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Parmi les transformations qu’a connues la politique globale depuis la fin des années 1990, certaines ont pris plus de temps à apparaître sur le radar des chercheurs en études de la sécurité. La privatisation de la sécurité, de la guerre et des services permettant la conduite des opérations militaires a fait partie de ces zones d’ombre. Pas plus les analyses discursives que les théories critiques en économie politique internationale n’ont accordé un grand intérêt à ces processus durant les années 1990. Toutefois, leur croissance soutenue a reçu une attention plus systématique depuis la guerre en Irak. Cela, malgré le fait que l’ampleur du phénomène ne soit pas toujours aisément quantifiable. L’ouvrage d’Armin Krishnan cherche à éclairer cette zone d’ombre. War as Business. Technological Change and Military Service Contracting est une contribution aux études de la sécurité qui propose d’analyser la privatisation du secteur des services liés à la sécurité et à la défense. L’ouvrage contribue également à l’économie politique et aux études stratégiques.

War as Business cherche à étayer la thèse selon laquelle le rythme singulier de la croissance du recours à la privatisation des services militaires repose sur la croissance de la complexité des technologies militaires. Une partie de l’introduction de l’ouvrage effectue un survol succinct de cette croissance de la guerre, du Vietnam à aujourd’hui, en passant par les doctrines stratégiques américaine (AirLand Battle et Follow-on-Forces Attack) et soviétique, la guerre du Kippour (1973) et la guerre du Golfe (1991).

La force de l’ouvrage repose peut-être moins sur la démonstration de sa thèse, la relation entre complexité et privatisation, que sur sa reconstruction d’une des dimensions moins connues de l’économie politique au sein de laquelle s’est opéré le changement de discours des communautés de sécurité depuis la fin de la guerre froide. Krishnan analyse avec minutie la restructuration des industries de la défense en réponse à un contexte où leurs profits étaient sérieusement menacés par un nouvel ordre mondial où la raison d’être de l’otan était remise en question. Sans forcer le lien de cause à effet, le second chapitre de l’ouvrage montre que la Revolution in Military Affairs (rma) a coïncidé avec la sortie de crise d’accumulation de ces industries en engendrant un régime d’accumulation de capital plus intensif et flexible.

C’est moins la forme et les motivations politiques de la rma qui font l’objet de l’analyse de Krishnan que la nouvelle culture commerciale qu’elle a entraînée – la Revolution in (Military) Business Affairs. Cette nouvelle culture commerciale répondit d’abord au contexte par la réduction du secteur de la défense ; puis par une vague de fusions des industries, une croissance de la production vouée à l’exportation et la globalisation de l’industrie de la défense. L’une des matrices de cette révolution fut, selon l’auteur, l’importante transition des activités du secteur manufacturier vers le secteur des services, une transition correspondant dans l’ensemble aux analyses du postfordisme, mais un peu décalée par rapport au reste de l’économie américaine.

L’analyse proposée va au-delà du phénomène de la privatisation des entreprises militaires. En mettant l’accent sur les services de gestion de la sécurité et de la défense, elle aborde un volet moins couvert par la littérature sur la privatisation de la sécurité. Elle met en relief la dépendance des forces militaires des États-Unis et du Royaume-Uni à l’endroit d’un ensemble de contracteurs de services privés sans lesquels ils ne pourraient plus mener leurs opérations militaires avec la même aisance. Dans une importante section de l’ouvrage sur la privatisation du secteur des services, l’auteur parvient à donner un contenu substantiel à ce qu’implique l’« Âge de l’information » de l’industrie de la défense. Il analyse le rôle et le développement des services liés à l’armement dans les domaines de la recherche; des technologies d’information militaire; du développement, de l’entretien et de la mise à jour des armements ; de l’entraînement militaire, ainsi que de l’analyse et de la simulation informatique des combats.

Enfin, une section moins technique de l’ouvrage passe en revue les principales implications militaires, économiques et politiques de la restructuration et de la privatisation de ces services. L’auteur y analyse notamment la remise en question de la chaîne de commandement militaire que pourrait entraîner la présence des acteurs privés en théâtre d’opérations militaires et l’effritement du monopole de capital intellectuel et technologique nécessaire à l’État afin d’exercer le monopole de la violence légitime. L’ouvrage fait également écho à la littérature sur le sujet en relevant que cette restructuration cause des inquiétudes sur le plan légal. En effet, elle s’opère dans un flou juridique auquel le droit public national et international semble mettre du temps à s’adapter. Dans une perspective clausewitzienne, l’auteur se demande également dans quelle mesure la conduite de la guerre doit se plier aux impératifs de productivité et d’efficacité de l’industrie capitaliste, plutôt qu’à sa propre rationalité et culture. Enfin, il aborde brièvement les conséquences pour la souveraineté des États et l’exercice démocratique qui découle de cette transformation de l’organisation sociale de la violence.

War as Business mérite une très bonne mention pour sa contribution empirique à un domaine où la recherche est difficile. L’analyse proposée est plus mince sur le plan théorique, autant dans son introduction sociohistorique que dans son examen du phénomène étudié. Sur ces plans, l’ouvrage propose beaucoup de matériel dont les implications théoriques et éthiques demandent à être pensées.