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Hissène Habré a été président du Tchad de 1982 à 1990. Pendant ces huit années, l’utilisation de la violence, la torture, les exécutions extrajudiciaires, les arrestations arbitraires sont systématiques. En 1990, Hissène Habré est chassé du pouvoir par Idriss Déby, l’actuel président du Tchad, et se réfugie quelques jours au Cameroun puis au Sénégal où il vit en exil. Depuis cette date, les victimes souhaitent qu’Habré soit jugé et elles s’organisent à cette fin. D’abord locale et peu internationalisée, puis saisie par les organisations non gouvernementales internationales (ongi) à la fin des années 1990, l’affaire Habré s’inscrit désormais dans une problématique mondiale, celle de la justice pénale internationale. Elle est caractérisée par une multitude d’événements et de revirements : arrestation et accusation d’Hissène Habré au Sénégal, qui se déclare finalement incompétent pour le juger, mise en oeuvre d’une procédure en Belgique dont l’ambitieuse loi de compétence universelle est mise à rude épreuve avant d’être révisée dans des termes plus réalistes, refus du Sénégal d’extrader le dictateur vers la Belgique, décision du Comité des Nations Unies contre la torture, décision de l’Union africaine qui demande au Sénégal de juger Hissène Habré[1]… Comment expliquer tant de rebondissements, d’étapes, de longueurs, d’apparents retours en arrière ? Quels sont les processus qui ont conduit le Sénégal à accepter de juger l’ex-président tchadien, attitude opposée à celle de 2001 ? Comment le jeu se transforme-t-il ? Quels sont les acteurs, leurs moyens d’action, leurs ressources ? Pour répondre à ces interrogations, nous nous appuierons sur les modèles de jeux proposés par Norbert Elias dans Qu’est-ce que la sociologie ?[2].

I – Modèles de jeux chez Elias

Dans cet ouvrage, l’auteur nous invite à dépasser l’opposition individu – société, opposition qui « semble signifier qu’il pourrait exister, d’une manière quelconque, des individus sans société ou une société sans individus[3] ». Pour penser le « je », une réflexion autour des autres pronoms est indispensable[4]. Pour cela, Elias s’appuie sur les concepts de l’interdépendance et de la configuration. Cette dernière est définie comme « la figure globale toujours changeante que forment les joueurs » ; elle « forme un ensemble de tensions ». Quant à l’interdépendance, « condition nécessaire à l’existence d’une configuration spécifique », elle implique que, pour donner un sens à l’action d’un des joueurs, il faut prendre en considération celles des autres : on ne peut comprendre les coups du joueur A qu’en tenant compte de ceux du joueur B[5]. Ainsi « [s]eule l’interdépendance réciproque des deux camps permet d’expliquer l’enchaînement de leurs actes. Considérer l’enchaînement des actes de chaque camp en soi les ferait apparaître comme absurdes[6] ». Pour mieux saisir l’interdépendance, Elias utilise la métaphore du filet :

Un filet est fait de multiples fils reliés entre eux. Toutefois, ni l’ensemble de ce réseau ni la forme qu’y prend chacun des différents fils ne s’expliquent à partir d’un seul de ces fils, ni de tous les différents fils en eux-mêmes ; ils s’expliquent uniquement par leur association, leur relation entre eux. Cette relation crée un champ de forces dont l’ordre se communique à chacun des fils, et se communique de façon plus ou moins différente selon la position et la fonction de chaque fil dans l’ensemble du filet. La forme de chaque fil se modifie lorsque se modifient la tension et la structure de l’ensemble du réseau. Et, pourtant, ce filet n’est rien d’autre que la réunion de différents fils ; et en même temps chaque fil forme, à l’intérieur de ce tout, une unité en soi ; il y occupe une place particulière et prend une forme spécifique[7].

Il prend soin d’ajouter que cette métaphore n’est pertinente que si « on représente ce réseau en mouvement perpétuel, tissant et défaisant inlassablement des relations[8] ». Par conséquent, la notion d’interdépendance implique de penser en termes d’équilibre[9]. Cette démarche nous oblige à appréhender le mouvement, l’évolution, la flexibilité et, ainsi, à ne pas tomber dans le piège de l’immobilité, de la substance, à ne pas figer certaines notions telles que le pouvoir par exemple[10]. On retrouve sa conception relationnelle de la sociologie lorsqu’il conclut le chapitre intitulé Modèles de jeux en affirmant que cette discipline a pour objet d’étude « les réseaux d’interrelations, les interdépendances, les configurations, les processus que forment les hommes interdépendants[11] ».

Afin d’exprimer de manière simplifiée ces idées, Norbert Elias a recours aux jeux. Il les considère comme « des modèles didactiques », « des expérimentations mentales simplificatrices », à l’aide desquels « il est possible de révéler le caractère du processus inhérent aux relations d’interdépendances humaines[12] ». Ces jeux nous permettent de mieux comprendre ce qu’est la sociologie[13]. Dans Qu’est-ce que la sociologie ?, l’auteur consacre un chapitre à l’étude des modèles de jeux[14]. Il nous montre « […] comment se transforme le tissu humain, lorsque l’équilibre des forces se modifie ». « Les jeux […] sont fondés sur le principe suivant : deux hommes ou plus mesurent leur force[15]. »

Tableau 1

Modèles de jeux chez Norbert Elias

Modèles de jeux chez Norbert Elias
Source : Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, La Tour d’Aigue, Éditions de l’Aube, 1991, p. 90-106.

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Elias décrit un jeu préliminaire, un modèle d’interpénétration non normalisée. Cette analyse nous « rappelle que toutes les relations humaines sont des processus » et elle nous mène à la conclusion que « bien que cette interpénétration d’actions des deux camps soit une interpénétration non normalisée, ce processus n’en possède pas moins une structure que l’analyse peut découvrir[16] ».

Pour examiner les modèles d’interpénétrations normalisées, Elias part de la description de jeux à deux personnes (1a et 1b), puis affine son analyse en examinant les jeux à plusieurs personnes sur un niveau (2a, 2b, 2c, 2d). Il considère ensuite les jeux à plusieurs niveaux, de type oligarchique et, enfin, les jeux à plusieurs niveaux, de type démocratique.

Dans le premier jeu à deux personnes (1a), l’un des deux joueurs est supérieur à l’autre, ce qui permet au premier d’avoir une grande emprise à la fois sur le second joueur et sur le jeu. Cela n’est plus le cas lorsque les forces s’équilibrent (modèle 1b). Dans le modèle 2a, un joueur A affronte bilatéralement plusieurs autres joueurs B, C, D. À partir du modèle 2b, on passe de jeux bipolaires (1a, 1b, 2a) à des jeux multipolaires : en effet, dans ce cas, B, C et D s’allient. Lorsque le nombre de joueurs augmente, dans certaines conditions sur lesquelles Elias reste silencieux[17], le jeu se complexifie et se transforme en un jeu à plusieurs personnes à plusieurs niveaux, de type oligarchique ou de type démocratique. Ces types de jeux, parce qu’ils rendent compte de l’enchevêtrement des relations humaines, sont particulièrement utiles pour analyser certains cas, tels que l’affaire Hissène Habré, caractérisés par la multitude des acteurs.

Les relations internationales ont souvent été interprétées comme un jeu interétatique à un niveau ou un jeu à plusieurs niveaux de type oligarchique, les États les plus puissants étant alors considérés comme les acteurs du niveau supérieur. « Les représentations historiques ne trait[aient] que du cercle restreint situé aux niveaux supérieurs des sociétés à plusieurs étages, et l’on expliqu[ait] les actes des joueurs en question comme s’il s’agissait de ceux du joueur A dans le modèle 1a[18]. » Or, comme l’illustre l’affaire Hissène Habré, les États doivent aujourd’hui composer avec d’autres joueurs, tous capables de mobiliser des ressources, quelles qu’elles soient, pour arriver à leurs fins. Les organisations internationales (intergouvernementales et non gouvernementales) étendent leur espace d’autonomie par rapport à ces États. Les coalitions d’ong nationales et internationales sont désormais expertes dans la mobilisation d’instruments capables de faire plier les États.

Dans son ouvrage Turbulence in World Politics[19], James Rosenau prend en compte ces acteurs non étatiques et défend la thèse suivante : « La politique “post-internationale” serait durablement condamnée aux turbulences, parce que ses structures de base montreraient une véritable scission (bifurcation) entre les logiques compétitives d’un monde étatique et d’un monde multicentrique, qui s’influenceraient l’un l’autre sans jamais pouvoir véritablement se réconcilier[20]. » Le monde multicentré, qui coexiste et interagit avec le monde statocentré, est composé d’acteurs non étatiques hors souveraineté (sovereignty-free). En mettant l’accent sur ces deux mondes, l’analyse de Rosenau s’interroge peu sur les interactions et interdépendances entre les acteurs du monde multicentré. Or, ce dernier, défini de façon négative et par rapport aux États, regroupe des acteurs très disparates.

L’étude des « processus que forment les hommes interdépendants » dans l’affaire Habré nous invite à dépasser cette vision des deux mondes[21]. En effet, les différents étages des modèles de jeux d’Elias ne recoupent pas les traditionnelles catégories national/international, gouvernement/société civile, monde statocentré/monde multicentré. Au contraire, ils sont transversaux. Comment les caractéristiques d’un jeu à plusieurs personnes sur deux niveaux nous aident-elles à mieux comprendre l’affaire Habré ? Autrement dit, comment l’application d’une simplification théorique à un cas pratique nous permet-elle de mieux appréhender l’évolution de la configuration et les conséquences de l’interdépendance des acteurs ?

II – Un jeu à plusieurs niveaux, de type oligarchique

De 1982 à 1990, le Tchadc a subi l’autoritarisme du régime d’Hissène Habré et de ses proches collaborateurs. L’attitude de ces dirigeants face aux demandes d’ongi comme Amnistie internationale est révélatrice : ou bien ils les ignorent ou bien ils nient les faits[22]. Aussi, la fuite d’Hissène Habré et l’arrivée au pouvoir d’Idriss Déby, qui se présente comme celui qui apporte la démocratie, suscitent, dans un premier temps, l’espoir. Afin de se construire une image plus démocratique à usage aussi bien interne qu’externe, Idriss Déby s’efforce de marquer la rupture avec le précédent président. Il commence par déverrouiller légèrement le jeu politique : les prisons sont ouvertes et les détenus libérés, un multipartisme timide s’instaure, la censure imposée à la presse est réduite, la formation d’associations et d’ong est autorisée. C’est donc au début des années 1990 qu’apparaissent, entre autres, l’Association des victimes de crimes et répressions politiques (avcrp) (1991), la Ligue tchadienne des droits de l’homme (ltdh) (1991) et l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l’homme (atpdh) (1993). Certaines sont affiliées à des ongi : ainsi, la ltdh et l’atpdh font partie du réseau de la Fédération internationale des droits de l’homme.

L’ouverture déclenchée par Idriss Déby transforme la configuration du jeu : en schématisant et en employant la terminologie de Norbert Elias, on passe d’un jeu à plusieurs personnes sur un niveau à un jeu à plusieurs personnes sur plusieurs niveaux. Ce dernier apparaît à la suite de l’augmentation du nombre de joueurs : le jeu se transforme et tous les joueurs, tout en « rest[ant] interdépendants, […] ne jouent plus directement ensemble[23] ». Cependant, malgré cette ouverture, les joueurs du deuxième étage (personnalisés dans ce cas par Idriss Déby) ne se soucient guère des joueurs du premier étage (les ong/associations de droits de la personne), souvent trop peu organisés pour avoir plus d’influence. Ainsi, jusqu’à la fin des années 1990, l’affaire Habré peut être interprétée comme un jeu à plusieurs personnes, à plusieurs niveaux, de type oligarchique. Ce type de jeu est caractérisé par une grande différence de pouvoir, de puissance entre les acteurs des différents niveaux : les joueurs du deuxième étage, en nombre restreint, ont des capacités de puissance plus élevées que celles des joueurs du premier étage, qui exercent tout de même une contrainte sur les premiers en raison de l’interdépendance des niveaux[24]. Dans le cas étudié, cette contrainte se traduit par la prise en compte par Idriss Déby du thème des droits de la personne, au moins sur le plan discursif. Cependant, « [d]ans le jeu à deux niveaux de type oligarchique, l’équilibre des forces s’exerce en faveur du niveau supérieur. Il est stable, inégal, et manque d’élasticité. Le petit cercle des joueurs du niveau supérieur domine facilement celui, plus vaste, du niveau inférieur[25]. » L’exemple des droits de la personne souligne comment l’actuel président tchadien, malgré les pressions des joueurs du niveau inférieur, exerce une influence certaine sur la configuration du jeu.

En tant qu’ancien chef d’état-major d’Hissène Habré, Idriss Déby a lui aussi participé à des violations des droits de la personne, notamment en septembre 1984, tristement rebaptisé Septembre noir, lorsque des civils, des codos[26] et des responsables locaux ont été victimes de la répression contre la rébellion sudiste. Il n’a donc aucun intérêt à ce que la lumière sur tous les crimes commis entre 1982 et 1990 soit faite, et encore moins à juger Habré qui pourrait se défendre en exposant les crimes d’Idriss Déby[27]. Il s’ingénie donc à trouver un équilibre entre la transparence et l’ouverture, essentielles pour une image démocratique mais dangereuses pour ses actes passés, et l’opacité. En voici trois illustrations.

La première se décompose en deux mouvements. D’une part, le gouvernement tente de garder le contrôle sur le thème des droits humains en s’impliquant dans la création de l’avcrp, souvent accusée d’être le cheval de Troie du gouvernement. D’autre part, les enquêtes sur les violations de droits de l’homme menées entre 1982 et 1990 par les ong nouvellement créées sont régulièrement entravées. Leurs membres sont fréquemment intimidés, menacés de mort, détenus sans motif sérieux, harcelés, agressés ou même assassinés. Ce traitement ne leur est pas réservé : les journalistes qui osent s’exprimer librement connaissent le même sort.

L’exemple de la Commission d’enquête sur les crimes et détournements commis par l’ex-président, ses coauteurs ou complices est également révélateur : alors que Déby crée la Commission par décret le 29 décembre 1990, il recrute parmi les acolytes d’Hissène Habré, eux aussi auteurs de violations de droits de la personne[28]. Par ailleurs, cette commission bénéficie de peu de moyens, ce qui l’empêche de mener des investigations dans certains lieux ; elle se heurte au silence des victimes, d’autant plus méfiantes que les locaux de la Commission sont ceux de l’ancienne Direction de la documentation et de la sécurité (dds) ; des membres de la Commission qui craignaient de s’investir dans les recherches ont été remplacés après quelques mois de travail… Malgré tout, son rapport publié en mai 1992 par le ministère de la Justice dénombre 40 000 victimes, dénonce la corruption et le détournement d’argent et émet un certain nombre de recommandations[29]. Pourtant, aucune ne se traduira en actes, et cela, même si les déclarations de bonnes intentions se multiplient du côté des autorités politiques.

Un dernier exemple, celui de la Commission nationale des droits de l’homme (cndh), illustre la différence de pouvoir entre les acteurs des différents étages. L’idée de la création d’une telle institution a été lancée par des ong dès le début des années 1990. Lors de la Conférence nationale souveraine de 1993, la proposition est officialisée. La cndh est créée en septembre 1994. Elle est composée de membres de la société civile et de représentants du gouvernement. Encore une fois les espoirs seront rapidement déçus : la Commission est difficile d’accès pour les Tchadiens qui n’habitent pas N’Djaména ; elle dépend financièrement du gouvernement et la plupart des fonds ne lui parviennent pas ; les locaux mis à la disposition de la cndh sont les mêmes que ceux de l’Assemblée nationale, ils sont donc étroitement surveillés.

En outre, l’emprise qu’exerce Déby est d’autant plus significative que des tensions divisent les ong/associations de droits de la personne au Tchad. L’Association des victimes est vivement critiquée par les ong de droits humains, d’abord parce que les victimes d’un temps ont pu être les bourreaux d’un autre moment, ensuite parce que ses relations avec le gouvernement sont ambiguës. Les ong/associations se critiquent mutuellement en mettant en avant l’origine des adhérents : les ong sont, par exemple, qualifiées de sudistes, contrairement à l’avcrp de composition multiethnique. Cela renvoie à une polarisation nord/sud extrêmement réductrice. Non seulement ces simplifications grossières contribuent au renforcement des crispations identitaires, mais elles concourent également à discréditer le travail de ces ong/associations. Du fait de ces tensions, leurs chances d’influencer le jeu et, ainsi, de modifier l’équilibre des forces en leur faveur sont réduites. Si l’on ajoute un manque d’organisation et de moyens, on constate que ces « joueurs du niveau inférieur apparaissent comme des personnages secondaires ou comme des figurants[30] ».

III – L’entrée en scène des ong

Alors que, jusqu’à la fin des années 1990, l’affaire Hissène Habré mobilise essentiellement des acteurs tchadiens – ong, associations, hommes politiques, victimes –, la situation évolue à la fin 1999 et au début 2000 lorsque Reed Brody de Human Rights Watch (hrw) rencontre la présidente de l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l’homme (atpdh), Delphine Djiraibe. Dès lors, deux ongi de droits humains parmi les plus reconnues dans ce domaine, human Rights Watch et la Fédération internationale des droits de l’homme (fidh), se saisissent de ce cas. Afin de comprendre leur entrée tardive dans le jeu, il faut tenir compte des opportunités ouvertes par le contexte international[31].

Les conditions sont particulièrement propices à la poursuite de l’activisme en faveur de la justice pénale internationale. Les médias soulignent les progrès de celle-ci, dont les exemples suivants deviennent des cas emblématiques. En juillet 1998, est adopté le Statut de Rome : la création de la Cour pénale internationale (cpi)[32] récompense les efforts des ong, très engagées dans ce processus[33] ; la mise en accusation de Milosevic par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie donne une visibilité marquante aux progrès de la justice pénale internationale ; enfin, l’arrestation de Pinochet et les démarches effectuées autour de cette affaire complètent ce tableau. La communauté internationale est mobilisée sur ce thème, les opinions publiques soutiennent ce processus. Enthousiasmées par le précédent Pinochet, les ongi font de la compétence universelle leur nouveau cheval de bataille[34]. En effet, comme ce principe se situe à la croisée des échelles nationale et mondiale, il constitue un enjeu particulièrement saillant pour les ongi.

« La compétence universelle consiste en l’aptitude d’un juge à connaître d’une infraction indépendamment du lieu où elle a été commise et quelles que soient la nationalité de l’auteur et celle de la victime[35]. » L’esprit du principe de compétence universelle est de responsabiliser chaque État dans la lutte contre l’impunité en ce qui concerne les crimes internationaux : il s’agit de tisser « un réseau répressif, une véritable toile, permettant d’éviter que l’auteur de crimes heurtant la conscience universelle puisse trouver refuge sur un territoire étatique[36] ». Cette règle, ancienne dans le droit coutumier puisqu’elle existe depuis le xviiie siècle à propos de la piraterie, a été plus récemment inscrite dans le droit conventionnel. Les textes qui présentent à cet égard le plus d’avancées sont les quatre Conventions de Genève de 1949 (et les protocoles additionnels de 1977[37]) et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984[38] : une fois ratifiées, elles obligent les États à poursuivre ou à extrader (selon l’adage aut dedere aut judicare) les présumés coupables de crimes de guerre ou d’actes de torture.

La compétence universelle est l’une des expressions de la judiciarisation de la vie internationale, judiciarisation qui n’a cessé de s’accélérer au cours du xxe siècle. Elle emprunte deux voies : l’une se manifeste par la création de juridictions pénales internationales, telles que les tribunaux internationaux ad hoc (pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda[39]) dont la compétence est limitée dans le temps et l’espace, les tribunaux mixtes (Sierra Leone[40], Cambodge), la Cour pénale internationale. L’autre met en oeuvre la compétence universelle. Cette deuxième voie, peu explorée avant les années 1990, devient centrale au cours de l’affaire Pinochet. C’est en effet en vertu de la compétence universelle que les victimes chiliennes ont pu entamer des poursuites contre les anciens dirigeants militaires en Espagne. En octobre 1998, le juge Garzón demande aux autorités britanniques d’arrêter Pinochet. Ce dernier se défend en invoquant son immunité, mais le Royaume-Uni rejette cette défense : en effet, comme le Chili et le Royaume-Uni ont signé la Convention contre la torture, Pinochet ne peut plus prétendre à l’immunité pour les crimes de torture. Après cet exemple retentissant et extrêmement médiatisé, l’enjeu pour les ongi est de trouver un nouveau cas emblématique.

Dans cette perspective, Hissène Habré, rapidement surnommé le « Pinochet africain », représente une opportunité exceptionnelle, ainsi que l’indique Reed Brody de Human Rights Watch : « Il [Habré] remplissait tous nos critères : des crimes de masse, 40 000 morts et 200 000 cas de torture, un soutien des ong tchadiennes, et surtout une possibilité de gagner[41]. » Si l’ex-président tchadien ne peut être jugé par la Cour pénale internationale en raison de la non-rétroactivité[42], il peut l’être au Sénégal : la compétence universelle de ce pays résulte de la ratification de la Convention contre la torture le 26 août 1986. En outre, ce pays d’Afrique de l’Ouest est particulièrement sensible à la pression internationale. En étant l’un des premiers pays à ratifier le Statut de Rome[43], le Sénégal se donne l’image d’un État soucieux des progrès de la justice pénale internationale. Tout acte en contradiction avec cette image menacerait de lui faire perdre la face et donnerait une prise aux activistes. Ensuite, des possibilités de poursuite existent en Belgique dont la loi de compétence universelle est extrêmement large. De plus, aucune des grandes puissances ne fera obstacle à son jugement : en effet, l’éventuel procès d’Hissène Habré ne représente pas un enjeu majeur pour elles. Elles n’interviendront pas dans le jeu ou seulement à la marge. Enfin, il s’agit d’un dirigeant d’Afrique, continent marqué par l’impunité : le procès d’Hissène Habré aurait valeur d’exemple au même titre que celui de l’ancien président du Liberia, Charles Taylor[44]. La dissuasion est l’un des effets escomptés du développement de la justice pénale internationale[45].

Les conditions favorisent également la coopération de Human Rights Watch et de la Fédération internationale des droits de l’homme. En effet, ces deux ongi ont déjà travaillé ensemble sur le cas du Rwanda[46] ou sur le thème de la Cour pénale internationale[47] : les personnes se connaissent, peuvent avoir des habitudes de travail. En outre, elles se complètent : la fidh est présente au Tchad par l’intermédiaire de la Ligue tchadienne des droits de l’homme (ltdh) et de l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l’homme (atpdh), et au Sénégal à travers la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (raddho) et l’Organisation nationale des droits de l’homme (ondh). Quant à l’organisation Human Rights Watch, elle dispose des moyens humains, techniques et financiers nécessaires à cette aventure.

IV – Nouveaux acteurs, nouvelle configuration

L’entrée des ongi dans le jeu engendre une évolution des relations entre les joueurs déjà impliqués au Tchad : l’augmentation du nombre des participants fait que « les joueurs ressentent plus fortement la nécessité de modifier leurs associations, leurs relations, leur organisation[48] ». L’avcrp, que les ongi souhaitent transformer en une plateforme de dialogue sur cette affaire, gagne en crédibilité. Les relations entre les ong et l’Association des victimes s’améliorent.

Des procédures sont entreprises au Tchad : en octobre 2000, des victimes déposent plainte contre d’anciens membres de la dds. Cela correspond à la volonté des ong tchadiennes qui valorisent plus les retombées politiques dans ce pays que la jurisprudence internationale.

« [Le] jeu se complique pour tous les joueurs de l’étage supérieur du fait de l’influence croissante du groupe inférieur[49]. » Ainsi, dans sa recherche de l’équilibre entre l’ouverture, la transparence et l’opacité, Idriss Déby doit maintenant composer avec le regard et la pression d’une partie de la communauté internationale qu’il est nécessaire de contenter s’il veut exploiter le pétrole. En effet, à la fin des années 1990, des négociations sont en cours entre le Tchad, la Banque mondiale et un consortium de compagnies pétrolières. Un accord entre ces acteurs est finalement conclu en juin 2000 à propos de l’exploitation du pétrole tchadien qui commence en octobre 2003. C’est dans ce contexte que Déby coopère pour faciliter le jugement de son prédécesseur à l’étranger : il ouvre les archives de la dds en 2001 et autorise l’accès à ces documents à l’avcrp et à hrw ; il facilite les recherches du juge belge Daniel Fransen, lors de sa venue au Tchad du 26 février au 7 mars 2002 ; il lève l’immunité d’Habré en octobre 2002. Pourtant, dans le même temps, aucun effort n’est mis en oeuvre pour faire avancer les procédures au Tchad. Pire, la violence contre les activistes augmente, comme en témoigne l’agression, en juin 2001, de Jacqueline Moudeina, avocate des victimes dans l’affaire Habré au Tchad. Les accusés seront relaxés deux ans plus tard.

En s’emparant de cette affaire, non seulement les ongi modifient la configuration au Tchad, comme nous venons de le constater, mais elles modifient aussi la nature du jeu en engageant des procédures à l’extérieur du Tchad, en s’appuyant sur une coalition d’ong créée en 1999 et composée d’organisations tchadiennes, sénégalaises, françaises, anglaise[50], en plus des ongi. Dès lors, le nombre des acteurs concernés s’accroît et les types d’acteurs se diversifient. Cela est le résultat de plusieurs processus distincts mais entremêlés. Par leur expertise, leur connaissance de la scène internationale et des possibilités qu’elle offre, les ongi sont capables de transformer le travail des ong locales en opportunités, de mettre en relation certains acteurs, d’en mobiliser d’autres pour arriver à leurs fins, de coopérer avec certains, de médiatiser et de donner de la visibilité à cette affaire.

Avec l’aide de hrw et de la fidh, l’Association des victimes de crimes et répressions politiques dépose une plainte contre Hissène Habré auprès du tribunal régional de Dakar en janvier 2000. À la suite de cette plainte, le juge d’instruction du tribunal régional inculpe Habré pour complicité de crimes contre l’humanité, d’actes de torture et de barbarie. Pourtant, quelques mois plus tard, la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar annule la procédure contre l’ancien président tchadien, décision entérinée en mars 2001 par la Cour de cassation de ce pays qui confirme que le Sénégal n’est pas compétent pour le juger[51].

En prévision de l’échec des actions dans ce pays, d’autres procédures sont discrètement engagées en Belgique en novembre 2000. Si, dans les deux cas, le principe de compétence universelle est invoqué, il existe une différence entre les démarches au Sénégal et en Belgique. Dans le premier cas, la compétence universelle découle des obligations de l’État à la suite de la ratification de conventions internationales. Dans le second, la Belgique a volontairement adopté, en 1993, une loi qui va au-delà des strictes obligations internationales[52], notamment sur plusieurs points : aucun critère de rattachement n’est nécessaire ; l’absence de l’accusé sur le territoire belge n’empêche pas les tribunaux d’être compétents ; toute immunité de juridiction est écartée en ce qui concerne les crimes de droit international. Les ongi assurent la liaison entre la Belgique et le Tchad, et ce, selon différents modes : envoi de documents, mise en relation de personnels, prise en charge du voyage de plusieurs victimes tchadiennes en Belgique pour l’enregistrement de leurs témoignages[53]

Par ailleurs, les victimes soutenues par la coalition d’ong se plaignent auprès du Comité des Nations Unies contre la torture, qui confirmera que le Sénégal a agi en violation de ses obligations internationales[54]. Ce même comité ainsi que Kofi Annan, secrétaire général des Nations Unies, et Mary Robinson, haut commissaire aux droits de l’homme, interviennent également lorsque, en avril 2001, Wade donne un mois à Hissène Habré pour quitter le territoire sénégalais : l’ancien président tchadien pourrait se réfugier dans un pays où les poursuites seraient impossibles. À la suite des demandes des autorités onusiennes précédemment citées, Wade revient sur sa décision.

Enfin, les rapports des ongi, leurs recommandations et la mise à jour de leur site Internet rendent transparent le comportement de chaque acteur et permettent ainsi une réaction rapide. N’importe quel individu peut suivre les évolutions de la configuration et se mobiliser en cas de besoin. Ainsi, l’engagement des ongi donne de la visibilité à cette affaire. Or, cette visibilité est elle-même source de mobilisation. Lorsque le Sénégal se déclare incompétent pour juger l’ex-président tchadien, l’information est largement relayée. La réaction des rapporteurs spéciaux des Nations Unies sur la torture (sir Nigel Rodley) et sur l’indépendance des juges et des avocats (M. Param Cumaraswamy), associée à celle des médias mondiaux, suffit à mettre sous pression les autorités sénégalaises. De même, lorsque l’Union africaine doit prendre une décision quant au sort d’Hissène Habré, hrw diffuse une note à l’intention du Comité d’éminents juristes africains contenant plusieurs recommandations[55]. Non seulement l’ongi transmet une information au plus grand nombre, mais elle signifie aussi au protagoniste qu’elle est prête à se mobiliser : l’Union africaine est sous surveillance.

Ainsi présentés, l’entrée dans le jeu des ongi et le déplacement de l’affaire Habré d’un cadre national à la scène internationale donnent l’impression d’un renversement de configuration : le jeu serait toujours de type oligarchique, mais les ongi et les acteurs qui impulsent les procédures en vue d’un jugement de l’ancien président tchadien incarneraient les joueurs du niveau supérieur. Or, cette vision est partielle, car la mobilisation impulsée par les ongi et la coalition d’ong n’est pas la seule source d’augmentation du nombre des joueurs. En effet, réagissant aux démarches de celles-ci, des acteurs prennent la parole pour soutenir Habré. En 2000, à la suite de l’inculpation de l’ex-dictateur tchadien au Sénégal, ils entrent dans le jeu : ils mettent l’accent sur le fait qu’Hissène Habré a investi au Sénégal, qu’il a épousé une Sénégalaise ; ils dénoncent la sélectivité des ongi, le néocolonialisme de l’ancienne puissance coloniale… Des défenseurs des droits de l’homme participent à ce mouvement en faveur d’Habré. Ainsi, Madicke Niang, avant de devenir l’avocat d’Hissène Habré, était vice-président de l’ondh. Son cas n’est pas isolé et il est représentatif d’une tendance plus large. Cet exemple souligne la fracture qui s’opère non seulement au sein des militants de droits de l’homme, mais également au sein de la société sénégalaise. Dans cette perspective, on comprend mieux la réticence du nouveau président du Sénégal à juger Habré et l’intrusion de considérations politiques dans le processus juridique. En effet, le juge Demba Kandji qui a inculpé Habré est muté ; Madicke Niang, l’avocat d’Habré, un proche de Wade (élu président du Sénégal en 2000), est nommé conseiller spécial du Président pour les questions judiciaires ; le président de la Chambre d’accusation obtient une promotion.

Il découle des affirmations précédentes que l’affaire Habré se transforme, à partir de la fin des années 1990, en un jeu à plusieurs niveaux de type démocratique, c’est-à-dire un jeu dans lequel la différence de pouvoir est moindre entre les joueurs des deux plateaux (schématiquement entre les partisans d’Habré et les défenseurs de la compétence universelle et donc d’un jugement de ce dernier)[56]. Quelles sont les implications de cette transformation du jeu ?

V – L’absence de maîtrise du jeu

Elias nous rappelle que « lorsque le nombre des joueurs interdépendants s’accroît, la configuration du jeu (son évolution et son orientation) devient de moins en moins transparente pour le joueur individuel[57] ». Ainsi, si l’affaire Hissène Habré est un jeu à plusieurs niveaux à plusieurs personnes de type démocratique, cela signifie « qu’il est presque impossible à des joueurs pris isolément ou à des groupes de joueurs de maîtriser le jeu ; leur stratégie dépend tout au contraire de la structure d’ensemble de la partie, qui résulte de l’imbrication des coups joués par un grand nombre de joueurs à peu près égaux[58] ». Nous allons maintenant étudier l’évolution de la configuration à la lumière de cette conclusion provisoire.

L’absence de maîtrise du jeu par les acteurs explique sans doute la longueur des démarches et les apparentes contradictions. Les nombreux revirements de situation rendent compte de la flexibilité, de la souplesse du jeu.

Ainsi, le Tchad qui était au centre du jeu dans les premiers temps en est aujourd’hui à la marge : depuis qu’Idriss Déby a levé l’immunité d’Habré en 2002 afin de favoriser son jugement à l’étranger, et que les procédures au Tchad contre les complices de l’ex-président sont paralysées, l’affaire Habré est un enjeu moindre pour lui. Même si le procès de l’ancien dictateur n’est pas insignifiant pour les victimes, l’enthousiasme et les espoirs des premiers temps se sont érodés. Par ailleurs, les acteurs tchadiens se sont déplacés sur d’autres enjeux : ainsi, en août 2008, Hissène Habré est condamné à mort par la justice tchadienne, non pour les crimes commis de 1982 à 1990, mais pour son engagement auprès des rebelles qui ont attaqué la capitale en février 2008. Aujourd’hui, Déby est contesté aussi bien au sein de son parti qu’à l’extérieur : de nouvelles rébellions ont vu le jour. L’enchevêtrement des conflits au Tchad et au Darfour est une autre source de préoccupations.

Le Sénégal, d’abord en dehors du jeu avant d’y entrer malgré lui, est un exemple flagrant d’absence de maîtrise du jeu. Cet État qui, en 2001, refusait de juger Habré, adopte aujourd’hui des lois en vue de le juger. En novembre 2005, après s’être à nouveau déclaré incompétent, cette fois pour statuer sur l’extradition d’Habré demandée par la Belgique, le Sénégal a décidé de consulter l’Union africaine. Cette dernière a mis en place, en janvier 2006, le Comité d’éminents juristes africains, chargé de « considérer tous les aspects et implications de l’affaire Hissène Habré ainsi que les options disponibles pour son procès » et de « faire des recommandations concrètes sur cette affaire ainsi que sur des voies et moyens permettant de traiter des questions de cette nature dans l’avenir et de soumettre un rapport à sa prochaine session ordinaire en juillet 2006[59] ». Inutile de dire que, pour les dictateurs africains réunis au sein de l’Union africaine, le jugement d’Habré en Belgique est inconcevable. L’option sénégalaise constitue un moindre mal. C’est ainsi que, le 2 juillet 2006, l’Union africaine a suivi l’avis de ce comité et a demandé au Sénégal de juger Hissène Habré.

Alors que l’on pourrait croire a priori que les ongi mènent le jeu en s’appuyant sur leurs réseaux, un bref aperçu de l’évolution de la loi de compétence universelle en Belgique nous démontre le contraire. Les ongi, dont les objectifs initiaux étaient de renforcer l’utilisation du principe de compétence universelle ainsi que de démontrer la raison d’être de la loi belge de 1993-1999, ont dû revoir leur stratégie. En effet, en valorisant cette loi, elles ont incité d’autres acteurs à s’y intéresser et de nombreuses plaintes ont été déposées. Deux d’entre elles doivent être mentionnées : celle contre Ariel Sharon le 18 juin 2001 et celle contre George Bush père en mars 2003. La première illustre la perte de contrôle de hrw sur cet enjeu, comme l’exprime Reed Brody :

sur le plan juridique, j’étais d’accord avec les avocats belges. Les responsables des crimes commis à Sabra et Shatila n’ont toujours pas été punis. Je pense d’abord aux milices libanaises encore plus qu’à Ariel Sharon. Mais, politiquement, cela me semblait prématuré de poursuivre un chef d’État en exercice élu démocratiquement. J’ai essayé d’expliquer aux avocats que c’était trop tôt. Il fallait commencer par les cas les plus faciles avant de s’attaquer aux affaires les plus difficiles[60].

Elle fait également voler en éclats l’apparence de consensus sur la compétence universelle entre les avocats belges : Michelle Hirsch, avocate des parties civiles dans l’affaire des « quatre de Butare », défend Israël dans l’affaire Sabra et Shatila[61]. La seconde plainte accentue la crispation des États-Unis.

À la suite de pressions diplomatiques, le 23 avril 2003 la Belgique révise une première fois la loi de 1993-1999. Cela ne permet cependant pas d’apaiser les tensions : en juin 2003, les États-Unis menacent de transférer le siège de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (otan). La loi est finalement abolie. Celle qui est adoptée le 5 août 2003 est plus restrictive et plusieurs conditions doivent être réunies pour invoquer la compétence universelle[62]. En utilisant la législation belge, les ongi ont indirectement contribué à braquer un certain nombre d’acteurs, étatiques (Israël, certains pays européens et les États-Unis) et non étatiques, ainsi qu’à créer des tensions entre les joueurs mobilisés en faveur de la compétence universelle.

Si le jeu prend un cours qu’aucun des joueurs n’avait envisagé ou prévu, il modifie également en profondeur les rapports entre les joueurs. Les recompositions d’alliances sont incessantes. Au fur et à mesure que le jeu évolue, les acteurs échangent, se coalisent, entrent en conflit, coopèrent suivant des modalités mouvantes et difficiles à déterminer. L’évolution des relations entre hrw et la fidh est une illustration convaincante : d’abord fondés sur leur complémentarité et leur volonté de promouvoir la compétence universelle, leurs rapports ont évolué vers une plus grande conflictualité[63]. En effet, la fidh était moins prête à faire des concessions aux autorités tchadiennes, étant donné son implication locale. Quant à hrw, l’organisation était plus prompte à fermer les yeux sur certains points, notamment sur certaines compromissions de l’avcrp, afin de faire avancer le jugement de l’ancien président. De plus, hrw ayant réussi à établir des contacts en Afrique de l’Ouest, la fidh a été peu à peu marginalisée dans l’affaire Habré.

L’interdépendance des acteurs les a conduits vers une configuration qu’ils n’imaginaient pas. Le jugement d’Hissène Habré paraît incertain : l’adoption, au Sénégal, des lois nécessaires est lente. Depuis le 16 septembre 2008, date à laquelle quatorze victimes ont déposé plainte contre Habré pour crime contre l’humanité et crimes de torture, auprès du procureur sénégalais, les acteurs se renvoient la balle sur la question du financement du procès[64]. L’affaire n’a pas eu l’effet escompté par les ongi sur le principe de compétence universelle et les opportunités ouvertes par la Belgique sont maintenant closes. Même si le procès du « Pinochet africain » a finalement lieu, il arrive tardivement et beaucoup de victimes sont décédées.

Cette situation de blocage ne peut s’expliquer que par « l’interpénétration des coups précédemment joués et par la configuration spécifique qui en résulte[65] ». Ainsi, le fait que « le déroulement du jeu exerce un pouvoir sur le comportement et la pensée de chacun des joueurs[66] » implique plusieurs conséquences pour l’analyse. Tout d’abord, il importe de ne pas assimiler certains types d’acteurs à certains buts : par exemple, tous les États ne recherchent pas nécessairement à protéger leur souveraineté ; tous les acteurs non étatiques n’ont pas pour cible l’État. Ainsi, dans la lutte contre l’actionnement du principe de la compétence universelle aussi bien au Sénégal qu’en Belgique, on trouve des joueurs aussi différents que des États, des individus, des avocats, des activistes des droits de l’homme, des hommes politiques…

Ensuite, les objectifs initiaux des acteurs, pas plus que les valeurs qu’ils promeuvent, ne sont le guide invariable de leurs actions. À la suite de l’interpénétration des coups joués auparavant, certains acteurs changent de position au cours du jeu, ce qui démontre la grande fluidité des coalitions. Cela remet en question la définition du concept de Transnational Advocacy Networks de Sikkink et Keck[67]. En effet, le partage de valeurs au sein du réseau en faveur de la compétence universelle semble fragile ainsi que l’illustrent, par exemple, les différentes visions de hrw et de la fidh ou le fait que l’on retrouve des militants des droits de l’homme aussi bien parmi les soutiens d’Habré que parmi ceux qui souhaitent son jugement. L’analyse basée sur les modèles de jeux invite à étudier les relations d’interdépendance, de tensions et coopération entre les acteurs d’un réseau et à l’intérieur des organisations participant à ces réseaux transnationaux. Elle montre que les rapports entre les entités à l’intérieur d’un réseau ne sont pas figés et que des modifications dans la nature de ces relations ont une influence sur le processus. Elle nous empêche d’ériger une catégorie de joueurs défendant des causes moralement honorables.

L’application des modèles de jeux à un exemple pratique nous incite à une réflexion sur la puissance/le pouvoir. D’abord, cette réflexion permet de mettre l’accent sur l’aspect relationnel et donc mouvant et fluide de la puissance. Cela est d’autant plus pertinent sur le thème des droits de l’homme que les sources de puissance sont multiples et certaines peu coûteuses, comme en témoigne l’utilisation fréquente du name and shame. Ensuite, la réflexion encourage l’analyste à poser la question du pouvoir à l’intérieur même des réseaux : Sikkink et Keck évoquent cette idée à la fin de leur ouvrage mais ne la développent guère[68].

Si le recours à la sociologie de Norbert Elias est particulièrement utile dans l’analyse de l’affaire Habré, cette dernière nous donne quelques enseignements sur la lecture de Qu’est-ce que la sociologie ? Si Norbert Elias est le sociologue de la configuration, il est également celui du temps long et de l’évolution. En effet, il argumente que le rapport entre l’individu et la société évolue : chaque poussée d’intégration vers une unité de base supérieure (famille, tribu, État, humanité) s’accompagne d’un mouvement d’individualisation de telle façon qu’un nouvel équilibre « nous-je » tend à se dessiner. « On ne peut pas se refuser à constater que de nos jours, au lieu des différents États, c’est l’humanité tout entière, en tant qu’entité sociale divisée en États, qui sert de cadre à un grand nombre de processus d’évolution, de changements structurels[69]. » Ainsi, l’exemple des développements de la justice pénale internationale au xxe siècle semble indiquer que « l’identification de l’individu au-delà de ses frontières, l’identité du nous au niveau de l’humanité tout entière est en train de poindre[70] ».

Cette « théorie globale de l’évolution[71] » a valu à Elias de nombreuses critiques, dont celle de l’évolutionnisme. Pourtant, il est certain qu’Elias mentionne les phénomènes de résistance[72] ainsi que ceux de désintégration[73]. Il prend également soin de notifier que toute configuration est issue de la précédente « sans pour autant démontrer que ces premières configurations d[oivent] nécessairement se transformer en celles qui leur succèdent[74] ». Ainsi, selon Nathalie Heinich, Elias pense une « évolution non évolutionniste[75] ». Malgré tout, la limite entre les deux est ténue et, sur le fil qui les sépare, le lecteur perd quelquefois l’équilibre. C’est ici que l’impasse du débat sur la compétence universelle qui découle de l’affaire Habré prend une nouvelle signification. Certes, elle nous montre que l’évolution n’est pas linéaire ainsi que le soulignait Elias. Mais, bien plus encore, le cas Hissène Habré pourrait être interprété moins comme une simple résistance de la part de certains acteurs que comme l’éventualité d’une réversibilité du processus[76]. En ce sens, il nous invite à une lecture prudente et nuancée d’Elias.

L’intérêt de l’application des modèles de jeux à l’affaire Habré « vient de ce que l’imagination sociologique, souvent bloquée sur bien des points par des schémas mentaux traditionnels, peut ici se donner libre cours[77] ». En examinant, dans un même jeu, la multitude des acteurs, la multiplicité de leurs objectifs, de leurs ressources, la facilité avec laquelle certains se meuvent entre différentes institutions/organisations, la complexité de leurs interactions, la fluidité de leurs alliances, les évolutions de leurs relations – de coopération, de concertation, d’affrontement, d’instrumentalisation –, nous avons vu comment se brouille la frontière entre monde multicentré et monde statocentré et comment se dégagent des chaînes d’interdépendance. Une telle analyse nous invite à une « sociologie de la configuration mondiale[78] ».

Tableau 2

Brève chronologie de l’affaire Hissène Habré

1982-1990

Le Tchad est dirigé par Hissène Habré.

1984

 

Septembre

Septembre noir, répression de la rébellion sudiste

1990

Idriss Déby prend le pouvoir au Tchad par un coup d'État. Hissène Habré se réfugie au Sénégal.

29 décembre

Création de la Commission d'enquête sur les crimes et détournements commis par l'ex-président, ses coauteurs ou complices

1991

Création de l'Association des victimes de crimes et répressions politiques (AVCRP), création de la Ligue tchadienne des droits de l'homme (LTDH)

1992

 

Mai

Publication du rapport de la Commission d'enquête sur les crimes et détournements commis par l'ex-président, ses coauteurs ou complices

1993

Création de l'Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l'homme (ATPDH)

15 janvier‑6 avril

Conférence nationale souveraine

16 juin

Adoption de la loi belge de compétence universelle

1994

 

Septembre

Création de la Commission nationale des droits de l'homme (Tchad)

1998

 

17 juillet

Adoption du Statut de Rome

16 octobre

Arrestation, à Londres, du général Pinochet à la suite de la demande du juge espagnol Baltasar Garzón

1999

 

2 février

Le Statut de Rome est ratifié par le Sénégal.

10 février

La loi belge de 1993 sur la compétence universelle est étendue aux crimes contre l'humanité et aux crimes de génocide.

24 mai

Milosevic est mis en accusation par le procureur du TPIY.

2000

 

25 janvier

Une plainte est déposée par l'AVCRP et des victimes auprès du tribunal régional hors classe de Dakar contre Hissène Habré.

3 février

Hissène Habré est inculpé de complicité de crimes contre l'humanité, d'actes de torture et de barbarie par le juge Demba Kandji.

Juin

La Banque mondiale, le Tchad et un consortium de compagnies pétrolières concluent un accord sur l'exploitation du pétrole au Tchad.

4 juillet

La Chambre d'accusation de la Cour d'appel de Dakar annule la procédure contre l'ancien président tchadien.

2000

 

26 octobre

Une plainte est déposée au Tchad contre d’anciens membres de la DDS.

30 novembre

Une plainte est déposée en Belgique contre Hissène Habré pour crimes contre l’humanité, torture, actes de barbarie, meurtres

2001

Idriss Déby ouvre les archives de la DDS et autorise l’accès à ces documents à l’AVCRP et à HRW.

20 mars

La Cour de cassation du Sénégal entérine la décision de la Chambre d’accusation.

Avril

Abdoulaye Wade donne un mois à Hissène Habré pour quitter le Sénégal. Intervention de Kofi Annan, de Mary Robinson et du Comité des Nations Unies contre la torture. Wade revient sur sa décision.

11 juin

Agression de Jacqueline Moudeina

18 juin

Plainte déposée en Belgique contre Ariel Sharon

2002

 

26 février‑7 mars

Daniel Fransen, juge d’instruction belge, se rend au Tchad.

Octobre

Idriss Déby lève l’immunité d’Hissène Habré.

2003

 

Mars

Une plainte est déposée en Belgique contre George Bush père.

23 avril

La loi belge de compétence universelle est révisée.

05 août

La loi belge de compétence universelle est abolie. Une nouvelle loi plus restrictive est votée.

2005

 

19 septembre

Le juge d’instruction belge Daniel Fransen délivre un mandat d’arrêt international contre Hissène Habré.

25 novembre

La Cour d’appel de Dakar se déclare incompétente pour statuer sur l’ex-tradition d’Hissène Habré. Le Sénégal décide alors de consulter l’Union africaine.

2006

 

Janvier

L’Union africaine met en place un comité d’éminents juristes africains.

19 mai

Le Comité des Nations Unies contre la torture affirme que le Sénégal a agi en violation de ces obligations internationales.

02 juillet

L’Union africaine demande au Sénégal de juger Hissène Habré.

2008

 

Janvier

Un groupe d’experts de l’Union européenne se rend au Sénégal, à la demande de ce pays, pour évaluer les besoins financiers et techniques en vue du procès.

Août

Hissène Habré est condamné à mort par la justice tchadienne pour son engagement auprès des rebelles qui ont attaqué N’Djaména en février 2008.

16 septembre

14 victimes déposent plainte contre Hissène Habré pour crime contre l’humanité et crimes de torture, auprès du procureur sénégalais.

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