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Pour nous démontrer que les politiques de l’Union européenne et des États-Unis face aux flux de cocaïne en provenance de l’Amérique latine diffèrent considérablement, Fukumi nous explique d’abord le problème de sécurité qu’est devenu le trafic de stupéfiants, puis, grâce à une étude approfondie du plan Colombia, les divergences entre les deux puissants partenaires du gouvernement colombien.

Réglée comme du papier à musique, cette recherche est, d’un point de vue formel, impeccable. Elle respecte sans faille la logique de l’entonnoir. À la présentation des approches théoriques sur les nouvelles menaces à la sécurité – celles qui ne sont pas de nature éminemment militaire – fait suite une analyse des politiques mises en oeuvre par les deux principaux acteurs, l’Union européenne et les États-Unis, et l’hypothèse de leur profond désaccord est corroborée à partir d’une situation où ils ont caressé et abandonné un projet de coopération multilatérale.

Pourquoi une telle mésentente ? Fukumi met en relief le fait que les États-Unis ont proposé une solution logiquement adaptée à leur perception du problème de la drogue. Devant un tel danger, aucune négociation n’est possible : la seule stratégie viable est la militarisation. Le développement dit alternatif – qui consiste pour l’essentiel à inciter les paysans à remplacer la culture du cocaïer par celle de produits licites – n’était nullement une priorité de la puissance américaine, plutôt portée sur la répression des narcotrafiquants et l’épandage des défoliants chimiques, activités de plus en plus confiées à des entreprises privées de sécurité. Dans ces conditions, l’Union européenne a choisi de se tenir à l’écart et d’éviter tout compromis.

Cette incompatibilité n’est pas seulement déterminée par une perception différente du problème de la drogue et des solutions légitimes et viables. Elle dépend également, affirme Fukumi, de l’image de marque que les États-Unis et l’Union européenne souhaitent projeter sur la scène internationale. Washington profite ainsi de la lutte contre la drogue pour étaler sa puissance militaire, tandis que l’Union européenne, acteur composite et avec des capacités réduites, échoue dans la défense d’une politique plus consensuelle.

Une chronologie plus claire des faits aurait certainement aidé le lecteur à mieux comprendre les enjeux soulevés entre l’Union européenne et les États-Unis dans le cadre du plan Colombia. Élaboré dans sa version initiale par Augusto Ramírez Ocampo, membre de la Commission de conciliation nationale, le plan Colombia visait à financer des projets de développement liés aux accords obtenus avec les guérillas, accords qui permettraient notamment de venir en aide aux populations des régions durement touchées par la violence. Le président Pastrana soumet ce plan aux élus de son pays en décembre 1998, mais plusieurs versions circulent jusqu’à sa rencontre avec le président américain Bill Clinton, le 21 septembre 1999. Le plan Colombia change alors de vocation. Si la paix, le redressement de l’économie et le renforcement de l’État de droit figurent toujours parmi ses objectifs, l’aide promise par le gouvernement américain est surtout destinée à équiper et à entraîner les forces armées colombiennes. Désormais, l’accent est mis sur la lutte contre la drogue pour éviter que la Colombie ne devienne un « narco-État », comme le tsar antidrogue Barry McCaffrey tient à le préciser. En juillet 2000, les États-Unis octroient finalement à la Colombie une aide de 1,3 milliard de dollars, dont les trois quarts sont alloués au volet strictement militaire (la part du lion de ce budget revient aux États-Unis, par le biais des contrats avec l’industrie américaine de l’armement, des entreprises militaires privées et des sociétés de fumigation aérienne). Parallèlement, la diplomatie colombienne sollicite des fonds auprès de l’Union européenne (ue), qui décide d’aider Bogota, sans pour autant cautionner le plan Colombia. La majorité des gouvernements européens sont particulièrement sensibles au risque d’escalade du conflit armé, mais également aux campagnes de nombreuses ong, qui dénoncent vivement le fait que ce plan, en exagérant le rôle du trafic de drogues dans le drame colombien, ignore la responsabilité historique de la classe dirigeante, des élites économiques et des forces armées du pays. Les États-Unis allaient équiper et entraîner des forces armées maintes fois accusées de méfaits graves et de collaboration avec les groupes paramilitaires d’extrême droite, responsables, eux aussi, d’innombrables violations des droits humains.

Signalons, enfin, que deux grands problèmes, de nature méthodologique, traversent l’ensemble de l’ouvrage. Le premier : le choix et l’utilisation des sources, pour le moins discutables. Des auteurs dont les ouvrages sont désormais incontournables en la matière, dont Antonio Escohotado, Rosa del Olmo et Jean Rivelois, pour ne nommer que ceux-là, sont carrément ignorés. D’autres, comme Luis Astorga, ne reçoivent qu’une faible attention, sans commune mesure avec l’importance des analyses qu’ils ont proposées. Cela étonne d’autant plus que Fukumi semble prétendre à l’exhaustivité et empile une grande quantité de références et de citations, dont la pertinence reste parfois à démontrer.

Tout aussi discutable est le flottement entre une approche critique de la sécurité et l’évocation fréquente des idées reçues sur les drogues et les narcotrafiquants. Fukumi reconnaît explicitement que les gouvernements peuvent considérer une menace de très différentes manières et que les solutions proposées varient en conséquence. Ainsi, les États-Unis estiment que le trafic des stupéfiants met en danger leurs intérêts vitaux, tandis que la plupart des pays de l’Union européenne y voient un problème d’ordre social et économique. Leurs politiques s’ajustent à cette perception initiale. Fukumi semble ainsi acquis à une méthodologie d’inspiration constructiviste, mais parallèlement il soutient, par exemple, que l’importance de la menace que la cocaïne fait peser sur les États-Unis est mise en évidence par la durée des efforts entrepris pour la combattre. L’analyse d’une éventuelle instrumentalisation disparaît ainsi, sans crier gare, laissant toute la place au plus plat des positivismes, dénué de toute profondeur historique et critique.