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Se présentant comme un bilan d’étape du débat sur le rôle des entreprises privées dans la gouvernance globale, cet ouvrage synthétique s’appuie sur une vaste littérature relevant à la fois des relations internationales, de la science politique, des sciences de gestion, de la sociologie des organisations et de la communication. Il s’inscrit dans une vague de publications récentes sur le même thème ou des thèmes voisins, par exemple Robert Falkner, Business Power and Conflict in International Environmental Politics ; Philipp Pattberg, Private Institutions and Global Governance ; Klaus Dingwerth, The New Transnationalism ; Matthew Hirschland, Corporate Social Responsibility and the Shaping of Global Public Policy ; pour s’en tenir à quelques autres ouvrages publiés en 2007-2008. Cet ensemble de références, que l’auteure n’a pas pu prendre en compte puisque son ouvrage était déjà sous presse, prouve l’intérêt croissant que portent les chercheurs en sciences sociales à cet objet, après avoir privilégié pendant longtemps les ong comme acteurs non étatiques par excellence de la gouvernance globale.

L’ambition de Doris Fuchs, de son propre aveu, n’est pas de réaliser une percée conceptuelle, mais de proposer une explication « systématique et complète des activités proprement politiques des grandes entreprises au sein de la gouvernance globale » ainsi que de leur signification et de leur portée en termes de pouvoir. L’originalité de l’ouvrage est dans cet effort de systématisation enraciné dans les travaux empiriques disponibles. En s’appuyant sur une typologie efficace déconstruisant la notion de pouvoir et en recensant toutes les formes de contribution, du monde des affaires à la gouvernance globale (lobbying, sponsoring, création de normes privées, rse, certification, participation aux conférences internationales, etc.), l’auteure évalue de façon nuancée le poids des firmes transnationales (ftn), à l’encontre des généralisations abusives auxquelles conduisent souvent les analyses structuralistes d’International Political Economy (ipe), dans l’optique de Susan Strange, ou encore les analyses d’inspiration néogramscienne. La vision de firmes transnationales dirigeant le monde, qui revient en force à travers la théorie critique en ri et par le truchement de la critique militante de la globalisation néolibérale, travestit une réalité beaucoup plus complexe et ambivalente.

Doris Fuchs distingue les différentes dimensions du pouvoir (instrumental, structurel et discursif ou cognitif) pour mesurer la croissance de l’influence des ftn ; elle établit des correspon- dances, qui ne sont pas absolues cependant, entre les différents types d’activités politiques des entreprises et les dimensions du pouvoir. Elle note ainsi que l’accroissement des activités relatives au pouvoir instrumental (lobbying sur le plan national et financement des partis politiques, participation aux conférences internationales) ne signifie pas ipso facto un accroissement de l’influence effective des firmes sur la décision, en particulier sur le plan supranational et transnational.

Dans d’autres domaines, que l’auteur situe plutôt dans le pouvoir « structurel » – c’est-à-dire découlant des capacités matérielles des firmes –, comme la capacité à faire pression sur les États par les décisions d’investissement et la délocalisation (que l’auteure appelle indirect agenda-setting) ou les nouveaux instruments de gouvernance privée (l’autorégulation par les codes de bonne conduite, l’adoption de normes communes et les partenariats public-privé), les firmes transnationales ont acquis une autonomie réelle grâce au double mouvement de la globalisation et de la dérégulation amorcée par les États.

Le pouvoir discursif concerne les idées ou normes générales, la communication et les perceptions, donc la capacité des firmes à cadrer le débat d’une certaine façon, à faire accepter leurs manières de voir et de raisonner comme seules (ou plus) légitimes. L’accroissement de ce pouvoir discursif, plus que les deux formes précédentes qu’il contribue cependant à renforcer, serait le principal vecteur de l’influence politique accrue du monde des affaires ainsi légitimée – non sans contestation pourtant – face aux États et aux ong.

Clairement construit et rédigé, nuancé dans ses conclusions – soulignant au passage les risques pour les firmes d’une éventuelle incapacité de la gouvernance privée à fournir les biens publics que l’on attend d’elle –, cet ouvrage, qui fait bien le point sur la contribution du secteur privé à la gouvernance globale, dans ses principales dimensions, sera utile dans les enseignements portant sur la gouvernance, l’ipe, ou sur la globalisation.

Néanmoins, certains choix de l’auteur peuvent surprendre ou paraître artificiels, comme le rattachement des ppp et des codes de conduite au pouvoir structurel, ou encore la privatisation des services publics comme indicateur du pouvoir discursif des firmes (le marché plus efficace) plutôt qu’un signe de l’érosion de l’État (retreat of the state, dirait Susan Strange) concourant au pouvoir structurel du capital dans un monde globalisé.