Corps de l’article

L’étude de la politique étrangère du Canada est largement dominée par trois courants de pensée. Le plus connu d’entre eux, l’internationalisme libéral, a fait l’objet de nombreux ouvrages, suscité maintes analyses universitaires et s’est souvent concrétisé par les actions du gouvernement canadien. Il en est également ainsi de l’atlantisme. Mais le troisième courant d’idées que constitue le continentalisme (que certains, dont l’auteur de l’ouvrage recensé, appellent « réalisme ») a fait l’objet de peu d’analyses poussées. Il sous-tend certes de nombreux plaidoyers en faveur d’une coopération plus étroite avec les États-Unis à l’intérieur comme à l’extérieur du continent nord-américain. Ce courant est aussi passablement bien étoffé en matière de gestion des relations bilatérales avec Washington. Reste qu’il ne constitue pas une approche aussi développée de la politique étrangère canadienne que ne le sont ses rivaux internationaliste et atlantiste. Pourtant, plusieurs gouvernements fédéraux ont successivement mis en avant (ou ont été critiqués pour ne pas le faire) des politiques s’inspirant du courant continentaliste.

Voilà l’apport indéniable et fort appréciable de Michael Hart dans son plus récent ouvrage, From Pride to Influence. Il s’agit de l’approfondissement le plus soutenu et le mieux ficelé de la perspective continentaliste en politique étrangère canadienne qui existe à ce jour dans ce champ d’étude. Célèbre pour son Trading Nation, publié en 2002, cet ancien conseiller fédéral en matière de politique commerciale (dont l’accord de libre-échange avec les États-Unis) revient avec une analyse plus large de la politique internationale du pays. Il s’aventure ainsi au-delà de son champ d’étude traditionnel afin de tenter de convaincre le lecteur que les États-Unis représentent le principal – et de loin le plus crucial – allié du Canada, et ce, autant sur le plan sécuritaire qu’économique.

L’idée de base de l’auteur, fidèle à la perspective continentaliste, consiste à soutenir que trois changements majeurs de l’ère après-guerre froide conduisent nécessairement Ottawa à adopter une politique axée sur une coopération plus approfondie et plus soutenue avec les États-Unis. Hart estime que l’intégration croissante et multidimensionnelle de l’Amérique du Nord ainsi que les nouvelles menaces contre la sécurité du Canada (terrorisme, armes de destruction massive et États voyous) ne peuvent être gérées qu’avec l’appui explicite de Washington et un partenariat institutionnel formel. Conjugués à l’affirmation de l’hégémonie américaine et au déséquilibre unipolaire actuel, ces bouleversements internationaux exigent un revirement significatif de la politique extérieure du Canada (du moins telle qu’elle est exercée par les gouvernements libéraux, puisque Hart se montre beaucoup moins critique envers les gouvernements Mulroney et Harper). Tout gouvernement qui a à coeur la prospérité et la sécurité des Canadiens se doit donc de canaliser les énergies, les ressources et l’attention du pays quasi exclusivement vers son voisin du sud (l’Asie et les Amériques sont jugées importantes mais largement secondaires). En un mot, seuls les États-Unis comptent vraiment pour le Canada.

Le Canada doit dès lors accepter totalement et avec enthousiasme sa proximité géographique avec les États-Unis en se positionnant comme allié militaire et partenaire politico-économique fiable et crédible afin d’exercer sa pleine influence au sein du concert des nations et de mieux défendre ses intérêts nationaux. Cela implique la quête d’une nouvelle et « grande » entente (l’idée de Big Idea) avec son voisin américain – un véritable périmètre canado-américain (le Mexique est délibérément exclu) – institutionnalisant l’intégration entre les deux pays dans les domaines, notamment, de la défense, de la sécurité, des investissements, du commerce et du travail. À cet égard, les élites politico-médiatiques canadiennes doivent cesser de se lamenter à propos de l’érosion de la souveraineté/indépendance du pays et enfin reconnaître que seul un partenariat étroit avec les États-Unis permettra au Canada d’assurer sa sécurité, sa prospérité et son influence sur la scène internationale. Il faut donc rejeter les alternatives, le « globalisme romantique » et l’« incrémentalisme », lesquels mettent non seulement en péril les intérêts vitaux du pays, mais conduisent directement à l’érosion de la pertinence même du Canada (son irrelevance).

L’essai de Michael Hart ne convaincra pas le lecteur attentif. Les trois arguments avancés par Hart – la sécurité, la prospérité et l’influence du Canada – afin de soutenir l’idée qu’il est nécessaire de recentrer la politique étrangère canadienne sur celle des États-Unis laissent perplexe. D’abord, il n’est pas démontré que les relations canado-américaines ne sont pas, déjà, au coeur de la politique internationale du Canada, ou encore que l’état actuel de la relation bilatérale nuit au Canada. La politique de réparation que propose Hart en souffre ainsi. La démonstration des torts qu’occasionne l’accroissement des mesures de sécurité à la frontière canado-américaine pour l’économie canadienne aurait été beaucoup plus convaincante. De même pour l’idée qu’une institutionnalisation formelle et plus approfondie des relations canado-américaines empêcherait un tel scénario de se reproduire et, surtout, que Washington (dont le Congrès) accepterait une telle proposition d’intégration à l’européenne.

Sur le plan sécuritaire, il n’est pas démontré que les États voyous et le terrorisme international représentent des menaces existentielles pour le Canada et qu’ils commandent un alignement total sur la politique de sécurité internationale des États-Unis. Après tout, la norme qui régit depuis la fin des années 1930 les relations bilatérales dans le domaine – la garantie involontaire de sécurité américaine – ne prévaut-elle plus dans l’ère post-2001 ? De même, en l’absence de représailles à la suite du refus canadien de collaborer sur certains dossiers internationaux, est-il juste de brandir le spectre de la vengeance américaine ? Enfin, la plupart des « réalistes », dont se réclame Hart, rejettent tout simplement l’idée que le Canada possède la capacité d’influencer la politique étrangère des États-Unis, qu’importe l’ampleur de son alignement sur celle-ci. La perspective continentaliste que propose Hart, si elle représente un apport indéniable à la littérature, n’en demeure donc pas moins destinée au public averti et limité que forment les intellectuels intéressés au domaine de la politique étrangère canadienne.