces relations. Elle s’inscrit dans la continuité des réflexions développées par Panayis Papaligouras au sujet des travaux de Ferdinand Tönnies et de Georg Simmel.

Papaligouras émet une critique quant à la distinction formulée par Ferdinand Tönnies entre « communauté » et « société ». Il propose une double distinction, propre aux idéaux typiques développés par Tönnies, celle de société au sens large, d’avec celle de société au sens strict, qui se distinguent de la communauté[45]. D’une part, la « société » entendue dans son sens large en constitue le genre, et d’autre part, la société comprise dans son sens strict ainsi que la « communauté » en sont les espèces. Pour Panayis Papaligouras, il y a dans l’approche de Ferdinand Tönnies un risque d’incompréhension et d’amalgame entre le genre et l’espèce étudiés. C’est cet amalgame que l’on retrouve dans l’usage traditionnellement fait du concept de société internationale. Papaligouras critique la distinction entre genre logique et espèce, car Tönnies met en exergue deux espèces de sociétés-types, la « société » au sens strict, et la communauté. Ces deux espèces appartiennent à un genre identique qui est la société, au sens large. La distinction introduite par Panayis Papaligouras renvoie finalement à un autre ordre. Sa critique concerne le genre, qui se rapporte à la société définie comme l’ensemble des possibilités de l’existence sociale et non les espèces, c’est-à-dire les types de relations sociales qui concernent les contenus de la société. La distinction entre « société » et « communauté » est donc superficielle, car elle n’introduit pas une rupture assez affirmée entre les différents éléments de la proposition.

L’approche de Panayis Papaligouras présente une rupture effective, concrète. Celle-ci n’est plus symbolique entre genre et espèce, purement formelle ou logique, mais elle réside dans la mise en perspective des types de relations sociales par rapport aux conditions de possibilité de l’existence sociale, c’est-à-dire par rapport à la socialité elle-même. Il distingue donc la société dans son sens large (en tant que genre), la société au sens strict, et la communauté (en tant qu’espèce[46]).

En effet, cette distinction constitue la base de son étude sur les interactions entre les individus et les formes sociales. Les formes sociales sont considérées comme « la cristallisation a posteriori des actions réciproques dans des objets culturels et des institutions sociales[47] ». Une forme est à la fois un outil théorique, un modèle qui s’apparente à l’idéal-type de Max Weber, mais elle possède aussi une dimension ontologique ; avec le contenu elle constitue l’être même d’un fait social. L’abstraction tendrait donc à différencier forme et contenu pour déterminer ce qu’est la socialité et comment se réalisent les processus de socialisation. Ainsi, les formes sociales constituent les conditions de possibilité de la société. Panayis Papaligouras précise à ce titre :

J’appelle forme sociale tout ordre imposé à l’être social et considéré par lui comme un ordre […]. L’amitié, la famille, l’État sont des ensembles de formes sociales, pour autant qu’ils imposent une limite aux possibilités de l’existence sociale. Ils obligent non à leur donner son adhésion, mais à reconnaître leur réalité, ou, ce qui revient au même, à prendre position à leur égard, à se « comporter envers eux »[48].

Le formalisme structure la réalité interhumaine et renvoie aux différents champs de l’existence, dont celui de l’existence sociale. La société se réalise ainsi dans la coexistence de formes contraires qui rendent possibles à n’importe quel moment le changement.

Georg Simmel définit le concept de société à partir de deux significations qui doivent être rigoureusement séparées.

[La société] est d’abord l’ensemble complexe d’individus socialisés, le matériau humain qui a pris une forme sociale, tel que le constitue toute la réalité historique. Mais ensuite, la ‘société’ est aussi la somme de ces formes relationnelles grâce auxquelles les individus deviennent justement la société au premier sens du terme[49].

Cette double signification est elle aussi source de confusion quant au concept de société internationale. Si l’École anglaise s’est principalement intéressée à la société entendue dans son sens strict (Simmel écrit même « société sensu strictissimo », c’est-à-dire aux forces, aux relations et aux formes par lesquelles les hommes se socialisent), nous nous attachons, à la suite de Panayis Papaligouras et de Raymond Aron – dans la continuité des réflexions de Georg Simmel – au concept de société entendu dans son sens large et aux formes sociales qui la constituent (c’est-à-dire à la somme de ces formes relationnelles). La société dans ce cas précis est identifiée aux relations sociales.

Si l’on veut donc étudier la société, c’est-à-dire la relation en tant que telle, il est essentiel de pouvoir déterminer quelles sont les formes de socialisation qui se produisent, ce qui implique nécessairement de les détacher de leur contenu pour atteindre le fait social en lui-même comme réalité sociale et historique.

Si l’on veut donc qu’il y ait une science dont l’objet soit la société et rien d’autre, elle ne voudra pas étudier autre chose que les actions réciproques, les modes et les formes de la socialisation. Car tout ce qui peut encore se trouver d’autre à l’intérieur de la « société », réalisé par elle et dans son cadre, n’est pas la société en soi, mais seulement un contenu qui se constitue ou qui est constitué par cette forme de coexistence, et qui ne se produit évidemment qu’avec cette structure concrète que l’on nomme « société » au sens habituel, plus large[50].

Les formes de l’action réciproque constituent ainsi la société autant que les contenus. L’un ne peut exister sans l’autre, soit que les contenus sociaux ne puissent plus être considérés comme tels parce qu’il revient à la forme de leur conférer cette propriété, soit que la forme, vidée de son contenu, n’ait plus aucun sens. En réalité les formes sont la société dans le sens où elles sont la socialisation elle-même. Le concept de société renvoie ainsi aux relations qui existent entre formes actives. Simmel soulève un autre point fondamental qui est une conséquence de l’affirmation précédemment énoncée :

[…] c’est qu’un nombre donné d’individus peut constituer une société à un degré plus ou moins grand : à chaque fois que surgit une structure de façon synthétique, chaque fois que se constituent des groupes de partis, chaque fois que l’on se rassemble en vue d’une oeuvre collective ou dans une sensibilité ou une pensée commune, chaque fois qu’on répartit assez nettement les tâches de service et de commandement, chaque fois qu’on prend un repas en commun, chaque fois qu’on se pare pour les autres, alors le même groupe devient plus une société qu’il ne l’était auparavant[51].

Deux ou plusieurs individus peuvent constituer une société en fonction des formes actives, des formes de socialisation qui constituent immédiatement la société. « Il y a société là où il y a action réciproque de plusieurs individus[52] ». Les relations internationales, parce qu’elles sont des relations sociales, obéissent aux mêmes critères que ceux énoncés par Georg Simmel. Les formes sociales y occupent donc une place essentielle.

La conséquence que Simmel souligne quant au lien entre société et forme de socialisation peut être adaptée aux relations internationales entendues comme des modes particuliers d’actions réciproques. Il existe des sociétés internationales chaque fois que des modes d’action réciproque se manifestent. Une société internationale existe au travers de certaines formes sociales qui produisent une structure synthétique. Celle-ci peut être d’un degré plus ou moins important (en nombre d’acteurs), plus ou moins durable dans le temps, plus ou moins fréquente, etc. En bref, cette structure synthétique apparaît à chaque fois qu’il y a action réciproque entre des individus[53].

Nous choisissons donc de nommer « société internationale » les relations sociales qui sont entretenues entre deux ou plusieurs États.

La société internationale peut être sociologiquement envisagée soit comme l’ensemble des formes réalisant, organisant le pouvoir international, soit comme l’ensemble des relations internationales (qui sont aussi les relations interétatiques, des liens de force, des liens de contrainte, des liens politiques)[54].

L’idée de société internationale, dans ce cadre précis, renvoie selon nous à la conception avancée par Raymond Aron d’une société internationale « relationnelle ». En définitive, il convient de considérer le concept de société internationale comme un idéal-type relatif aux relations qu’entretiennent les États. La définition que propose Hedley Bull de la société internationale comme société d’États conscients de partager des intérêts et des valeurs communes est ainsi remise en question par la conception selon laquelle la société internationale est un « idéal-type auquel n’importe quel système d’États peut ressembler à différents degrés[55] ».

Les normes ou principes qui émergent des rapports interétatiques sont la conséquence de certaines formes sociales qui sont acceptées et reconnues par les États qui s’engagent, ou non, à les respecter. Cette constatation renvoie à l’idée avancée par Simmel selon laquelle les formes de la société, en tant que résultats des interactions individuelles, s’institutionnalisent progressivement et, à leur tour, réagissent sur les individus. En ce sens elles constituent des contraintes parce qu’elles limitent la liberté, et par voie de conséquence, l’action des individus. Il y a donc interrelation entre la société et les individus non seulement parce que ces derniers sont influencés par des modèles préformés, mais aussi parce qu’au travers de leurs interactions les individus recréent des formes sociales, identiques ou nouvelles, qui transforment la société.

L’idée de « société internationale » abordée à partir de la perspective qu’offre la sociologie formelle permet de s’intéresser aussi bien aux relations coopératives que conflictuelles – aux solidarités ou au pluralisme à l’oeuvre dans la vie internationale[56]. Ce qui n’est pas le cas si l’on considère une société internationale comme un ordre en voie de maturation, c’est-à-dire dans laquelle certaines normes et institutions favorisent le règlement des différends entre ses membres. Malgré l’anarchie, toute société internationale, c’est-à-dire toute relation qui implique un ou plusieurs États, impose la reconnaissance de certaines formes sociales minimales. Cette approche se retrouve dans une certaine mesure chez Hedley Bull. Dans la société internationale comme dans les autres sociétés, la perception d’intérêts identiques en fonction d’objectifs communs de la vie sociale implique des règles[57]. Celles-ci peuvent avoir « le statut de lois internationales, de règles morales, de coutumes ou de pratiques établies, ou elles peuvent être simplement des règles opérationnelles ou des ‘règles du jeu’[58] ». Ces règles sont intégrées dans les institutions qui incitent les États à coopérer parce qu’ils s’y sont engagés. Ainsi, pour Hedley Bull, ce sont les intérêts communs issus des buts élémentaires de la vie sociale qui orientent le comportement des acteurs. En effet, pour les auteurs de l’École anglaise, cette institutionnalisation ne consiste pas directement en la mise en place d’un cadre administratif, mais elle concerne plutôt les pratiques que les États ont en fonction de ces buts élémentaires et communs parce qu’ils constituent leurs intérêts aussi[59].

Pour Hedley Bull il existe au sein de la société internationale cinq institutions principales qui sont les suivantes :

l’équilibre des forces (et le respect de la souveraineté), le droit international (qui rend les comportements prévisibles), la diplomatie (qui permet la communication et l’institutionnalisation des relations interétatiques), la guerre (pour assurer le respect des règles) et l’existence de grandes puissances (qui ont des droits mais aussi des devoirs)[60].

Papaligouras propose au moins trois des facteurs auxquels se réfère Bull : d’une part, l’équilibre des forces, qui est distinct dans chaque type de société internationale ; d’autre part, la diplomatie, pour les raisons explicitées par Bull ; enfin, les grandes puissances, parce que les détenteurs du pouvoir international sont nécessairement confrontés aux tentatives de renversement de l’ordre, et qu’elles constituent ainsi une garantie de son maintien. La guerre occupe chez Panayis Papaligouras une place particulière parce qu’elle est conditionnée par la nature de la société internationale.

Pour Hedley Bull, l’existence d’une culture commune n’est pas nécessaire à la réalisation d’une société internationale puisque « l’ordre est la conséquence d’un sentiment de partager des intérêts concernant les buts élémentaires de la vie sociale[61] ». Les buts communs remplacent une culture commune[62]. Barry Buzan, quant à lui, définit une structure anarchique à partir des principes de reconnaissance mutuelle et d’égalité des États[63]. En les considérant comme des formes sociales élémentaires, il apparaît qu’une société internationale, ou relation entre deux États est possible dès l’instant où ces deux principes sont réunis[64]. Ils permettent à la relation sociale de se produire. En ce sens, les différentes attitudes des États (d’acceptation ou de refus de certaines formes sociales) permettent de définir la nature de leurs relations ainsi que les différents degrés qui régulent leurs rapports.

B — Typologie des actions réciproques

Panayis Papaligouras s’est principalement attaché à définir la nature du type de relation sociale qu’entretiennent les États et qu’il nomme société internationale. Une société internationale constitue un type particulier d’action réciproque que réalisent les États. Ces actions et réactions produisent des phénomènes sociaux, des formes sociales (domination, solidarité, conflit, etc.) spécifiquement internationales.

Raymond Aron, à ce titre, s’est intéressé en particulier aux concepts d’homo-hétérogénéité développés par Papaligouras. Aussi affirme-t-il :

la distinction entre systèmes homogènes et systèmes hétérogènes me paraît fondamentale. J’appelle systèmes homogènes ceux dans lesquels les États appartiennent au même type, obéissent à la même conception de la politique. J’appelle hétérogènes, au contraire, ceux dans lesquels les États sont organisés selon des principes autres et se réclament de valeurs contradictoires[65].

Cette distinction majeure n’est pas sans incidence sur les formes de coopération ou de conflictualité entre États. Une société internationale hétérogène constitue un système de guerres et de trêves qui doit aboutir à la suppression de l’adversaire, car ses membres ne reconnaissent pas les mêmes formes sociales, c’est-à-dire ne sont pas du même type, ne partagent pas de valeurs communes ou un régime identique. Les principes de reconnaissance et de légitimité dont ils se réclament sont différents. Les coopérations entre les États ne peuvent être que ponctuelles et fragiles. L’hétérogénéité renvoie à une logique pluraliste, elle favorise la friction entre les États. Une société internationale homogène, en revanche, possède des formes communes qui impliquent généralement une reconnaissance mutuelle, et une tradition commune fondée sur une morale partagée et un régime identique. Le principe de légitimité est commun à l’ensemble de ses membres. Les coopérations sont renforcées par des liens tissés historiquement entre les États. Elles s’enracinent dans une tradition et une morale commune qui favorise la genèse d’institutions et de normes permettant de régler pacifiquement les différends. Cette conception favorise la solidarité entre les États. Cela ne signifie pas que la guerre soit exclue, mais elle est soumise à certaines règles qui empêchent la suppression définitive de l’adversaire[66].

Quelles typologies utiles est-il possible de tirer de ces constatations sur l’idéal-type de « société internationale » ? La première typologie concerne la nature des actions réciproques qui peut être hétérogène (formes sociales antagonistes) ou homogène (formes sociales communes : similaires ou identiques)[67]. La seconde qu’il est possible de déduire concerne les différents degrés de réalisation des ordres hétérogènes ou homogènes en fonction de formes sociales spécifiques. Il existe différents types de sociétés internationales hétérogènes : les fermes, c’est-à-dire dont les États possèdent un régime intérieur relativement stable ; les mixtes, qui concernent à la fois des États stables et instables ; et les lâches, qui concernent des États instables uniquement. Plus le degré d’hétérogénéité est important, plus les acteurs sont dissemblables et plus les prévisions au sujet de leurs relations sont difficiles à établir.

De même, en ce qui concerne les sociétés internationales homogènes, il est possible de déterminer les différents types de relations qu’entretiennent les États. Les sociétés internationales homogènes fermes se fondent sur un principe de légitimité identique, reconnu tant au niveau interne qu’externe. Elles sont politiquement stables et se développent à partir d’un principe de justice commun et d’un système moral partagé. Ces sociétés internationales homogènes sont le plus souvent historiques ou traditionnelles. Il s’agit du degré le plus abouti de société internationale (ou relation) parce qu’il sous-tend un développement continu dans la durée, ainsi que la mise en place d’habitudes qui se sont, au fur et à mesure, transformées en tradition et institutionnalisées. Les relations qui se développent à partir de ces principes communs s’incarnent dans des habitudes diplomatiques, un idéal politique identique ou sur des objectifs sécuritaires communs. Elles réunissent des principes à la fois politiques, moraux et de justice traditionnellement acceptés et confirmés dans le temps.

Les sociétés internationales homogènes partielles, quant à elles, se fondent sur un principe de légitimité identique, reconnu tant au niveau interne qu’externe. Leur stabilité n’est que relative, car fonction d’intérêts communs spécifiques, voire ponctuels. C’est notamment le cas des sociétés internationales homogènes sécuritaires. La stabilité de ce type de société internationale est limitée par le jeu des alliances et par les priorités accordées par les États à certains secteurs spécifiques et à un certain moment, en fonction de leurs intérêts.

Enfin, les sociétés internationales homogènes lâches se fondent sur un principe idéologique important. Leur stabilité n’est que relative. C’est le cas notamment des sociétés internationales homogènes mercantiles[68] fondées sur le commerce et les échanges économiques.

Cette typologie n’est aucunement exhaustive. Elle tend uniquement à relever certains traits caractéristiques que peuvent présenter les relations entre les États. Il convient par là même de souligner que l’intérêt de cette démarche renvoie à la possibilité offerte au chercheur de traiter certaines relations en fonction de types particuliers (ou de formes spécifiques). Cette microsociologie des relations internationales nécessiterait sans doute d’être encore développée, mais il n’en demeure pas moins qu’elle fournit à l’idée de « société internationale » un sens différent de celui auquel la discipline était habituée. De plus, l’utilisation de l’idéal-type de société internationale permet de dépasser les écueils soulevés par Barry Buzan quant aux difficultés d’applications historiques que présente traditionnellement le concept de société internationale.

Le programme de recherche que propose l’École anglaise constitue un véritable défi pour l’étude des relations internationales contemporaines. Ce projet ambitieux, il est vrai, témoigne d’une certaine fragmentation relative aux différentes perspectives épistémologiques et méthodologiques caractéristiques de la « nouvelle vague », mais il n’en demeure pas moins, comme l’ont amplement souligné Buzan et Little, que c’est précisément cette diversité qui fait la richesse du projet de l’École anglaise. Le programme envisagé présente certes des ruptures avec les pensées fondatrices de l’École, mais il s’inscrit aussi et surtout dans une continuité avec ses pionniers[69]. La difficulté à laquelle l’École anglaise, et Barry Buzan dans son sillage, se sont trouvés confrontés réside dans l’application empirique du concept de société à la réalité historique internationale. D’une part, il est impossible d’affirmer que le système international dans sa globalité soit une « société internationale » (au sens de société d’États organisée hiérarchiquement), difficulté que Barry Buzan contourne en qualifiant la société internationale contemporaine d’hybride[70]. D’autre part, la difficulté concernant l’appréciation des modalités d’émergence d’une société internationale demeure un point essentiel qui empêche de rendre complètement opératoire le concept. En effet, en reprenant la distinction instaurée par Ferdinand Tönnies entre communauté et société, qui tend à proposer deux modèles d’émergence des sociétés internationales, l’un historique, culturel, traditionnel, et l’autre, conscient et fonctionnel, Barry Buzan ne dépasse pas, selon nous, la lecture strictement analytique et historique proposée à la fois par Hedley Bull et Martin Wight. Bien au contraire, cette distinction insiste sur un problème épistémologique plus profond, qui concerne la différence entre « société » au sens large, « société » au sens strict et « communauté », c’est-à-dire entre le genre et les espèces. Cet amalgame est à la source de l’ambiguïté que revêt l’idée de société internationale. En définitive, la démarche que propose Barry Buzan, parce qu’elle ne tient pas compte de cette distinction, tend essentiellement à justifier une typologie qui s’attacherait à définir l’évolution possible du système international sans pour autant lever toutes les ambiguïtés relatives aux concepts fondamentaux qu’il utilise. Ainsi, nous considérons que les concepts de système et de société, pris dans leur sens rigoureux, renvoient à deux méthodes d’investigation différentes qui permettent chacune de formuler des typologies spécifiques à l’objet qu’elles étudient. Là où les tenants de l’École anglaise, notamment Barry Buzan, voient une organisation hiérarchique, nous voyons deux outils empiriques distincts. L’un holiste, le concept de système, qui s’intéresse notamment aux phénomènes internationaux, aux relations de puissances, aux interactions et aux processus à l’oeuvre entre les unités au sein dudit système. Le second atomiste, le concept de société, s’intéresse aux faits sociaux et, comme le propose la sociologie formelle de Georg Simmel, invite à une microsociologie s’attachant à déterminer la manière dont certaines relations entre États se réalisent. Cet aspect témoigne aussi des possibilités offertes par ce type d’approche qui permet d’envisager une multiplicité d’études particulières. Il permet ainsi de préserver le caractère singulier de toutes les relations spécifiquement internationales et d’en rendre l’analyse plus approfondie. Cette étude sociologique des relations entre États s’inscrit dans le mouvement amorcé depuis plusieurs années au sein de la discipline et dont témoignent les programmes de recherche, anglo-américains principalement, actuellement en cours de développement. Elle répond également à l’interrogation formulée par Bertrand Badie en ce qui concerne la conception apportée par Raymond Aron d’une société internationale « relationnelle ». D’un point de vue plus général, la lecture cumulative développée par Barry Buzan, et le pluralisme méthodologique que les deux approches supposent, enrichissent les Relations internationales. Dans la continuité de ce projet, une approche qui lierait conception holiste et atomiste produirait une hypothèse théorique fertile pour la discipline. Une telle modélisation conceptuelle, unifiée autour de l’idéal-type de société internationale, si tant est qu’elle soit possible, constituerait non pas une via media, mais une synthèse intéressante réunissant théorie explicative et compréhensive, système et société, dans une démarche cohérente ayant pour but de donner du sens et de la signification aux relations internationales contemporaines.