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Afin de comprendre la teneur de cet ouvrage, on doit porter une attention particulière à chaque terme du titre. Organizations, Markets and Imperial Formations. Towards an Anthropology of Globalization est un ouvrage en science de la gestion qui propose une analyse critique des processus politiques, économiques et idéologiques de la mondialisation. La notion d’organisation nous renvoie à la structuration du capitalisme et des entreprises, alors que la référence à l’empire et au marché donne le ton quant à l’orientation postcolonialiste et d’économie politique de cet ouvrage. Puisque c’est l’organisation économique et sociale qui a rendu la mondialisation possible, nous disent les auteurs de cet ouvrage collectif, il faut en étudier la production et la contestation pour nourrir la critique.

La tâche que se donnent les nombreux auteurs est colossale car, comme plusieurs le soulignent, la science de la gestion et l’analyse organisationnelle prennent rarement une posture critique relativement à leur objet d’étude. Le terrain de l’analyse organisationnelle critique de la mondialisation est donc encore assez vierge et, par conséquent, la recherche doit emprunter ailleurs sur les plans méthodologique et conceptuel. Les auteurs ont fondé leurs analyses sur les approches de l’économie politique et du postcolonialisme. Dans le premier cas, cela leur permet de révéler les rapports de force politiques et économiques qui structurent les organisations et les liens avec les États. Dans le deuxième cas, ce sont plutôt les dimensions idéelles et identitaires telles qu’elles prennent forme sur le plan individuel et social qui constituent l’objet d’étude. Les dix chapitres de l’ouvrage adoptent soit l’une, soit l’autre de ces approches ou alors un mélange des deux, comme c’est le cas pour l’introduction et la conclusion, qui dressent un portrait assez inquiétant de l’impunité des entreprises par le biais de stratégies d’organisation de la production et de la connaissance. Les conséquences de ces phénomènes sont mentionnées en conclusion. Comme l’écrivent les directeurs, l’économie politique à l’oeuvre dans la mondialisation n’est pas qu’une affaire de capital, c’est aussi une affaire de production et de transmission de connaissances qui influent sur les subjectivités des individus.

L’ouvrage est divisé en trois sections thématiques. La première porte sur la commodification de la culture dans les manuels de cours en science de la gestion et sur l’appropriation de la nature par la science managériale. La seconde section s’intéresse aux processus d’économie politique à l’oeuvre dans le contexte de la mondialisation. On y trouve des chapitres portant sur les rapports de force entre les États-nations et les firmes au fil des époques ainsi que sur les formes évolutives des limites et des frontières organisationnelles. L’un des chapitres expose l’inégalité dans les flux de connaissance entre la filiale d’une entreprise en Inde et le siège social aux États-Unis. La dernière section traite de la production des identités, que ce soit à travers des processus de subjectivisation des travailleurs dans un contexte de flexibilisation du travail ou, encore, comme l’analysent Diya Das et Ravi Dharwadkar dans leur chapitre, au regard de la production d’une nouvelle identité chez les travailleurs dans les centres d’appel en Inde.

Un ouvrage comme celui-ci nous fait voir la richesse potentielle de l’interdisciplinarité. La connaissance, le bagage conceptuel et méthodologique de la science de la gestion est ici mis en relation avec les conceptions et approches méthodologiques du postcolonialisme et de l’économie politique. Dans leur étude des rapports inégaux entre une filiale et le siège social de l’entreprise Chloron, les auteurs Raza Mir, Subhabrata Bobby Banerjee et Ali Mir mettent en parallèle la constitution et l’organigramme de l’entreprise ainsi que les pratiques et les mécanismes quotidiens autour de la décision d’implanter un nouveau système de traitement des données, afin de révéler la production de rapports de force et de nouvelles subjectivités propres à la filiale. Contrairement à ce que la théorie managériale suggère, concluent les auteurs, la connaissance ne se déplace pas vers un lieu vide, pas plus qu’elle n’entraîne une création destructive. La théorie de l’organisation et son traitement souvent superficiel de la culture sont, de même, complétés par une analyse postcoloniale dans le chapitre de Das et Dharwadkar pour souligner la construction d’identités hybrides dans les services d’appel en Inde, un cas parmi d’autres de domination culturelle du Sud par le Nord. L’identification de ces processus a nécessité une recherche méticuleuse et ethnographique qui a servi à documenter les modalités d’hybridisation et d’endoctrinement mais aussi d’ambivalence présentes dans l’adoption d’une identité plus occidentale pour plaire aux clients et les rassurer.

En introduction, les directeurs de l’ouvrage évoquent la résurgence d’anciens modes impérialistes depuis une vingtaine d’années pour inciter la communauté de chercheurs en science de la gestion à adopter une posture plus critique. On peut en effet féliciter chacun des auteurs pour avoir systématiquement exposé l’état et les limites de la littérature en gestion sur les thèmes abordés et s’être efforcé de compléter celle-ci avec des conceptions de l’économie politique et du postcolonialisme. Cela étant, pour les études internationales, l’ouvrage de Banerjee, Chio et Mir apporte très peu de nouveauté. Les sujets comme la transformation des frontières dans la mondialisation, les mutations du capitalisme ou des réformes politiques et économiques des pays en transition sont autant de thèmes déjà bien étayés en études internationales ; et le traitement des analyses postcoloniales et d’économie politique proposé ici est souvent trop superficiel pour susciter de nouvelles pistes de réflexion.