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Les chercheurs qui s’intéressent aux Relations internationales (ri), sous-champ de la science politique, sont communément qualifiés d’internationalistes. Au fil des décennies, cette communauté scientifique a élaboré un ensemble de théories et de concepts originaux, enrichi de nombreux débats ontologiques, épistémologiques et méthodologiques. Elle dispose de moyens de communication étendus (conférences, journaux, forums) et jouit d’une reconnaissance institutionnelle et disciplinaire.

L’épithète « internationaliste » n’est cependant pas l’apanage des seuls politologues. De nombreuses disciplines abritent des chercheurs qui ont l’international pour objet d’étude[1], qu’ils soient juristes, géographes, économistes, anthropologues ou sociologues. Au-delà du cadre restreint des ri, il existe donc une communauté élargie d’internationalistes oeuvrant, de façon non exclusive, au sein des Études internationales (ei), davantage coalition de sujets d’intérêt convergents qu’expression d’une ambition disciplinaire.

L’accélération et l’intensification des échanges internationaux ont engendré de nombreuses innovations institutionnelles afin de mieux saisir et encadrer cette complexité nouvelle qui voit la multiplication des niveaux d’analyse, des acteurs et des formes d’interactions. Le milieu universitaire a d’abord tenté d’y répondre en favorisant la coopération interdépartementale par la formation de groupes de recherche multidisciplinaires plus à même de porter un regard pluriel sur l’international et susceptible de dégager une image holistique de ces phénomènes complexes (Long 2002 : 5).

Devant la popularité des Études internationales et en réponse à la demande d’expertise provenant des sociétés et des pouvoirs publics, les instituts de recherche et les programmes d’enseignement pluridisciplinaires en ei ont proliféré (Ishiyama et Breuning 2004 : 134-156 ; Hey 2004 : 395-399 ; Kelleher 2006). Ces instituts de recherche favorisent la collaboration entre chercheurs internationalistes qui, pour la plupart, tout en pratiquant une recherche essentiellement disciplinaire, cherchent à développer des liens avec leurs collègues et à élaborer des projets communs.

Si les conseils pour mener à bien une recherche collective pluridisciplinaire abondent, le champ des ei offre bien peu d’indications sur la façon de parvenir à l’élaboration d’un projet de recherche individuel interdisciplinaire, tel qu’exigé dans le cadre d’un mémoire ou d’une thèse. Comment formuler la ou les questions de recherche d’un projet faisant appel à plusieurs disciplines ? Quelles disciplines utiliser et comment les agencer ? Quelles approches théoriques et méthodologiques privilégier ? Et, surtout, l’addition de regards disciplinaires pluriels (la pluridisciplinarité) suffit-elle à l’élaboration de projets de recherche individuels novateurs dans le contexte d’études des deuxième et troisième cycles ?

Afin de répondre à ces questions, notre raisonnement procède en quatre étapes. Nous tentons d’abord de dissiper la confusion entre les ei et les ri en illustrant comment deux revues d’ei à vocation pluridisciplinaire (International Studies Quarterly et Études internationales) ont finalement été dominées par les internationalistes issus de la science politique.

Notre propos soutient ensuite la pratique d’une recherche individuelle qui requiert l’incorporation de deux disciplines au sein d’un même projet de recherche. Nous abordons les contours du champ des ei en distinguant les préfixes de la disciplinarité (pluri-, trans-, inter-) et en exposant pourquoi l’interdisciplinarité constitue une approche viable et privilégiée dans le cadre de recherches individuelles en ei. Nous avançons que la pluridisciplinarité ne permet pas, dans le cadre d’une recherche individuelle, une intégration des disciplines susceptible de mener à une problématique commune et novatrice.

Puis, dans une troisième partie du texte, nous nous penchons sur l’opérationnalisation de la recherche interdisciplinaire en ei, où nous nous prononçons sur les implications de l’élaboration d’un questionnement interdisciplinaire et sur la nature d’une démarche méthodologique interdisciplinaire. Enfin, la dernière partie soulève la question de l’intégration des chercheurs interdisciplinaires et autonomes en ei au sein du système universitaire.

I – Des Relations aux Études : confusions dans la recherche sur l’international

Ainsi que l’ont soulevé Breuning et Ishiyama (2004 : 134), la définition du champ des études internationales ne fait guère l’unanimité, notamment en ce qui concerne ses questionnements et ses objets d’étude. L’interchangeabilité des concepts de ri et ei dans leur usage courant contribue à cette confusion.

Les ri constituent un domaine de spécialisation, relevant de la science politique, qui traite principalement des questions de conflits, de paix, de commerce ou de politique étrangère (Hey 2004 : 397). En dépit de l’existence de nombreuses définitions, de manière traditionnelle et générique, les ri, ou du moins leurs paradigmes dominants, sont associées à l’étude des relations transfrontières engageant au moins un acteur de niveau étatique ou sous-étatique. Plus étroitement, Aron (1962) a défini les ri comme étant les « relations entre des unités politiques, chacune d’elles prétendant administrer la justice elle-même et être le seul arbitre des décisions de se battre ou non ». Inversement :

Les Études internationales constituent une approche interdisciplinaire pour explorer le monde. En ce sens, les chercheurs en Études internationales s’appuient sur plusieurs champs, dont la science politique, pour guider leurs discours et leurs conclusions. À l’opposé, les Relations internationales sont un sous-champ spécifique de la science politique. Elles sont, en quelque sorte, une sous-division des Études internationales – l’étude de la politique interétatique représente un élément crucial des Études internationales –, mais demeurent différentes car les Relations internationales constituent un champ d’étude intrinsèquement politique, plutôt qu’interdisciplinaire (Anderson et al. 2008 : 16[2]).

Il est donc possible de concevoir ces deux champs comme étant complémentaires en situant les ri sous le chapeau des ei (Lake 2000 : 4). La section qui suit illustre la confusion autour de la relation ri/ei, en prenant comme exemples deux revues scientifiques (International Studies Quarterly et Études internationales). Alors que ces deux revues aspiraient au développement d’ei pluridisciplinaires, les politologues ont rapidement contrôlé le contenu et la diffusion de la recherche en ei au profit des spécialistes en Relations internationales.

A — Faux départ : l’ International Studies Quarterly et Études internationales

La création de l’International Studies Association (isa) en 1959 devait participer au développement et à l’organisation des ei en promouvant la recherche et la communication des résultats dans le domaine (International Studies Association 2007). À cette fin, la multidisciplinarité était mise à l’honneur, notamment par l’intermédiaire de la revue International Studies Quarterly (isq) qui visait « […] une large audience avec les meilleures recherches effectuées au sein d’une grande variété de traditions intellectuelles se situant sous la rubrique des études internationales » (International Studies Quarterly 2001).

Pourtant, au fil des ans, l’isq est devenu de moins en moins multidisciplinaire. Alors que 57 % des auteurs étaient des politologues au début des années 1970, cette proportion a grimpé à 75 % dans les années 1980 et à 80 % dans les années 2000 (figure 1). Sur 329 articles échantillonnés entre 1968 et 2004, 72 % proviennent de politologues, y compris ceux spécialisés en ri. À partir de l’échantillon de deux volumes de l’isq (vol. 47, no 4 et 48, no 1), Hey (2004 : 396) observe que, parmi les 32 auteurs publiés, on compte 25 politologues relevant d’un département de science politique et 4 spécialistes en ri diplômés de science politique. Il n’est dès lors pas surprenant que le champ des ei soit étroitement associé aux ri et à la science politique (International Studies Association).

Figure 1

Évolution des origines disciplinaires des auteurs ayant soumis un texte à la revue isq entre 1968 et 2004

Évolution des origines disciplinaires des auteurs ayant soumis un texte à la revue isq entre 1968 et 2004

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En 1999, Michael Brecher (1999 : 216), alors nouveau président de l’isa, affirmait que le réalisme, la théorie critique, le néoréalisme et le néo-institutionnalisme étaient « les principales approches du champ des études internationales ». Hey (2004 : 397) notera, avec justesse, que « bien que ces dernières constituent les principales théories en ri, mais aussi en science politique [encore que le paradigme constructiviste soit passé sous silence], elles ne sont pas les principales théories selon une perspective interdisciplinaire des ei ». Pourtant, lors de son discours présidentiel, quatre ans plus tôt, Susan Strange avait qualifié l’isa de « microcosme » (Strange 1995 : 289-295) et soutenu que « […] l’isa a été créée en tant qu’association d’études internationales et non pas en tant qu’association de relations internationales » (Strange 1995 : 290), déplorant déjà que « la communauté des relations internationales [soit] devenue dominante – peut-être trop dominante – au sein de l’organisation ».

Cette difficulté à promouvoir l’interdisciplinarité des ei est également manifeste au sein de la revue Études internationales, première publication scientifique en langue française consacrée à l’étude des phénomènes internationaux. À l’instar de l’isq, la revue a cherché, dès sa fondation, à promouvoir le dialogue entre internationalistes. Dans la présentation de la nouvelle revue, Paul Painchaud souligne l’importance de construire un lieu d’accueil pour des tendances scientifiques très diverses: « Ses pages seront en effet ouvertes d’une manière très libérale aux spécialistes de tous pays, qu’ils soient ou non de langue française, de telle discipline, ou de tel système de pensée » (Painchaud 1970 : 3). De même, André Dufour, directeur de la revue, mettait l’accent sur l’ouverture du comité de rédaction et sur l’éclectisme disciplinaire et géographique de ses membres (Dufour 1970 : 4). Cependant, en 1990, lors du vingtième anniversaire de la revue, l’équipe éditoriale définissait plutôt Études internationales comme une publication « en langue française d’une revue savante en relations internationales […] » (Hervouet et Hentsch 1990 : 677). Ce glissement sémantique reflète la prise en main de la revue par les politologues, alors qu’à l’origine le projet était mené en partie aussi par des juristes. Une rapide étude longitudinale de trois volumes de cette revue (vol. vi [1975], vol. xxi [1990] et vol. xxxvi [2005]) confirme cette contraction de la diversité disciplinaire des contributeurs. Les textes des politologues représentent plus des trois quarts des articles publiés. Viennent ensuite ceux de quelques économistes, sociologues et juristes, d’un géographe et d’un professeur de management.

II – Les préfixes de la disciplinarité : quel(s) mode(s) pour les études internationales ?

Si le 20e siècle a connu un cloisonnement progressif du savoir (Easton 1991 ; Moran 2006), de nombreux chercheurs remettent en question le caractère arbitraire de ces nouvelles barrières disciplinaires[3], incapables, selon eux, de refléter ou d’appréhender la complexité de la nature et des phénomènes sociaux (Ramadier 2004 : 425) ou d’en modéliser le fonctionnement. Cette fragmentation n’est plus nécessairement synonyme de progrès. Un nombre croissant de chercheurs optent plutôt pour une approche intégrative, préférant le kaléidoscope au microscope. Pour Valade (1999 : 11), la spécialisation est une forme de « cancérisation épistémologique ». À l’unidisciplinarité se substitue – ou se superpose –, selon certains, une ontologie du savoir qui prend plutôt la forme d’un système dynamique composé de réseaux imbriqués autour de noeuds de convergence (Thompson Klein 2004 : 4) où se forgent de nouveaux savoirs interdisciplinaires. À cet égard, les ei constituent un terreau fertile à l’expansion d’un tel espace de convergence, en favorisant l’évolution vers un « savoir différent de celui qu’on a tenté et que l’on continue d’accumuler aujourd’hui » (Felt 1996 : 41).

A — La pluridisciplinarité

Le prêche de la pluridisciplinarité, que certains nomment également multidisciplinarité ou polydisciplinarité, est l’écho d’un appel à la réorganisation cognitive des sciences. La polysémie du terme, qui peut être employé à la fois en tant que pratique ou en tant qu’épithète, piège encore de nombreux chercheurs. En tant que pratique, la pluridisciplinarité repose sur la multiplicité des perspectives disciplinaires dans l’analyse et la compréhension d’une problématique. Elle se compose d’une superposition de deux ou plusieurs disciplines (Moran 2006), souvent déclinées successivement. Parfois comparée à une tour de Babel scientifique (Ost et Van de Kerchove 1991), la pluridisciplinarité ne se dégage pas du mode disciplinaire (Ramadier 2004 : 425). Elle n’implique aucune intégration et ne suscite généralement qu’une faible interaction (Lengwiller 2006). Peu de chercheurs solitaires s’engagent sur une telle voie, car il faut une importante dextérité intellectuelle pour appréhender et articuler, en parallèle et de manière approfondie, les apports théoriques de plusieurs disciplines. Par ailleurs, il n’existe pas de réelle méthodologie pluridisciplinaire ; les démarches qui s’y rattachent sont plutôt le résultat de l’agglomération de divers outils disciplinaires.

Sous forme d’épithète, la pluridisciplinarité qualifie une situation où au moins deux disciplines sont engagées. Ainsi, la revue Études internationales se définit comme étant pluridisciplinaire dans le sens où elle accepte des contributions venant de toutes les disciplines, tout comme l’Institut québécois des hautes études internationales (hei) regroupe des internationalistes de divers horizons. Un groupe pluridisciplinaire de chercheurs constitue l’expression d’un pluralisme disciplinaire sans nécessairement impliquer une véritable méthode pluridisciplinaire. Alors que les ei sont incontestablement pluridisciplinaires, une telle approche sur le plan individuel s’avère problématique, notamment en raison de la difficulté, pour les étudiants ou les chercheurs, d’intégrer plusieurs disciplines au sein d’un même projet de recherche.

B — La transdisciplinarité

La transdisciplinarité, terme inventé par Piaget, pousse le raisonnement pluridisciplinaire à un niveau d’intégration et d’abstraction plus élevé. Elle se définit comme étant l’expression d’une transgression des frontières scientifiques (Nowotny, [s. d.]) et d’une volonté de fusionner deux – voire plusieurs – disciplines en vue d’en extraire un substrat méthodologique, épistémologique et théorique commun, constitutif d’une nouvelle approche originale. Elle constitue un creuset, symptomatique d’une volonté de créer un savoir autonome (Ost et Van de Kerchove 1991) où prévaut la quête d’une certaine unité de la connaissance (Nicolescu 1996). Klein (1998) cite, à titre d’exemples, le féminisme, le marxisme ou le structuralisme. Pour ses adeptes, la transdisciplinarité[4] est seule apte à appréhender la complexité du monde dans lequel nous vivons, ce que reflète le préfixe trans : « ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au-delà de toute discipline » (ciret). Cette approche considère le tout comme étant supérieur à la somme des parties (Morin 1997) et vise la quête de l’unité de la connaissance (Ramadier 2004 : 425). Ses détracteurs y voient une espèce d’espéranto scientifique (Ost et Van de Kerchove 1991) qui peine à se voir reconnaître une légitimité institutionnelle, et dénoncent son caractère utopique.

Les ei, en tant que projet collectif, pourraient constituer, à terme, un terreau fertile pour la transdisciplinarité, dans la mesure où il y aurait création d’un corpus de savoir commun et distinct des disciplines d’origine. L’autonomisation de leur curriculum pourrait éventuellement mener à un changement de statut, les ei devenant les « sciences de l’international ». Dans un autre domaine, par exemple, Beier et Arnold (2005) ont appelé, sur cette base, à l’unification des études en sécurité. Pour les ei, un tel projet demeure toutefois chimérique à court et à moyen terme, puisque les internationalistes, s’ils partagent un intérêt commun, se distinguent par leur formation épistémologique, théorique et méthodologique.

C — L’interdisciplinarité

Parmi les approches énumérées précédemment, l’interdisciplinarité bénéficie de la plus large couverture dans la littérature scientifique. Par exemple, l’ouvrage Interdisciplinarity (Thompson Klein et Doty 1990) comprend une bibliographie de 94 pages portant sur ce thème. De nombreux auteurs ont tenté d’en théoriser le fonctionnement (Aboelela et al. 2007 ; Bradbeer 1999 ; Dobson et al. 1996 ; Karlqvist 1999 ; Newell 2001) et d’en définir les contours (Lau 2004 : 49 ; Lengwiller 2006 : 424 ; Dobson et al. 1996 ; Moran 2006). Diverses typologies ont vu le jour afin de différencier les formes de l’interdisciplinarité selon l’intensité avec laquelle elle est appliquée. De façon large, l’interdisciplinarité peut se définir comme une « confrontation et […] [un] échange de points de vue entre disciplines sur un sujet commun de recherche » (Charbonneau 2005, citant Nicolescu en ses propres termes).

À un autre niveau, le préfixe inter impose au chercheur une double exigence, à savoir la maîtrise des disciplines dans lesquelles il se spécialise mais aussi des liens qui les unissent. Cette « entre-disciplinarité[5] » requiert une aptitude à articuler les théories et les concepts, non pas en fonction des référents que constitue chacun des corpus disciplinaires, mais selon leur complémentarité. L’interdisciplinarité s’avère donc transformative, en ce sens qu’elle participe à la production de nouvelles formes de savoirs à partir de disciplines souches (Moran 2006 : 16).

La plupart des auteurs s’entendent pour affirmer que l’interdisciplinarité est un processus visant la résolution de problèmes (Takács 2004 : 873) ; elle est donc dotée d’une utilité sociale (Nowotny et al. 2001, cité dans Aram 2004 : 393). Elle se pratique à travers la synthèse et l’adaptation des concepts impliquant une approche concertée des théories et des instruments méthodologiques en provenance de deux ou plusieurs disciplines (Graybill et al. 2006 : 757 ; Brazeau 1980 : 98). Ces apports contribuent à la constitution d’un savoir-faire et d’un savoir-penser dotés d’une logique autonome, stimulés par un constat de complexité ou un sentiment d’incomplétude (Aboelela et al. 2007 : 324). Selon Edgar Morin (1997), « [n]ous devons écologiser les disciplines, c’est-à-dire tenir compte de tout ce qui est contextuel, y compris des conditions culturelles et sociales, c’est-à-dire voir dans quel milieu elles naissent, posent des problèmes, se sclérosent, se métamorphosent ». Valade (1999 : 12) souligne la fécondité des échanges entre les spécialistes de champs distincts, propre à encourager le transfert de connaissances et de méthodologies d’une discipline à l’autre. Cet enrichissement réciproque ouvre la voie à une résolution originale des problèmes qui ne peuvent être réglés par le recours à un seul champ de connaissance.

III – Sur quelles bases définir la recherche interdisciplinaire en ei ?

Les études internationales sont le carrefour de segments disciplinaires spécialisés dans l’objet de l’international. Par la diversité de ses chercheurs, un institut d’ei forme une unité de recherche et d’enseignement pluridisciplinaire. Sur le plan universitaire, les étudiants sont invités à sélectionner, dans un ensemble de cours qui leur sont offerts, ceux qui leur conviennent dans le cadre d’un profil prédéterminé. Il s’ensuit une déclinaison de cours de disciplines diverses ayant l’international pour objet commun.

Il en va cependant autrement en matière d’études supérieures de doctorat (et de maîtrise dans une moindre mesure) comportant un volet « recherche ». Ces études exigent du candidat une contribution originale à la connaissance. Or, il apparaît difficile de concilier ces objectifs et les implications théoriques et opérationnelles que sous-tend la pluridisciplinarité. Comment justifier analytiquement la présence, au sein d’une même thèse, de méthodologies, de problématiques ou de théories distinctes, sans lien d’attache ? Qu’en est-il du risque de s’embourber dans une déclinaison descriptiviste de chaque discipline ou dans des contradictions épistémologiques ? Sur le plan individuel, dans un contexte d’études doctorales en ei, nous nous prononçons en faveur de la constitution de designs de recherche recourant à une approche interdisciplinaire, la plus à même de concilier les exigences matérielles et temporelles d’une démarche synthétique. Par interdisciplinarité, nous entendons ici le recours à au moins deux disciplines distinctes.

Trois niveaux d’interdisciplinarité peuvent être définis. Le premier est la prise en compte d’une perspective appartenant à une autre discipline. Il s’agit de l’insertion, dans la démarche de recherche, d’éléments descriptifs en provenance d’une autre discipline. Un deuxième niveau implique l’application, à une autre discipline, des outils méthodologiques ou théoriques propres à la discipline d’attache. Enfin, un troisième niveau constitue l’intégration de différentes disciplines par la confrontation et l’intégration de leurs approches et de leurs perspectives en fonction d’un seul problème de recherche (Morin 1994)[6]. Nous développerons plus loin dans le texte certains de ces aspects méthodologiques.

La recherche interdisciplinaire individuelle en ei pourrait se situer aux deuxième et troisième degrés afin de privilégier la construction d’approches synthétiques communes, en évitant la simple importation d’idées dans un contexte de description. Ces niveaux d’interdisciplinarité, en émergeant dès l’énonciation de la problématique, contribuent à la formulation d’un objet de recherche commun aux disciplines concernées, en plus de se traduire par un effort de rapprochement des concepts propres aux disciplines mises à contribution par la création ou la mise en valeur de concepts communs et la compréhension de la complémentarité qui en découle. Ces contributions interdisciplinaires pourraient mener, ultérieurement, avec la densification de la littérature sur le sujet et le regroupement de chercheurs, à la constitution d’axes et de paradigmes de recherche communs, préludes à la création d’une nouvelle sous-discipline, la bioéthique par exemple.

A — L’interdisciplinarité en ei  : une réponse à la complexité

Plusieurs auteurs justifient le recours à l’interdisciplinarité en se référant au caractère « complexe » du problème qu’ils tentent de résoudre ou de l’objet de leur questionnement (Thompson Klein 1998, 2001, 2004 ; Newell 2001 ; Dijkum 2001). Selon cette logique, les concepts d’interdisciplinarité et de complexité seraient intimement liés, sinon indissociables.

Pour les étudiants avancés, en plus d’être institutionnelle dans sa nature (exigence de diplomation), l’interdisciplinarité découle d’une volonté de refléter le degré de complexité des problématiques étudiées. Dans sa tentative d’élaborer une théorie générale de l’interdisciplinarité, Newell affirme que l’existence de systèmes ou de phénomènes complexes exige le recours à l’interdisciplinarité (Newell 2001). Pour Newell, dont les positions ont cependant été fortement critiquées[7], un problème est complexe lorsqu’on peut le modéliser selon un « système complexe », tel que développé dans le cadre de la théorie du chaos (Cindea 2006 ; Dijkum 2001 : 295)[8]. Newell (2001) situe la pertinence de l’interdisciplinarité en fonction des caractéristiques du problème étudié. Selon lui, un problème de recherche tire sa complexité de la pluralité des phénomènes entrant dans son explication, des variables à considérer, des types d’acteurs en cause et, surtout, de la non-linéarité des chaînes causales entre les variables explicatives. Cîndea (2006 : 3) insiste d’ailleurs sur la non-linéarité naturelle du domaine social et international. L’analyse des systèmes complexes s’imposerait alors comme l’un des terrains privilégiés pour la production de savoir en ei.

De façon plus générale, Newell et Klein ont défini l’interdisciplinarité comme « un processus visant à fournir une réponse, résoudre un problème ou traiter d’un sujet trop large ou complexe pour être analysé par une seule discipline ou profession » (Newell 2001 : 3). Appliquée aux ei, l’interdisciplinarité répond à une complexification grandissante des problèmes internationaux. En voulant simplifier la réalité, les disciplines en sont venues à spécialiser leurs recherches à un point tel qu’elles n’offrent parfois qu’une vision et des solutions partielles aux problèmes qu’affrontent les sociétés. Pourtant, « celles-ci sont de plus en plus régies par les effets secondaires engendrés par les différents sous-systèmes qui les composent, tels que l’économie, la politique, le droit, les médias et la science » (Newell 2001 : 4). Si les disciplines offrent des outils analytiques sans cesse plus nombreux et plus précis, la résolution de problèmes complexes exige une mise en relation, et parfois une intégration de ces différents savoirs. Cette réalité est manifeste dans le cadre des problématiques internationales. La mondialisation des échanges a provoqué une fusion entre, d’une part, les dynamiques nationales (internes) et les dynamiques internationales (externes) et, d’autre part, entre les différents niveaux d’analyse et d’intervention (systémique, régionale, nationale, sous-nationale et locale). Non seulement les acteurs internationaux se sont-ils multipliés, mais cette diversification des intervenants rend de plus en plus difficile l’établissement d’inférences causales linéaires.

Les ei, comme d’autres domaines d’études (Cini 2006 : Hey 2004), peuvent constituer un programme universitaire qui répond à cette quête de compréhension systémique. Si les disciplines peuvent suffire à expliquer de façon parcimonieuse chaque facette des phénomènes inter- ou transnationaux, cette même parcimonie limite leur capacité de compréhension et de résolution de ces problèmes dans leur ensemble, tels que le terrorisme, l’immigration, la protection et la gestion de l’environnement ou les conflits ethniques (Anderson et al. 2008 : 8).

B — Ambitions épistémologiques

En sciences sociales, les débats épistémologiques sont intimement liés aux postulats ontologiques du chercheur. Dans le contexte de cet article, il s’avérerait fort difficile d’apposer des positions ontologiques et épistémologiques exclusives à l’interdisciplinarité en ei. D’autant plus que les disciplines en elles-mêmes, la science politique par exemple, sont sujettes à de multiples débats ontologiques (réalisme, instrumentalisme, individualisme, holisme, relationnisme) et épistémologiques (empirisme, rationalisme, pragmatisme, marxisme) dont les contours sont souvent flexibles et contestés. Il serait par ailleurs inconvenant de prôner le décloisonnement disciplinaire pour lui substituer un cloisonnement ontologique ou épistémologique. Il faut néanmoins reconnaître que certaines positions paraissent convenir davantage à la recherche interdisciplinaire en ei.

Sur le plan de la portée théorique, il semble difficile (mais pas impossible) d’imaginer une théorie générale des ei qui apporterait une explication à l’ensemble de son objet d’étude. Puisqu’elles se définissent a priori comme une réponse à la complexification des phénomènes internationaux, à la multiplication des acteurs, des variables explicatives et des niveaux d’analyse, de même qu’à la non-linéarité croissante des chaînes causales qui les composent, les théories de moyenne portée se présentent comme un terrain de prédilection pour les ei. En effet, la plupart des chercheurs s’affaireront à intégrer des regards disciplinaires diversifiés afin d’apporter une meilleure compréhension d’un aspect particulier du large champ des ei. La recherche en ei pourrait ainsi adopter une position épistémologique « antifondationnaliste », selon laquelle « il ne peut y avoir aucune grande théorie qui expliquerait le monde et qui permettrait de démontrer par le fait même la supériorité d’une théorie par rapport à une autre » (Macleod 2007 : 11). La valeur d’une théorie s’établirait plutôt en fonction de son utilité dans le cadre d’une question de recherche ou des préoccupations qui ont présidé à la quête de réponse. Ainsi, plusieurs avenues s’offrent au chercheur interdisciplinaire en ei.

C — Les ei, comme cumulation d’un savoir positiviste

Une première ambition peut être l’adoption d’une vision positiviste de la connaissance qui consiste, à travers l’élaboration et la réfutation de théories, à développer un savoir cumulatif, centré sur la découverte et sur l’explication de régularités qui transcendent les contextes historiques et culturels. Le recours à un questionnement ou à des concepts interdisciplinaires n’exclut pas une telle démarche hypothético-déductive. Le recours à plus d’une discipline risque, néanmoins, de compliquer une telle entreprise. Cette approche favorise aussi l’établissement de théories générales, à partir de modèles simplifiés mettant l’accent sur un nombre réduit de variables explicatives. En ri, elle a donné lieu à l’élaboration d’approches essentiellement statocentrées. Néanmoins, rien n’empêche la formulation de théories positivistes à moyenne portée en ei qui dépasseraient la découverte et l’explication de régularités dans les relations entre États.

D — Les ei comme méthode pragmatique de résolution de problèmes

Une deuxième voie, peut-être plus adaptée à la recherche interdisciplinaire en ei, consiste à adopter une épistémologie dite « pragmatique », qui considère la vérité comme « l’expression de ce qui est utile à la société ou [comme] l’acquisition de la connaissance à un certain moment et [comme] le résultat d’un consensus » (Macleod 2007 : 10). Sans sombrer dans un relativisme radical, il est possible d’opter pour un « pragmatisme modéré » générateur de connaissances ou de solutions rigoureuses aux problèmes transnationaux contemporains. Cette option offre un cadre épistémologique moins rigide qui facilite le passage des frontières disciplinaires dans l’élaboration de projets de recherche. Selon cette perspective, la recherche ne prétend pas à la découverte de lois ou de vérités universelles; sa valeur est évaluée en fonction de son utilité, dans un cadre historique, social et culturel particulier. L’interdisciplinarité en ei comme dans d’autres domaines d’investigation viserait à « sortir les disciplines de leur milieu universitaire pour les insérer dans le monde réel » (University of Texas at Arlington 2004).

À partir du constat que différents contextes de recherche invitent à la prise en compte de plusieurs conceptions de la connaissance et à l’élaboration d’« études intégrées » plus fructueuses, Miller et al. (2008) revendiquent un « pluralisme épistémologique » (Miller et al. 2008). Ils proposent de recourir à cette approche, conçue sur mesure pour les objets d’étude interdisciplinaires, pour aller au-delà de la « souveraineté épistémologique » d’une discipline au moment de la définition d’un objet d’étude complexe, des règles d’acquisition du savoir légitime et de la formulation des questions de recherche. Pour eux, le pluralisme épistémologique permet d’acquérir un savoir que ne peuvent générer indépendamment deux disciplines, même lorsque leurs résultats sont réunis dans le cadre d’une synthèse multidisciplinaire (Miller et al. 2008). Cette entreprise de négociation et d’adaptation épistémologique – dont le résultat mène à des adaptations théoriques et méthodologiques conséquentes – favorise l’émergence de questions et de réponses nouvelles, souvent mieux adaptées à la complexité des problèmes contemporains ; et ce, malgré les risques liés au manque de direction et de méthodologies clairement organisées, telles qu’on les trouve au sein d’une seule discipline, et en dépit des difficultés d’opérationnalisation inhérentes à cette approche.

E — Les ei, comme projet politique et normatif

Une troisième voie consiste à adopter une position ontologique idéaliste et à rejeter la science comme mode d’acquisition d’une connaissance véridique et objective. Cela conduirait certains chercheurs interdisciplinaires à favoriser une approche critique des ei fondée sur la réflexivité, c’est-à-dire sur l’idée que « le chercheur, l’intellectuel et le penseur sont autant immergés dans les structures sociales que les groupes sociaux, les actions ou les processus qu’ils étudient » (Voyer-Léger 2007). En refusant toute séparation entre le chercheur et son objet d’étude et en partant du postulat que la réalité du monde transnational est le fruit d’une construction sociale et historique, une communauté de chercheurs s’affaire déjà à ramener les concepts de normativité, de moralité et d’éthique dans l’étude des phénomènes transnationaux avec pour objectifs, entre autres, la transformation du système international et l’émancipation des sociétés. Ce courant est éminemment interdisciplinaire, mariant la philosophie, les relations internationales, le droit international ou la théorie politique.

Caractérisés par l’intervention d’une multiplicité d’acteurs et des modes de plus en plus informels de régulation et de prise de décision, les phénomènes sociaux internationaux soulèvent souvent des questions éthiques, qu’on parle de conviction, de responsabilité ou de conséquences (Hoffmann 1981). Dans le domaine de l’environnement, par exemple, la responsabilité des scientifiques se limite-t-elle à identifier les problèmes ou bien doivent-ils exercer des pressions sur les décideurs politiques et mobiliser les publics sur la nature des problèmes qu’ils étudient, alors que leur savoir demeure incertain et reflète une vision a priori de ce qui est important ? Dans quelle mesure ce savoir scientifique est-il lié à des conceptions culturelles et à des intérêts économiques et politiques distincts ? Ou les solutions avancées servent-elles à perpétuer les inégalités existantes ? Comment réconcilier la protection des systèmes naturels et les droits des populations ? De même, à quelles conditions les ong transnationales peuvent-elles prétendre définir le bien commun et oeuvrer à sa défense ou représenter des intérêts muets ? Dans la mesure où les phénomènes sociaux internationaux et transnationaux soulèvent des problématiques politiques (sécurité, intervention, concept de guerre juste, dégradation de l’environnement, inégalités sociales et économiques, justice distributive globale), ils se trouvent liés étroitement à des questionnements éthiques. En ce sens, nous pourrions affirmer que les considérations éthiques sont inhérentes à l’objet des ei. Pour Lebow (2007 : 16), c’est justement un tel engagement moral qui produit de la recherche indépendante :

La distinction entre faits et valeurs et la conception de la science comme pratique donnent une importance particulière à l’éthique de la communauté scientifique. Ce sont les principes éthiques et non pas ceux de la logique qui gouvernent la production du savoir. Les valeurs non seulement éclairent les faits, mais soutiennent nos identités de chercheurs et permettent la pratique de la science. En l’absence d’engagements éthiques, nous serions indissociables de la polémique et des maîtres de la manipulation.

Il est clair, toutefois, que l’engagement éthique du chercheur demeure une question de choix individuel. En ce sens, on ne peut que le souhaiter et non pas l’affirmer, mais en soulignant son importance particulière dans ce champ qui est une caisse de résonance des problématiques éthiques qui se posent dans le monde. Ainsi, une communauté de chercheurs interdisciplinaires en ei pourrait s’attarder à répondre à la question à laquelle Frost reproche aux chercheurs de n’avoir jamais tenté de répondre en raison des barrières ontologiques et épistémologiques des paradigmes dominants, à savoir : « En quoi consisterait un ordre international juste ? » (Frost 2003, cité par Hurrel 2006 : 137). Par exemple, un rapprochement interdisciplinaire entre la science politique (relations internationales), le droit international et la philosophie pourraient donner lieu à des recherches en ei visant la transformation du monde, comme les études féministes traduisent un effort de transformation des relations de genre.

En somme, les ei offrent aux internationalistes une pluralité de projets d’études, dont l’interdisciplinarité et l’ouverture épistémologique seraient les points d’ancrage. Le pluralisme épistémologique et l’interdisciplinarité ne condamnent nullement la recherche à un « laisser-aller » académique. Il demeure possible de faire preuve de rigueur scientifique, sans toutefois s’imposer les barrières épistémologiques d’un paradigme hégémonique.

F — L’insertion d’un raisonnement interdisciplinaire

L’interdisciplinarité, parce qu’elle ambitionne de dépasser la simple juxtaposition disciplinaire pour générer un savoir issu de l’intégration des disciplines, intervient en amont du processus d’élaboration d’un projet de recherche. Pour y parvenir, deux moments intimement liés nous paraissent particulièrement féconds, soit celui de la formulation d’un questionnement interdisciplinaire et celui de la définition de concepts intégrateurs.

Au-delà de la nature complexe du domaine d’investigation, c’est « la façon dont l’objet est problématisé qui nous pousse à mobiliser l’interdisciplinarité » (Bühler et al. 2006 : 393). Le chercheur qui désire intégrer deux disciplines dans le cadre d’un projet de recherche individuel doit s’appuyer sur des questions de recherche complémentaires et interconnectées : il doit, en quelque sorte, « complexifier le questionnement ». Un questionnement interdisciplinaire émerge suivant la délimitation du sujet de recherche, l’identification des phénomènes principaux et secondaires en cause et la sélection des disciplines pertinentes. Le chercheur est alors en mesure d’interroger son sujet en intégrant les disciplines : la géographie se fera politique, le droit se fera économique, etc.

La quête de concepts qui permettent de lier, voire de fusionner, diverses disciplines au sein d’un design de recherche interdisciplinaire est inséparable du questionnement interdisciplinaire. Il s’agit d’une opération délicate, alliant intuition et expérience, par laquelle le chercheur tente d’établir des concepts capables d’opérationnaliser « un terrain commun à partir duquel les disciplines peuvent entrevoir un problème donné » (Newell 2000 : 44). En fonction de la distance épistémologique entre les disciplines retenues pour étudier une problématique, Newell (2000 : 44-46) propose, à partir de travaux interdisciplinaires intégrant l’économie et la sociologie[9], différentes techniques qui facilitent la définition de concepts intégrateurs[10]. Ainsi, le chercheur interdisciplinaire peut procéder par extension, c’est-à-dire en élargissant la signification d’un concept d’une discipline donnée afin de pouvoir inclure la perspective d’une autre discipline. Newell prend comme exemple les travaux de Boulding (1981) qui, dans le but d’analyser les actions altruistes des individus, a inclus la satisfaction des autres dans la courbe microéconomique d’utilité des individus. De la même façon, Frank (1981), pour démontrer le caractère utilitaire de l’altruisme à long terme, avait étendu dans le temps le concept microéconomique d’utilité rationnelle des individus. Une autre option qui s’offre au chercheur est l’établissement d’un continuum de concepts propres à plusieurs disciplines et qui peuvent être ordonnés d’une discipline à l’autre. Par exemple, le concept de norme peut être ordonné le long d’un continuum allant de sa signification dans le domaine de la sociologie, de la science politique, jusqu’à son idéal juridique.

Les ei constituent un terreau fertile à l’élaboration de tels concepts intégrateurs. Par exemple, dans un numéro spécial de la revue International Organization, Abbott et al. (2007) proposent de rapprocher les ri et le droit international par le développement du concept de legalization. Ce concept fait référence à un ensemble de propriétés de contrainte – obligation, précision, délégation – qui caractérisent ou non les institutions internationales. Ainsi, pour évaluer le degré de légalisation d’un domaine particulier de coopération entre États, les auteurs ont développé un continuum multidimensionnel « allant de l’idéal-type de légalisation, où toutes les propriétés sont maximisées, à la légalisation “dure” où chaque propriété (ou au moins l’obligation et la délégation) est élevée; à de multiples formes de légalisation partielle ou “molle” selon différentes combinaisons des attributs ; jusqu’à l’absence complète de légalisation, un autre idéal-type ». Le politique et le droit s’entrecroisent à chaque niveau du continuum interdisciplinaire développé. La légalisation est un exemple de concept intégrateur en ei qui permet aux chercheurs de bâtir des théories novatrices par le mariage des disciplines.

G — Une démarche opérationnelle pour des ei interdisciplinaires

Quelles sont les possibilités de développement issues de la résolution de problèmes à l’interface entre les disciplines ? Comment articuler les savoir-faire méthodologiques empruntés à différentes disciplines et en concilier les exigences ? Comment concilier les apports méthodologiques en provenance de disciplines distinctes de manière à ce qu’elles se complètent et forment un tout cohérent ? Dijkum (2001) rappelle que les premiers auteurs à s’avancer sur le terrain d’une science sociale interdisciplinaire le faisaient en s’appuyant sur la théorie des systèmes. Easton (1991 : 17) propose, quant à lui, de soutenir la recherche d’une théorie générale transversale à l’ensemble des disciplines, citant à cet effet Parsons et la théorie des systèmes, mais aussi le marxisme. Toutefois, il regrette que trop peu de ressources soient consacrées à cet objectif et dénonce le manque d’intérêt de la communauté universitaire. Hey (2004 : 398) et Breuning (2004) estiment que l’apprentissage combiné des méthodes qualitatives et quantitatives en ei est souhaitable. Hey déplore toutefois l’absence de véritable cours de méthodologie interdisciplinaire, situation imputable, selon elle, à l’absence de littérature embrassant la méthodologie interdisciplinaire en ei.

À partir de la prémisse selon laquelle toutes les disciplines ont une valeur égale, notre objectif dans cette sous-section n’est pas de fournir un décompte exhaustif des méthodes disponibles pour les chercheurs versés dans l’interdisciplinarité, trop nombreuses, mais plutôt de fournir une démarche à partir de laquelle le chercheur pourra développer son projet de recherche et articuler ses apports disciplinaires de façon à constituer un tout consubstantiel, ce que nous qualifions de « structure de l’interdisciplinaire ». Ce cadre suggère au chercheur une démarche réflexive qui l’amènera à se positionner et à s’interroger sur la compatibilité et la complémentarité de ses disciplines d’attache, à développer des concepts communs, catalyseurs d’une problématique unique interdisciplinaire et à créer un design de recherche. Ensuite, il appartient au chercheur d’opter pour le cadre théorique approprié et pour la méthode (qualitative ou quantitative) qui lui convient. La plupart des modèles de méthodologie interdisciplinaire prennent la forme d’un processus, d’un enchaînement d’actions et de réflexions à poser qui permettent la conciliation interdisciplinaire.

Le modèle que nous avançons s’inspire de ceux proposés par Jollivet et Legay[11] et par Miller et Boix Mansilla[12]. Il se révèle pragmatique, en ce sens qu’il répond à un besoin dirigé vers la résolution de problèmes concrets. Il n’impose pas le choix des instruments méthodologiques, qui relève du chercheur, mais requiert néanmoins le respect des normes scientifiques que sont l’intégrité et la rigueur. Ce modèle de recherche interdisciplinaire repose sur quatre étapes :

  1. Sélection et délimitation de la problématique retenue. D’un questionnement, d’une observation, d’une intuition ou d’une déduction, émerge un problème dont le résultat de l’investigation est susceptible de faire avancer l’état des connaissances. Trois choix s’offrent alors au chercheur :

    • Le chercheur examine le thème abordé selon les paradigmes, les théories et les outils méthodologiques de sa discipline de base. À cette étape, il évalue les moyens mis à sa disposition pour résoudre le problème. Sont-ils pertinents ? Permettent-ils une appréhension satisfaisante de la problématique ? Si oui, le chercheur poursuivra sur le chemin de la disciplinarité.

    • À la suite de l’étude et constatant que les théories et les moyens mis à sa disposition dans sa discipline d’accueil ne conviennent pas, le chercheur peut opter pour une approche interdisciplinaire. Il est alors amené à s’intéresser à une discipline concomitante afin de bâtir son cadre de recherche.

    • Le chercheur a également la possibilité, dès le départ, d’opter pour un raisonnement interdisciplinaire.

  1. Prospection des disciplines connexes. Le chercheur est ensuite appelé à amorcer une recherche de complémentarité avec un champ de savoir connexe susceptible de se greffer à la recherche ou d’en bonifier la perspective. Quels sont les apports d’une autre discipline qui sont susceptibles de répondre aux besoins formulés par la résolution de la problématique ? À cette étape, exploratoire, le chercheur est amené à parcourir la littérature et à y déceler des complémentarités entre sa formation universitaire et les autres champs. Plutôt que de s’étendre sur plusieurs disciplines, le chercheur oeuvre à l’interface entre sa discipline de formation et une autre, dont l’un des sous-champs est le plus à même de s’accorder avec l’objectif fixé.

Cette étape se déroule d’ailleurs tant en amont qu’en aval. En amont, le chercheur fera porter son intérêt sur la complémentarité épistémologique entre les deux disciplines conciliées. Existe-t-il une littérature abordant la compatibilité entre celles-ci ? Quels sont les liens les unissant ? Quels sont les concepts communs susceptibles de s’y développer ? En aval, le chercheur effectue une recension des apports méthodologiques pouvant faire l’objet d’un développement commun. À quelles méthodes pourra-t-il recourir ?

  1. Élaboration d’un design de recherche consubstantiel. À cette étape, le chercheur approfondit sa connaissance des deux champs connexes et cherche à intensifier les liens entre ceux-ci. Concrètement, cela se traduit par une revue de la littérature qui tient compte des contributions les plus pertinentes pour les variables étudiées dans chacun des domaines, ainsi que de celles qui se sont développées à leur interface. Il dresse ensuite une méthodologie de recherche reposant sur la complémentarité des approches retenues. Cette articulation s’effectue en fonction de la problématique choisie et de la pertinence des techniques retenues. Ce qui différencie ici le projet interdisciplinaire du projet disciplinaire ou multidisciplinaire, c’est la recherche de consubstantialité, à savoir l’élaboration de théories, d’hypothèses, de questions de recherche et de méthodes communes, issues de l’intégration des apports de chaque discipline. Cette utilisation de différents outils méthodologiques, insérés au sein d’un même design de recherche, peut également être complétée ou reposer sur une approche transversale (comme la théorie des jeux).

Cependant, il ne suffit pas d’adopter une méthode d’une autre discipline pour revendiquer le sceau de l’interdisciplinarité. Dans ce cas, l’apport de l’autre discipline se résume à la fourniture d’un simple outil d’analyse. Le chercheur interdisciplinaire procède plutôt à une revue exhaustive de la littérature et à la création de concepts communs où chaque facette est développée et enrichie par les apports de chaque discipline.

  1. Résolution du problème. En plus de fournir une réponse à l’hypothèse ou à la question de recherche de départ, cette dernière étape justifie en quelque sorte l’approche retenue. Pourquoi l’interdisciplinarité, dans la résolution de cette problématique, s’est-elle avérée le meilleur choix ? En quoi a-t-elle répondu aux impératifs de recherche initialement énoncés ? Les solutions, les réponses ou les questionnements suscités par la recherche doivent permettre de conclure à la pertinence de l’approche retenue. La méthodologie peut-elle faire l’objet d’une application générale à d’autres cas ?

Ces quatre étapes permettent la mise sur pied d’un raisonnement interdisciplinaire à la fois flexible et pragmatique. Plutôt que de proposer une recette qui ne saurait tenir compte de la multitude de croisements possibles entre les diverses méthodes existantes, l’interdisciplinarité doit être une ontologie, une façon de percevoir la recherche. Ce ne sont pas tant les méthodes retenues qui comptent que la démarche qui y mène et les résultats qu’elle permet d’obtenir. La revue de la littérature couvre-t-elle l’interface entre les deux champs ? Les méthodes se complètent-elles ? Forment-elles un tout articulé et autonome ? Permettent-elles d’obtenir les résultats escomptés, qui n’auraient pu être obtenus par une approche disciplinaire ? Ces questions nécessitent des réponses qui testent la solidité de la démarche du chercheur interdisciplinaire.

IV– L’intégration des chercheurs au sein de l’université

A — ei : d’espace de marge à espace central

Les ei sont appelées à jouer, au cours des prochaines années, le rôle de pivot des « passeurs de frontières » (Jollivet : 1992). Elles répondent en cela à un souhait exprimé par la communauté des internationalistes. Trop souvent, ceux-ci ignorent les développements récents, sur leurs propres sujets de recherche, effectués au sein d’autres disciplines. L’appropriation des ei par les internationalistes des disciplines autres que la science politique témoigne d’un effet centripète grâce auquel sociologues, juristes, géographes et économistes disposent d’un lieu d’échange où communiquer leurs résultats. L’existence d’un tel forum facilite la circulation des résultats de recherche entre les chercheurs et favorise l’élimination des chevauchements découlant de l’ignorance des travaux effectués par les autres chercheurs.

Les internationalistes doivent cependant amorcer une réflexion sur la perception qu’ils ont de leur propre champ d’étude. Car si la quête d’unicité s’annonce prometteuse, il n’en demeure pas moins qu’une ségrégation active demeure entre les ri et les ei (Ghils 2005). Tant que le terme international et la discipline qui l’utilise seront perçus comme la science politique de l’international (Ghils 2005), les ei ne pourront prétendre à un quelconque rôle de pivot. L’interdisciplinarité peut constituer une solution à ce problème, en favorisant le dialogue entre les chercheurs.

B — Les instituts d’ei  : Quelle recherche ? Quel enseignement ?

À l’heure actuelle, il n’existe toujours pas de revues spécialisées sur les ei, telles que définies dans cet article, où nous retrouverions systématiquement ce recours à l’interdisciplinarité, ainsi que des débats entourant les questions pertinentes aux ei, des méthodes d’intégration des disciplines, des concepts intégrateurs ou des outils méthodologiques. Ne disposant d’aucun modèle permettant de savoir ce qu’ils font ou devraient faire, les chercheurs interdisciplinaires en ei ont du mal à se structurer de façon cohérente. Ainsi, les programmes universitaires en ei, en quête d’identité, n’offrent guère de valeur ajoutée par rapport aux programmes traditionnels, et ce, malgré leur grande popularité. Par exemple, si l’on considère que l’intégration des différents savoirs disciplinaires fait la spécificité des ei, il nous semble nécessaire que les programmes de premier cycle dans le domaine contiennent au minimum deux cours de méthodologie, dont au moins un serait interdisciplinaire.

Alors que les programmes de maîtrise en ei existent depuis quelques années, nous voyons naître de plus en plus de programmes de doctorat. Il apparaît alors nécessaire d’entamer une réflexion sur les compétences des doctorants et sur la plus-value qu’ils peuvent apporter au sein de l’université, tant sur le plan de la recherche que de l’enseignement. Ainsi pourrons-nous espérer surpasser ce que Jeanne Hey a qualifié de « paradoxe de l’enseignement en ei » : « Un programme interdisciplinaire de premier cycle en études internationales qui construit son curriculum sur un corpus de recherche en ei ne peut développer un curriculum interdisciplinaire parce que le corpus de recherche en ei n’est pas interdisciplinaire » (Hey 2004 : 398).

Les disciplines universitaires sont des unités de pouvoir au sein des universités qui exercent une résistance face à la venue de nouveaux joueurs situés à leurs marges (Rosow 2003). Il en a résulté des objections au moment de la création de programmes d’ei, jugés trop peu rigoureux par les disciplines traditionnelles, c’est-à-dire dépourvus de théories et de méthodologies et de problèmes communs. Ces résistances traduisent moins un souci de rigueur « scientifique » que la volonté de conserver les privilèges institutionnels que confère le statut de discipline. Si les études interdisciplinaires, et par extension les ei, ne peuvent a priori être rejetées en tant que domaines de recherche et de formation universitaire légitimes, il reste que les chercheurs issus des ei, en raison du caractère interdisciplinaire de leur formation, risquent de se voir fermer la porte des disciplines déjà établies. Les systèmes d’évaluation, notamment lors des recrutements et des promotions, fonctionnent sur des bases disciplinaires (Bühler 2006), ce qui rend très difficile la reconnaissance institutionnelle des jeunes chercheurs interdisciplinaires. Dès lors, comment intégrer le chercheur interdisciplinaire dans les structures institutionnelles actuelles ?

Cela peut s’effectuer de deux manières : par l’intégration de chercheurs venant de disciplines connexes, comme le fait la science politique où l’on trouve des sociologues, des économistes et des philosophes, par l’ouverture des disciplines existantes ou par la création d’unités d’enseignement et de recherche distinctes, que ce soit par l’intermédiaire de départements ou d’instituts de recherche. Tenant compte des sections précédentes, nous estimons que l’institutionnalisation séparée de l’international s’avère peu prometteuse, puisqu’elle favorise un cloisonnement des compétences en fonction de référents disciplinaires. Nous valorisons plutôt la création d’instituts spécialisés dans l’international, puisque ces établissements de recherche sont susceptibles de se nourrir de l’évolution des disciplines distinctes sur lesquelles ils s’appuient, en plus de constituer des espaces de convergence pour les internationalistes.

Conclusion

Dans son célèbre ouvrage Le phénomène humain, Pierre Teilhard de Chardin (1956) se réfère au concept de noosphère pour évoquer le domaine de la cérébralité, celui de la convergence des esprits. À une échelle moindre, les Études internationales seraient appelées à être l’expression d’une noosphère où les interactions des chercheurs généreraient le développement et la création d’idées nouvelles, à l’interface entre ses disciplines constituantes. Cette noosphère se traduirait par la mise en place d’une topographie cognitive commune (Felt 1996 : 145), où les concepts, théories, modes de recherche, définitions des problématiques et méthodologies conflueraient.

L’interdisciplinarité permet la création d’un tissu internationaliste où les apports théoriques, épistémologiques et méthodologiques de chaque discipline peuvent être pondérés, conjugués et articulés de manière à combler les interstices qui existent entre les disciplines. L’interdisciplinarité est l’approche la plus à même de contribuer au développement des ei en tant qu’objet d’étude. En favorisant la circulation transversale des concepts et des théories, elle est susceptible d’encourager le dialogue interdisciplinaire, de même que la mise en oeuvre d’approches et de théories novatrices.

Une interdisciplinarité réussie en ei serait plurielle et pragmatique, permettant à ceux qui la pratiquent de sélectionner les outils pertinents en fonction de leur questionnement et de transcender les frontières disciplinaires dans l’étude de l’international. En favorisant les interrelations entre chercheurs, elle contribuerait à la mise sur pied d’une chaîne continue d’expertises couvrant l’ensemble des disciplines s’intéressant à l’international. Surtout, elle offrirait aux jeunes chercheurs une communauté d’intérêts où les internationalistes peuvent échanger et dialoguer. Notre proposition de « structure de l’interdisciplinaire » comme méthode de conciliation permettrait à ces jeunes chercheurs d’éviter le piège de la pluridisciplinarité, de mieux constituer leur objet de recherche et de s’affirmer en tant que spécialistes de l’interface entre deux disciplines dans un domaine donné.

Enfin, les ei peuvent être conçues comme un projet fédérateur, lieu de convergence des chercheurs portant avec eux le bagage théorique et paradigmatique en vigueur dans leur discipline. Les ei sont en mesure de constituer un lieu de dialogue favorisant le brassage des idées, ainsi qu’une ouverture vers l’autre. Le savoir est, et demeure, une affaire de chercheurs et d’institutions (Billaud et Hubert 2006 : 233), d’où l’importance pour les Études internationales de se doter d’un mode de communication ainsi que d’institutions et de forums qui permettront aux chercheurs versés dans l’international de conjuguer leurs intérêts de recherche et de les faire coïncider avec les besoins des sociétés.