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On assiste actuellement à une explosion de travaux théoriques sur la politique européenne de défense. Pour la plupart, ces travaux s’inscrivent dans les grands débats en relations internationales, surtout entre le réalisme et le constructivisme, la question étant de savoir si l’Europe de la défense est une tentative d’équilibrer la puissance américaine (position réaliste) ou, plus simplement, le produit de la convergence des cultures stratégiques en Europe (position constructiviste).

Le grand mérite de Robert Dover est de briser ces positions bien campées en introduisant la troisième grande tradition en théorie des relations internationales, celle du libéralisme. À ma connaissance, il est le premier à le faire. Jusqu’ici, les libéraux se sont peu intéressés à la politique européenne de défense, jugeant probablement que, sur le plan interne, peu de groupes d’intérêt en avaient fait leur cheval de bataille, alors que, du point de vue externe, l’otan offrait déjà un cadre adéquat pour assurer la coopération militaire européenne.

Se réclamant de l’intergouvernementalisme libéral popularisé par Andrew Moravcsik, Dover estime que les gouvernements ne coopèrent au sein de l’Union européenne que dans la mesure où ils peuvent y réaliser leurs préférences à faible coût. Ces préférences sont déterminées par les groupes d’intérêt économique entre lesquels le gouvernement doit faire l’arbitrage au niveau national. Les gouvernements maîtrisant l’ordre du jour au niveau européen, un accord ne pourra intervenir qu’à la suite d’une négociation serrée où les États ne disposent pas tous des mêmes ressources.

Pour des raisons évidentes, ce modèle économique a souvent été appliqué aux politiques économiques et commerciales, à l’élargissement même, mais rarement aux questions de politique étrangère. S’agissant de l’Europe de la défense, Dover fonde son analyse sur trois études de cas : les négociations franco-britanniques qui ont mené à la déclaration de Saint-Malo sur la défense européenne en décembre 1998 ; la crise irakienne et son impact sur la dimension civile de la Politique européenne de sécurité et de défense (pesd) ; et l’européanisation du commerce des armes.

Pour chacun de ces cas, seul le rôle de la Grande-Bretagne est étudié, ce qui n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. L’européanisation, pour Dover, c’est l’imposition au niveau européen des préférences britanniques en matière de défense (uploading). Pour une politique qui a été essentiellement portée par la France, la définition est cruelle et probablement trop étroite. En outre, l’auteur glisse parfois sans avertir le lecteur dans une définition contraire de l’européanisation, qui est celle de l’imposition de normes européennes au niveau national (downloading). Ainsi, si les négociations de Saint-Malo sont un cas plausible d’uploading, le commerce des armes ressemble plutôt, malgré les dénégations de Dover, à du downloading. Sur la notion d’européanisation, un effort de clarification aurait été souhaitable.

Cela étant, Dover propose une analyse tout à fait intéressante des motivations britanniques à l’égard de la défense européenne entre 1998 et 2003. Jusqu’en 1998, Londres avait toujours été le principal opposant à la construction d’une défense européenne. La volte-face de Tony Blair à Saint-Malo, qui donna naissance à la pesd, est expliquée de façon convaincante par Dover. D’un point de vue empirique, l’ouvrage est riche et rigoureux. Le récit des négociations de Saint-Malo en particulier est une source d’information précieuse.

Le problème est que presque toute la démonstration tend à invalider les hypothèses libérales plutôt qu’à les confirmer. Dans le cas des négociations de Saint-Malo, le 10 Downing Street semble avoir agi en concertation avec une poignée de responsables ministériels (un win-set étroitement défini) autour d’une vision du monde plutôt que d’intérêts clairement définis. Selon l’auteur lui-même, le pouvoir explicatif de l’intergouvernementalisme libéral est limité. Le cas du commerce des armes est pour sa part une occasion manquée de valoriser le cadre théorique : voilà un secteur où les groupes d’intérêt économique ont probablement joué un rôle plus qu’important dans la formulation des politiques ; pourtant, Dover n’en parle pas sauf en conclusion, se concentrant presque exclusivement sur les acteurs bureaucratiques dont il nie ensuite l’influence.

On peut alors se demander pourquoi Dover a choisi l’intergouvernementalisme libéral. Certes, il estime que seules les tactiques changent, pas les préférences (encore que les deux soient difficiles à distinguer en pratique). Bien que le texte soit émaillé de contradictions – laissant par exemple croire que Saint-Malo a « produit une convergence des intérêts nationaux », ce qui n’est pas très intergouvernementaliste –, il ne s’agit assurément pas d’un récit constructiviste. Mais, de l’aveu même de l’auteur, aucun des instruments de négociation associés à l’intergouvernementalisme libéral (issue linkage, side payments, etc.) n’a été employé par les protagonistes. Si tout ce qui reste de l’intergouvernementalisme libéral, c’est de dire que le gouvernement a conduit seul les négociations de Saint-Malo pour la partie britannique, ce qui n’est pas très étonnant, on ne voit pas bien ce qui distingue cette perspective d’une autre, même du constructivisme le plus critique.

En somme, le cadre théorique de l’Europeanization of British Defence Policy est confus, incorporant ici et là les concepts issus de différentes traditions (communautés épistémiques, européanisation, jeu à deux niveaux, etc.) dans un patchwork qui n’est pas toujours cohérent. En fait, si l’on devait choisir un cadre théorique, Dover montre plutôt la pertinence du modèle allisonien de la politique bureaucratique, d’autant plus que l’ouvrage ne se penche que sur un seul pays et ne peut donc pas expliquer le résultat global des négociations. In fine, ce sont plutôt différents intérêts bureaucratiques et différentes visions du monde, notamment au regard de la sécurité européenne, qui semblent avoir joué dans une logique de concurrence.

Mais ne boudons pas notre plaisir. L’ouvrage reste un formidable travail d’enquête, basé sur des dizaines d’entretiens avec les acteurs clés de la politique britannique de défense, qui, pour la communauté des chercheurs, servira d’exemple à suivre.