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Quelle peut bien être l’empreinte de la technologie dans la stratégie militaire contemporaine ? Telle est l’interrogation déclinée magistralement par un auteur fin connaisseur à la fois du monde militaire, des atouts et des contraintes de la technologie ainsi que de la complexité des doctrines opératoires. C’est la conjugaison « guerre et technologie » qui sert ici de base à une analyse des rapports complexes entre le matériel et la pensée, entre l’homme et la machine dans le champ du militaire. Joseph Henrotin nous fait voyager dans la complexité de la transformation, de la révolution des affaires militaires (ram) aux réseaux centriques, de l’informatique au Quadriennal Defense Review, de la digitalisation du champ de bataille aux opérations autres que la guerre, des nanotechnologies au swarming, de la boucle ooda au « système des systèmes ». L’auteur a cette faculté de montrer combien la technologie ne peut être l’unique réponse aux enjeux militaires et stratégiques et qu’il faut dissocier victoire militaire et victoire politique ; les exemples irakiens et du Kosovo étant des plus éclairants à cet égard. Le piège est là. La techno-guérilla, la guerre asymétrique, le leurrage, le terrorisme, les hackers, la guerre informationnelle et la propagande sont quelques-unes des réponses à la supériorité technologique occidentale focalisée sur le niveau tactique, en oubliant la recherche de la victoire politique.

En confondant l’outil et la finalité, on en oublie « le brouillard de la guerre », cherchant « la quête sans fin de la certitude » (Van Creveld), alors que l’adversaire en face n’est pas qu’une liste de capacités militaires. La technologie tend au final à déresponsabiliser et à déconnecter du réel. La complexité provient assurément d’autres variables puissantes que sont le diplomate, le mental, l’humain, la conduite de l’action, le risque.

L’ouvrage aborde spécifiquement et pour l’essentiel le cas américain, qui concentre une littérature énorme autant que des études de cas sur les opérations militaires faisant jouer la course technologique. Reste que des balises ont été posées, puisque l’auteur se refuse à jouer de « l’antitechnologique ». Il s’agirait plutôt de tenir compte des enseignements et de considérer que la technicisation doit être un moyen au service de l’action politique, « l’arme » n’étant qu’une « prothèse du combattant qui lui donne sens » (Poirier). Cet avertissement, visant à ne pas surestimer les effets de la technologie, va être constamment le fil rouge du livre, en tirant les leçons de l’évolution technologique. Aux États-Unis, la thématique de la supériorité technologique est devenue une composante en soi de la culture stratégique. Cette spécificité est à la fois une des sources du nationalisme américain, un marqueur de l’analyse mathématique des systèmes et un élément évolutif vers la robotisation et l’automatisation. L’homme devient ici partie intégrante du système d’armes en oubliant les facteurs politico-stratégiques globaux. La relation naturelle homme/machine est pervertie en partie par l’hypertrophie de la technologie avec le risque que le matériel prenne le pas sur l’idéel dans les débats doctrinaux : en d’autres mots, la technologie pour la technologie ou la technologie en train de « devenir la stratégie ». La lecture serait alors celle où tout événement serait analysé, considéré et traité sous le prisme technologique. Et c’est ici que le déterminisme analysé par l’auteur pose la bonne question, des plus utiles pour les Européens et les Canadiens souvent enclins à « imiter », avec effet retard, l’allié américain.

Le tout au technologique n’aboutit-il pas à nier les enseignements de l’histoire ou le risque d’être instrumentalisé, à accorder une confiance excessive aux capacités opérationnelles, allant jusqu’à oublier la nature de la guerre ? Il s’agira donc de replacer l’homme sur le plan politique comme curseur fondamental et légitime.

Au fil de plusieurs chapitres, la méthode consistera à aborder de manière précise les fondements de la ram, puis l’émergence du concept de guerre de l’information, avant d’analyser l’appareil stratégique américain dans le domaine doctrinal et matériel. Ensuite, il sera question de présenter les débats sur les armes guidées de précision vues comme un des principaux marqueurs technologiques. On examinera des notions transversales comme la domination, le contrôle, le spectre des conflits, le tempo, la préemption. Deux chapitres seront successivement axés sur l’impact de la transformation sur les concepts stratégiques classiques et sur la « grande stratégie » américaine, y compris son impact financier. Les autres chapitres seront consacrés à l’analyse de la mise en oeuvre de la transformation au sein de chaque arme et de chaque service américains (us Army, usaf, usn, usmc, Coast Guards, Homeland Security). Nous retiendrons particulièrement les chapitres sur les méta-expressions matérielles et doctrinales de la ram où les débats internes aux États-Unis furent très révélateurs autour des processus de légitimation, des questions de chronostratégie, de préemption et de décapitation.

Enfin, seront abordés en dernier lieu les effets de la transformation et de la « grande stratégie » sur les représentations géopolitiques américaines.

En regrettant l’absence d’un chapitre à part entière sur la dimension nucléaire – qui se retrouve ici néanmoins enchâssée dans plusieurs chapitres différents – l’ouvrage est une référence dans la langue de Molière. Les matières brassées et la structure de l’ouvrage en font un livre incontournable sur la technologie américaine que l’auteur a maîtrisée en consultant par ailleurs bien des sources anglo-saxonnes. Si sa lecture demande une certaine maîtrise du vocabulaire spécifique, le cheminement reste aisé et le message des plus clairs. Il s’adresse à tout universitaire, diplomate, stratégiste et militaire qui veut aborder de matière critique la complexité de la conduite des opérations et des enjeux technologiques dans le champ du militaire.